Combiner ses premiers mots : l’entrée dans la syntaxe
p. 59-84
Texte intégral
Extrait 3-1 – Énoncé télégraphique
Madeleine, 1;07,15 à 41 min 13 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-1-madeleine-ouvre-porte-1-07-15.mp4 | ||
1. MADELEINE | ouvr(r)e po(r)te. | |
pho | [ovu pɔt] | |
act | Madeleine introduit une clé dans une serrure de porte de la petite maison. | |
2. MÈRE | on descend Madeleine ? | |
3. MADELEINE | fermé. | |
pho | [tɛme] | |
act | Madeleine joue avec la clé dans la serrure. |

L’entrée dans la première syntaxe
1Les enfants entrent dans la syntaxe quand ils commencent à combiner plusieurs mots au sein d’un même énoncé, souvent entre l’âge de 18 et 24 mois. Dans un premier temps, ces énoncés ne contiennent pas de mots grammaticaux comme par exemple les articles, les verbes auxiliaires ou les prépositions. Par exemple, Madeleine produit des énoncés comme « ouvre porte » à 19 mois (extrait 3-1). Pour cette raison, certains auteurs parlent de stade télégraphique* en référence au style employé dans les télégrammes. Dans ces productions, l’ordre des mots ressemble à celui de la langue maternelle. Un enfant français en train de désigner les chaussettes de sa mère pourra produire l’énoncé « Chaussette maman », alors qu’un enfant anglais produira l’énoncé « Mommy sock » (Bloom, 1970). Dans l’extrait présenté au début de ce chapitre, Madeleine ramasse un trousseau de clés en plastique qui se trouve par terre, puis se dirige vers un jouet représentant une maison en plastique et dit « ouvre porte » (L. 1) avec une intonation montante en tendant le trousseau de clés en direction de la maison. Elle tente ensuite d’introduire l’une des clés dans le trou de la serrure de la porte de la maison, mais elle n’y arrive pas et elle finit par dire « fermé » (L. 3). Cette séquence comprend deux types de productions, une combinaison de deux mots, « ouvre porte » (L. 1), un énoncé holophrastique* « fermé » (L. 3), et une combinaison de deux mots « ouvre porte » (L. 2). Comme l’holophrase* « fermé » pourrait correspondre chez l’adulte à une phrase entière du type « C’est fermé », l’énoncé « ouvre porte » pourrait correspondre à une phrase plus longue du type « Je veux ouvrir la porte » ou encore « On ouvre la porte ». L’intonation montante utilisée par Madeleine pour produire l’énoncé « ouvre porte » indique probablement qu’elle veut attirer l’attention des adultes de son entourage sur l’action qu’elle est en train de faire. Il est intéressant de noter que cet énoncé est simplifié, qu’il est composé d’un verbe et d’un nom, et que les mots grammaticaux tels que les articles, les prépositions et les pronoms ne sont pas présents. Il n’y a pas non plus d’inflexion (désinences temporelles pour le verbe, marques du genre et du nombre pour le nom et l’adjectif), les énoncés télégraphiques étant composés principalement de mots sémantiquement pleins. Ce type de réduction utilisé par les enfants dans les premières combinaisons de mots a beaucoup intrigué les chercheurs. Pourquoi est-ce que les enfants omettent les mots grammaticaux ? Est-ce qu’il s’agit d’un problème de perception, les mots grammaticaux étant plus courts et donc plus difficiles à repérer dans le flux continu de la parole ? Des études sur la perception ont montré que des bébés anglophones étaient capables de repérer des mots comme a et the au sein de la parole dès l’âge de 10 mois et demi (Shady, Jusczyk et Gerken, 1998). Ces mots sont en effet très fréquents et répétés de nombreuses fois, même s’ils sont en nombre limité. À partir de cet âge, les enfants sont donc capables de repérer un certain nombre de mots grammaticaux dans le flux de parole, mais ils ne connaissent pas encore le rôle exact de ces mots dans l’énoncé. Ils sont donc systématiquement omis ou remplacés par des fillers*, comme nous le verrons plus loin, dans les énoncés plus longs.
Pourquoi combiner plusieurs mots entre eux ?
2Pourquoi l’enfant éprouve-t-il soudain le besoin de combiner plusieurs mots ? Si l’on regarde de près les différentes trajectoires développementales de chaque enfant, on s’aperçoit qu’il semble exister une relation entre la taille du lexique et l’entrée dans la syntaxe, comme si les enfants devaient accéder à un certain stock de mots avant de commencer à les assembler pour signifier leurs intentions de communication (Bates et al., 1995). Ainsi, avant 18 mois, l’accroissement du vocabulaire est relativement lent. Mais à partir de la fin de la deuxième année, ce rythme s’accélère et on assiste à une sorte d’explosion lexicale*, lorsque l’enfant atteint un seuil de 50 mots. C’est à ce moment qu’il va commencer à combiner les mots entre eux. Mais, est-ce qu’il n’existerait pas d’autres facteurs qui pourraient expliquer la transition entre les énoncés à un mot et les énoncés à plusieurs mots ? Est-ce que l’enfant ne chercherait pas, dans un premier temps, à étendre la taille de ses productions, tout simplement pour imiter les adultes qui produisent des énoncés plus longs que lui ? Pour ce faire, il pourrait utiliser les éléments qu’il maîtrise déjà comme des éléments de proto-langage, des proto-mots, des fillers et/ou des gestes, comme nous allons le voir dans l’exemple suivant (analysé également dans le chapitre 2 et le chapitre 5).
Extrait 3-2 – Reprise d’onomatopée et proto-langage
Madeleine 1;04,18 à 4 min 41 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-2-madeleine-onomatope-1-04-18.mp4 | ||
1. MADELEINE | yy vroum@o [=! le bruit du moteur]. | |
pho | [ambʁumː] | |
2. MÈRE | vroumvroum@o [=! le bruit du moteur]. | |
3. MADELEINE | 0 | |
act | Madeleine remonte sur le vélo. | |
4. MADELEINE | yy vroum@o [=! le bruit du moteur] yy. | |
pho | [amːbum liːlilida] | |
act | Madeleine se redresse sur le vélo. | |
5. MÈRE | oui. | |
6. MÈRE | tu fais vroumvroumvroumvroumvroumvroumvroum@o | |
[=! le bruit du moteur] ouh plouf@o. |

3Dans l’extrait 3-2, Madeleine est à côté de son tricycle et produit une première fois l’onomatopée « Vroum » (L. 1), qui est immédiatement reprise par sa mère (L. 2). Madeleine l’intègre en position initiale dans son énoncé qu’elle complète par du proto-langage [amːbʁum liːlilida] (L. 4) et de nouveau, l’onomatopée est reprise par sa mère qui l’intègre également dans un énoncé plus long « tu fais vroum vroum vroum vroum vroum vroum vroum ». On peut souligner l’importance des reprises des productions enfantines par l’adulte de façon à les intégrer pleinement dans la conversation, même si elles ne sont pas entièrement formées de mots compréhensibles. Dans cet extrait, le proto-langage utilisé par Madeleine possède les caractéristiques prosodiques du français, tant au niveau temporel que mélodique (cf. chapitre 1). Cette production possède en effet un format prosodique stable avec un allongement de la dernière syllabe et un contour d’intonation montant permettant ici à l’enfant d’interpeller l’adulte. Elle possède donc toutes les caractéristiques du français, même si elle n’est pas constituée entièrement de mots identifiables par les adultes en présence. À 16 mois, le proto-langage constitue la majorité des productions de Madeleine et il est souvent intégré dans la conversation avec les adultes qui répondent à l’enfant même s’ils n’ont pas tout compris. Le contexte, les gestes éventuels et la direction du regard de l’enfant permettent aux adultes d’interpréter au moins en partie ces productions. Le proto-langage va également jouer un rôle essentiel au moment de la transition entre les premiers mots et les premières combinaisons de mots, car il va permettre d’intégrer un mot ou une onomatopée à un énoncé de plus grande taille. Ce rôle a été insuffisamment décrit jusqu’à présent, les chercheurs se concentrant généralement sur les seuls énoncés linguistiques, composés de mots identifiables au détriment d’autres constructions considérées comme marginales au sens où elles sont amenées à disparaître. En réalité, les ressources des enfants sont très diversifiées au moment de l’entrée dans la syntaxe et leurs productions sont très hétérogènes. Ils vont produire des énoncés de taille variable et vont combiner des éléments de proto-langage à des proto-mots (cf. chapitre 2), des mots, des onomatopées et des marques de remplissage (ou fillers). Ces ressources vont permettre à l’enfant d’étendre ses énoncés avant même d’être en mesure de combiner plusieurs mots entre eux.
4Il existe une variabilité interindividuelle importante dans l’acquisition du langage, c’est pourquoi nous avons choisi de présenter deux enfants aux profils très différents, Madeleine et Théophile. Ces deux enfants entrent dans la syntaxe de façon très décalée et suivent de surcroît des trajectoires très différentes. Théophile est un enfant communicatif et bavard, qui soliloque et discute énormément, mais il présente un profil différent de celui de Madeleine. Il produit en effet ses premières combinaisons de mots six mois après elle, à 22 mois. De tous les enfants du corpus présenté dans cet ouvrage, il est celui qui acquiert le langage le plus lentement et qui présente les comportements les plus singuliers. Au niveau vocal, il joue avec sa voix et produit des sons particuliers, souvent avec une voix forte, bitonale ou rauque et de grands écarts de hauteur. Par ailleurs, il possède un vocabulaire très original, constitué d’un grand nombre d’onomatopées qui sont d’ailleurs largement utilisées par ses parents, ainsi que des hypocoristiques*. Avant de produire ses premières combinaisons à deux mots, il produit un grand nombre de mots isolés, mais avec un vocabulaire relativement restreint (par exemple « maman », « papa » ou « non »), et également de nombreuses répétitions de mots.
Extrait 3-3 – Combinaison filler et mot en répétition
Théophile 2;00,20 à 20 min 57 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-3-theophile-fillermot-2-00-20.mp4 | ||
1. MÈRE | tu m(e) les rends quand même Théophile ? | |
2. THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile se rend compte que les clés sont sous son pied. | |
3. THÉOPHILE | clés ! | |
pho | [kle] | |
act | Théophile prends les clés sur le sol. | |
add | Père | |
4. THÉOPHILE | les clés ! | |
pho | [le kle] | |
add | Père | |
5. PÈRE | ah oui. | |
6. THÉOPHILE | les clés ! | |
pho | [le kle] | |
7. THÉOPHILE | clés ! | |
pho | [kle] | |
act | Théophile se lève. | |
8. THÉOPHILE | e@fs clés e@fs clés ! | |
pho | [e kle e kle] | |
act | Théophile tend les clés vers son père tout en marchant vers lui. | |
9. THÉOPHILE | e@fs clés | |
pho | [e kle] | |
act | Théophile donne les clés à son père. | |
10. PÈRE | merci Théophile. | |
act | Son père prend les clés. |

5Dans l’extrait 3-3, Théophile (24 mois) répète le même énoncé, à savoir un filler suivi du mot « clé », tandis qu’il est occupé à découper des personnages de papier avec sa mère pour créer un conducteur pour sa petite voiture quand son père arrive. À ce moment-là, Théophile ramasse le trousseau de clés laissé sur le sol et s’empresse d’aller le donner à son père. Ainsi, il commence par nommer l’objet en question en produisant un contour intonatif montant dans les aigus, en insistant sur le mot « clé » (en allongeant la durée de la syllabe) et en répétant l’énoncé. Cette production particulière s’apparente à la façon qu’ont ses parents de s’adresser à lui et de mettre en exergue les mots dans leurs interactions, de façon extrêmement musicale et en reprenant plusieurs fois les mots qu’ils réussissent à extraire du discours de Théophile. Dans ce contexte, l’énoncé peut être interprété comme « Tiens papa, les clés » ou « Je te donne les clés » ou encore « Prends les clés ». Ce procédé de répétition se révèle très efficace, car sans produire un vocabulaire très varié, Théophile réussit à se faire comprendre par les adultes, même si dans cet exemple le contexte est évident et le niveau non verbal suffisamment explicite. En retour, les adultes intègrent ces mots dans des énoncés plus complexes qu’auparavant, qui vont servir de modèle à Théophile pour produire à son tour des constructions syntaxiques de plus en plus riches. En outre, les répétitions permettent de créer des séquences plus longues, ce qui aidera probablement par la suite l’enfant à entrer dans la parole combinatoire, comme nous l’avons vu plus haut. Chez Théophile, il semble que les énoncés élaborés à partir d’un même mot répété et les constructions avec un filler constituent une sorte de tremplin pour faciliter le maillage syntaxique ultérieur.
6Nous venons de le voir, les ressources des enfants sont très diversifiées au moment de l’entrée dans la syntaxe et leurs productions sont hétérogènes*. Ils vont produire des énoncés de taille variable et vont combiner des éléments de proto-langage à des proto-mots, des mots, des onomatopées et des marques de remplissage. Ces ressources vont permettre aux enfants d’étendre leurs énoncés avant même d’être en mesure de combiner plusieurs mots entre eux (filler, énoncés mixtes). La prosodie, quant à elle, va leur permettre d’ordonner des éléments différents au sein d’une unité de plus grande taille (pauses, contour d’intonation, localisation des accents et notamment de l’allongement final). L’enfant s’entraîne d’abord avec du proto-langage, puis des énoncés mixtes avant de produire ses premières combinaisons de mots.
La construction des premières combinaisons de mots
7À 18 mois, la proportion de proto-langage diminue fortement chez Madeleine, passant de 75 % à 48,7 % de la totalité des productions de 16 à 18 mois et laissant la place à des énoncés constitués partiellement ou entièrement de mots reconnaissables par les adultes. La proportion d’holophrases augmente (passant de 13,5 % à 20,5 %), ainsi que celle des énoncés avec fillers (de 1,4 à 10,7 %) et des énoncés mixtes – énoncés constitués de mots combinés avec du proto-langage – (de 4,7 % à 7,8 %) et, dans une moindre mesure, des combinaisons à plusieurs mots (de 2,05 % à 3,3 %). Comme c’était déjà le cas à 16 mois, on retrouve des formes construites à partir du pronom ça dans « Assis ça » ou « C’est ça » ou de l’adverbe là dans « C’est là » ou « Mets là ». Mais, à la différence des énoncés produits à 16 mois, Madeleine change le mot se trouvant en position initiale pour obtenir de nouveaux énoncés (« C’est / assis ça », « C’est / Mets là »). Ainsi, Madeleine a probablement repéré la position des mots ça et là en position finale dans les énoncés des adultes et utilise ce format pour créer de nouveaux énoncés à partir de la structure « Mot + là / ça », en substituant le premier mot. Il ne s’agit donc plus de répétitions de fragments de la parole adulte reproduits tels quels, mais bel et bien d’énoncés que l’enfant peut décomposer en mots et recomposer à sa guise selon un patron qu’il s’est approprié. Au niveau de la prosodie, ces énoncés possèdent, comme à 16 mois, une très grande cohésion formelle (contour d’intonation unidirectionnel montant ou descendant et allongement de la dernière syllabe).
8En ce qui concerne les autres combinaisons de mots construites sans la présence du pronom ça ou de l’adverbe là et associant un nom à un autre nom, un verbe ou un adjectif (du type « papa parti »), comment vont-ils s’inclure dans une structure complexe en l’absence de mots grammaticaux ? Il semblerait que l’enfant passe d’une simple juxtaposition de mots éloignés les uns des autres, à des constructions plus élaborées où les mots seraient intégrés au sein d’une même unité prosodique. Ces constructions formeraient de véritables structures syntaxiques dans lesquelles les mots entretiendraient des relations de coordination, de dépendance, etc. Nous allons illustrer ce rapprochement successif avec quelques exemples tirés des productions de Madeleine.
Extrait 3-4 – Succession de mots entre deux tours de parole
Madeleine, 1;6,04 à 13 min 38 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-4-madeleine-tubelekika-1-06-04.mp4 | ||
1. MADELEINE | a@fs lait ! | |
pho | [a le] | |
act | Madeleine se retourne vers sa mère. | |
2. MADELEINE | lait. | |
pho | [ele] | |
act | Madeleine apporte le biberon et le gobelet à sa mère. | |
3. MARIE | comment ? | |
4. MADELEINE | bébé ! | |
pho | [bebe] |

9Dans l’extrait 3-4, Madeleine, âgée de 18 mois, se dirige vers sa mère en tenant un biberon de la main droite et une tasse en plastique de la main gauche. Elle laisse derrière elle son bébé qui est resté couché sur le fauteuil. Elle produit « a@fs lait » (L. 1) avec un contour d’intonation descendant puis, en arrivant vers sa mère, « bébé » (L. 4) avec un contour d’intonation montant, comme si elle cherchait à la solliciter. Elle retourne ensuite vers le bébé en disant « lait » plusieurs fois, le prend dans ses bras et le ramène vers sa mère, qui prend Madeleine sur ses genoux et commence à donner le biberon au bébé. Dans cette séquence, Madeleine veut donner du lait à son bébé ou elle veut que sa mère donne du lait à son bébé. Les mots « lait » et « bébé » sont produits en succession, mais pas au sein du même énoncé. Ils ne font pas partie du même tour de parole et sont séparés par une pause très longue (1 578 ms). Il n’existe donc pas encore de relation syntaxique entre ces deux mots, ils sont produits dans des tours de parole différents et distants au niveau temporel.
Extrait 3-5 – Succession de mots dans le même tour de parole
Madeleine, 1;6,04 à 20 min 17 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-5-madeleine-assis-bebe-1-06-04.mp4 | ||
MADELEINE | assis (.) assis (.) assis (.) bébé. | |
pho | [asi asisa asisa bebe] | |
act | Madeleine assied sa poupée. |
10Un peu plus tard, dans la même vidéo, Madeleine est toujours en train de jouer avec son bébé et son biberon (exemple 3-5). Elle fait semblant de boire du lait dans le biberon, tout en tenant sa poupée dans la main droite, puis se dirige vers l’escalier pour asseoir son bébé sur une marche. Elle répète plusieurs fois le mot « assis », puis produit le mot « bébé ». Ces mots sont produits à la suite les uns des autres au sein du même tour de parole et sont séparés par une pause supérieure à 400 ms (421 ms, 449 ms, 439 ms). Chaque mot est produit avec un contour d’intonation individuel. La présence de ces contours, ainsi que la présence d’une pause entre chacun de ces mots, montrent qu’il ne s’agit pas de combinaison syntaxique et prosodique de mots, mais bel et bien d’une succession de mots qui n’appartiennent pas à un énoncé global, même s’ils sont produits au sein du même tour de parole. La prosodie permet d’individualiser chacun de ces mots.
Extrait 3-6 – « Bébé Poulpo »
Madeleine 1;06,04 à 22 min 22 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-6-madeleine-bebe-poulpo-1-06-04.mp4 | ||
1. MADELEINE | yy P(oulpo) [/] Pou(l)po. | |
pho | [sase py pupo] | |
add | à sa mère, tourne la tête pour regarder sa mère | |
2. MÈRE | tu lui racontes ? | |
3. MÈRE | tu racontes à ta poupée ? | |
4. MADELEINE | bébé (.) Pou(l)po. | |
5. MÈRE | Pou(l)po (.) et (.) Poulpette. |
Figure 1 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « Bébé # Poulpo » de Madeleine à 1;06,04.

11Dans l’exemple 3-6, Madeleine a placé sa poupée à côté d’un livre qui raconte l’histoire de Poulpo le poulpe. Au début de la séquence, elle regarde sa poupée, puis sa mère en produisant un énoncé au départ non compréhensible, mais se terminant par le mot « Poulpo ». Sa mère interprète la production de sa fille comme si celle-ci voulait raconter l’histoire de Poulpo à sa poupée (L. 2, L. 3). Madeleine, tout d’abord silencieuse, produit ensuite une combinaison de deux mots « Bébé, Poulpo » (L. 4), avec une longue pause entre les deux mots (1 146 ms, cf. figure 1). Il est intéressant de noter que la direction du regard de Madeleine va passer alternativement de sa mère à la poupée. Ainsi, après l’intervention de sa mère, elle regarde sa poupée, puis lève les yeux vers sa mère en disant « Bébé » avec une intonation montante, regarde à nouveau la poupée et ajoute « Poulpo » sur une intonation descendante, puis regarde à nouveau sa mère. Ces deux mots sont séparés par une pause d’une durée supérieure à 1 seconde et chaque mot contient un allongement final et, comme dans l’exemple 3-7, garde son individualité temporelle. Pourtant, il ne s’agit pas de deux mots successifs qui n’ont pas de relations entre eux. En effet, Madeleine produit un contour montant sur le premier mot et un contour descendant sur le second mot. Le premier contour appelle une suite, descendante. Grâce à l’intonation, Madeleine établit un lien prosodique entre les deux mots. Madeleine utilise ces deux mots, ainsi que le contour d’intonation, pour raconter une relation complexe entre une opération de prédication implicite dans laquelle il ne reste que Poulpo et la cible, son bébé. La longueur de la pause peut être due au fait que la petite fille se sert à la fois du canal vocal et gestuel pour diriger l’attention de l’adulte et circonscrire un objet d’intérêt commun tout en négociant la compréhension que ce dernier doit avoir autour de cet objet.
Extrait 3-7 – « Porte Poulpo »
Madeleine 1;06,04 à 24 min 26 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-7-madeleine-porte-poulpo-1-06-04.mp4 | ||
1. MADELEINE | yy Pou(l)po. | |
pho | [pu pupo] | |
act | Madeleine se lève et part avec le repose-pieds. | |
2. MÈRE | oui (.) tu vas où là ? | |
3. MADELEINE | porte Pou(l)po. | |
pho | [pɔt pupo] |
Figure 2 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « Porte # Poulpo » de Madeleine à 1;06,04.


12Un peu plus tard, dans l’exemple 3-7, Madeleine soulève le repose-pieds sur lequel est posé le livre racontant l’histoire de Poulpo. Sa mère lui demande où elle va (L. 2). Madeleine répond « Porte Poulpo » (L. 3). Comme dans l’exemple précédent, chaque mot contient un allongement sur la dernière syllabe, accompagnée d’une proéminence (intensité plus forte, figure 3), mais la pause entre les deux mots est beaucoup plus courte (65 ms vs 1 146 ms dans l’exemple précédent, cf. figure 2). Chaque mot conserve son individualité, mais le lien entre les deux mots paraît beaucoup plus fort (verbe + complément).
13L’extrait suivant, produit plus tardivement, à 22 mois, est très intéressant car Madeleine va compléter spontanément et intonativement un énoncé produit par sa mère, puis produire un énoncé à deux mots comportant une forte cohésion et une véritable organisation prosodique.
Extrait 3-8 – Le canapé vert
Madeleine, 1;10,07 à 22 min 51 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-8-madeleine-canape-vert-1-10-07.mp4 | ||
1. MADELEINE | ne@fs veux. | |
pho | [nə vəː] | |
act | Madeleine prend le livre des mains de l’observateur. | |
2. MÈRE | alors tu veux l’histoire ? | |
3. MADELEINE | 0 | |
act | Madeleine revient vers sa mère. | |
4. MADELEINE | une histoire (cana)pé. | |
pho | [yn istwa pe] | |
act | Madeleine grimpe sur le canapé. | |
5. MÈRE | dans le canapé ? | |
6. MADELEINE | vert. | |
pho | [vɛ] | |
7. MÈRE | vert. | |
8. MADELEINE | ca(na)pé # vert. | |
pho | [kape vɛ] |
Figure 3 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) des énoncés « Le canapé » et « Vert » produits respectivement par la mère de Madeleine et par Madeleine à 1;10,07.


14Madeleine vient de montrer un livre à Martine (exemple 3-8), la personne qui la filme, et se dirige ensuite vers sa mère pour que celle-ci lui lise l’histoire des « canetons » en disant « ne@fs veux » (L. 1). Sa mère lui demande si elle veut l’histoire (L. 2) et Madeleine lui répond « Une histoire (cana)pé » (L. 4), tout en grimpant sur le canapé. Comme dans l’extrait 8, elle compacte deux prédications différentes dans le même énoncé : « Tu me racontes une histoire » et « Cette histoire, tu me la racontes dans le canapé vert ». Sa mère l’attrape et lui demande « dans le canapé ? » (L. 5). Madeleine complète cet énoncé par le mot « vert » (L. 6), puis reprend l’énoncé complet « canapé vert » (L. 8). Sur la figure 3, nous pouvons voir l’énoncé de la mère, suivi, après une pause de 430 ms, de l’énoncé de Madeleine. Ce qui est intéressant, c’est que la mère produit « dans le canapé ? » avec une intonation montante car elle pose une question à sa fille. Mais Madeleine, au lieu de répondre, complète l’énoncé de sa mère comme si l’intonation montante appelait une continuation. Et elle produit le mot « vert » avec un contour d’intonation plus bas que celui de sa mère, comme si elle complétait l’énoncé également au niveau intonatif et temporel (la syllabe « vert » est produite avec une durée de 505 ms alors que la durée de la dernière syllabe produite par sa mère était de 320 ms, soit un rapport de durée 1,5 entre les deux syllabes, il y a donc bien allongement final). Elle reprend ensuite l’énoncé en entier « Canapé # Vert » (L. 8), en produisant une pause plus courte de 101 ms entre les deux mots, mais avec la même structure temporelle (352 ms pour la dernière syllabe de canapé et 539 ms pour la syllabe « vert », soit le même rapport de durée de 1,5) et le même contour d’intonation que dans les deux énoncés précédents (figure 4).
Figure 4 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de l’énoncé « Le canapé vert » produit par Madeleine à 1;10,07.

Extrait 3-9 – « Enlever manteau »
Madeleine, 1;10,07 à 4 min 56 | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-9-madeleine-enlever-manteau-1-10-07.mp4 | ||
1. MADELEINE | l’enlever manteau ? | |
pho | [love mato] | |
act | Madeleine pointe de la main gauche le buste de l’observateur. | |
xpnt | montre, avec l’index, l'observateur | |
2. OBSERVATEUR | bah c’est pas un manteau c’est un pull. | |
3. OBSERVATEUR | et tu vois j’ai un peu froid. | |
4. OBSERVATEUR | alors je garde mon pull pour l’instant. |
Figure 5 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « L’enlever manteau » de Madeleine à 1;10,07.


15Quelques mois plus tard (22 mois), Madeleine porte un déguisement de tigre. Sa mère le lui retire et lui demande si elle veut aller jouer à l’étage dans sa chambre. Madeleine répond « Jouer là-haut », puis s’approche de Martine, la regarde et produit l’énoncé « L’enlever manteau » (L. 1) interprété par Martine comme si elle lui demandait de retirer son manteau. Martine lui répond que ce n’est pas un manteau, mais un pull et qu’elle le garde car elle a un peu froid (L. 2, L. 3, L. 4). Pour en revenir à l’énoncé « L’enlever manteau », il n’y a plus de pause entre les mots, comme dans l’extrait 3-9 ; les deux mots sont intégrés dans le même contour d’intonation (contour montant-descendant-montant) où la première montée intonative permet de délimiter le verbe du mot qui le suit, mais également de marquer un lien de dépendance entre le verbe enlever et son complément d’objet direct manteaux (figure 5). Au niveau temporel, chaque mot conserve un allongement final et, donc, une certaine individualité par rapport à l’ensemble de l’énoncé. Cette individualisation de chaque mot va disparaître dans l’extrait suivant.
Extrait 3-10 – « Monsieur Toto »
Madeleine, 1;10,07 à 41 min 21 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-10-madeleine-monsieur-toto-1-10-07.mp4 | ||
1. MADELEINE | Monsieur Toto a@fs Popi [/] Popi. | |
pho | [mœsjø totoː a popi popiː] | |
act | Madeleine semble chercher quelque chose du regard par terre ; puis reporte son attention sur le biberon qu’elle tient dans la main droite. | |
2. MARIE | il t’a donné Popi et il a donné un Popi aussi à +..? | |
act | Marie se penche et entoure de son bras droit le dos de Madeleine, cherche le regard de Madeleine. | |
3. MADELEINE | Monsieur Toto ! | |
pho | [məsiə totoː] | |
act | Madeleine sourit, hilare, se redresse et regarde Marie droit dans les yeux. |
Figure 6 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « Monsieur Couteau » de Madeleine à 1;10,07.

16Dans l’extrait 3-10, Madeleine et sa sœur sont assises sur le fameux canapé vert de l’extrait 3-8 et sont en train de jouer avec les poupées de Madeleine. Soudain, Madeleine se porte en avant et produit l’énoncé suivant « Monsieur Toto a@fs Popi [/] Popi » (L. 1). Il s’agit en fait d’un ami de la famille qu’elle a surnommé « Monsieur Couteau » et qui vient de lui donner un livre de Popi. Sa sœur reprend immédiatement la production de Madeleine en lui demandant « Il t’a donné Popi et il a donné un Popi aussi à +..? » (L. 2), mais au lieu de répondre à sa sœur, Madeleine répète à nouveau « Monsieur Couteau ! » (L. 3) en souriant. Dans cet énoncé, les deux mots sont intégrés dans la même unité intonative (contour montant-descendant, figure 6). La montée intonative correspond à la fin du premier mot et il n’y a qu’un allongement final sur la dernière syllabe du groupe de mots. La cohésion prosodique est donc très forte entre les deux mots, grâce à la conjonction de trois indices prosodiques différents : l’absence de pause, le contour d’intonation englobant et un seul allongement final à la fin de l’énoncé. Madeleine utilise donc les signaux prosodiques (allongement syllabique, proéminence, contour d’intonation et pause) pour marquer la cohésion ou pas entre deux ou plusieurs mots consécutifs.
17Chez Théophile, les combinaisons à deux mots sont encore peu nombreuses à 24 mois.
Extrait 3-11 – Énoncé avec onomatopée
Théophile 2;00,20 à 41 min et 40 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-11-theophile-a-papi-2-00-20.mp4 | ||
1. PÈRE | regarde (.) on la met là. | |
act | met la clé dans la serrure. | |
2. PÈRE | et après tu tournes (.) comme ça ! | |
3. PÈRE | vas-y. | |
4. PÈRE | comme ça. | |
gpx | geste de la main | |
5. PÈRE | voilà ! | |
6. THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile tourne la clé. | |
7. PÈRE | bravo oui ! | |
8. THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile ouvre le porte de la maison. | |
9. THÉOPHILE | yyy ! | |
pho | [natepo] | |
10. THÉOPHILE | yyy ! | |
pho | [nadøvu] | |
11. THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile boit et crache. | |
12. PÈRE | qui est-ce qui t’as appris ça ? | |
13. PÈRE | c’est papi ? | |
14. THÉOPHILE | eu@fs papi a@fs vroumvroum@o. | |
pho | [ə pepe a vʁumvʁum] | |
15. PÈRE | ah t(u) as fait de la vroumvroum@c avec Papi hein ! | |
16. PÈRE | tous les soirs ! |
18Dans l’exemple 3-11, Théophile est âgé de 24 mois et 20 jours. Il est dans son bain et c’est son papa qui lui fait la toilette. Ils s’amusent avec un jeu d’encastrement de formes qui représente une maison et que l’on peut ouvrir grâce à des petites clés. Une fois la maisonnette pleine, Théophile pointe du doigt l'une des portes. Son père lui montre alors comment se servir des clés. Une fois la petite porte ouverte, Théophile s’exclame en babillant et se saisit d’un petit objet en forme de gobelet rectangulaire. Ce dernier tombe dans l’eau et Théophile le ramasse pour le porter à sa bouche. Il avale et recrache l’eau. Amusé par ce petit jeu, son père l’interroge en lui demandant qui a bien pu lui montrer ce geste. Et quand il lui suggère qu’il s’agit de son grand-père, Théophile prononce immédiatement « eu@fs papy a@fs vroumvroum@o ! » en souriant et en se tournant vers son père, qui reprend tel quel le terme « Vroumvroum » pour signifier voiture (L. 15) dans l’énoncé « Ah tu as fait de la vroumvroum@o avec Papi, hein ! ». Même si cette expression contient des fillers, elle est composée de deux termes que Théophile va commencer à associer de plus en plus souvent pour faire des énoncés. Sur le plan prosodique, une pause de moins de 150 ms sépare « « eu@fs papy » de « a@fs vroumvroum@o ! » et deux contours intonatifs distincts s’enchaînent ; un contour montant et un contour montant-descendant en forme d’accent circonflexe avec une proéminence sur le second « vroum » et un allongement final conséquent. On est clairement devant un énoncé complet à deux termes (cf. figure 7). À cet âge-là, Théophile produit toujours beaucoup de proto-langage ; ce type de production représente un peu plus de 40 % du total de ses prises de parole.
Figure 7 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « eu@fs papy a@fs vroumvroum@o ! » de Théophile à 2;00,20.

19Ces onomatopées sont produites avec ou sans filler comme par exemple « miam-miam » pour dire qu’il se délecte, qu’il a faim ou qu’il va ou veut manger, « vroum vroum » pour désigner des véhicules à roues, « boum-boum » pour parler d’un ballon par exemple. Ces formes typiquement enfantines perdurent longtemps et sont également reprises telles quelles par ses parents. Elles constituent pendant plusieurs mois un véritable dictionnaire spécifique à ce trio et permettent non seulement la mise en place des échanges autour d’activités ludiques et routinières partagées, mais sont aussi la trace des débuts de l’acquisition de la syntaxe (Ervin-Tripp, 1994). En voici un autre exemple dans l’extrait qui suit.
Extrait 3-12 – Langage adressé à l’enfant
Théophile 2;00,20 à 29 min 27 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-12-theophile-onomatope-2-00-20.mp4 | ||
1. THÉOPHILE | xx [=! pleurniche] ? | |
act | Théophile regarde l'observateur avec geste de la main ouverte. | |
2. OBSERVATEUR | qu’est-ce que tu cherches ? | |
3. THÉOPHILE | 0. | |
act | Théophile regarde l'observateur. | |
4. THÉOPHILE | yy vroumvroum@c. | |
pho | [je vʁumvʁum] | |
5. PÈRE | le vroumvroum@0 ? | |
6. OBSERVATEUR | la voiture ? | |
7. THÉOPHILE | vroumvroum@o ! | |
pho | [vʁumvʁum] | |
8. OBSERVATEUR | le vroumvroum@o ? | |
9. THÉOPHILE | 0 [=! gémit]. | |
10. OBSERVATEUR | vroumvroumvroum@o ! | |
11. THÉOPHILE | 0 [=! gémit]. | |
12. PÈRE | quel vroumvroum@c tu veux Théophile ? | |
13. THÉOPHILE | xxx | |
act | Théophile prend un autre jouet. | |
14. PÈRE | ah ! | |
15. PÈRE | ah boum dans la tête de papa ! | |
16. OBSERVATEUR | wouah@i le manège (.) c’est quoi ? | |
17. THÉOPHILE | xxx | |
act | Théophile examine le jouet. |

20Dans cet extrait 3-12, Théophile a le même âge que dans l’extrait précédent (24 mois). Son père vient tout juste de finir de le déshabiller et de le mettre dans la baignoire. Théophile est fâché, il pleurniche, ses parents lui ont défendu de prendre la paire de ciseaux qui a servi lors d’une petite activité avec sa mère juste avant. En entrant dans la baignoire, il râle encore en parlant de la petite voiture avec laquelle il s’amusait avec sa mère. Son père remplit la baignoire tandis que le petit garçon attend debout. Pour lui changer les idées, l’observateur lui demande de lui montrer son bateau, comme l’a proposé son père en terminant de le déshabiller. À ce moment-là, ce dernier, qui a localisé le bateau dans le filet contenant les jouets de bain et fixé à la baignoire, s’en empare et le tend alors à Théophile qui réclame un autre jouet, « Le vrouvroum » (L. 4), sur un ton interrogateur et plaintif. Les deux adultes lui demandent alors ce qu’il cherche. Théophile a même un geste très explicite par rapport à sa demande. Il hausse l’épaule droite en relevant l’avant-bras et en ouvrant la main. Son père prononce le même énoncé afin de comprendre sa requête (L. 5). Puis Théophile répète encore « Le vrouvroum » (L. 7) immédiatement répété par son père qui insère alors le mot dans un énoncé plus correct « Quel vroumvroum tu veux Théophile ? » (L. 12), et soudain Théophile attrape un jouet qui le contente et met fin à cet épisode. L’intention de Théophile est parfaitement claire pour les adultes – il cherche une voiture –, claire en raison du mot-onomatopée employé par toute la famille et claire grâce au contour intonatif qui l’accompagne (dans le premier cas, un contour descendant-montant et dans le second cas, un contour montant, autrement dit deux courbes mélodiques avec une montée finale à l’instar de la question et de l’interrogation) et au contexte bien entendu. Cependant, comme il est dans la baignoire, son père ne voit pas de quelle petite automobile il s’agit.
21À 2 ans Théophile emploie encore du proto-langage (par exemple : « Wekaku kakako »), des énoncés mixtes et des onomatopées désignant des objets bien précis. Dans la même vidéo, il produit de nombreuses fois le terme « kiki » que ces parents reprennent sous la forme « tictic » pour référer à la paire de ciseaux. Comme pour « vroumvroum », les parents de Théophile utilisent le même terme que lui. Tout en ajoutant des informations sur l’utilité, la grandeur ou la dangerosité de l’objet, ils puisent dans le vocabulaire enfantin et rejoignent en quelque sorte Théophile dans une zone proximale de développement tout en l’aidant à parler et construire ses énoncés. En voici un exemple dans l’échange suivant : Théophile dit : « Mes kiki, kiki » et le père répond : « Théophile les grands, Théophile écoute moi ! Les grands titics c’est dangereux ».
22À 26 mois, il produit encore un grand nombre d’énoncés à un mot et ses combinaisons sont composées d’onomatopées, comme par exemple « Dans vroumi », « Vroumvroum pimpon » ou encore « Clé vroum » pour signifier « C’est la clé de la voiture » ou encore « @fs Papy @fs vroum vroum » que l’on peut interpréter comme « C’est la voiture de papy », « J’ai fait un tour en auto avec papy » ou bien encore « Papy doit me faire monter dans sa voiture ». Son vocabulaire est encore relativement restreint sur le plan expressif. Il est cependant très loquace et reprend de nombreuses fois les mêmes termes à travers ses différentes prises de parole et avec des patrons d’intonation variés.
Sur le chemin d’une syntaxe plus complexe1
23Il est intéressant de noter qu’au moment où Madeleine produit ses premières « vraies » combinaisons à 2 mots, elle utilise également des combinaisons à 3 mots (1,6 % des productions à 18 mois) ! Ces productions ne comportent pas de pauses et les mots sont intégrés au sein d’un même contour d’intonation, comme dans l’exemple suivant.
Extrait 3-13 – « encore un caca »
Madeleine 1;06,04 à 0 min 56 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-13-madeleine-encore-un-1-06-04.mp4 | ||
1. MÈRE | i(l) faut changer la couche ? | |
2. MADELEINE | 0 [=! pleure]. | |
3. MÈRE | xxx | |
4. MADELEINE | yyy [=! pleurniche]. | |
pho | [ɔlədemu] | |
5. MADELEINE | yy a@fs gros caca. | |
pho | [eː a gʁo kaka] | |
act | Madeleine touche sa couche en regardant l'observateur. | |
6. MÈRE | oui ah bah oui c’est clair. | |
7. OBSERVATEUR | y a un gros caca ? | |
8. MADELEINE | yy a@fs caca. | |
pho | [ɑ̃kɔʁ a kaka] | |
act | Madeleine avance vers l'observateur; en la regardant, en tenant sa couche. | |
9. MÈRE | ah ça gagne en clarté hein. |
24Ainsi, dans l’exemple 3-13, la mère demande à Madeleine s’il faut changer la couche. Celle-ci pleurniche et produit un énoncé en proto-langage non compréhensible par les adultes, qui ne réagissent d’ailleurs pas à sa production. Elle se tourne ensuite vers l’observatrice en touchant sa couche et dit [eː a gʁo kaka] (L. 5), production reprise immédiatement par l’observatrice qui dit : « Y’a un gros caca ? » (L. 7). Madeleine s’avance vers elle, toujours en tenant sa couche, et ajoute [ɑ̃kɔʁ a kaka] (L. 8). Les adultes rient et la mère ajoute que les productions de sa fille gagnent en clarté (n’oublions pas qu’à 18 mois, la moitié des productions de Madeleine sont encore composées de proto-langage). Chacune de ces productions est produite avec un contour d’intonation unifié (montant-descendant dans le premier cas et montant-descendant-montant dans le second cas) et un allongement final de la dernière syllabe de chaque groupe (voir figure 9). Dans le premier groupe (L. 7), la montée intonative coïncide avec le mot « gros » et la descente intonative, avec le mot « caca ». Ainsi, la frontière entre ces deux mots est marquée au niveau de l’intonation. Par ailleurs, on trouve un filler [a] devant le mot « gros ». Dans le second groupe (L. 8), la première montée intonative coïncide avec la fin du mot « encore » et la seconde montée intonative, avec la fin du mot « caca ». Les deux mots sont séparés par le filler [a]. Chaque montée intonative est associée à une proéminence. Ainsi, là aussi, la frontière entre « encore » et « caca » est très marquée au niveau prosodique. On observe donc à la fois une grande cohésion entre les différents mots de l’énoncé qui sont produits au sein d’une même unité intonative, mais aussi une individualisation grâce aux montées intonatives qui marquent la fin des mots sémantiquement pleins à l’intérieur de l’énoncé.
Figure 8 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « yy a@fs gros caca! » de Madeleine à 1;06,04.

25À partir de 19 mois, Madeleine produit plus d’énoncés à 3 mots (33) que d’énoncés à 2 mots (23). Dans les énoncés à 3 mots, on retrouve la même cohésion prosodique observée à 18 mois. La majorité des énoncés sont produits avec un allongement de la dernière syllabe, accompagné d’une proéminence finale et d’un contour d’intonation de configuration simple qui englobe les trois mots, comme dans « On le mets », « Je veux encore », « Ouvre ta porte » ou encore « Le bleu ça ». Elle commence également à produire des énoncés plus longs, composés de 4 ou 5 mots, mais en très petit nombre (3 énoncés), comme dans « @fs là ta clé » ou « @fs veux voi(r) ta porte ». Les énoncés contenant le mot clé sont très nombreux : « ta clé », « @fs tes clés », « @fs ta kle », « @fs là ta clé », « @fs yy ta clé » et « maman yy ta@fs clé ». Leur structure est intéressante car Madeleine réussit à produire des énoncés plus longs à partir de la combinaison « ta clé » ou « tes clés » en position finale, qu’elle complète en ajoutant des éléments en début d’énoncé. En voici un exemple.
Extrait 3-14 – « à la recherche des clés »
Madeleine 1;07,15 à 4 min 35 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-14-madeleine-eu-ta-cle-1-07-15.mp4 | ||
1. MÈRE | (elles) ont pas l’air d’êt(r)e là. | |
2. MÈRE | j(e) me demande si +/. | |
3. MÈRE | elles doivent être dans ta chambre. | |
4. MÈRE | plutôt. | |
5. MÈRE | j(e) vais les chercher. | |
6. MÈRE | pardon. | |
com | s’adresse à l'observateur. | |
act | Mère passe devant la caméra. | |
7. MADELEINE | maman yy ta@fs clé. | |
pho | [mamɑ̃ tydy ta kle] | |
act | Madeleine regarde l'observateur en se tenant à la rambarde du parc. | |
sit | Mère quitte la pièce. | |
com | Madeleine s’adresse à l'observateur. | |
8. OBSERVATEUR | bah ouais. | |
9. MADELEINE | ta@fs clé. | |
pho | [ta kle] | |
com | Madeleine s’adresse à l'observateur. | |
act | Madeleine regarde l'observateur. | |
10. OBSERVATEUR | <elle est pat> [<] +/. | |
11. OBSERVATEUR | elle est partie chercher les clés ? | |
com | demande de clarification. | |
12. MADELEINE | ǝ@fs ta@fs clé. | |
pho | [ə ta kle] | |
act | Madeleine quitte subitement le parc et se dirige en direction d’un jouet | |
xpnt | tend l’index et montre un jouet. |

26Dans l’extrait 3-14, la mère de Madeleine est en train de chercher un jeu de clés, qui permet d’ouvrir la porte d’une petite maison en plastique. Elle est en train de regarder dans le lit de Madeleine en disant qu’il n’a pas l’air d’être là (L. 1), puis s’éloigne en disant qu’il doit être dans la chambre de Madeleine (L. 3) et qu’elle va aller le chercher (L. 5). Madeleine regarde Martine, l'observatrice, en se tenant à la rambarde du parc et lui dit : « Maman yy ta@fs clé » (L. 7), puis « ta@fs clé » (L. 9) que Martine reformule comme « Elle est partie chercher les clés ? » (L. 11). Madeleine regarde alors dans le parc, puis pointe quelque chose qui se trouve hors champ sur sa droite tout en disant de nouveau « @fs ta@fs clé » (L. 12) et quitte subitement le parc en se dirigeant dans cette direction. Dans cet extrait, nous trouvons trois énoncés différents (L. 7, L. 9 et L. 12) construits à partir du groupe « ta@fs clé » en position finale, précédé d’un élément, que ce soit un mot, une syllabe ou un filler. Tous ces énoncés sont produits avec une très grande cohésion prosodique : un contour d’intonation unique et englobant, un allongement final et une proéminence sur le mot clé. Cette capacité à construire des énoncés plus longs à partir du même mot ou même groupe de mots situé en position finale s’exprime à plusieurs reprises au cours de la vidéo à partir du mot poussin , qui lui sert à construire des énoncés comme « plus poussin », « petit poussin », « @fs (pe)tit poussin », « @fs des poussin », « @fs petit poussin », « @fs là poussin » et à partir du mot porte, dans les énoncés « ouvre porte », « ouvre ta@fs porte », « @s ta@fs porte » ou « @fs veux voir ta@fs porte ». Les fillers utilisés dans ces énoncés occupent la place des mots grammaticaux et permettent d’assurer le lien entre les différents mots de contenu. Ils permettent également à l’enfant de produire des énoncés de plus en plus longs, un procédé qu’elle va utiliser largement au cours des mois suivants.
27Ainsi, à partir de 21 mois, les énoncés de Madeleine s’allongent encore davantage. Elle va non seulement continuer à produire des énoncés à 2 mots (67) et à 3 mots (48), mais également des énoncés plus longs comprenant 4 mots (36), 5 mots (4), 6 mots (3) et même 7 mots (2). Elle continue à recourir au même procédé que celui que nous venons de décrire à propos de l’extrait 3-8, mais elle utilise également une construction spécifique dans les énoncés à 4 mots qui sont composés le plus souvent de la structure suivante : filler + mot + filler + mot, comme dans les exemples suivants : « @fs chercher @fs livre », « @fs autre @fs cochon » ou encore « @fs flûte @fs joue ».
Extrait 3-15 – « @fs œuf @fs perdu »
Madeleine 1;09,03 à 54 min 46 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-15-madeleine-un-oeuf-1-09-03.mp4 | ||
1. MÈRE | il s’est caché. | |
2. MÈRE | il s’est caché. | |
com | voix chuchotée | |
3. MADELEINE | xxx | |
com | inaudible | |
4. MADELEINE | un oeuf a pe(r)du. | |
pho | [œ͂ nœf a bady] | |
xpnt | pointage maintenu | |
act | Madeleine regarde l'observateur. |

28Dans l’extrait 3-15, Madeleine est en train de regarder une vidéo sur l’écran de l’ordinateur de sa mère, qui est assise à ses côtés. Il s’agit d’une poule beige qui a pondu un œuf dans la neige et qui l’a ensuite dévoré. Madeleine pointe l’écran avec son index et sa mère chuchote que l’œuf s’est caché (L. 1, L. 2). Tout en continuant à pointer, Madeleine produit l’énoncé suivant : « @fs œuf a@fs perdu » (L. 4), composé de la séquence : filler + nom + filler + verbe au participe passé. Cet énoncé est produit avec une forme prosodique spécifique : une montée intonative à la fin du premier mot accompagnée d’une proéminence et une seconde montée intonative à la fin du second mot, accompagnée d’une autre proéminence et d’un allongement syllabe de la dernière syllabe (figure 9).
Figure 9 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « @fs œuf a@fs perdu » de Madeleine à 1;09,03.

29Cette construction se rencontre à plusieurs reprises dans les productions de Madeleine à 21 mois. Nous en avons également un exemple chez Théophile à l’âge de 24 mois dans l’énoncé « @fs papy @fs vroumvroum » (extrait 3-11) où chaque mot est produit avec une montée intonative, mais à la différence de Madeleine, les deux parties de l’énoncé sont séparées par une courte pause et chaque mot est produit avec un allongement final. Les deux groupes « @fs papy » et « @fs vroumvroum » sont donc produits avec moins de cohésion prosodique et n’apparaissent pas de façon récurrente comme c’est le cas chez la petite Madeleine. L’avantage de la structure filler + mot + filler + mot est qu’elle est facilement extensible pour produire des énoncés encore plus longs, il suffit d’ajouter à nouveau un filler et un mot. C’est exactement ce qu’elle fait dans l’énoncé le plus long qu’on ait pu relever à l’âge de 21 mois.
Extrait 3-16 – « @fs veux un papier @fs la flûte »
Madeleine 1;09,03 à 44 min 04 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-16-madeleine-flute-1-09-03.mp4 | ||
1. MÈRE | tu veux une partition peut-être ? | |
act | sa mère part chercher une partition. | |
2. OBSERVATEUR | ah ! | |
3. MÈRE | j(e) sais pas moi hein [=! rit] ! | |
4 | OBSERVATEUR | 0 [=! rit]. |
5. MADELEINE | a@fs papier ! | |
pho | [a papje] | |
6. MADELEINE | ə@fs veux un papier ə@fs la flûte. | |
pho | [ə və œ͂ papje ə la flyt] | |
7. MADELEINE | flûte. | |
pho | [fyt] | |
8; MÈRE | on le met là ? | |
act | Mère apporte la partition. | |
9. MÈRE | tu joues d(e) cette musique ? |

30Dans l’extrait 3-16, Madeleine demande un papier à sa mère. En fait, il s’agit d’une partition pour pouvoir jouer de la flûte, elle veut faire comme les adultes. Après plusieurs tentatives où elle parle de la flûte ou du papier « a@fs papier » (L. 5), elle finit par construire un énoncé très long contenant non seulement ces deux mots, mais également le verbe vouloir en position initiale : « ə@fs veux un papier ə@fs la flute » (L. 6). Chaque mot est précédé d’un filler et on peut noter deux montées intonatives dans cet énoncé, la première localisée sur le mot « papier » et la seconde, sur le mot « flûte », avec un allongement final et une proéminence sur chacun de ces deux mots. En revanche, on ne relève pas de montée intonative sur le verbe, ni de proéminence ou d’allongement.
Figure 10 : évolution de la fréquence fondamentale en fonction du temps (ligne bleue) de la production « ə@fs veux un papier ə@fs la flûte » de Madeleine à 1;09,03.

31Les productions de Madeleine sont donc déjà très élaborées à 21 mois, et ce à peine cinq mois après l’apparition de ses toutes premières combinaisons de mots à l’âge de 16 mois. À cet âge, ses productions étaient composées en majorité de proto-langage (75,3 %) et à 21 mois, la proportion de proto-langage chute à 6,6 %. Il s’agit donc d’un véritable bouleversement dans la nature de ses productions en l’espace d’un semestre seulement. Par ailleurs, il est très important de noter que dès l’apparition des premières combinaisons à 2 mots à 16 mois, Madeleine produit également des énoncés à 3 mots, que dès l’âge de 18 mois, elle produit des énoncés à 4 mots et qu’à partir de 19 mois, elle produit des énoncés à plus de 4 mots. Il est donc indispensable de décrire l’ensemble des productions des enfants à cet âge si l’on veut mieux comprendre comment les enfants mettent en place la syntaxe de leur langue maternelle.
32On rencontre un phénomène semblable chez Théophile, quand il est âgé de 31 mois. À ce moment-là Théophile produit en effet beaucoup de fillers et ses énoncés s’articulent comme chez Madeleine autour de ces éléments qui fonctionnent comme des attaches de mots de contenus.
33Les productions de Théophile se transforment entre 29 et 31 mois. Pendant ces quelques mois, le proto-langage (25,43 %), les énoncés mixtes (10,37 %), les énoncés composés d’un filler + un mot (8,15 %) et les productions holophrastiques (29,38 %) diminuent au profit des énoncés à 2 (14,62 %), 3 (14,10 %) et 4 mots (10,51 %) qui contiennent des fillers devant des noms, comme c’est le cas dans l’exemple 21 ci-après.
Extrait 3-17 – « ø@fs main ø@fs soi. »
Théophile 2;07,04 à 38 min 35 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/3-17-theophile-main-2-07-04.mp4 | ||
1. THÉOPHILE | main. | |
pho | [mɛ̃] | |
xpnt | montre le tshirt deux bras tendus | |
2. THÉOPHILE | ø@fs main. | |
pho | [ø mɛ̃] | |
xpnt | montre le tshirt de l’index | |
3. THÉOPHILE | ø@fs main i(l) yy. | |
pho | [ø mɛ̃ i y aː] | |
xpnt | montre le tshirt de l’index | |
4; PÈRE | ben oui il a une main ! | |
5; THÉOPHILE | ø@fs main ø@fs soi. | |
pho | [ø mɛ̃ ø swaː] | |
6. PÈRE | qu’est-ce qu’elle a la main ? | |
7. THÉOPHILE | oh non ! | |
pho | [oː nɔ̃] | |
xpnt | montre le tshirt de l’index | |
8. THÉOPHILE | oh zut ! | |
pho | [o zyt] | |
9. PÈRE | zut quoi zut ? | |
10. THÉOPHILE | là est@fs cassé. | |
pho | [la e kase] | |
11. PÈRE | elle est pas cassée la main ! |
34Au cours de cette séquence, Théophile est installé sur sa table à langer, il vient de prendre son bain et son père lui enfile un pyjama. Théophile est calme et s’intéresse au tee-shirt de son père sur lequel est dessiné un personnage. Théophile pointe un détail en disant : « ø@fs main ø@fs swa. » (L. 5). Son père comprend qu’il commente le motif de son tee-shirt et enchaîne (L. 6) pour inciter Théophile à reformuler et préciser son énoncé précédent. Chaque mot est précédé d’un filler. Le premier mot est intelligible, « main », le second ressemble davantage à un proto-mot, « soi ». La signification de ce dernier reste floue. Théophile parle peut-être du doigt du personnage, étant donné qu’il poursuit en se désolant (L. 7 et L. 8 « oh non ! », « oh zut ! »), en répondant à son père que la main est cassée, et plus loin quand Théophile s’intéresse à nouveau au tee-shirt de son père et parle du pied du personnage, il dit à nouveau que celui-ci est « cassé » et sa mère confirme en notant qu’il y a un petit bout de pied « coupé ». Il produit d’autres énoncés sur le même modèle comme « ouh@i ça c’est a@fs voiture. » ou « est où a@fs cuillère » ou « et ça c'est@fs une@fs comptine maman » Puis à 32 mois, on observe plus d’énoncés à 3, 4 et plus de 5 mots. Et à 35 mois, Théophile ne produit quasiment plus aucun filler. Les déterminants placés devant les noms sont clairement identifiables et Théophile emploie très souvent « il –est/fait– », « je –veux/vais/ai– », « c’est » et « t(u) as » pour commencer ces énoncés.
Pour conclure
35À partir du milieu de la deuxième année, non seulement les enfants acquièrent de plus en plus de vocabulaire, mais ils se mettent également à assembler les mots entre eux. Ces phénomènes témoignent d’un changement important dans leur façon d’adresser leurs messages aux partenaires de l’environnement et aussi dans leur capacité à manipuler les signes linguistiques.
1. À partir de quand l’enfant commence-t-il à associer les mots au sein d’un même énoncé ?
36Cela dépend beaucoup des enfants, certains arrivant à combiner des mots de façon beaucoup plus précoce que d’autres enfants. Chez Madeleine, l’apparition des premières combinaisons coïncide avec une période d’augmentation importante de son vocabulaire, qui atteint à partir de 18 mois une taille de 45 mots. On relève également à partir de 16 mois un changement assez brutal dans la nature de ses productions. Bien que le proto-langage continue à dominer, les premiers énoncés avec filler apparaissent, ainsi que des énoncés mixtes, des onomatopées et les toutes premières combinaisons de mots « syncrétiques » qui reproduisent des fragments de la parole adulte. À 18 mois, la proportion de proto-langage chute, laissant la place à des énoncés presque totalement intelligibles et qui vont se complexifier très rapidement. De son côté, Théophile ne produit pas de combinaisons de mots avant l’âge de 22 mois. Quant à son vocabulaire, il n’atteint les 50 mots qu’après l’âge de 25 mois. À partir de 22 mois, la proportion de proto-langage décline et il commence à produire ses premiers énoncés avec filler et ses premières combinaisons de mots, ce qui marque réellement son entrée dans la parole combinatoire. Ainsi, même s’il existe des décalages temporels parfois importants entre les enfants en ce qui concerne l’entrée dans la première syntaxe, on repère néanmoins des régularités, notamment le fait que les énoncés avec filler et les énoncés mixtes émergent en même temps que les premières combinaisons de mots et qu’ils annoncent une baisse sensible de la proportion de proto-langage qui survient au cours du mois suivant.
2. Comment et pourquoi les enfants passent-ils des énoncés à un mot aux énoncés à plusieurs mots ?
37Selon Veneziano (2004), avant de pouvoir combiner des mots, les enfants sont capables d’avoir des centres d’attention successifs impliquant différents mots isolés produits à la suite les uns des autres. Ils sont limités au mot « Gâteau » (l’entité) ou au mot « encore » (le changement) pour dire qu’ils veulent plus de gâteau (Veneziano, 2004) et pourront combiner deux mots à partir du moment où ils seront cognitivement capables de considérer deux aspects du sens en même temps (« Encore gâteau »). Ces combinaisons se construisent en plusieurs étapes. Dans un premier temps, les mots seraient produits dans des tours de parole différents, puis au sein du même tour de parole avec l’aide des adultes. La conversation va aider l’enfant à passer d’une phase d’attention successive à chaque aspect de la situation (production d’un mot à la fois), à une phase d’attention simultanée à deux aspects (entité et changement), requis pour construire un énoncé à 2 mots. Les mots seraient ensuite produits au sein du même tour de parole, la prosodie contribuant à les isoler en les séparant par une pause, des contours d’intonation individuels et un allongement final à la fin de chaque mot, puis à les rassembler au sein d’une même unité intonative. L’arrivée des premières combinaisons de mots est évidemment motivée par l’évolution des besoins de l’enfant de communiquer ses intentions, l’évolution de ses expériences avec le monde qui l’environne et l’interaction entre ces paramètres et les échanges qu’il co-construit avec ses partenaires adultes. Elle est aussi liée au développement cognitif, marqué au cours de la deuxième et troisième année par l’accès à la notion de causalité et à la théorie de l’esprit qui se traduisent par la possibilité de mieux accéder aux intentions d’autrui et à leurs propres intentions, et qui s’instancient à travers des stratégies discursives et communicationnelles « innovantes ». Pour satisfaire ces nouvelles aptitudes, les enfants créent des structures plus complexes en « recyclant » une partie de leurs savoirs antérieurs ; les mots ne sont plus seulement juxtaposés, ils peuvent être « cousus » entre eux notamment grâce à des portions de proto-langage et des procédés de mise en valeur supportés par l’intonation. Plusieurs ressources vont les aider à allonger leurs productions : répétitions du même mot ou du même groupe de mots, fillers et énoncés mixtes avec l’utilisation du proto-langage pour compléter des énoncés contenant un mot.
3. Les enfants empruntent-ils tous le même chemin pour entrer dans la syntaxe ?
38Il existe beaucoup de variabilité entre les enfants. Chez Madeleine, les premières combinaisons de mots apparaissent à 16 mois. Dans un premier temps, les mots sont individualisés au niveau prosodique (contours d’intonation individuels, pause, proéminence et allongement à la fin de chaque mot), puis ils vont progressivement s’intégrer au sein d’une seule unité prosodique (même contour, pas de pause, une seule proéminence et un seul allongement à la fin), qui va assurer une très grande cohésion entre eux, tant au niveau syntaxique que sémantique. À 18 mois, elle produit également ses premiers énoncés à 3 mots et à partir de 19 mois, elle commence à produire des énoncés de 4 à 5 mots en utilisant une technique relativement élaborée : elle ajoute des éléments (fillers, mots ou syllabes) à un même mot ou groupe de mots situé en position finale d’énoncé, ce qui lui permet d’allonger la taille de ses productions, tout en maintenant une très grande cohésion prosodique au sein de l’énoncé. Elle utilise également une séquence composée de quatre éléments : filler + mot + filler + mot pour produire des énoncés à 4 mots, qu’elle étend occasionnellement pour produire des énoncés encore plus longs. Dans ces énoncés, chaque mot sémantiquement plein se démarque par une montée intonative et une proéminence. Chez Théophile, il est beaucoup plus difficile de trouver les mêmes régularités que chez Madeleine. Tout comme Madeleine, il est très expressif, mais il entre dans le langage plus tardivement et les onomatopées vont représenter le point d’entrée de Théophile dans le langage. Très nombreuses pendant la période holophrastique, elles vont ensuite être intégrées dans des énoncés plus longs (complétés par du proto-langage ou par des fillers, répétitions).
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Notes de bas de page
1 Pour aller plus loin, se référer au chapitre 9.
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