Mouvement et développement du langage
p. 100-117
Texte intégral
Extrait 5-1 – Anaé parle du mouvement
Anaé 2;00,26 à 8 min 35 s | |
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-1-anae-nage-saute-2-00-26.mp4 | |
MÈRE | qu’est-ce qu’on a fait à la piscine ? |
ANAÉ | nagé (.) sauté Anaé |
MÈRE | Anaé elle a sauté dans l’eau ? |
ANAÉ | ouais |
1La réponse d’Anaé à sa mère peut nous sembler incomplète au regard de ce que répondrait un adulte (par exemple : « j’ai bien nagé et j’ai même sauté dans l’eau »). Cependant, elle apporte peut-être aussi davantage de détails qu’un énoncé conventionnel, en mentionnant d’emblée deux activités et deux types de mouvements différents. Cet intérêt de l’enfant pour tout ce qui bouge, pour le mouvement dans sa variété, se met en place dès les premiers moments de la vie. Mais comment les enfants apprennent-ils à parler du mouvement, et quels sont les liens entre le mouvement qu’ils vivent, perçoivent, et le développement du langage qui sert à en parler ?
2Cette question est complexe, notamment en raison du fait que les termes de mouvement et d’espace peuvent prendre plusieurs sens, qu’il faut distinguer :
l’espace et le mouvement physiques (vécus) correspondent à la perception que nous avons de notre environnement proche et lointain, et de notre place au sein de cet environnement. L’espace et le mouvement physiques peuvent se mesurer, être représentés ou cartographiés, comme le font par exemple les géomètres et les géographes : ces représentations sont autant de façons d’objectiver l’espace et le mouvement vécus.
l’espace et le mouvement parlés, racontés, peuvent être rattachés à des ensembles de formes linguistiques : il s’agit principalement en français d’adverbes (ici, là), de prépositions spatiales (sur, dans, à) et de verbes de mouvement (courir, grimper, tomber).
3Pour articuler le mouvement vécu et le mouvement que l’on raconte, il faut remarquer que la langue est porteuse de représentations conventionnelles, qu’elle découpe l’espace et le mouvement vécus selon des schémas et des modèles qui lui sont propres. Il existe ainsi des différences entre les langues, pour parler de la même situation : par exemple, alors qu’un locuteur anglophone parlera des choses qu’il voit « sur la télévision » (« on television ») on parle en français de ce qui passe « à la télévision ». La préposition à qui est utilisée en français localise bien plus vaguement, elle ne dit pas que les éléments vus semblent tous se situer sur la surface de l’écran, comme le fait la préposition anglaise on.
4Contrairement à d’autres chapitres de cet ouvrage sur les premiers mots et leurs combinaisons, ou sur les erreurs, nous allons décrire l’acquisition du langage à partir d’un élément qui caractérise d’abord et surtout le contexte (extralinguistique) des productions langagières : le mouvement. En effet, de nombreux travaux se sont intéressés à l’acquisition de l’expression du mouvement, pour deux raisons principales.
5La première est la volonté de valider un ensemble d’hypothèses portant sur le caractère fondateur de l’espace et du mouvement : pour Piaget, l’expérience sensori-motrice constitue « la substructure des constructions représentatives » (Piaget et Inhelder, 1947 : 526), et des travaux récents proposent que les premières représentations schématiques se forment, dès les premiers mois de la vie, sur la base de l’attention particulière que l’enfant accorde aux relations spatiales et en particulier au mouvement dans l’espace (Mandler, 2010).
6La seconde raison est l’existence de différences importantes d’une langue à l’autre : les travaux de L. Talmy sur l’expression de l’espace et du mouvement ont permis de distinguer de nouvelles familles de langues, notamment en fonction des moyens linguistiques utilisés pour exprimer la trajectoire et le type de mouvement (appelé manière de mouvement). De nombreux chercheurs utilisent la typologie de Talmy pour évaluer l’impact de la ou des langue(s) maternell(e)s sur les productions d’énoncés exprimant le mouvement, et leurs travaux permettent parfois de faire des hypothèses sur les représentations (voir par exemple Slobin, 2004, ou Bowerman et Choi, 2003). Ces travaux ont montré qu’il était important de prendre en compte la variation d’une langue à l’autre, mais aussi d’une famille à l’autre, au-delà de la dimension fondatrice de l’espace et du mouvement, qui serait un déterminant universel.
7La première partie de ce chapitre revient sur le caractère primaire et primordial du spatial en considérant certains indices observés dans les suivis longitudinaux d’enfants francophones qui constituent le socle empirique de cet ouvrage. La seconde partie se penche sur des énoncés produits pour parler du mouvement, en suivant la progression développementale repérée chez les enfants que nous avons observés.
Le mouvement au cœur des premiers développements langagiers
8Dès les premiers mois de la vie, les nourrissons sont capables de reconnaitre des objets, statiques ou en mouvement, et de les localiser dans l’espace. Des travaux expérimentaux récents sur la façon dont les nourrissons perçoivent l’espace et le mouvement suggèrent en effet que les représentations spatiales se mettent en place très tôt. En parlant de représentations spatiales, nous nous situons à un niveau d’abstraction plus important que la seule perception : cela signifie que les bébés catégorisent ces perceptions et reconnaissent comme semblables toutes les scènes qui impliquent par exemple un contenant et un contenu (un gobelet et de l’eau, tout comme une assiette et de la purée, ou encore le cartable de maman et des dossiers), ou encore des ensembles de trajectoires variées (maman traverse la pièce, un chat monte sur la table, mon petit frère court dans le couloir).
9Pour les approches interactionnistes et basées sur l’usage, c’est en partie au moins en raison de l’intérêt des nourrissons pour tout ce qui est en mouvement que la représentation qu’ils se forgent du mouvement est extrêmement précoce. Ces éléments sont fondamentaux, ils constituent les premiers fondements de la cognition spatiale et le socle des développements ultérieurs. Ils sont indissociables de la proprioception (ou perception que nous avons des postures et mouvements grâce aux informations transmises au système nerveux par les muscles et articulations), puis de la découverte de la locomotion et de toutes les interactions de l’enfant avec son environnement. Mais comment cet intérêt se traduit-il en mots ? Nous avons cherché à cerner les liens qui pouvaient exister entre l’intérêt des nourrissons pour le mouvement et les premiers développements langagiers.
Variations autour du « coucou-caché »
10Sur une heure d’enregistrement, et lorsque l’on considère l’ensemble des enregistrements du corpus, les mères de Théophile et de Madeleine utilisent en moyenne 20 fois le mot où : c’est dire si les scènes liées à la recherche d’un objet (ou d’une personne) caché ou égaré sont fréquentes dans les interactions avec le jeune enfant. Le « format » (Bruner, 1983) de ces interactions correspond à une routine qui se met en place avant la première année de l’enfant, et qui a été analysée comme un jalon important pour le développement du langage.
Extrait 5-2 – Variations autour du « coucou-caché »
Théophile 2;02,08 à 32 min 49 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-2-theophile-bouchon-cache-2-02-08.mp4 | ||
1. MÈRE | où est-ce qu’il est passé le petit capuchon ? | |
2. MÈRE | bah capuchon où es-tu ? | |
act | Théophile regarde dans une boîte. | |
3. MÈRE | ces stylos ? il faut vraiment que je prenne une réserve | |
4. THÉOPHILE | yyy | |
pho | [agɔːagoː] | |
act | Théophile montre l’intérieur de la boîte. | |
5. MÈRE | ah il est là ! | |
6. MÈRE | qu’est-ce qu’on en a fait Théophile du capuchon tu sais ? | |
7. MÈRE | hum. | |
8. THÉOPHILE | ah ah | |
pho | [aː aː] | |
act | Théophile pose un autre faux capuchon sur le feutre. | |
9. MÈRE | oh joli un autre il est mieux c(el)ui-là t’as raison t’as raison très bonne idée | |
xpnt | montre le capuchon de l’index | |
10. MÈRE | mais le petit (.) ah … | |
act | la mère cherche le bouchon du feutre quand Théophile lui touche la tête avec le feutre. | |
11. THÉOPHILE | ta tête ! | |
pho | [ta tɛt] | |
12. MÈRE | oh oh ! | |
Rire de Théophile | ||
Rire de la mère |
11Dans l’extrait 5-2, Théophile et sa mère se livrent à une recherche en plusieurs étapes, faute d’avoir pu trouver d’emblée le bouchon correspondant au feutre qu’ils viennent d’utiliser. Le « capuchon » devient presque un personnage à part entière, à propos duquel la mère de Théophile suggère qu’il se cache (L. 2). Cette recherche ludique laisse ensuite place à un autre jeu, que Théophile introduit, en lien avec le premier : le feutre s’anime à nouveau et vient embêter sa mère (L. 11). Tout ceci est prétexte à un dialogue auquel Théophile, qui n’a que 2 ans et 2 mois et dont les productions linguistiques sont encore assez limitées, prend une part de plus en plus active : il se contente d’abord de répondre à sa mère (L. 4), mais c’est ensuite lui qui met en scène la personnification des feutres en imaginant et en jouant la rencontre de la tête du feutre avec celle de sa mère tout occupée à chercher.
12Au fil de ces variations autour d’une scène de « coucou-caché », on voit que les mouvements simples d’apparition et de disparition ne sont jamais évoqués en eux-mêmes ni pour eux-mêmes. Il s’agit plutôt d’une source d’étonnement sans cesse renouvelé, sur laquelle peuvent se greffer une multitude de scénarios. Le mouvement, qu’il soit désigné directement ou indirectement, semble se situer au cœur des premières formes de récit.
On parle parce qu’il y a du mouvement
13Une façon de voir si les premières productions langagières des enfants sont ancrées dans un contexte impliquant le mouvement consiste à analyser les situations dans lesquelles les enfants produisent leurs premiers mots, sur la base de nos enregistrements vidéo. Il s’agit alors de déterminer si l’objet ou la personne désignée sont en mouvement ou statiques, et dans le cas d’actions évoquées, de séparer celles qui impliquent un mouvement (déplacement ou activité) des autres.
14Les situations statiques correspondent notamment aux dénominations d’objets qui ne sont pas en mouvement et qui se font sans manipulations ou actions avec ou autour de l’objet. Cependant, il peut arriver aussi qu’un objet soit nommé en lien avec l’exécution d’un mouvement, par exemple le « la » de Théophile dans l’extrait ci-dessous :
Extrait 5-3 – Théophile joue du piano avec sa mère
Théophile 1;08,08 à 58 min 54 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-3-theophile-piano-1-08-08.mp4 | ||
MÈRE | regarde | |
MÈRE | tu joues le la | |
MÈRE | i(l) faut appuyer sur le piano | |
MÈRE | regarde | |
act | La mère montre à Théophile l’accordeur qui réagit au son du « la ». | |
MÈRE | joue le la | |
THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile joue le « la ». | |
MÈRE | tu vois « laaaa » | |
act | elle chante. | |
THÉOPHILE | la | |
act | en jouant à nouveau le « la » | |
pho | [la] |

15De même lorsque l’enfant nomme un élément de son entourage pour demander que s’accomplisse une action à laquelle il associe couramment cet élément (par exemple lorsque l’enfant touche le robinet et dit « eau »), nous considérons que la situation n’est pas statique mais implique du mouvement. Les reformulations adultes comme « on va faire couler l’eau » utilisent d’ailleurs des verbes et font ainsi clairement référence à un mouvement : il ne s’agit pas uniquement de nommer l’eau, mais bien de parler d’un mouvement ou d’une activité en lien avec l’eau. Lorsque l’on analyse tous les premiers mots produits par les enfants dans nos enregistrements vidéo (et nous l’avons fait pour Théophile, Anaé et Antoine), il apparaît que les référents mobiles, ainsi que les routines et actions en tous genres, représentent à chaque fois plus de 60 % de l’ensemble et priment donc sur la désignation d’éléments statiques.
16Ces analyses permettent de confirmer que le mouvement occupe une place toute centrale dans les premiers développements langagiers : les premiers énoncés de l’enfant manifestent une volonté de parler de choses en mouvement. Ainsi, le mouvement est particulièrement pertinent si l’on considère, comme nous le faisons, et dans la lignée des théories interactionnistes basées sur l’usage, que le langage se construit au sein de dialogues, d’interactions inscrites dans des ensembles de contextes semblables. Il définit un type de situations, d’événements ou d’objets auxquels les premières productions langagières sont souvent associées, ce qui conditionne également leur acquisition par l’enfant.
17Le chemin parcouru dans cette première partie nous amène au seuil des premières productions de l’enfant. L’importance du mouvement dès les premières interactions suggère qu’il existe des universaux, qui constituent probablement des déterminants cognitifs. L’entrée dans le langage, et l’attention aux formes choisies par les enfants francophones de notre corpus, va nous permettre d’analyser ce qui se construit, et d’interroger le rôle et la place de ces universaux.
Parler du mouvement (du mouvement vécu au mouvement parlé) : les premières formes
18Pour l’adulte, la représentation de l’espace et du mouvement est peut-être d’abord conçue sur le modèle des relations géométriques : qu’il s’agisse par exemple de situer un point par rapport à un autre, ou de se représenter la distance entre ces deux points. Les choses se passent probablement différemment pour l’enfant. En effet, ce qui intéresse d’abord les nourrissons, ce ne sont pas les éléments statiques et fixés une bonne fois pour toute, mais plutôt tout ce qui bouge : ce qui est suffisamment irrégulier pour attirer l’œil. Très tôt, le mouvement est aussi vécu. Le nourrisson développe, dès les premières ébauches de contrôle moteur, une connaissance de la façon dont son corps peut se mouvoir dans l’espace : cet espace qu’il va explorer sans relâche pendant les premières années de la vie. Car c’est d’abord en l’habitant que l’enfant se familiarise avec l’espace qui l’entoure.
19À la différence du temps, l’espace est d’abord une expérience sensible, un vécu corporel assez univoque, si bien que l’on n’a pas nécessairement besoin de le nommer pour s’y repérer. L’expérience que fait l’enfant de l’espace est fondamentale et fondatrice : de nombreux travaux ont montré que la capacité des nourrissons à reconnaître et à situer les objets dans l’espace était le socle des développements ultérieurs. Ces éléments se mettent en place dès les premiers mois de la vie, et au fil d’évolutions qui accompagnent les progrès moteurs, ils vont permettre à l’enfant d’interagir avec son environnement et de manifester des intentions claires. Des travaux récents ont par exemple montré une conjonction temporelle assez nette entre l’âge auquel l’enfant se met à marcher et le développement du langage : comme ces travaux sont réalisés sur de grandes cohortes d’enfants, leurs résultats indiquent de grandes tendances, mais ils n’impliquent pas forcément que chez un enfant qui investira et développera plus tôt la motricité, le développement du langage sera lui aussi plus précoce, ou inversement. L’observation individuelle des enfants révèle aussi que certains investissent davantage la motricité alors que d’autres sont plus bavards. Cependant, la marche correspond à un premier aboutissement dans le développement moteur, et la coïncidence entre un âge de mise en place de celle-ci et le développement du langage n’est certainement pas fortuite, car la marche permet notamment à l’enfant d’acquérir l’autonomie dont il a besoin et qu’il affirme lorsqu’il prend la parole. En d’autres termes, elle aide l’enfant à prendre toute la mesure de la différence entre soi et autrui, et cette différence est nécessaire à l’établissement de toute communication. Elle est en particulier primordiale pour que l’enfant ressente la nécessité de faire appel à l’adulte pour établir un partage d’attention sur les objets ou événements qui l’étonnent ou qu’il désire (Brigaudiot et Danon-Boileau, 2002 : 61). Or ce partage d’attention est le point d’ancrage des développements ultérieurs.
Ébauches de dialogues autour du mouvement, avant les premiers mots
20Dans l’extrait 5-4 ci-dessous, Madeleine a 1 an et 5 jours, et elle est en train d’ouvrir un cadeau. Cette petite scène montre comment Madeleine intègre la manipulation des objets qui l’entourent et qui attirent son attention dans l’interaction avec sa mère et avec la personne qui filme (OBSERVATEUR) : l’alternance des actions de Madeleine, qui communique autant qu’elle manipule, et des commentaires de son entourage constitue une ébauche de dialogue, qui n’est pas sans rappeler celui, plus élaboré, de Théophile et sa mère dans l’extrait précédent.
Extrait 5-4 – Ébauche de dialogue autour d’un objet en mouvement
Madeleine 1;00,05 à 5 min 5 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-4-madeleine-cadeau-1-00-05.mp4 | ||
1. MADELEINE | chuchote (pas de mot audible) | |
pho | [kakaː] | |
act | Madeleine est concentrée sur l’ouverture du paquet. | |
2. MÈRE | (inaudible) | |
act | La mère enlève un peu plus le papier et met le cadeau sur la table devant Madeleine. | |
3. MADELEINE | chuchote | |
act | Madeleine regarde la personne qui filme (Observateur) et fait glisser le cadeau par terre. | |
4. MÈRE | ah Madeleine ! | |
5. OBSERVATEUR | boum ! | |
act | Madeleine regarde le cadeau tombé par terre. | |
6. MÈRE | tu le ramasses ? | |
7. MÈRE | regarde ! | |
act | la mère prend le cadeau et Madeleine suit ses mouvements du regard. | |
8. MÈRE | regarde ce que c’est ! | |
act | la mère enlève tout le papier et tient le livre dans ses mains devant les yeux de Madeleine. |
21À 1 an, Madeleine produit assez peu de mots (un seul au cours de l’enregistrement d’une heure dont ce passage est extrait, contre presque 40 au cours de l’enregistrement effectué seulement un mois plus tard), mais elle exprime déjà beaucoup de choses. Nous la voyons ici s’intéresser à un cadeau, qu’elle a tenté à plusieurs reprises d’ouvrir seule, et qu’elle fait à présent glisser par terre en le regardant tomber. Ce comportement correspond à une étape dans la compréhension que développe l’enfant des relations spatiales, qu’il s’agisse pour Madeleine d’observer comment se comporte l’objet en pareil cas, ou peut-être même d’essayer de l’ouvrir sous l’effet de la chute. La scène montre bien que le mouvement (mouvement de chute observé, mais aussi mouvement effectué : celui que Madeleine fait avec la main pour faire tomber le cadeau) sont au cœur de cette compréhension.
22Mais le regard de Madeleine, fixé sur la personne qui filme, montre aussi que ce geste constitue pour l’enfant une façon d’attirer l’attention et de trouver sa place dans l’interaction : en poussant le paquet, elle le désigne comme objet d’attention partagée, en même temps que sa chute, qu’elle provoque. Et si Madeleine ne met pas encore de mots sur le paquet qu’elle manipule ou sur la chute de celui-ci, elle entend néanmoins les commentaires de sa mère (qui s’inquiète de la chute du paquet, L. 4, avant de suggérer à Madeleine de s’occuper plutôt de ce qu’il contient, L. 6 et L. 7) et ceux de l’observatrice venue la filmer. Cette dernière ponctue immédiatement la chute d’un « boum » : l’onomatopée, ainsi utilisée seule sous la forme d’un commentaire, est porteuse d’une conceptualisation particulière de l’espace. Elle permet de mettre l’accent sur le mouvement de chute ainsi que sur le bruit qui l’accompagne.
Mise en place des repères (statiques ou en mouvement) par le pointage
23Pointer ou montrer quelque chose du doigt est un geste tellement courant que l’on ne s’interroge guère sur son fonctionnement, sauf peut-être pour le qualifier d’impoli dans certains contextes. Pourtant pour désigner quelque chose à quelqu’un, il faut se savoir capable de partager l’attention portée sur un même objet, en même temps que des affects comme l’enthousiasme ou la peur. Le pointage, que l’enfant commence à utiliser vers un an, et en général avant les premiers mots, est toujours aussi une façon de parler de l’espace et du mouvement. On analyse et interprète généralement le geste de pointage en fonction de la seule chose désignée, mais la position ou le déplacement dans l’espace de celui qui utilise ce geste sont également constitutifs de ces désignations. En effet, lorsque l’enfant commence à montrer du doigt, c’est aussi parce qu’il est devenu capable d’interagir avec les objets qui l’entourent, de les manipuler et non plus seulement d’en contempler les mouvements à distance : pointer revient souvent à anticiper une action, c’est presque une façon d’agir sur l’objet désigné, à distance.
24Dans l’extrait 5-5, Antoine a 1 an et 5 mois et il est en train de rentrer chez lui avec sa mère et la personne qui est venue le filmer. La destination est certes connue de tous, mais à mesure que l’on s’en approche et que l’impatience de l’enfant grandit, elle devient un sujet de conversation à part entière.
Extrait 5-5 – Repérer en pointant
Antoine 1;05,21 au tout début de l’enregistrement | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-5-antoine-pointage-1-05-21.mp4 | ||
1. MÈRE | on va à la maison ? | |
act | Antoine se retourne vers la mère et l’observateur. | |
2. OBSERVATEUR | c’est quoi là-bas ? | |
3. ANTOINE | yyy | |
pho | [jeːe] | |
act | pousse un petit cri et désigne en marchant une destination, le bras tendu devant lui. | |
4; OBSERVATEUR | c’est la maison là ? | |
5. OBSERVATEUR | c’est par là la maison Antoine ? |
25Le pointage qu’Antoine poursuit en marchant lui permet d’indiquer la destination toute proche, en même temps qu’il exprime, par un petit cri, sa joie et son impatience de rentrer à la maison. Son bras tendu est à la fois un point fixe qui s’oppose aux jambes en mouvement, et une façon d’anticiper l’arrivée à destination, de la même manière que le pointage que l’on appelle « proto-impératif » (celui qui constitue une demande et non une simple désignation) est une façon d’anticiper la prise en main de l’objet que l’on demande. Ce point fixe et cette anticipation qu’il permet semblent de nature à calmer l’impatience de l’enfant.
26Le geste montre aussi que l’enfant ne s’intéresse pas ici au mouvement (en l’occurrence la marche) pour lui-même, mais bien au point d’arrivée, à l’endroit où ses pas le conduisent. De la même manière, lorsque l’enfant en viendra à utiliser des mots, il privilégiera souvent l’expression du résultat du mouvement à celle du mouvement lui-même. Cette préférence pour une conceptualisation du mouvement orientée vers le résultat se retrouve aussi dans la langue courante. En effet, nous conceptualisons le monde en fonction des activités dans lesquelles nous sommes engagés et ces activités sont, le plus souvent, orientées vers un but ou une destination particulière.
Des onomatopées aux premiers mots
Les onomatopées
27Si elles ne font pas toujours partie des mots que nous utilisons au quotidien dans une conversation entre adultes, les onomatopées occupent une place importante dans les échanges avec le jeune enfant et elles figurent aussi parmi les premiers mots produits par la plupart des enfants. Il s’agit souvent de représenter les cris d’animaux, les bruits environnants, mais aussi de mimer le mouvement et le bruit d’objets ou de véhicules. Elles peuvent alors permettre d’insister sur le mouvement, et d’en souligner l’une des composantes remarquables, comme la rapidité ou le bruit que font les engins à moteur en se déplaçant.
Extrait 5-6 – Madeleine dit « vroum vroum »
Madeleine 1;04,18 à 4 min 41 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-6-madeleine-vroumvroum-1-04-18.mp4 | ||
1. MADELEINE | abroum | |
pho | [ambʁumː] | |
act | Madeleine imite le bruit du moteur. | |
2. MÈRE | vroumvroum | |
3. | act | Madeleine remonte sur le vélo. |
4. MADELEINE | abroum yy | |
pho | [amːbʁum liːlilida] | |
act | Madeleine se redresse sur le vélo. | |
5. MÈRE | oui | |
6. MÈRE | tu fais vroumvroumvroumvroumvroumvroumvroum… | |
7. MÈRE | ouh plouf ! |

28On voit dans cette scène que Madeleine utilise d’abord l’onomatopée pour solliciter sa mère qui va l’aider à monter sur le vélo et la pousser, puis pour souligner son propre mouvement sur le vélo (sous l’impulsion de sa mère), en même temps que son enthousiasme. La mère reprend l’onomatopée de la même manière, en réintroduisant simplement le verbe faire (L. 6) dans un énoncé qui met l’accent sur le rôle actif de l’enfant dans la production de cette scène. Enfin, lorsque Madeleine glisse de la selle du vélo, elle ponctue sa chute d’une autre onomatopée (L. 7) : plouf !
29Théophile, quant à lui, utilise dans l’extrait 5-7 ci-dessous l’onomatopée précédée d’une syllabe filler* qui indique qu’il désigne un objet plutôt que le mouvement de celui-ci : il parle ici de son petit camion qu’il aperçoit au loin et sur lequel il aimerait monter. La mère de Théophile reprend d’ailleurs l’onomatopée dont elle fait elle aussi un nom, désignant elle aussi très clairement le camion plutôt que ses mouvements : « ta vroum-vroum ». Dans cette scène, elle est en train de finir de lui mettre son pyjama et Théophile s’impatiente. Il formule successivement deux demandes qui impliquent qu’il puisse enfin se mouvoir : aller voir papa, et se déplacer sur son camion. L’onomatopée répétée ne désigne peut-être pas seulement le camion, en insistant sur certaines caractéristiques saillantes de l’action souhaitée, elle dit aussi cette impatience et ce besoin de mouvement.
Extrait 5-7 – Théophile dit « vroum vroum »
Théophile 1;10 à 44 min 45 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-7-theophile-vroumvroum-1-10.mp4 | ||
1. THÉOPHILE | vroum vroum | |
pho | [œ vʁuvʁu] | |
2. | Théophile pointe vers son petit camion, hors caméra, main ouverte. | |
3. MÈRE | tu veux ta vroum-vroum oui | |
4. THÉOPHILE | papa papa ! | |
pho | [pupwa epupwœː] | |
5. MÈRE | on va aller voir papa ! | |
6. THÉOPHILE | (râle) | |
xpnt | Théophile montre son petit camion, toujours hors caméra. | |
7. MÈRE | c’est presque fini Théophile | |
8. THÉOPHILE | vroum vroum | |
pho | [vʁuvʁum] | |
xpnt | cherche à atteindre son petit camion hors caméra | |
9. MÈRE | mais (il) y a plein de boutons | |
10. THÉOPHILE | vroum vroum | |
pho | [vʁuvʁum] | |
11. MÈRE | attends | |
12. THÉOPHILE | (l)e vroum | |
pho | [œ vabʁum] | |
13. THÉOPHILE | vroum ! | |
pho | [vʁuːm] | |
14. THÉOPHILE | vroum | |
pho | [vʁuːm] | |
15. THÉOPHILE: | vroum vroum | |
pho | [vʁuvʁuːm] | |
16 MÈRE: | oui |
Les prépositions
30À la différence des onomatopées, les prépositions comme à, pour, dans ou sur ne font pas partie des premiers mots produits par les enfants. Elles sont d’abord omises, probablement parce qu’elles ne constituent pas des éléments très saillants dans le discours adressé à l’enfant. Il arrive d’ailleurs que les parents reprennent des énoncés de l’enfant en ajoutant la préposition manquante, comme dans l’extrait 5-8 ci-dessous, où Antoine parle d’aller dans le bain en utilisant le seul nom bain (qui peut être considéré comme une holophrase*) :
Extrait 5-8 – Antoine va dans le bain
Antoine 1;05,21 à 46 min 50 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-8-antoine-bain-1-05-21.mp4 | ||
1. MÈRE | oui on va aller dans le bain maint(e)nant ? | |
2. ANTOINE | bain | |
pho | [ba] | |
3. MÈRE | bain ? | |
4. MÈRE | on va dans le bain ? |
31Le tableau ci-dessous présente les premières prépositions employées par Anaé, Madeleine, Théophile et Antoine au cours des enregistrements : les âges indiqués correspondent au premier enregistrement dans lequel la préposition a été produite. Cela ne signifie pas que l’enfant n’a pas commencé à l’utiliser un peu avant l’enregistrement, mais les éléments repérés dans les enregistrements sont le plus souvent représentatifs des productions de l’enfant à un âge donné. Certains travaux ont analysé les premières prépositions produites par les enfants comme autant de signes du développement progressif de représentations spatiales, et ont fait ressortir une séquence récurrente, quelle que soit la langue : dans, puis sur, puis sous, puis derrière, puis devant (Hickmann, 2012 : 27). Les relations contenant/contenu seraient ainsi comprises avant les relations de support. Nos données montrent que les prépositions dans et sur (celles qui font le plus clairement référence à l’espace) n’apparaissent pas forcément en premier, et font ressortir des ordres d’apparition variés, dont on peut imaginer qu’ils sont en partie au moins le reflet des préférences de chaque enfant et notamment du type d’interaction dans lequel l’enfant est engagé lors de l’enregistrement (lecture, jeu libre, manipulation d’objets, etc.). Nos enregistrements ne sont pas exhaustifs, et ces résultats ne signifient pas, par exemple, qu’Anaé n’avait jamais produit dans à 1 an et 10 mois, mais ils suggèrent que les interactions courantes avec Anaé ont d’avantage mis en avant les relations de support, et donc la préposition sur qui arrive plus tôt que chez les autres enfants.
Âge de l’enfant (années;mois) | 1;9 | 1;10 | 1;11 | 2 à 2;1 | 2;2 à 2;3 | 2;4 à 2;6 | 2;7 à 2;9 |
Anaé | à | pour, avec, sur | dans | ||||
Madeleine | à, pour, dans | avec | sur | ||||
Théophile | à | sur, dans | pour, avec | ||||
Antoine | à | pour, avec, dans | sur |
32Les erreurs des enfants sont également un indice intéressant des difficultés qu’ils rencontrent. Plusieurs erreurs portant sur des prépositions sont présentées et analysées dans la quatrième partie du chapitre 4, portant sur les erreurs et les inventions de l’enfant. Nous n’en citons donc ici qu’un, qui montre que des informations concernant l’espace et le mouvement conditionnent aussi l’emploi de marqueurs qui, pour l’adulte et le linguiste, n’ont pas un sens spatial : Anaé, qui a alors 2 ans et 1 mois, utilise la préposition avec pour lier deux éléments, et elle le fait en tenant compte de configurations spatiales particulières. Ainsi en parlant de la poupée qu’elle a posée sur les genoux de sa mère, elle déclare qu’elle s’y trouve « avec ses genoux ». La mère reprend immédiatement en insistant sur la préposition correcte et en rétablissant le bon pronom personnel : « sur mes genoux ». La surgénéralisation que l’on observe chez Anaé, qui utilise avec non plus seulement pour parler d’accompagnement (« j’y vais avec maman ») ou de l’usage d’un instrument (« je tape avec le marteau »), mais pour désigner des relations spatiales, témoigne à la fois de l’importance de ces relations pour l’enfant et de la complexité sémantique du système prépositionnel qui nécessite des ajustements successifs.
Les premiers verbes
33Comme les prépositions, les verbes apparaissent en général plus tard que les noms, du moins chez les enfants francophones. Leur production est considérée comme une étape importante de l’acquisition du langage, car elle va permettre à l’enfant de prédiquer* quelque chose à propos d’autre chose, et ouvrir ainsi la voie à la production d’énoncés de plus en plus complexes. Ainsi par exemple, dans l’extrait 5-9 ci-dessous, le verbe mettre permet à la mère de prédiquer la localisation d’un élément comme une vis, en posant une question sur sa place dans l’établi de Théophile. À 1 an et 8 mois, Théophile produit le verbe seul, la complémentation verbale se mettra en place progressivement ensuite.
Extrait 5-9 – Théophile range ses outils
Théophile 1;08,08 à 58 min 11 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-9-theophile-met-1-08-08.mp4 | ||
1. MÈRE | ouais super | |
2. MÈRE | et là on l(e) met où ? | |
act | la mère montre la vis à Théophile. | |
3. MÈRE | tu veux la mettre où …. | |
4. MÈRE | tu veux la mettre où elle ? | |
act | la mère tend une pièce à Théophile. | |
5. THÉOPHILE | met ! | |
pho | [mweː] | |
act | Théophile met la vis dans un des trous. | |
6. MÈRE | là | |
7. MÈRE | dans le trou ouais très bien |

34Les différences typologiques entre les langues relevées par Talmy reposent en grande partie sur les informations encodées par le verbe. Le français appartient ainsi aux langues à cadre verbal, car la trajectoire du mouvement est le plus souvent exprimée par le verbe, à la différence de l’anglais qui condense dans le verbe l’expression de la manière de mouvement et/ou de la cause de celui-ci, et peut y ajouter un « satellite » pour exprimer la trajectoire. Il existe ainsi une tendance bien démontrée du français à condenser beaucoup plus rarement l’expression de la manière de mouvement et celle de la trajectoire. Voici un exemple cité par Hickmann (2012 : 29), qui a été produit par un enfant anglophone de 4 ans :
He swam [Manière] across [Trajectoire] the river.
‘Il a traversé la rivière à la nage.’
35Les productions des enfants francophones que nous avons observés suivent bien cette tendance : alors qu’il est possible en français de combiner l’expression d’un déplacement avec le syntagme prépositionnel « à la nage », cet usage n’est pas attesté dans nos données. L’extrait 5-10 ci-dessous met en évidence l’évolution des productions d’Anaé, puisqu’on se situe ici dans un contexte assez semblable à celui du tout premier extrait cité dans ce chapitre.
Extrait 5-10 – Anaé raconte la piscine
Anaé 05;01,21 à 12 min 10 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/5-10-anae-piscine-5-01-21.mp4 | ||
1. MÈRE | qu’est-ce-qu’on a fait dans la grande piscine ? | |
2. ANAÉ | on a nagé et on est allé on est allé on est allé au toboggan qui plongeait dans l’eau. | |
pho | [ɔ̃ na naze e ɔ̃ nɛ ale ɔ̃ nɛ ale ɔ̃ nɛ ale o tɔgɔbɑ̃ ki plɔ̃zɛ dɑ̃ l o] | |
act | Anaé court vers le jardin et fait un mouvement de l’avant-bras tendu pour symboliser le toboggan. | |
3. MÈRE | parle correctement. | |
4. ANAÉ | on on est allé dans un toboggan après on est allé dans l’eau. | |
pho | [ɔ̃ ɔ̃ nɛ ale dɑ̃ zœ̃̃ tɔgɔbɑ̃ apʁɛ ɔ̃ nɛ ale dɑ̃ l o] | |
act | Anaé court et saute. | |
5. ANAÉ | quand on a fini le toboggan. | |
pho | [kɑ̃ oand on a flə tɔgɔbɑ̃] | |
act | Anaé fait un geste de la main. | |
6. MÈRE | le toboggan. | |
7. MÈRE | le grand toboggan. | |
8. ANAÉ | oui et puis après on … on nageait xx vagues. | |
pho | [i epi apʁɛ ɔ̃ ɔ̃ naʒɛʒɛ X vagə] | |
act | Anaé marche tout en parlant et fait un geste de la main pour symboliser les vagues. | |
9. MÈRE | ouais c’était une piscine à vagues. | |
10. ANAÉ | ouais. | |
pho | [wɛ] |
36Les hésitations d’Anaé, qui accompagne ses explications de gestes mimétiques afin de mieux rendre compte de tous les aspects du mouvement, montrent bien à quel point il est difficile pour l’enfant de décrire ce type de scène. L’usage répété du verbe aller qui exprime la trajectoire (L. 4) confirme bien la tendance du français à donner la priorité à l’expression de la seule trajectoire.
37Il apparaît finalement que, si l’intérêt des nourrissons pour tout ce qui est en mouvement ne se traduit pas forcément par l’usage de mots qui s’y réfèrent dans leurs premières productions langagières, les étapes d’acquisition des différents marqueurs linguistiques sont liées à une complexité qui peut se situer à différents niveaux (sémantique des prépositions, syntaxe des constructions verbales). D’autre part, il faut tenir compte de l’existence de différences importantes d’un enfant à l’autre, et d’une langue à l’autre. C’est la prise en compte de ces différences qui a conduit les chercheurs en acquisition du langage à s’intéresser non plus seulement à des déterminants cognitifs universels, mais aussi aux caractéristiques liées à la diversité des langues et des langages adressés à l’enfant (LAE*).
Synthèse
38Nous avons observé comment les tous jeunes enfants réagissent et se comportent lorsqu’ils s’intéressent explicitement à l’espace qui les entoure, et en particulier au mouvement. Nous avons isolé plusieurs façons de passer de l’espace vécu à l’espace parlé, en commençant par celle que l’on observe en premier chez l’enfant : le geste, qui s’ancre dans l’espace, et précède les premiers mots. La seconde évolution que nous avons analysée est peut-être encore plus étroitement liée à la perception d’un espace en mouvement : il s’agit de la production d’onomatopées comme badaboum, qui précède celle des verbes servant à exprimer le mouvement. Nous avons présenté ensuite certains des premiers mots dont les enfants se servent pour parler du mouvement.
39Nous espérons avoir montré tout au long de ce parcours que si la construction de repères spatiaux, qui sont aussi des repères corporels, sensori-moteurs, commence dès la naissance, l’espace, et le mouvement dans l’espace, sont des notions à la fois primordiales et extrêmement complexes. De nombreuses questions sont peut-être venues à l’esprit du lecteur, questions auxquelles nous ne pouvons apporter que des réponses partielles. En effet, l’examen des formes linguistiques n’explique qu’en partie comment sont construites nos représentations de l’espace qui nous entoure, et comment les enfants passent d’un premier ensemble de représentations (parfois appelées primitives) à des concepts plus élaborés. Nous avons, par endroits, suggéré que les mots puissent façonner ces représentations, mais quel est le rôle de la langue que les enfants entendent et dont ils deviennent peu à peu locuteurs ? Chaque langue véhicule un ensemble de conventions, à la fois sociales et langagières. Celles-ci modifient-elles notre perception de l’espace et du mouvement ? Et dans quelle mesure tous les enfants du monde se forgent-ils alors les mêmes représentations ? Les chercheurs qui ont interrogé l’impact de la diversité des langues sur l’acquisition du langage ont formulé l’hypothèse d’un impact modéré, qui concernerait la pensée qui s’élabore lorsque nous parlons (c’est ce que Slobin appelle « thinking for speaking », « penser pour parler »). Pour qui observe l’accès progressif de l’enfant à des formes d’expression de l’espace et du mouvement de plus en plus complexes, ces questions qui ont fasciné les philosophes depuis l’Antiquité se posent avec une acuité particulière.
Pour conclure
1. Quand et comment l’enfant apprend-il à parler du mouvement ?
40L’enfant utilise les formes qu’il entend autour de lui. L’entrée dans la complexité langagière est progressive, et elle repose sur les premières formes mises en place. Il appartient à chacun de s’appuyer sur certaines formes, et ces choix dépendent en grande partie de l’environnement dans lequel l’enfant grandit : cet environnement comprend non seulement l’ensemble des moyens linguistiques existant dans la langue que parle l’enfant, mais aussi ceux qui sont choisis et mis en avant par les interlocuteurs de l’enfant. Ainsi par exemple, les onomatopées sont, en français comme dans la plupart des langues du monde, un bon moyen d’accéder à la complexité du sémantisme verbal, mais tous les enfants n’en font pas un usage aussi étendu que les parents de Théophile.
2. Quels sont les liens entre le mouvement vécu et le langage qui sert à en parler ?
41La variété des premières formes langagières qui se construisent en lien avec le mouvement montre qu’à partir d’un même intérêt des enfants pour le mouvement, peuvent se construire de nombreuses évocations différentes, qui sont autant d’options expressives. D’autre part, il est remarquable que l’enfant ne parle qu’assez rarement du mouvement pour lui-même, mais que ces évocations s’insèrent d’emblée dans des ébauches de dialogue, puis dans des récits de plus en plus sophistiqués. Il ne s’agit donc jamais seulement de décrire le mouvement perçu : en parler, c’est d’emblée se situer au-delà de la simple reproduction mimétique. À mesure que la complexité syntaxique se met en place, on observe aussi de plus en plus de distance entre le mouvement vécu et le mouvement raconté, ainsi qu’une progression vers plus d’abstraction. Le développement de l’expression du mouvement permet ainsi d’observer et de mieux cerner les interactions qui existent entre développement du langage et développement cognitif.
3. Quelles sont les différences entre les enfants ?
42Ces différences peuvent être caractérisées de deux façons. D’une part, nous avons montré qu’il existait des différences entre les langues, et donc des tendances communes aux enfants qui acquièrent la même langue maternelle. Pour les locuteurs du français, qui constituent le corpus analysé dans cet ouvrage, ces tendances concernent notamment l’acquisition relativement tardive des verbes et la difficulté que représente l’expression conjointe de la manière de mouvement et de la trajectoire parcourue. Nous avons, d’autre part, souligné qu’il existait des différences importantes d’un enfant à l’autre : ces différences ne sont pas liées uniquement à des rythmes d’acquisition différents, mais aussi aux préférences de l’enfant et des dyades filmées. Ces préférences conditionnent les situations d’interaction privilégiées et, par conséquent, les marqueurs linguistiques qui seront utilisés.
43Il faut souligner que la caractérisation de ces différences a été menée dans le cadre de travaux relativement récents, qui remettent partiellement en cause les approches dites « nativistes » ou universalistes, et étudient le développement du langage en se basant sur l’usage attesté dans de grands corpus d’interactions naturelles filmées. L’approche adoptée dans cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de ces travaux.
Bibliographie
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