Émergence des premiers mots
p. 41-58
Texte intégral
Extrait 2-1 – Chat !
Madeleine 1;01,10 à 10 min 50 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-1-madeleine-chat-1-01-10.mp4 | ||
OBSERVATEUR | là tu attaques le plastique Madeleine ! | |
sit | la mère de Madeleine est en train de lui donner un yaourt. | |
MADELEINE | chat ! | |
xpnt | montre la fenêtre de l’index | |
MÈRE | t(u) as vu un chat ? | |
MÈRE | mais non. | |
MÈRE | mais non y en a pas là. | |
MADELEINE | yyy ! | |
pho | [aja] | |
xpnt | Madeleine garde le doigt pointé vers la fenêtre | |
MADELEINE | chat ! | |
MÈRE | oui on en voit souvent mais là y en a pas. |

1La période où l’enfant commence à produire ses premiers mots est une période magique pour les parents. Le premier mot restera gravé dans la mémoire familiale, car il correspond au moment symbolique où l’enfant accomplit son entrée dans le langage et dans la communauté des locuteurs de sa/ses langue(s) maternelle(s). Mais à partir de quand peut-on dire qu’un mot est un mot ? Cette question paraît triviale, mais elle le devient beaucoup moins à l’examen des productions d’enfants avant l’âge de 12-13 mois, l’âge moyen correspondant souvent à l’apparition des premiers mots. Dans l’exemple 2-1, la petite Madeleine pointe son doigt vers la fenêtre en disant [ʃa] (cha) ; sa mère l’interprète immédiatement comme le mot chat et l’intègre dans la conversation. Mais nous verrons plus loin dans ce chapitre que Madeleine peut utiliser le même « mot » pour désigner tout autre chose, comme une fleur par exemple, ce qui peut être assimilé au pronom démonstratif ça. La frontière est donc difficile à tracer entre les productions qu’on pourrait qualifier de « proto-linguistiques » et les premiers mots. D’ailleurs, avant ses premiers mots, l’enfant se montre tout à fait capable d’exprimer ses intentions à son entourage. Dès l’âge de 9 mois, il peut mobiliser tout un ensemble de ressources tels la direction de son regard sur un objet qu’il convoite ou le pointage avec l’index vers ce même objet, ses vocalisations et les variations d’intonation qui correspondent aux différentes modalités* de la phrase, comme la requête, l’injonction ou l’appel, comme l’illustre l’extrait 2-2.
Extrait 2-2 – Appel
Madeleine 0;11,08 à 15 min 28 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-2-madeleine-appel-0-11-08.mp4 | ||
1. MADELEINE | yyy | |
pho | [bɔga] | |
sit | rampe en direction de l’escalier, car la mère est partie au 1er étage lui chercher un jouet. | |
2. MÈRE | au revoir. | |
3. MÈRE | au revoir, tu me dis au revoir ? | |
4. MADELEINE | yyy | |
pho | [a] | |
sit | Madeleine s’appuie sur la première marche de l’escalier, immobile, la tête tendue dans la direction de sa mère. | |
5. MÈRE | au revoir Madeleine. | |
6. MÈRE | je reviens hein. | |
7. MADELEINE | yyy | |
pho | [baba] | |
sit | Madeleine appelle sa mère en regardant dans la direction où elle se trouve. | |
8. MÈRE | oui ! | |
9. MADELEINE | yyy | |
pho | [bɛba] | |
sit | Madeleine regarde dans la direction de l’observatrice. | |
10. OBSERVATEUR | où elle est maman ? | |
11. OBSERVATEUR | maman elle est partie ? |

2Dans cet extrait, la petite Madeleine, âgée de 11 mois, se trouve au bas des escaliers en compagnie de l’observatrice, qui la filme, pendant que sa mère est montée à l’étage pour aller chercher un jouet. Tout son corps est tendu en direction de l’endroit où se trouve sa mère. Les premières vocalisations de Madeleine (L. 1 et L. 4), composées de syllabes isolées ou de deux syllabes, ne sont pas encore interprétables, mais après avoir entendu sa mère lui dire plusieurs fois « au revoir » (L. 2, L. 3, et L. 5) et lui dire qu’elle revenait (L. 6), elle produit une autre vocalisation de deux syllabes, « baba » (L. 7), avec une intonation* montante et une intensité très forte, à laquelle sa mère répond par « oui ? » (L. 8). Madeleine répond « bɛba » (L. 9) avec une intonation descendante et une intensité forte, puis regarde l’observatrice qui lui demande « Où elle est maman ? » (L. 10). Dans cette séquence, l’interaction se fait à distance entre Madeleine et sa mère et les deux productions de Madeleine (L. 6 et L. 9) possèdent les caractéristiques prosodiques de l’appel : forte intensité, intonation montante puis descendante et durée syllabique plus longue, une modalité qui a déjà été relevée dès 9 mois chez des enfants francophones (Konopczynski, 1991). Dans cette séquence, la première production de Madeleine est clairement interprétée comme un appel par sa mère qui s’empresse de lui répondre par un « oui ». Madeleine fait usage d’une forme prosodique précise, stable et parfaitement contrôlée, qui transmet l’intention (l’acte illocutoire*) de son énoncé : elle veut appeler sa mère et son intention est décodée en tant que telle par les adultes présents. Les bébés sont en effet capables dès l’âge de 9-10 mois de reproduire la configuration mélodique spécifique des énoncés interrogatifs, assertifs, exclamatifs, ainsi que celle des appels et des ordres. Ces productions sont correctement interprétées par les parents et même par les auditeurs extérieurs au cercle familial qui leur attribuent un rôle dans l’interaction sociale (fonction phatique*) ou une modalité précise (question, assertion).
3Dans l’extrait 2-3, Madeleine, à 10 mois, mobilise toutes ses ressources pour transmettre ses intentions à l’adulte dans un ballet vocal et gestuel subtil et ajusté (gestes, regard, intonation), en harmonie avec le comportement de la mère.
Extrait 2-3 – Exemple de production multimodale
Madeleine 0;10,00 à 11 min 9 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-3-madeleine-multimodalite-0-10-00.mp4 | ||
1. MÈRE | Oh attention xxx. | |
sit | Madeleine est assise par terre sur un tapis. Sa mère est agenouillée face à elle et manipule un cube jaune en plastique. Madeleine porte son bras droit vers l’arrière, comme si elle voulait attraper quelque chose. | |
2. MADELEINE | yyy | |
pho | [ɔm] | |
sit | Madeleine attire l’attention de sa mère en posant sa main droite sur le bras gauche de sa mère et en levant brièvement les yeux vers elle. Son geste est coordonné avec sa vocalisation, produite avec une intonation montante. Sa mère réagit immédiatement en levant à son tour les yeux vers Madeleine. | |
3. MADELEINE | yyy | |
pho | [ɔhe] | |
sit | Madeleine attrape le cube en le regardant et sa mère attrape un cube rose sur le côté droit de Madeleine et le place sous le cube jaune. |
4Madeleine est en train de manipuler un cube jaune, aidée par sa mère. Soudain, elle porte son bras droit vers l’arrière comme si elle voulait indiquer ou attraper quelque chose et attire l’attention de sa mère en posant la main sur son bras tout en vocalisant sur une intonation montante (L. 2) et en la regardant brièvement. Elle se concentre ensuite de nouveau sur le cube jaune, en produisant une autre vocalisation sur une intonation montante (L. 3). Dans l’intervalle, sa mère réagit immédiatement au geste de sollicitation de sa fille, attrape un cube vert qui se trouvait à côté de Madeleine et l’encastre dans le cube jaune. Dans cette séquence, Madeleine utilise, d’une façon parfaitement coordonnée, les gestes, le regard et les vocalisations (produites sur une intonation montante, que sa mère interprète probablement comme une sollicitation).
5Ce qui est fondamental dans ces deux premiers extraits, c’est que Madeleine réussit à transmettre ses intentions à sa mère d’une manière très efficace, grâce à l’emploi combiné de plusieurs modalités : regard, geste, voix. Le comportement de sa mère lui aussi est remarquable. Celle-ci, très attentive et réceptive, s’ajuste constamment aux productions de sa fille, interprète la moindre vocalisation, les moindres gestes, regards, expressions faciales et, très souvent, y réagit, comme nous venons de le voir. Nous nous appuyons d’ailleurs toujours sur la réaction des adultes pour déchiffrer les intentions des enfants au niveau pré-linguistique, car il nous est impossible de nous mettre à la place de l’enfant, n’ayant pas le même développement cognitif, linguistique, expérientiel que lui. C’est en regardant comment les adultes réagissent aux gestes et vocalises de leur enfant, que l’on peut commencer à comprendre ce qui se met en place entre l’enfant et les parents.
6En effet, très tôt, les adultes attribuent du sens aux différents comportements de leur enfant et réciproquement. L’extrait 2-4 nous montre comment la mère de Théophile interprète immédiatement ce que fait son enfant comme une émotion, alors que son bébé est très petit.
Extrait 2-4 – Théophile dans son bain
Théophile 0;07,03 | |
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-4-theophile-rire-0-07-03.mp4 | |
Théophile est dans une petite baignoire en plastique placée en hauteur. Sa mère le maintient avec une main. | |
THÉOPHILE | joue avec un cube en plastique, gazouille, rit |
MÈRE | c’est bon ça ! |
THÉOPHILE | fait un grand sourire |

7Dans cette séquence, l’enfant est dans son bain et rit. Sa mère donne spontanément du sens en disant « C’est bon ça ! » en reprenant son rire. Elle formule ce qu’elle interprète comme étant la sensation de Théophile avec des mots. Toute manifestation vocale et gestuelle à valence positive de l’enfant va alors être interprétée dans le contexte des sensations agréables que les parents attribuent à leur enfant et va permettre de construire une représentation partagée grâce à une verbalisation de ces sensations. La répétition quotidienne de ces séquences va permettre à l’enfant d’intégrer progressivement cette mise en forme de ses sensations, de partager le sens de ces verbalisations qu’il associe à ses expériences, et de mettre plus tard lui-même en mots ses propres émotions.
Les proto-mots
8Les parents attribuent du sens aux productions de leurs enfants et progressivement, les enfants vont associer une production particulière à un contexte spécifique et à un référent particulier. C’est dans cette véritable « fabrique du sens » que les premiers mots* vont pouvoir émerger, à partir de ces « moules vocaux » qui vont progressivement se stabiliser, pour former des proto-mots*, qui seront interprétés comme de véritables mots par les parents, mais seulement dans le contexte de leur production. Les proto-mots sont des séquences de sons, qui ne ressemblent pas à des mots adultes, mais qui possèdent un sens relativement stable pour l’enfant. Par exemple, Madeleine utilise les formes [gɛga], [gega] ou [ɔga] lorsqu’elle désigne quelque chose (cf. extrait 2-5). Ces proto-mots sont interprétés comme des productions porteuses de sens par les adultes qui les comprennent dans le contexte et grâce à leur histoire partagée avec l’enfant. Ils sont probablement construits à partir des combinaisons articulatoires les plus fréquemment utilisées dans le babillage* (production à une syllabe ou à deux syllabes, très souvent composées d’occlusives* et de voyelles ouvertes, comme dans [gɛga], extraits 2-5 et 2-7), mais peuvent aussi correspondre à une reconstruction faite par l’enfant de mots souvent entendus dans la parole adulte. La structure syllabique de ces proto-mots possède des ressemblances avec les patrons syllabiques de la langue maternelle : ainsi, Madeleine produit des proto-mots composés de syllabes ouvertes (finissant par une voyelle) qui composent la structure syllabique dominante en français. Leur forme prosodique correspond déjà au patron spécifique de leur langue maternelle et ils sont souvent accompagnés d’un geste (l’enfant pointe, prend ou présente un objet), d’une mimique ou d’un regard, sinon l’adulte n’arriverait pas à les interpréter comme des mots. Mais ils ne correspondent pas à des mots connus dans la parole adulte et, pour l’entourage de l’enfant, ils paraissent plutôt comme des créations lexicales de l’enfant. Ces proto-mots vont permettre aux parents de projeter des interprétations riches et faciliter le passage entre les formes babillées et les premiers mots. Ils permettent de faire la transition entre ce que l’on appelle le niveau pré-linguistique (avant les premiers mots) et le niveau linguistique (à partir des premiers mots). Leur existence révèle que, contrairement à ce que l’on a pensé pendant très longtemps (cf. Jakobson 1941), il n’y a pas de discontinuité entre le babillage et les premiers mots, mais bel et bien une continuité, marquée notamment au niveau articulatoire et prosodique.
Extrait 2-5 – Production vocale, pointage et direction du regard
Madeleine 1;00,15 à 56 min 12 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-5-madeleine-proto-gega-1-00-15.mp4 | ||
1. MADELEINE | 0 [=! souffle]. | |
2. MÈRE | regarde cette serviette elle était propre au début du repas. | |
act | Mère essuie la bouche de Madeleine puis agite la serviette de Madeleine pour la lui montrer. | |
3. MADELEINE | 0 [=! souffle]. | |
4. MÈRE | moi je sais pas si je continue moi hein ? | |
5. MADELEINE | yyy | |
pho | [gɛga:] | |
xpnt | montre le yaourt de l’index | |
6. MÈRE | ben j(e) sais pas non. |

9Ainsi, dans l’extrait 2-5, la mère de Madeleine est en train de donner à manger à sa fille, alors âgée de 12 mois. Durant cette scène, l’activité de conversation est extrêmement fluide même si l’enfant ne produit que des bruits de bouche, des gestes et des vocalisations. La première production de l’enfant (L. 1) est en fait un bruit accompagné de crachouillements. Sa mère rit et fait un commentaire sur la serviette qui a été copieusement arrosée de yaourt (L. 2). Madeleine ne s’arrête pas pour autant (L. 4) et sa mère se pose à haute voix la question de la continuation de l’activité qui consiste à porter la cuillère pleine à la bouche de Madeleine (L. 5). C’est alors que Madeleine réalise une construction multimodale* (avec plusieurs modes d’expression) qui associe une production vocale, un pointage et un regard sur le yaourt (L. 6). La production vocale contient deux syllabes [gɛ-ga:] avec un allongement de la durée de la syllabe finale (deux fois plus longue que la première). Cet allongement correspond à l’accent final des mots ou des groupes de mots en français et il se stabilise vers l’âge de 14 mois chez Madeleine.
10Dans cet extrait, non seulement Madeleine utilise le format prosodique du français avec allongement final, mais elle produit également un pointage, un regard et un contour d’intonation montant, pour solliciter l’attention de sa mère sur l’objet qu’elle désigne (le yaourt). Avant même de produire des mots reconnaissables par son entourage, elle est capable de mobiliser plusieurs ressources en même temps (gestes, regard, prosodie, format syllabique), comme nous l’avions déjà vu dans l’extrait 2-3, à la différence près que dans cet extrait 2-3, il ne s’agissait pas encore d’un proto-mot. En effet, cette production ([ɔm]) n’avait pas encore le format voyelle (désormais V) – consonne (désormais C) – V (« aga » par exemple) ou CV-CV ([gɛga] par exemple) propre aux proto-mots, ni leur format prosodique. Le format prosodique* des proto-mots est similaire à celui des premiers mots. On constate avec grand intérêt que la mère de Madeleine donne du sens à la production de sa fille qui, clairement, veut continuer à manger le yaourt. Elle vient de dire « Je sais pas si je continue moi (cf. de te donner à manger) » (L. 5 de 2-5). Après la production de Madeleine, elle répond « Ben, je sais pas non (cf. si je continue à t’en donner) » (L. 9). Ce que dit Madeleine est très clair pour sa mère et elle l’intègre dans la conversation en lui donnant une réponse qui contient implicitement une clarification de la production multimodale de sa fille (« Maman continue donc ! » ou « Encore ! »).
11Dans l’extrait 2-5, le proto-mot n’a pas de ressemblance sonore avec une production qu’aurait pu faire un adulte dans la même situation. Il arrive cependant que Madeleine produise une forme sonore très proche de celle d’un adulte mais dont le sens ne peut également être compris qu’en contexte. Ainsi, à 14 mois, Madeleine utilise souvent la forme monosyllabique [ʃa] ou [sa] lorsqu’elle montre quelque chose à un adulte. Elle peut soit référer spécifiquement à un chat, soit à n’importe quel objet désigné avec ce qui pourrait être interprété comme le pronom démonstratif ça, comme nous pouvons le constater dans les exemples suivants (extraits 2-6 et 2-7).
Extrait 2-6 – Chat ou ça ?
Madeleine 1;02,28 à 00 min 52 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-6-madeleine-chat-ou-ca-1-02-28.mp4 | ||
1. MADELEINE | yyy | |
pho | [2sa] (contour montant) | |
sit | Madeleine ouvre un livre, porte son attention sur l’image d’un chat, vocalise tout en regardant l’image, regarde la caméra, puis de nouveau l’image du chat, puis de nouveau la caméra. | |
2. MÈRE | oui il se réveille. |
Extrait 2-7 – Chat ou ça ? (2)
Madeleine 1;02,28 à 13 min 34 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-7-madeleine-chat-ou-ca2-1-02-28.mp4 | ||
1. MADELEINE | yyy | |
pho | [le-ʃa] | |
sit | Madeleine est dans la cour, son index pointant une fleur. | |
2. MADELEINE | yyy | |
pho | [le-ʃa] | |
sit | elle pointe une deuxième fleur tout en vocalisant. Son regard se porte successivement sur chacune des deux fleurs. | |
3. MÈRE | celle-là, elle est belle, hein ? | |
sit | Madeleine attrape chacune des deux fleurs dans une main. | |
4. MÈRE | xxx |

12Dans l’extrait 2-6, Madeleine regarde l’image d’un chat dans un livre et, dans l’extrait 2-7, une fleur dans le jardin. Ses productions sont accompagnées d’un regard et, dans le second cas, d’un geste de pointage dans la direction de la fleur. Elles sont constituées de deux syllabes (extrait 2-5 : V-CV ; extrait 2-6 : CV-CV) et se terminent par la syllabe [sa] ou [ʃa], avec un allongement final sur la deuxième syllabe. La première production est réalisée avec un contour d’intonation montant et la deuxième production, avec un contour d’intonation descendant. Dans l’extrait 2-6, la mère interprète la forme [2-sa] comme se référant au mot chat, parce que sa fille est en train de regarder l’image d’un chat dans un livre, mais aussi en raison de la proximité de la forme [2-sa] avec le mot chat.
13Cependant, l’extrait 2-7 remet en question cette interprétation car Madeleine utilise une forme similaire [le-ʃa] pour désigner non pas un chat, mais une fleur. Il est donc possible qu’elle associe cette forme à deux syllabes à l’acte de désigner quelque chose, que ce soit l’image d’un animal dans un livre ou une fleur dans le jardin. Par ailleurs, la production de l’enfant est intégrée dans la conversation par sa mère, comme si elle correspondait bien au référent désigné par le geste de pointage. L’enfant paraît attribuer une signification étendue à ces formes et ce sont les parents qui attribuent un sens plus restreint, en fonction du contexte d’interaction.
Les premiers mots
14Madeleine commence à produire ses premiers mots à partir de l’âge de 12 mois. Avant cet âge, ses productions sont difficilement interprétables. Jusqu’à 18 mois, son premier lexique se restreint à quelques mots (« maman », « papa » entre 12 et 14 mois, puis « attends », « alors » et « non » à 18 mois). Pendant cette période, elle produit également un grand nombre de proto-mots qui sont quelquefois interprétés comme des mots par son entourage, comme nous l’avons vu dans les extraits précédents. Le premier mot relevé dans le corpus est le mot « maman » produit à 12 mois, dans une séquence de babillage (extrait 2-8), mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’un proto-mot, dont la forme phonologiquement proche du mot maman pousse les adultes à l’interpréter dans ce sens.
Extrait 2-8 – Le premier mot
Madeleine 1;00,15 à 8 min 21 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-8-madeleine-maman-1-00-15.mp4 | ||
1. MÈRE | non non, ça c’est à maman. | |
sit | Madeleine attrape le fil de l’alimentation de l’ordinateur qui se trouve sur le fauteuil, tout en regardant la caméra. | |
2. MÈRE | non ! Arrête ! Non, non, non ! | |
sit | Madeleine est en train de porter le fil à sa bouche, sa mère se précipite et Madeleine lâche le bloc d’alimentation par terre. | |
3. MÈRE | non ! Oh, oh ! | |
sit | Mère ramasse le bloc et le met ailleurs. | |
4. MADELEINE | yyy | |
pho | [mumau (.) ma: (.) maumau (.) mamaʔa] | |
sit | Madeleine, qui n’a pas changé de position, commence à vocaliser en regardant sa mère, puis la caméra, puis sa mère - sa production ressemble à un chant. | |
5. MÈRE | oui c’est à maman. | |
6. MADELEINE | yyy | |
pho | [kaga] | |
xpnt | objet ou personne qu’elle pointe (hors cadre) | |
7. MÈRE | tu veux que je te mette le disque ? |
15Cet extrait est intéressant car au sein d’une longue séquence de babillage, la production à deux syllabes [mama?a] apparaît entre deux pauses, ce qui l’isole de l’ensemble (en gras, L. 4). Cependant, elle n’a pas les caractéristiques prosodiques des proto-mots. Chaque syllabe est allongée, il n’y a pas d’allongement final spécifique de l’accent en français. Pourtant, cette production est interprétée par sa mère qui répond « Oui c’est à maman » (L. 5). Il peut s’agir effectivement du mot maman que Madeleine chercherait à reproduire soit après sa mère (L. 1), soit de façon spontanée parce que sa mère vient de lui retirer l’objet qui l’intéressait. Mais il peut s’agir tout aussi bien d’une production babillée. Il est difficile d’interpréter l’activité de production d’un enfant à cet âge. En tant que scientifique, nous savons qu’il est difficile de deviner ce que l’enfant veut dire, mais l’adulte qui interagit avec l’enfant doit le faire (et le fait d’ailleurs de manière très naturelle) pour que son enfant apprenne ce qu’est le langage et comment cela s’utilise. Ici, la mère interprète la production de Madeleine et lui répond en conséquence. Il y a peut-être surinterprétation de sa part, mais quoi qu’il en soit, elle intègre la production de son enfant dans la continuité du dialogue, en lui attribuant un sens. Il est intéressant de noter que lors de sa prise de parole consécutive à la production de sa mère, Madeleine produit le proto-mot [kaga] avec cette fois, un format prosodique « canonique » du français et une voix plus intense. Cette production est accompagnée d’un pointage sur un objet (le cube ?) ou une personne (sa mère ?) hors champ (L. 6). Cet extrait est représentatif de l’émergence des premiers mots. Progressivement, le sens se construit dans l’interaction avec l’adulte (la fameuse « fabrique du sens »), comme nous l’avons déjà vu dans l’extrait 2-6 où la mère a traduit par chat la production ambiguë de sa fille, guidée dans son interprétation par le contexte. Ce sont en effet les gestes de pointage de Madeleine, ses regards, la situation, qui associés à la production vocale permettent à sa mère d’incorporer ce qu’elle produit dans le dialogue en le traitant comme une construction multimodale avec une intention de communication. Si ce qui se passe dans la tête de l’enfant est en fait d’ordre privé, inaccessible, toute manifestation est en revanche interprétée avec empathie en y injectant du sens, ce qui permet de modeler, de façonner la relation entre les expériences vécues par l’enfant et leur mise en mots.
16Dans l’extrait 2-9, le doute n’est plus permis, il s’agit bien d’un mot et non d’un proto-mot. Madeleine (15 mois) vient de fermer le portail, s’éloigne, puis après quelques instants, se retourne en disant « au revoir » (L. 2) et en agitant la main en même temps. Le mot est produit seul, en isolation, sa forme phonologique est très proche de la forme adulte ([ovwa:æ] au lieu de [oʀvwa:ʀ]) et sa forme prosodique, identique (allongement final et contour d’intonation descendant). De plus, elle accompagne le mot du geste symbolique qui correspond au mot. L’interprétation de l’adulte est donc immédiate : « À qui tu dis au revoir ? » (L. 4), le seul doute étant à qui ou à quoi cet « au revoir » est adressé (Madeleine regarde le portail lorsqu’elle prononce ce mot), l’expression au revoir pouvant avoir un sens différent pour l’enfant.
Extrait 2-9 – Au revoir
Madeleine 1;03,18 à 13 min 17 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-9-madeleine-aurevoir-1-03-18.mp4 | ||
1. MADELEINE | yy yy. | |
pho | [aga aʃ] | |
act | Madeleine ferme le portail puis s’en va. | |
2. MADELEINE | au (re)voir. | |
pho | [ovwa:æ] | |
gpx | Madeleine se retourne et fait un signe de la main en regardant le portail. | |
3 | MADELEINE | ah [= ! crie]. |
pho | [a:] | |
com | intonation montante | |
act | Madeleine agite sa main. | |
4. OBSERVATEUR | À qui tu dis au revoir ? | |
5. OBSERVATEUR | À moi peut-être ? |

Utilisation de l’intonation pour la production des premiers mots
17Comme nous l’avons vu plus haut, les bébés sont capables d’utiliser l’intonation à des fins oppositives dès l’âge de 9-10 mois, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’opposer deux énoncés identiques comme « Maman. » et « Maman ? » uniquement grâce à l’intonation (dans le premier cas, un contour descendant marquant l’affirmation et dans le second cas, un contour montant marquant la question). Dans l’extrait 2-2, Madeleine reproduit le patron prosodique de l’appel dès l’âge de 11 mois. Ses capacités intonatives vont bien sûr être mobilisées un peu plus tard, lors de la production des premiers mots. Ainsi à 16 mois, elle produit moins d’une dizaine de mots identifiables au cours de la vidéo. Pour certains de ces mots, elle utilise toujours le même contour d’intonation. C’est le cas du mot « Attends » qu’elle produit toujours avec une intonation descendante quand ce mot est en isolation.
Extrait 2-10 – Attends ! (contour descendant : affirmation)
Madeleine 1;04,18 à 12 min 24 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-10-madeleine-attend1-1-04-18.mp4 | ||
1. MADELEINE | yyy | |
pho | [da:] | |
2. MADELEINE | yy [= ! inspiration] | |
pho | [la:] | |
act | Madeleine tient les poignées de son tricycle. | |
3. MADELEINE | maman. | |
pho | [damamɑ̃ː] | |
act | Madeleine regarde l'observateur. | |
4. MADELEINE | yyy | |
pho | [kɛkplɛla:] | |
act | Madeleine pousse le tricycle par le guidon. | |
5. MADELEINE | attends. | |
pho | [atɑ̃ː] | |
act | Madeleine pousse le tricycle et s’arrête d’un coup. |

18Ainsi, dans l’extrait 2-10, Madeleine est en train de jouer avec son tricycle. Elle attrape les poignées et produit le proto-mot [da] (1), puis le proto-mot [la:] (2), suivi de la séquence filler* + mot [damamã:] (3) qu’elle prononce en regardant l’observatrice et, enfin, une séquence de proto-langage* qui ne contient aucun mot identifiable [kɛkplɛla:] (4). Toutes ces séquences sont produites avec une intonation montante et, le plus souvent, avec un regard en direction de l’adulte. Elle se met ensuite à pousser son tricycle, puis s’arrête brusquement, soulève les mains de son guidon et dit « attends » (5), avec une intonation descendante. Cette production, contrairement aux précédentes, ne semble pas adressée aux adultes, car Madeleine regarde son tricycle et paraît s’adresser à elle-même ou à l’objet qu’elle manipule. À chaque fois qu’elle utilise le mot « Attends » dans cette vidéo (11 fois au total), elle le produit avec une intonation descendante, qui pourrait correspondre à un constat ou à un ordre (donné à elle-même). Il est à noter qu’elle suspend à chaque fois l’activité qu’elle est en train de faire.
19Trois mois plus tard, à 19 mois, Madeleine continue à produire ce mot le plus souvent avec la même intonation descendante. Cependant, à quatre reprises, elle produit un contour différent, soit montant, soit montant-descendant. Dans ces séquences, ce type de contour paraît associé à une situation d’opposition ou de rejet. On en trouve un exemple dans l’extrait 2-11, à 19 mois.
Extrait 2-11 – Attends ! (contour montant-descendant : opposition)
Madeleine 1;07,15 à 50 min 11 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-11-madeleine-attend2-1-07-15.mp4 | ||
1. MÈRE | le petit cinéma de Petit_Ours_Brun en chanson. | |
2. MADELEINE | attends ! | |
pho | [aːtɑ̃] | |
act | Madeleine tente de retirer les mains de sa mère de l’ordinateur, tente de repousser ses bras. | |
3. MÈRE | les jeux de papa. | |
4. MÈRE | ah qu’est-ce que t(u) as fait ? |

20La mère de Madeleine est en train de manipuler le clavier de l’ordinateur portable, tout en commentant ce qu’elle voit à l’écran (« Le petit cinéma de Petit-Ours Brun », L. 1). Madeleine est assise en face de l’écran. Soudain, elle crie « Attends ! » (L. 2) à sa mère tout en repoussant ses mains, puis elle pose ses propres mains sur le clavier. Elle veut manipuler l’ordinateur toute seule. La production du mot « Attends » est associée à l’utilisation d’un registre aigu et d’un contour montant-descendant, synchronisé avec une séquence de deux gestes de Madeleine (segment montant coordonné avec le premier geste et segment descendant avec le second geste). Il est à noter qu’au même âge, quand Madeleine produit la négation « non », elle utilise ce type de contour pour exprimer l’opposition ou le rejet, ainsi qu’un registre aigu. Le contour utilisé dans cette séquence a donc une valeur différente de celle de l’extrait 9. L’utilisation de différents types de contour d’intonation associé à un même mot permet à Madeleine d’étendre ses ressources expressives, lors d’une période où ses productions linguistiques sont encore assez limitées (elle commence à combiner ses premiers mots à 16 mois, cf. chapitre 3).
Extrait 2-12 – Attends ! (contour montant-descendant-montant : agacement)
Madeleine 1;07,15 à 50 min 48 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-12-madeleine-attend3-1-07-15.mp4 | ||
1. MADELEINE | attends. | |
pho | [tatɑ̃] | |
2. OBSERVATEUR | t(u) es en ligne là ? | |
3. MADELEINE | attends maman ! | |
pho | [atɑ̃ mamɑ̃] | |
com | forte sur un ton agacé | |
act | Madeleine retire la main de sa mère de la souris. |

21Il est intéressant de noter qu’au même âge, elle insère à deux reprises le mot « Attends » dans une combinaison à deux mots (« Attends, maman »). Ainsi, dans l’extrait 2-12, Madeleine produit une première fois « Attends ! » (L. 1) avec un contour descendant, tout en tentant d’attraper la main gauche de sa mère pour la retirer de l’ordinateur. Comme celle-ci ne la retire pas, Madeleine produit la séquence « Attends, maman ! » (L. 3), cette fois, en attrapant sa main et en la repoussant vers l’arrière. Cette production est réalisée dans un registre aigu et avec un contour montant-descendant-montant, où chaque segment montant est coordonné avec la fin d’un mot (premier segment montant avec la deuxième syllabe de « Attends » et deuxième segment montant avec la deuxième syllabe de « maman »). L’utilisation du contour-montant ou mondant-descendant associée à un registre aigu permet à l’enfant d’exprimer son agacement.
Caractéristiques des premiers mots
22Les premiers mots possèdent des caractéristiques différentes des mots utilisés par les adultes. Ils peuvent servir à désigner toute une gamme d’objets et être utilisés dans des situations différentes. Dans ce cas, on parle de sur-généralisation*. Par exemple, le mot chien peut désigner tous les animaux qui marchent et englober aussi bien les chats, les vaches que les oiseaux. À l’inverse, le mot chien peut servir uniquement à désigner un caniche. Dans ce cas, on parle de sous-généralisation*. Le phénomène de sur-généralisation est fréquent chez les enfants âgés de 1 à 2 ans (Clark, 1993 : 33). Certains chercheurs suggèrent que les enfants pourraient utiliser les mots de façon analogique, pour commenter des similarités qu’ils ont identifiées (Nelson et al., 1978). La sur-généralisation pourrait également permettre à l’enfant d’utiliser des mots qu’il connaît déjà à la place de mots qu’il ne connaît pas encore (Gelman et al., 1998). Concernant la forme des mots, les productions enfantines semblent plus simples que celles des adultes à première vue. On peut alors employer le terme de simplifications phonologiques* (Stampe, 1969 ; Ingram, 1976), mais ces simplifications reflètent en fait l’acquisition d’un système complexe de contrastes et de structures sonores (Fikkert, 2007). Ainsi, l’enfant acquiert les phonèmes de sa langue, c’est-à-dire les sons porteurs de « distinctivité ». Acquérir un phonème, ce n’est pas seulement savoir le prononcer ponctuellement, mais le produire de manière stable dans tous les mots qui le contiennent en langue adulte. Par exemple, à 19 mois, si Madeleine remplace la consonne [ʃ] de chapeau par la consonne [t] ([tapo], 17), ce n’est pas parce qu’elle n’est pas capable d’articuler le son [ʃ] (nous avons vu dans l’extrait 2-6, qu’à l’âge de 14 mois, elle le produisait déjà), mais parce qu’elle ne l’a pas encore pleinement intégré dans son système. Si elle ne le produit pas dans le mot chapeau, c’est parce qu’elle n’a pas encore intégré ce son comme étant un phonème de la langue, à cause de la complexité des caractéristiques de [ʃ]. Le son produit à la place, [t], fait déjà partie du système phonologique de Madeleine, et partage certaines caractéristiques avec [ʃ]1, tout en étant plus simple. Cependant l’acquisition du système phonologique ne se réduit pas à l’acquisition des phonèmes de la langue : l’enfant doit également maîtriser les structures syllabiques de sa langue. Les syllabes fermées, ayant une consonne à la fin de la syllabe ont une structure plus complexe que les syllabes ouvertes se terminant sur une voyelle. Cette complexité se reflète dans les productions enfantines. Dans Poulpo (le nom d’une petite pieuvre dans un livre pour enfants), Madeleine supprime le [l] pour produire à la place [pupo] ou [popo] et dans fermé, elle supprime le [R] pour produire à la place [tame] ou [tane]. Dans ce dernier mot, on constate également que la consonne [f] n’a pas été acquise phonologiquement et devient [t]. Les mots peuvent également subir des troncations syllabiques* : dans le cas de Petit ours brun, Madeleine supprime des syllabes entières pour ne plus garder que [tib], les deux syllabes les plus saillantes au niveau prosodique. À 18 mois, elle réduit le mot attaché à la seule syllabe [te]. La forme d’un mot peut ne pas être stable à cet âge et un même mot peut avoir des formes sonores différentes, comme le mot poisson prononcé par Madeleine [nasõ] ou [pasõ] ou encore le mot voilà, qu’elle prononce, à 18 mois, de quatre façons différentes : [vɔla], [vala], [ala] ou [vwala]. Enfin, on constate chez certains enfants la présence de gabarits* (Vihman & Keren-Portnoy, 2013). Les enfants produisent ces structures sonores préférentielles soit en sélectionnant les mots adultes correspondants, soit en adaptant les mots adultes à cette forme préférentielle. Ces gabarits particuliers aideraient les enfants à acquérir de nouveaux mots.
23Les différentes réalisations enfantines évoquées dans cette partie reflètent le développement du système phonologique des enfants. Elles reflètent également leur sensibilité grandissante aux contrastes phonologiques entre les différents mots de leur langue maternelle et à ses structures sonores.
Les onomatopées
24Avec les premiers mots, on trouve également dans les productions des enfants des éléments qu’on peut décrire comme « paralexicaux ». Il ne s’agit pas de mots, mais d’interjections ou d’onomatopées. Dans le cas de l’onomatopée, les sons utilisés évoquent par imitation les sons produits par un animal, un objet ou un individu. Par exemple, l’onomatopée ouah-ouah imite les aboiements du chien, il y a donc un rapport entre le son produit dans l’onomatopée et l’objet ou l’animal qu’elle désigne, qu’on appellera référent (ici le référent est le chien). Puisqu’il y a imitation d’un son que produit le référent, on parlera de « signe partiellement motivé » entre le référent et la séquence sonore utilisée dans l’onomatopée. Dans le mot en revanche, le rapport entre la séquence sonore utilisée, par exemple la séquence sonore [ʃjɛ̃], n’a aucun rapport avec le mot chien, on pourrait tout aussi bien utiliser un autre mot pour désigner le même référent ([hunt] hund en allemand ou [dɔg] dog en anglais). On dira donc que la relation entre la suite de phonèmes [ʃjɛ̃] et le référent « chien » n’est pas motivée, qu’elle est arbitraire. Il est intéressant de noter que, au moment de l’acquisition des premiers mots, les enfants ont beaucoup recours aux onomatopées, et certains enfants plus que d’autres (voir Théophile dans le chapitre 5, extrait 5-7). Ces onomatopées peuvent être empruntées à celles qui sont utilisées par les adultes, celles qui sont utilisées de façon conventionnelle dans leur langue (comme badaboum, chut, ding-dong, etc.). Elles peuvent également correspondre à des inventions de l’enfant pour désigner des objets, des animaux ou des personnes de son entourage (Théophile appelle les ciseaux « tik-tik » par exemple). Dans certains cas, elles viennent remplacer un mot de la langue (un miaou pour désigner un chat ou un cuicui pour désigner un oiseau). À 16 mois par exemple, le lexique de Madeleine est restreint à moins d’une dizaine de mots, mais elle utilise beaucoup l’onomatopée Vroum ou Vroum-vroum (13 fois au cours de la vidéo) pour désigner un bruit de moteur, comme nous allons le voir dans l’exemple suivant (aussi analysé dans le chapitre 5, exemple 5-6 et le chapitre 3, exemple 3-2).
Extrait 2-13 – Onomatopée
Madeleine 1;04,18 à 4 min 40 s | ||
Extrait http://ct3.ortolang.fr/devlang/2-13-madeleine-vroum-1-04-18.mp4 | ||
1. MÈRE | (il) y a trois roues. | |
2. MADELEINE | yy@o [=! imite le bruit du moteur]. | |
pho | [ambʁumː] | |
3. MÈRE | vroumvroum@o [=! imite le bruit du moteur]. | |
4. MADELEINE | 0 | |
act | Madeleine remonte sur le tricycle. | |
5. MADELEINE | yy@o [=! imite le bruit du moteur] yy. | |
pho | [amːbʁum (.) liːlida] | |
act | Madeleine se redresse sur le tricycle. | |
6. MÈRE | oui. | |
7. MÈRE | tu fais vroumvroumvroumvroumvroumvroumvroum@o | |
[=! imite le bruit du moteur] ouh plouf@o. |

25Dans l’extrait 2-13, Madeleine imite le moteur de son tricycle [ambʁum] (L. 2). L’onomatopée est immédiatement reprise par sa mère (L. 3). Madeleine monte sur son tricycle (L. 4) et produit à nouveau la même onomatopée (L. 5), à la différence près qu’elle est insérée au début d’un énoncé plus grand, se terminant par un segment en proto-langage [liːlida], produit sur un contour d’intonation montant, tout en regardant sa mère. Il est intéressant de noter que sa mère répond à Madeleine par « oui » (L. 6), bien que le sens de l’énoncé de sa fille soit difficilement déchiffrable, et qu’elle reprend ensuite la même onomatopée en l’amplifiant : « Tu fais vroum vroum vroum vroum vroum vroum vroum » (L. 7). Dans un premier temps, l’onomatopée fait partie d’un jeu moteur organisé par les parents autour d’un objet particulier (Danon-Boileau, 1999). Par exemple, l’onomatopée « vroum vroum » correspond d’abord au bruit que la mère fait lorsqu’elle pousse le tricycle pour le faire rouler et donner l’illusion qu’il s’agit d’une vraie voiture. Elle mime le moteur, qui se manifeste par le bruit de l’onomatopée (même si un tricycle ne possède pas de moteur, la mère procède par analogie). Cette onomatopée sera ensuite reprise par l’enfant. Au départ, elle ne désigne rien du tout, c’est la présence de l’objet qui crée l’illusion de référentialité, l’onomatopée n’est qu’un élément du mime qui se déploie autour du tricycle pour faire comme si c’était une vraie voiture. Une onomatopée est donc associée dans un premier temps à un contexte très limité (un objet donné dans une situation donnée, par exemple le tricycle que la mère de Madeleine pousse dans le jardin), mais par la suite, elle va permettre à l’enfant de différencier un objet donné d’un autre objet, qui ne possède pas la même nature. Ainsi, l’enfant ne dira pas « vroum » quand il jouera avec un animal en peluche et à l’inverse, il ne dira pas « miaou » lorsqu’il jouera avec une petite voiture. Ensuite, va intervenir un mouvement de généralisation appelé également sur-extension où tout ce qui peut rouler, une voiture, un vélo, un train, un camion, pourra faire « vroum » ou se faire appeler « vroum ».
26Comme elle possède une ressemblance avec le référent qu’elle désigne, l’onomatopée pourrait représenter une étape intermédiaire entre les proto-mots et les premiers mots, en ouvrant le chemin de la référentialité à l’enfant.
Pour conclure
1. Quand peut-on dire qu’un mot est un mot ?
27On peut dire qu’un mot est un mot quand l’intention communicationnelle de l’enfant a été correctement interprétée par l’adulte ET que la forme sonore se rapproche ou est similaire de celle de l’adulte (cf. Vihman et McCune, 1994), comme c’est le cas dans l’extrait 2-8. Il y a alors mise en relation entre une forme stable et une signification stable. Cependant, nous tenons à relativiser cette notion de stabilité car la forme des premiers mots n’est pas très stable et un même mot peut avoir plusieurs formes différentes, comme nous l’avons vu plus haut pour les mots « poisson» ou « voilà » produits par Madeleine à l’âge de 18 mois. Quoi qu’il en soit, les critères les plus importants sont que le mot produit par l’enfant soit reconnu par son entourage et qu’il corresponde, au moins de manière partielle (en raison du système phonologique incomplet de l’enfant), à la forme sonore d’un mot de la langue maternelle.
2. Quelles sont les formes de communication qui précèdent les premiers mots ?
28Les premières productions de l’enfant sont multimodales. Bien avant que les bébés ne soient en mesure d’exprimer leurs intentions aux adultes grâce aux mots de leur langue maternelle, ils utilisent toute une palette de ressources qui passent non seulement par la voix, mais aussi par le regard, les gestes et les expressions faciales. La combinaison de ces différentes ressources permet à l’enfant de se faire comprendre par les adultes, ces derniers s’ajustant constamment à leur enfant, en interprétant ses productions en fonction du contexte et en les intégrant immédiatement dans le dialogue. Progressivement, les enfants vont commencer à produire des séquences de sons récurrentes qu’ils vont associer à un contexte spécifique ou à un objet, une situation ou une personne en particulier. Ces proto-mots sont différents des mots de la langue maternelle car ils ne sont interprétables qu’en contexte et souvent accompagnés d’un geste, comme le pointage, et d’une modalité de phrase (sollicitation, ordre, appel, etc.) exprimée par le contour d’intonation. L’utilisation combinée des gestes et de l’intonation renforcent la transmission de l’intention de l’enfant aux adultes. Les proto-mots sont créés par les enfants à partir des sons et des structures syllabiques les plus fréquents dans le babillage et dans leur langue environnante et, même s’ils ne paraissent correspondre à aucun mot de la langue adulte, ils ont bel et bien un sens pour eux. Il est très important de noter que les proto-mots et les premiers mots partagent les mêmes propriétés prosodiques, ainsi que des propriétés phonologiques similaires, ce qui rend quelquefois la frontière difficile à tracer. Ces formes qui sont transitionnelles vont aider les enfants à passer du proto-langage aux premiers mots, en leur permettant de fixer progressivement un patron phonologique et prosodique facile à articuler qui aidera ensuite la production des premiers mots.
3. Quand l’enfant produit un énoncé à un seul mot, a-t-il recours à d’autres ressources communicationnelles ?
29Lorsque l’enfant produit ses premiers mots, il continue à utiliser les ressources multimodales qu’il a développées jusque-là. Elles l’aident à transmettre ses intentions aux adultes de façon très efficace, malgré la limitation des énoncés à un seul mot. Ainsi, en modifiant seulement le contour d’intonation, il est capable de créer toute une palette d’énoncés différents à partir d’un même mot, pour exprimer la question, l’assertion, l’exclamation, l’appel ou l’ordre, des modalités qu’il maîtrise depuis l’âge de 9-10 mois, sans parler de la transmission de toute la palette de ses affects. Au niveau gestuel, les pointages manuels apparaissent peu de temps avant les premiers mots. Ils permettent d’anticiper le développement linguistique et la richesse lexicale de l’enfant (Bates et al., 1979) et sont en continuité avec les déictiques comme « là, ici, ça, moi » (Clark, 1978). Les gestes conventionnels apparaissent également très tôt. Les enfants de 13 mois produisent des gestes manuels qui peuvent être considérés comme l’équivalent des mots (Bates et al., 1988). Ainsi, le geste de se brosser les cheveux en voyant une brosse équivaut à dire « brosse » (Morgenstern, Leroy et Mathiot, 2008). De façon générale, les gestes et la prosodie vont faciliter la transition entre le proto-langage et les premiers mots, ainsi que l’entrée dans les premières combinaisons de mots, c’est-à-dire la syntaxe (cf. chapitre 3).
Bibliographie
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10.1017/S0305000900009442 :Notes de bas de page
1 Il s’agit du lieu coronal, et du caractère obstruant.
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