Les Espagnoles à l’Académie des Beaux Arts de San Fernando dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
p. 75-89
Résumé
En el siglo XVIII, en los principales países de Europa, aparecen mujeres pintoras, vinculadas a las academias artísticas que favorecen sus carreras. Este trabajo trata de estudiar el papel que pudo desempeñar la Academia de Bellas Artes de San Fernando en la sociedad española de la época. La primera parte analiza la presencia de las mujeres en la Academia, sus condiciones de admisión y de recepción. La segunda estudia una muestra de las obras realizadas por las mujeres artistas, en la sección «pintura» y en la sección «dibujo». La conclusión subraya la influencia que tuvo la admisión de las mujeres en la Academia de San Fernando sobre otras instituciones contemporáneas
Texte intégral
1Commentant le statut de la femme artiste dans les sociétés de l’époque moderne, l’historienne canadienne Liliane Blanc affirme : « La création a toujours été considérée par les hommes comme leur affaire, comme un domaine si tellement exclusif que rien n’a été épargné aux femmes pour les dissuader d’essayer d’y entrer. »1
2Si ce jugement transcrit une vérité générale indiscutable, il demande cependant à être nuancé, car toute étude portant sur la longue durée doit être attentive aux signes annonciateurs de changements. Ce que dit Liliane Blanc est vrai sans doute pour le XVIe et le XVIIe siècles, où le dessin et la peinture n’étaient considérés pour les femmes que comme des divertissements de salon, et où les femmes artistes qui obtenaient une reconnaissance sociale n’étaient que de rares exceptions (je pense à Sofonisba Anguissola, portraitiste de Philippe II). Mais, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les choses commencèrent à changer au siècle des Lumières, comme l’atteste l’apparition d’un plus grand nombre de femmes peintres dans différents pays européens : Rosalba Carriera (1675-1757) à Venise, Angélica Kauffman (1741-1807) en Allemagne puis en Angleterre, Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) et Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) en France, pour ne citer que les plus connues. Or s’il existe un point commun dans la carrière de ces pionnières de l’art féminin, c’est sans doute leur appartenance à des Académies, institutions nouvelles d’abord réservées aux hommes, mais dont les femmes ne tardèrent pas à s’ouvrir les portes pour les utiliser comme un tremplin pour leur carrière : c’est ainsi que Rosalba Carriera accéda à la Academia di San Luca de Rome dès 1705, qu’Angelica Kauffman fut l’un des membres fondateurs de la Royal Academy of Arts de Londres en 1768 et qu’Adélaïde Labille-Guiard et Élisabeth Vigée-Lebrun furent admises en 1783 à l’Académie Royale de Paris, avant d’obtenir les titres de Peintre de Mesdames (les tantes du Roi) pour la première et de Peintre de la Reine pour la seconde.
3Face à ces femmes peintres connues, recensées par les historiens de l’art, aucun nom d’artiste espagnole ne vient à l’esprit. Est-ce à dire qu’il n’y a eu aucune artiste dans l’Espagne des Lumières, ou bien s’agit-il d’un oubli, d’une lacune de la recherche ? L’Académie Royale des Beaux Arts de San Fernando a-t-elle joué le même rôle pour les artistes espagnoles que les Académies des pays voisins ? Pour essayer de répondre à ces questions, j’étudierai dans une première partie, en me basant sur les archives de l’institution, la présence des femmes au sein de l’Académie et leurs conditions d’admission et de réception. Puis, dans une seconde partie, j’examinerai rapidement quelques-unes des œuvres qu’elles ont créées et j’essaierai de dégager la portée de leur action dans la société espagnole des Lumières.
Présence des Espagnoles à l’Académie des Beaux Arts
4Nous savons par le livre de Claude Bédat2 que l’Académie des Beaux Arts de San Fernando fut officiellement créée par un décret de 1752, après une longue période de gestation, et que le nombre de ses élèves ne cessa d’augmenter au cours des décennies suivantes, passant de 300 en 1758 à plus de 1 000 en 1800. Or, jusqu’à la fin du siècle, les femmes ne pouvaient pas être admises comme élèves dans les classes de peinture ou de sculpture, ce qui est confirmé par le fait qu’aucune d’entre elles ne figure dans les registres d’inscription de l’institution3. Il faut attendre les premières années du XIXe siècle pour trouver dans la section Enseignement deux élèves, Carmela Saíz et María del Carmen Macía, dont les travaux sont examinés avec ceux des autres élèves du sexe masculin et dont les progrès sont évalués par les professeurs4.
5Tout au long de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est en dépouillant les comptes-rendus des Assemblées ordinaires, générales ou particulières qu’on trouve les traces de la présence des premières femmes, admises non comme élèves, mais comme académiciennes honoraires, ou surnuméraires, après examen par les professeurs de l’une de leurs œuvres qualifiée de prueba de examen, l’équivalent du morceau de réception qu’exigeait aussi l’Académie Royale française. Selon José María de Azcárate, la création du titre d’Académicien honoraire s’expliquerait de la façon suivante :
La politique de développement de l’éducation artistique des citoyens poursuivie par l’Académie donne lieu au XVIIIe siècle à la création des titres d’Académicien d’Honneur et de Mérite, qui sont attribués en récompense des travaux qui sont présentés… Si les femmes sont les plus nombreuses, alors que les documents de l’Académie ne font aucune distinction de sexe ou de condition sociale, c’est sans doute parce qu’elles ne pouvaient pas assister aux classes et que le titre leur permettait d’enseigner à de jeunes enfants.5
6C’est sans doute cette possibilité offerte aux académiciennes de gagner leur vie grâce à leur art qui explique la présence, au cours de la première décennie, de deux Madrilènes des classes moyennes qui furent admises avec le titre subalterne d’Académiciennes surnuméraires dans la section peinture : d’abord Bárbara María Hueva le 13 juin 1752, puis Ana Meléndez en septembre 1759. Il s’agit de personnes d’un niveau économique modeste, comme l’atteste le fait que la première n’eut pas de quoi payer sa dot lorsque, veuve, elle voulut entrer dans les ordres au couvent Sainte-Claire de Tolède en 17706. Toutes deux avaient envoyé à l’Académie un portrait peint « de leur main » comme preuve de leur habileté, en demandant que leur soit accordé le titre d’académiciennes : l’œuvre d’Ana Meléndez était une miniature représentant le couple royal disparu peu de temps avant, Ferdinand VI et son épouse doña María Bárbara. Le fait qu’aucune des deux œuvres n’ait été conservée dans les archives confirme le jugement négatif porté par la Junte sur la miniature d’Ana Meléndez :
La Junte a examiné ce petit tableau et, bien qu’elle n’y ait trouvé aucune perfection, compte tenu du fait que l’application des femmes aux disciplines artistiques est très louable, pour les encourager et pour ne pas faire d’affront à l’intéressée, elle l’a déclarée à l’unanimité Académicienne d’honneur surnuméraire.7
7L’encouragement à la pratique des arts par les femmes, qui conclut ce jugement condescendant et quelque peu misogyne, s’explique par l’orientation utilitaire qui avait été donnée à l’Académie, comme une institution destinée à promouvoir l’enseignement du dessin, principalement pour contribuer à moyen terme à l’amélioration de la formation des artisans et au progrès des manufactures royales. Cette orientation, proclamée officiellement lors de l’ouverture de l’Académie, fut régulièrement rappelée jusqu’à la fin du siècle dans les discours prononcés lors des distributions de prix8. C’est dans ce but que des écoles de dessin, dispensant un enseignement plus pratique que celui de l’Académie madrilène mais placées sous son contrôle, avaient été ouvertes dans la plupart des capitales de province. Toutefois, l’encouragement à la pratique des arts par les femmes, censées en être totalement exclues, préfigure une autre conception de l’enseignement du dessin qui ne tarda pas à s’imposer.
8À partir de 1766, le vivier principal du recrutement féminin de l’Académie est constitué par les grandes dames de l’aristocratie espagnole. Doña Mariana de Silva Meneses y Sarmiento, duchesse de Huéscar, déjà membre honoraire de l’Académie Impériale des Arts de Saint-Pétersbourg, fut nommée en juillet 1766 Académicienne d’Honneur et Directrice Honoraire de la section Peinture9. Doña Mariana de Urries y Pignatelli, marquise d’Estepa, et doña Mariana de Waldstein, marquise de Santa Cruz, reçurent les mêmes titres en 1775 et 1782. D’autres dames nobles vinrent, au fil des ans, grossir le nombre des académiciennnes d’honneur : Francisca de Ceballos y Guerra (1771), María Luisa Carranque, fille aînée du marquis de Yebra (1773), Isabel de Ezpeleta (1776), María de Azcona y Valenza (1781), Luisa Sanz de Cortés y Konok (1785), María Lucía Gilabert y Redondo et María Ramona Palafox y Portocarrero, fille du comte de Montijo (1790), María Juana Hurtado de Mendoza (1791), María Magdalena Enrile y Alcedo et sa cousine María Gertrudis de la Cueva y Alcedo (1794), Tomasa de Palafox, marquise de Villafranca (1801).
9Quelles étaient les motivations qui pouvaient pousser ces aristocrates à solliciter un titre d’académicienne ? Certainement pas la nécessité économique qu’on pourrait attribuer à Ana Meléndez, mais sans doute la volonté de montrer que les femmes n’avaient rien à envier aux hommes en matière de création artistique, et un désir de reconnaissance sociale par une institution dominée par les hommes. On remarquera que la duchesse de Huéscar ne se contenta pas d’envoyer un dessin de sa main, mais qu’elle chargea le plus éminent représentant de la noblesse aragonaise au sein de la Junte, Vicente Pignatelli, de présenter son œuvre et sa candidature. Cette candidature, comme toutes celles des dames de la grande noblesse, reçut un accueil extrêmement favorable. La Junte ne se contenta pas de louer les grandes qualités des œuvres présentées (le verbe applaudir revient de façon récurrente dans les comptes-rendus d’admission des dames nobles). Les académiciens remercièrent les candidates de l’honneur qu’elles faisaient à leur institution en leur envoyant une œuvre de leur main. Dans certains cas (duchesse de Huéscar, marquises d’Estepa et de Santa Cruz), les éloges devinrent proprement dithyrambiques : aucun titre n’était assez beau pour récompenser les mérites de Leurs Excellences et la Junte devait se résoudre à leur attribuer le titre le plus élevé dont elle disposait, celui d’Académicienne d’Honneur et de Mérite, assorti de celui de Directeur Honoraire de la section Peinture. La duchesse de Huéscar fut même exceptionnellement invitée à participer « avec droit de vote » et « place d’honneur » à toutes les réunions de l’Académie, privilège dont on mesurera l’importance si l’on se souvient que la Junte était jusqu’alors exclusivement masculine et que des conflits de prééminence se produisaient régulièrement en son sein. Enfin une délégation alla remercier la nouvelle élue dans son palais et lui demanda de signer son œuvre qui serait désormais exposée en bonne place dans les locaux de l’Académie parce qu’elle constituait « un exemple louable pour les personnes de son sexe »10.
10Cette notion d’exemplarité nous renvoie à une autre conception de l’art qui se répand dans toute l’Europe des Lumières : le dessin et la peinture étaient considérés comme des matières indispensables dans l’éducation que devait avoir reçu une dame. C’est ce que soulignait le discours de distribution des prix de 1787 en s’appuyant sur l’exemple grec :
Toute la Grèce avait bien compris le grand empire que pouvait avoir la Peinture sur nos mœurs et sur nos passions quand elle décida d’interdire aux esclaves de la pratiquer et qu’elle réserva à des mains libres le doit de la professer. Cette nation maîtresse s’était aperçue aussi que ses effets sont identiques à ceux de la poésie, car une belle idée exprimée par des mots ou par des couleurs possède le même pouvoir pour exciter et élever l’imagination11.
11On comprend mieux dès lors la complicité qui s’établit entre les académiciens nobles et les représentantes de l’aristocratie madrilène dans ce jeu de cooptation, même si cette complicité avait des limites imposées par les prérogatives dues au sexe : ainsi les dames nobles étaient, sauf exception déjà soulignée, tenues à l’écart des organes de décision et des manifestations officielles et elles durent attendre 1790 pour être invitées, en même temps que la Junte des Dames de la Société Économique des Amis du Pays, à la séance annuelle de distribution des prix12.
12Mais les académiciennes honoraires de la seconde moitié du XVIIIe siècle n’étaient pas toutes des dames nobles. Elles pouvaient appartenir aussi à deux autres catégories minoritaires dont je dirai quelques mots.
13La première, constituée par les étrangères, témoigne de l’ouverture internationale de l’Académie et des échanges avec les académies des pays voisins, jugés nécessaires pour les progrès des arts en Espagne13 : ce furent d’abord deux Parisiennes, Pharaonne Marie-Madeleine Olivier et Marie-Josèphe Carron, qui reçurent le titre d’Académiciennes d’Honneur et de Mérite, respectivement en décembre 1759 et décembre 1761, suivies quelques années plus tard, en 1788, par la Princesse Alexandra de Beaufremont Listenois, fille de l’ambassadeur de France14. Mais on trouve aussi plusieurs artistes italiennes : Catalina Cherubini, déjà membre de l’Académie San Luca de Rome et admise en 1761 à celle de Madrid, puis Faustina Mosti et sa sœur Manuela ainsi que Gertrude Bertoni, toutes trois reçues en 177215.
14La dernière catégorie d’académiciennes était constituée par les filles d’artistes, elles-mêmes peintres : Ana María Mengs, fille du peintre et épouse du graveur Manuel Salvador Carmona (1790) ; Mariana Sabatini, fille de l’architecte (1790) et Dorotea Michel, fille du Directeur de la section sculpture de l’Académie, Pedro Michel (1793). Comme on le voit, le recrutement de l’Académie avait au XVIIIe siècle un caractère fortement endogène : les conseillers nobles et les professeurs, en attribuant de préférence le titre d’académicienne à des personnes de leur rang ou de leur famille, ont contribué à faire de l’Académie des Beaux Arts de San Fernando une institution fermée, représentative de la société espagnole des Lumières et on ne peut qu’adhérer au jugement de J. Parada y Santín qui écrivait en 1903 :
Il faut souligner que l’action de l’Académie fut positive et qu’elle eut une influence considérable sur la généralisation dans notre aristocratie, sinon de l’exercice et de la pratique, au moins du goût et de l’inclination pour l’art. Nos grandes dames fardées furent cajolées et couvertes de distinctions : plusieurs d’entre elles eurent l’honneur d’être admises comme académiciennes, davantage en raison de leur position sociale, de leur beauté et des pratiques excessivement galantes et courtoises de l’époque que du mérite de leurs œuvres16.

Tableau 4 : María Luisa CARRANQUE, Vierge à l’enfant
15Les trois autres tableaux ont été peints par des aristocrates espagnoles, mais la mauvaise qualité des reproductions en noir et blanc permet difficilement d’en apprécier la valeur. La tradition religieuse est représentée par deux œuvres :
- La Virgen con el niño en brazos présentée en 1773 par María Luisa de Carranque17, rappelle la Vierge à l’enfant d’Alonso Cano ou la Vierge allaitant de Zurbarán, tenant l’enfant de son bras droit contre sa poitrine. Mais la facture assez moderne tend à désacraliser le personnage, à tel point qu’aucun sentiment religieux ne se dégage de la scène ;
- San José trabajando, la Virgen y el niño Dios, appelée aussi Sagrada familia en el taller del carpintero (1801), de la marquise de Villafranca, est une copie d’un autre tableau d’Alonso Cano. Le choix de l’artiste traduit déjà un certain souci de réalisme : c’est une scène de vie familiale qui est représentée, plus qu’une scène religieuse.

Tableau 5 : Marquise d'ESTEPA, Cupidon
16Le dernier tableau est un Cupidon, intitulé également El Amor arquero, peint par doña Mariana Urries Pignatelli, marquise d’Estepa, en 177518. Conformément à la tradition, le dieu de l’amour est représenté sous les traits d’un jeune garçon aux allures d’ange, prêt à lancer une flèche, dans un paysage champêtre d’arbres et de fleurs. Dans cette représentation assez conventionnelle, les traits du visage du personnage sont dessinés avec soin.
17Mais toutes les académiciennes n’étaient pas peintres, ou ne s’étaient pas risqué à envoyer un tableau à l’Académie. La majorité s’était contentée d’un dessin, plus ou moins élaboré. Si la tête crayonnée par la duchesse de Huéscar n’a pas été conservée (je ne suis pas sûr qu’il faille le regretter, en dépit des éloges qu’elle suscita de la part des académiciens), j’ai pu retrouver une quinzaine d’œuvres, morceaux de réception ou autres. La plupart sont des études de visage :
- visage d’enfant au sourire timide, par Mariana Sabatini (1790),
- visages de femmes, de face ou de profil, toujours par Mariana Sabatini (1790),
- visages de jeunes femmes : l’une au regard expressif par María Lucía Gilabert (1790), l’autre à la longue chevelure blonde dessinée par Isabel de Ezpeleta à peine âgée de dix-sept ans en 1776,
- d’autres visages de femmes renvoient à des modèles traditionnels : buste de Lucrèce armée d’un poignard par María Gertrudis de la Cueva (1794), vierge apaisée par María Lucía Gilabert (1790), pietà à la sanguine par Magdalena Enrile y Alcedo (1794), Minerve par María Juana Hurtado de Mendoza (1791), ou cet autre buste féminin de profil, la tête coiffée d’un casque dessiné à la sanguine par María Prieto (1769),
- les hommes sont beaucoup moins souvent représentés : c’est à peine si on trouve le profil très expressif d’un tragédien en train de déclamer par Mariana Sabatini (1790), deux têtes d’hommes, qui semblent être le père et son fils, symbole des âges de la vie par María Ramona Palafox y Portocarrero (1790) et un militaire à cheval dû à la princesse de Listenois (1790). Remarquons encore ce nu masculin assis, qui semble être une copie d’une sculpture antique, par Dorotea Michel (1793), seule possibilité laissée aux femmes pour ce genre de représentation sans enfreindre les règles morales de l’époque.
18Enfin deux scènes appartenant à des genres différents complètent cet inventaire : la Vierge devant le tombeau du Christ par Francisca de Ceballos (1771) et un groupe de paysans assis en arc de cercle autour d’une corbeille de fruits, œuvre de la Princesse de Listenois (1794).
19Quel jugement pouvons-nous porter sur les créations des académiciennes, compte tenu du fait qu’il s’agissait le plus souvent d’œuvres d’apprentissage, parfois sans lendemain ? Les conditions mêmes dans lesquelles ces œuvres ont été créées et leur destination expliquent leur soumission totale aux règles esthétiques (néo-classiques) qui étaient imposées par l’Académie, qui ne correspondent plus à nos critères d’appréciation de l’œuvre d’art :
- l’imitation – des statues antiques, des modèles traditionnels à valeur symbolique – y est érigée en principe ;
- la copie des grands maîtres classiques (on soulignera la présence récurrente d’Alonso Cano) est une discipline imposée aux débutants ;
- la représentation du corps humain se limite le plus souvent, dans les dessins, au visage, tendant ici encore vers l’esquisse d’un portrait, mais aussi vers la recherche d’une certaine forme de beauté idéale.
20C’est en tenant compte de ces règles imposées aux candidates qu’il faut regarder ces créations, à propos desquelles on ne peut qu’adhérer au jugement de Pilar Muñoz López : « Généralement ces œuvres, techniquement correctes, ne font montre d’aucune attitude novatrice, car elles reflètent l’univers mental et le contexte social dans lequel sont apparues et ont vécu ces dames du XVIIIe siècle. »19
21Aristocratie, Lumières et néo-classicisme apparaissent ainsi en totale adéquation.
Conclusion
22Quel bilan peut-on tirer de cette étude rapide sur les artistes espagnoles à l’Académie des Beaux Arts de San Fernando ?
23Les documents exhumés des archives de l’Académie des Beaux Arts confirment d’abord le statut de la femme espagnole au XVIIIe siècle, sa dépendance par rapport aux hommes et aux règles de la morale sociale. Mais ils témoignent aussi de l’évolution des mentalités, marquée par une ouverture progressive de l’institution aux femmes, qui sont plus nombreuses à la Real Academia de San Fernando que ne le sont les artistes françaises à l’Académie Royale de peinture de Paris à la même époque20. Si cette ouverture se fait surtout dans un premier temps en faveur de l’élite nobiliaire et si elle est le plus souvent limitée à une fonction honorifique, elle s’étend à la fin de notre période d’étude jusqu’à l’attribution aux femmes du statut d’élève, homologue à celui dont jouissaient déjà les hommes.
24Au niveau des créations proprement dites, il serait sans aucun doute excessif de dire que les premières académiciennes ont apporté à l’art espagnol du XVIIIe siècle de grandes nouveautés. Mais, compte tenu du contexte historique dans lequel ces œuvres ont vu le jour, c’est le contraire qui eût été étonnant. On peut même considérer que l’existence d’un groupe relativement nombreux de femmes artistes constitue un fait nouveau, ignoré jusqu’ici par les historiens. L’appartenance de la majorité d’entre elles à la grande noblesse n’était-elle pas une obligation imposée par les relations sociales de l’époque ? Si ces femmes n’ont pas transgressé dans leurs œuvres les règles morales et esthétiques qui leur étaient imposées par la société, le fait même d’être reconnues comme artistes par l’Académie Royale des Beaux Arts constituait déjà en lui-même une transgression. Certes les académiciennes de San Fernando n’étaient pas des génies, elles n’ont pas créé des chefs-d’œuvre, mais elles ont incontestablement créé un précédent qui fut ensuite invoqué pour ouvrir aux femmes espagnoles les portes d’autres institutions. C’est ainsi que lors du premier débat sur l’admission des femmes à la Société Économique des Amis du Pays de Madrid, le 28 octobre 1775, Manuel José Marín ne manqua pas de citer l’exemple novateur de l’Académie de San Fernando qui n’avait « pas craint d’accueillir dix académiciennes peintres, choisies parmi des dames bien nées »21. Il fallut attendre encore plus de dix années, pendant lesquelles cinq autres femmes avaient été admises à l’Académie des Beaux Arts, pour que Jovellanos relance le débat en faveur de l’admission des femmes, soutenu par la publication dans le Memorial literario du Discurso en defensa del talento de las mujeres y de su aptitud para el gobierno y otros cargos en que se emplean los hombres de Josefa Amar y Borbón, et pour que la Matritense finisse par accepter l’idée que le moment était venu d’ouvrir ses portes aux femmes. « L’heure est venue, Messieurs… »22, avait dit Jovellanos dans son discours, et cette ouverture, venant après celles de la Société Aragonaise et de la Société Basque des Amis du Pays, ne pouvait qu’encourager l’Académie de San Fernando à franchir une étape supplémentaire dans la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes, qu’elle fut la première institution espagnole à admettre de fait au début du XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 Liliane Blanc, Les Femmes et la création artistique, Montréal, Le Jour éditeur, 1991.
2 Claude Bédat, L’Académie des Beaux-Arts de Madrid (1744-1808), Association des Publications de l’Université de Toulouse-le Mirail, 1974.
3 Archivo de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando (désormais ARASF), Libro 3-300 « Discípulos de la Real Academia de San Fernando » (1752-1778) et Libro 3-301 (1784-1795).
4 ARASF, Libro 23-3/1 «Enseñanza. Presentación de obras (1785-1830)». Une lettre du 5 octobre 1804 contient le jugement suivant: «En orden a los dibujos presentados por doña Carmela Saíz y don Angel Arias, se ha acordado que van bien», qui est confirmé dans une lettre du 5 novembre 1804: «Ha acordado la Junta que van bien doña María del Carmen Macía y doña Carmela Saíz.»
5 «En relación con la política académica de fomento de la educación estética de los ciudadanos, se crean en el siglo XVIII los títulos de Académico de Honor y de Mérito, que se otorgan en virtud de los trabajos que se presentan… Aunque predominan las mujeres, no hay distinción de sexo, ni de condición social, según se indica en las actas académicas. Cabe como explicación el hecho de que las mujeres no pudiesen concurrir a las clases y el título les permitía ejercer la enseñanza con niñas.» Cité dans Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, El libro de la Academia, p. 172.
6 C. Bédat, L’Académie des Beaux Arts..., p. 164.
7 «La Junta, habiendo reconocido este cuadrito, sin embargo de no hallar en él perfección alguna, atendiendo ser muy loable la aplicación en estas artes en las señoras, para animarlas y no desairar a la presente, la declaró por todos los votos Académico de mérito supernumeraria» (ARASF, Libro 3/82, Junta ordinaria de 2 de septiembre de 1759).
8 Voir par exemple l’éloge du dessin dans le discours de 1790, ARASF, Distribución de premios del año de 1790, p. 2.
9 ARASF, Libro 3/82, Junta ordinaria de 20 de julio de 1766.
10 ARASF, Libro 3/85, 1791, folio 155. En 1798, deux miniatures de la marquise de Santa Cruz furent encore exposées au public « à l’ouverture des salles » de l’Académie (ARASF, Libro 23-3/1, 5 août 1798). Les égards manifestés à la duchesse de Huéscar témoignent sans aucun doute de l’influence qu’avaient les réseaux de cette grande famille à la Cour au début du règne de Charles III.
11 «Comprendió toda Grecia el grande imperio que podía adquirir la Pintura sobre nuestras costumbres y pasiones cuando prohibió su ejercicio a los esclavos y sólo concedió a manos libres y seguras el permiso de profesarla. Percibió también aquella nación maestra que sus efectos son iguales a los que causa la poesía: que una bella idea expresada con palabras o con colores tenía igual poder para excitar y elevar la imaginación» (ARASF, Distribución de los premios del año de 1787, p. 50-51). On se souviendra que la Reine elle-même dessinait et qu’au cours d’une visite rendue à l’Académie en compagnie du Roi en 1794, elle offrit aux académiciens des œuvres réalisées de sa main (voir Antonina Vallentin, Goya, Paris, Albin Michel, 1951, p. 120).
12 ARASF, Libro 3/85, Junta pública de 4 de agosto de 1790.
13 Sur le réseau des Académies en Europe et son rôle, je renvoie à l’article de James McClellan, « L’Europe des Académies », Dix-huitième siècle, n° 25, 1993, p. 153-165.
14 ARASF, Libro 3/82, Juntas ordinarias de 18 de diciembre de 1759 y de 20 de diciembre de 1761 et Libro 3/85, Junta ordinaria de 6 de julio de 1788.
15 ARASF, Juntas ordinarias de 9 de agosto de 1761 y de 21 de junio de 1772.
16 «Debemos hacer constar que la Academia de San Fernando fue propicia e influyó considerablemente para que el ejercicio y la práctica del arte, o cuando menos el gusto y la afición de esto, se generalizasen entre nuestra aristocracia, siendo nuestras empolvadas damas agasajadas y llenas de distinciones, teniendo muchas de ellas el honor de ser admitidas como académicas, cosa que en verdad debieron más a su posición social, a su belleza y a las prácticas excesivamente galantes y corteses de la época, que al mérito de sus producciones.» Cité par Pilar Muñoz López, Mujeres españolas en las artes plásticas, Madrid, editorial Síntesis, 2003, p. 89-90.
17 Reproduit ci-dessus, tableau 4.
18 Ci-dessus, tableau 5.
19 «Generalmente estas obras, técnicamente correctas, no contienen ninguna actitud innovadora, pues reflejan el mundo mental y el contexto social en el que surgieron y vivieron aquellas damas del siglo XVIII» (P. Muñoz López, Mujeres españolas…, p. 94).
20 Six femmes seulement furent admises à l’Académie parisienne entre 1757 et 1783, selon D. Godineau, Les Femmes dans la société française…, p. 193.
21 L’expression est empruntée à Lucienne Domergue, Jovellanos à la Société Économique des Amis du Pays de Madrid (1778-1795), Toulouse, France-Ibérie Recherche, 1971, p. 237. On trouvera dans le chapitre IX (p. 233-266) un résumé du débat sur l’admission des femmes à la Matritense.
22 «Esta sazón, Señores, ha llegado ya…» (Jovellanos, Memoria leída en la Sociedad Económica de Madrid sobre si se debía o no admitir en ella las Señoras, Biblioteca de Autores Españoles, tome L, p. 52).
Auteur
Université de Saint-Étienne Centre d’Études sur les Littératures étrangères et comparées. Jacques Soubeyroux est un spécialiste reconnu de l’histoire sociale et culturelle du XVIIIe siècle espagnol. Depuis une dizaine d’années, il a consacré plusieurs articles aux arts de cette époque et, plus particulièrement, à l’œuvre de Goya
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