L’utopie néolibérale dans quelques livres de Mathieu Larnaudie
p. 113-119
Texte intégral
1Dans quelques livres très différents les uns des autres, par leur écriture comme par leur sujet et même leur ambition, Mathieu Larnaudie a joué avec l’idée d’utopie et, ce qui est moins fréquent aujourd’hui, avec le genre utopique. Dans un roman court, La Constituante piratesque1, il y fait allusion à travers le récit d’un pirate, qu’on suppose vivre au xviie siècle quelque part vers les Caraïbes ou Madagascar, pirate qui expose les débats démocratiques qui animent la petite société de son navire. Les assemblées des flibustiers sont des « constituantes », et leur mode de délibération se donne en modèle autant que leur vie héroïque. Ils forment une communauté libertaire hautement valorisée. « Dans ces contrées qui ne sont nulle part, écrit le narrateur, qui sont le nulle part que nous habitons, nous ne sommes guidés que par notre guise2 ». C’est l’utopie positive de Mathieu Larnaudie. Dans deux autres livres, il renvoie à l’utopie néolibérale, qu’on pourra qualifier de négative, d’un monde entièrement soumis à la loi du marché où une concurrence « libre et non faussée » organiserait tous les rapports sociaux. Le plus connu, Les Effondrés3, raconte justement l’effondrement brutal de cette croyance au moment du krach boursier de 2008. Or, il introduit le krach en le caractérisant comme un démenti apporté par l’histoire à l’idée de la fin de l’histoire :
[…] alors même que […] les triomphateurs […] se louaient d’avoir été face à l’idéologie les bras armés du réel, d’avoir accompli et pour ainsi dire refermé l’Histoire, de l’avoir portée à son point d’aboutissement et, partant, de perfection, d’avoir permis l’advenue de toutes les fins et de se faire les gardiens de cet achèvement ; alors même, enfin, que ces temps bénis d’après les vicissitudes du temps s’étaient ouverts devant eux, devant nous, conditions inaltérables du seul monde futur possible, soudain, tout s’est effondré4.
2Ce rappel de l’histoire est d’autant plus brutal qu’il équivaut à l’effondrement d’une promesse utopique. Dans le livre dont il va maintenant être question, cette promesse n’a pas encore montré son inconsistance. Pôle de résidence momentanée est une utopie publiée juste avant le krach, en 20075. Ce petit livre présente une cité-État-entreprise qui pourrait préfigurer l’avenir des villes dans le capitalisme global et qui rappelle les cités idéales des utopies classiques. Le « pôle » rassemble en effet plusieurs caractéristiques des utopies : ville fermée et pratiquement inaccessible, dont la situation géographique n’est jamais précisée, dotée d’un gouvernement qui se prétend rationnel et qui organise la vie collective de manière à procurer à tous les résidents un « taux de bien-être maximal6 ». Écrit à la veille de l’« effondrement » du système, à un moment de triomphe de l’idéologie néolibérale, il ne raconte pas, comme Les Effondrés, un vacillement de celle-ci, mais au contraire son affirmation sans conteste, sans opposition, sans qu’une seule voix vienne inscrire dans le livre une opinion discordante. Comme les utopies classiques, Pôle de résidence momentanée décrit une cité où l’histoire semble s’être arrêtée, où rien ne se produit jamais qu’attendu, prévu, anticipé, car aucun bouleversement ne peut altérer véritablement l’ordre parfait et parfaitement stable qui la définit.
3Mais ce n’est pas pour autant que le lecteur est amené à se représenter le pôle comme un lieu d’habitation et de travail désirable. C’est pourquoi il suffit de le décrire pour y reconnaître une fiction politique du travail. S’il n’existe aucune contestation explicite de l’ordre politique qui y règne, le livre ménage autrement la place de l’altérité. Comme dans les utopies qu’on qualifie parfois de « problématiques7 » (La Terre australe connue de Foigny ou le Voyage au pays des chevaux de Swift, par exemple), cet ordre rationnel se révèle inhumain par le simple fait que la cité rejette le personnage qui prétend s’y installer. L’ordre parfait avoue alors qu’il ne l’est qu’à raison d’exclure tous ceux qui ne peuvent s’y conformer. Ce qui implique qu’il se définisse comme une fabrique d’esprits conformes et de corps bien dressés, ne laissant à la liberté d’autre champ que celui de la consommation. L’utopie équivaut alors à une anti-utopie, et le discours qui la soutient et la légitime apparaît aveugle ou cynique.
4Présenté ainsi, Pôle de résidence momentanée s’inscrit dans la longue et riche tradition du genre utopique, qui comprend non seulement des utopies « positives » comme celle de Thomas More, mais aussi depuis le début du xviie siècle des utopies négatives et des utopies problématiques en très grand nombre. L’originalité de Pôle de résidence momentanée par rapport à cette tradition tient en deux points : la polyphonie et le pastiche. Polyphonie, puisqu’au contraire des utopies classiques, et même de nombre d’utopies du xixe siècle, qui prenaient la forme du récit de voyage à la première personne, ce livre multiplie les énonciateurs : en vingt chapitres, une petite dizaine d’énonciateurs différents, plus ou moins importants et plus ou moins individualisés. Et pastiche parce que la plupart d’entre eux prononcent des discours qui empruntent à la phraséologie de l’entreprise néolibérale, de sorte que leur vocabulaire et leur syntaxe semblent provenir directement du jargon des managers, DRH, dircom et autres experts habilités à dire l’entreprise depuis les années 80.
5Cette dimension parodique domine le livre dans la mesure où les chapitres reproduisant les discours des dirigeants du pôle sont les plus nombreux et les plus longs. On y retrouve les mots fétiches du néomanagement : entre autres « flexibilité » (69), « résultats », « marché » (107), « restructuration » (108), « attractivité », « performance » (123), il y est question de « recrutement » (108) et de « fin de contrat » (109), on optimise (68) et on évalue « les résultats dégagés » (76). Ce vocabulaire mis en fiction recoupe largement celui que, l’année précédente, Éric Hazan identifiait comme celui de la Lingua Quintae Respublicae, la langue de la « propagande du quotidien » sous notre Cinquième République. Hazan voyait dans cette langue « une arme postmoderne, bien adaptée aux conditions “démocratiques” où il ne s’agit plus de l’emporter dans la guerre civile mais d’escamoter le conflit, de le rendre invisible et inaudible8 ».
6Les dirigeants du « pôle de résidence momentanée » ont bien compris l’exigence contemporaine de désamorcer les conflits et, pour cela, de désarmer les opposants, ce qui veut dire, dans le débat « démocratique », les priver des ressources linguistiques de la critique. On peut supposer que c’est l’une des raisons pour laquelle le « pôle » ne se désigne pas autrement : est-ce une entreprise ? Il a des « actionnaires » (31) et il recrute des « techniciens » (106) sous l’autorité d’un « président-directeur » (34). Il se fixe l’objectif d’une « croissance » de 4,2 % et d’une « progression de 7 % sur le chiffre d’affaires9 ». Mais être recruté par le pôle ne signifie pas seulement qu’on va y travailler, mais surtout qu’on doit y résider.
7Nulle part le livre ne mentionne l’activité de cette entreprise ni n’assigne aucun emploi à ses résidents. Et ceux-ci sont appelés « migrateurs » comme si le pôle était un État ne reconnaissant pas la citoyenneté, mais simplement la « résidence » en fonction d’un contrat : ainsi un migrateur remercié, à la fin du livre, est-il invité à « finir [s]on contrat » pour « achever [son] séjour à durée déterminée » sur le pôle10. Mais le « pôle » est aussi décrit comme une cité dans le chapitre consacré à son architecture : ses « architectes-programmateurs » ont conçu des « propositions spatiales en adéquation avec les options de fonctionnement » (48) du pôle. À la fois cité, entreprise et État, le pôle ne peut pas être décrit dans les termes qui nous servent à décrire une cité, une entreprise ou un État. Il ne peut être décrit que comme un « pôle », c’est-à-dire qu’on ne peut le décrire que dans le langage qu’il impose. C’est ainsi qu’il naturalise sa politique : en utilisant un lexique qui exclut les mots « politique », « démocratie », « citoyen » ou « droit », au profit de mots qui définissent autrement les conditions d’existence, comme « administration », « organisation globale », « résident » ou « consensus évolutif » (31-33). De sorte que la critique ne peut se formuler que dans les termes prévus par la direction du pôle.
8Un des premiers chapitres du livre expose d’ailleurs ce mécanisme de désarmement des opposants. Le pôle emploie des « techniciens » appelés « synthétiseurs » qui recensent et classent les « potentialités critiques » en « isolant », dans les discours critiques, ce qui relève de l’argumentation et en « écartant » le reste (31-32). Rien ne dit qui décide de ce qui relève de l’argumentation, ni sur quels critères. Le travail des synthétiseurs est de « rendre les propositions […] propres à leur utilisation concrète dans le cadre de l’élaboration des réflexions prélégiférantes » (32). Ce processus s’effectue en deux étapes, le « synthétiseur-initial » ou « proposant » soumettant son travail au « synthétiseur-vérificateur » ou « validant ». À ce stade, les revendications, filtrées et sorties de leur contexte, sont transmises au « département Analyse des potentialités critiques réelles et Préparation des évolutions réglementaires à débattre » (33). Là, des « experts-analystes [en] envisage[nt] l’assimilation au corpus évolutif de règles » du pôle. Rien ne dit comment cette intégration des revendications au règlement se fait concrètement. Le discours des dirigeants du pôle indique seulement que « les réflexions prélégiférantes sont les objets d’un consensus évolutif » (33). Consensus du peuple tout entier ou consensus des gouvernants ? Rien ne le dit, puisque le vocabulaire du pôle ne comprend ni le mot peuple, ni le mot gouvernant. Il n’y a que des « techniciens », dont les fonctions sont strictement hiérarchisées, mais dont les tâches semblent toutes se réduire à des fonctions techniques. Il n’y a pas de politique dans une telle cité, mais seulement une administration ; il n’y a donc pas de conflit, mais seulement la gestion des doléances.
9En reprenant un mot de Michel Foucault dont il a légèrement transformé l’usage, Jacques Rancière a proposé de distinguer la « police » de la « politique ». Pour lui, la « police » est l’art de gouverner ; ce qui lui permet de réserver l’emploi du mot « politique » au surgissement du dissensus. Il y a « politique » selon Rancière quand émerge une nouvelle subjectivité collective qui « fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit11 ». La politique est l’événement du dissensus, quand une parole ou un acte rompt l’ordre tacite de la police pour faire valoir la part des sans-part. Il y a politique quand des ouvriers s’assemblent pour mettre en raison collective les relations de travail qui ne relevaient jusque-là que de contrats privés entre personnes privées. Il y a politique quand des manifestants défilent dans les rues ou les barricadent pour faire valoir comme espace public ce que la police définit comme voies de communication. Il y a politique quand un geste collectif change la destination d’un lieu pour contester la répartition habituelle des biens, des savoirs ou des emplois. La politique, c’est l’irruption de l’égalité fondamentale de tous les êtres humains dans le ballet bien réglé, ordonné, hiérarchisé, de la police. C’est ce qui rompt l’ordre des choses et manifeste par là-même l’arbitraire et la contingence de l’ordre des inégalités.
10Dans le pôle de résidence momentanée, la police a remplacé la politique. Il faut même dire plus : il semble que la police ne laisse aucune place à la politique. Nous sommes dans l’utopie, sous le règne de la raison, quand le conflit d’intérêt entre êtres humains n’existe pas et ne semble pas pensable. Une utopie néolibérale puisque l’administration qui gère le pôle est celle d’une entreprise d’aujourd’hui et que les valeurs qu’elle promeut sont celles du néomanagement : individualisme, culte de la performance, mobilisation totale du salarié – au point qu’ici le travailleur n’est plus considéré comme salarié, mais tantôt comme « résident », tantôt comme « migrant ». Dans les utopies négatives les plus connues du xxe siècle, la politique reste possible, même si les opposants sont persécutés. Dans Nous autres, Evguéni Zamiatine imagine un groupe de contestataires qui se réunit hors de la cité, les Méphis. Dans 1984, une rumeur fait croire à l’existence d’une « fraternité » de résistants au régime de Big Brother. Dans Le Meilleur des mondes même, un épisode de révolte rassemble brièvement les trois personnages principaux, Bernard, Helmholtz et le Sauvage (chapitre 15). Rien d’approchant dans Pôle de résidence momentanée, où il n’y a aucune contestation, ni en actes, ni en paroles. Ou, s’il y a une contestation, on ne la devine que dans la langue du pôle et à travers les propos de ses dirigeants.
11Seuls le premier et le dernier chapitres évoquent des réfractaires – et peut-être est-ce le même (il n’est, ou ils ne sont, pas nommé[s]). Mais les énonciateurs sont des cadres du pôle ; leurs propos s’adressent, dans le premier comme dans le dernier chapitre, à un candidat à l’intégration qui montre des réticences devant la police du pôle. Comme on l’a vu, le livre se termine par le rejet de ce candidat, qui est « invité » à finir son contrat. Le premier chapitre se termine par un refus d’accéder à sa « requête » – sans que le contenu de cette requête soit explicité : être intégré au pôle ou obtenir une modification de sa gestion ? La parole du candidat n’est jamais rapportée, ni résumée. Seules quelques lignes exposent ce que les administrateurs ont compris du discours du candidat, encore le traduisent-elles dans leurs propres termes :
[…] nous avons certes également envisagé, hélas, la possibilité, hélas, que votre taux de réceptivité à l’intensité anxiogène produite par l’environnement soit exacerbé non par une visibilité excessive des rouages organisateurs mais, au contraire, par les indices structurels de leur dissimulation, nous l’avons certes envisagé, désormais nous vous comprenons, n’est-ce pas, vous voyez bien, cependant nous regrettons, malgré notre meilleure volonté et l’assurance de notre considération attentive, de devoir vous informer, hélas, que nous nous trouvons actuellement dans l’impossibilité de vous répondre, d’accéder à votre requête […]. (21)
12Les gardiens de l’orthodoxie sont bienveillants, compréhensifs et compatissants : ils ne peuvent que traduire la revendication de ce réfractaire dans leur propre langage – et la lui renvoyer ainsi reformulée – avant de la rejeter. Ils contribuent ainsi à dissimuler les « rouages organisateurs » qu’une tentative politique exigerait de dévoiler. Mais cette tentative ne peut qu’être repoussée à l’extérieur du livre. Le livre lui-même est pris dans la langue de l’utopie néolibérale. Tout entier énoncé dans cette langue, il fait de son emploi une véritable épreuve : le lecteur est toujours obligé de lire lentement, et parfois de relire chaque ligne, pour décoder des phrases qui caricaturent le jargon contemporain des entreprises. Cette langue dont tout l’effort est de dissimuler la réalité demande un énorme effort interprétatif à celui qui veut y faire apparaître un peu de réalité. Rendre la langue de l’entreprise à la fois immédiatement reconnaissable et entièrement insupportable est d’ailleurs un tour de force du livre. Tour de force qui pourrait se dire autrement : n’employer que cette langue pour la montrer comme dissimulatrice. Un exemple parmi d’autres :
Le corpus étudié des résultats d’expériences menées dans d’autres zones-tests, dans certains secteurs d’activités, ainsi que les concertations entre actionnaires, dirigeants, acteurs et techniciens-programmateurs en préalable à l’émission de notre projet commun de restructuration, nous avaient en effet laissé entrevoir qu’un basculement des planifications faisant remonter les options formelles, matérielles et architecturales au même stade que les définitions administratives, en transformant ainsi les rapports espaces-règles qui régissent la plupart des Pôles de la Confédération, nous permettrait de partir avec un avantage certain […] sur ces derniers. (49)
13Ce que dit ici le dirigeant du pôle qui s’exprime pourrait sans doute se traduire ainsi : le pôle a pris l’avantage sur ses concurrents en soumettant systématiquement son urbanisme à sa police : la règle détermine l’espace. Ou encore, comme dans les utopies classiques, l’espace est rationnellement ordonné et rationnellement habité. L’intérêt du livre est justement de le formuler dans une langue pseudo-savante, opaque, qui dissimule des actions concrètes sous des abstractions : les « options formelles, matérielles et architecturales » recouvrent des opérations qu’on imagine importantes d’urbanisme, de paysagisme, d’architecture, qui changent l’usage et la répartition des lieux de vie et de travail pour déterminer ce qui est faisable et pensable dans le pôle. Il s’agit d’une opération de police au sens de Rancière, décidée dans la « concertation ». Le passage déjà commenté sur le travail des « synthétiseurs » expose le mécanisme de cette concertation. Dans LQR, Éric Hazan écrit que cette langue se distingue en ce qu’elle « dit ou suggère le faux même à partir du vrai12 ». Pôle de résidence momentanée tente d’effectuer le mouvement inverse : dire le faux avec la langue de l’utopie néolibérale, mais en montrer le fonctionnement dissimulateur et, en cela, suggérer le vrai.
14Car il n’y a, on l’a vu, aucun relai pour une parole dissidente dans le livre. Les seuls individus dont la parole soit rapportée sont des candidats conformes à la raison du pôle. La plupart passent les tests de sélection à l’entrée dans le pôle. Or, ces tests sont des épreuves athlétiques qui s’apparentent au parcours du combattant auquel s’entraînent les militaires. Ils ajoutent une composante sportive à la langue du pôle. Comme le mot « transfert », emprunté au lexique du football professionnel, ici employé pour désigner le recrutement (102). Ces monologues scandent le livre : ils occupent les (brefs) chapitres 3, 7, 11, 15 et 19. Cette présence insistante du sport ajoute une dimension à la description du pôle. Cette entreprise qui sélectionne ainsi ses « résidents » fait penser à un club sportif professionnel qui organise, entre ses salariés, une compétition du même type que celles dans lesquelles il est engagé13.
15Des candidats, le récit ne rapporte, pour toute parole, que les monologues intérieurs qui accompagnent leur course : entièrement concentrés sur leurs gestes, leur rythme, la réussite de leurs enchaînements, ils ne se montrent pas critiques : ils acceptent l’idéologie de la performance qui dicte l’existence et la nature de ces tests. Ainsi, leur discours intérieur montre leur bonheur d’être sélectionnés ou leur tristesse quand ils apprennent leur échec. Ni dans un cas, ni dans l’autre, les candidats ne manifestent la moindre prise de distance, ne critiquent l’épreuve ou n’en relativisent le sens. Ils acceptent pleinement leur sort.
16Puisqu’aucun personnage ne rompt l’uniformité de la langue du pôle, il revient au lecteur de le faire. Il est seul en mesure de sortir de cette langue dans laquelle il est, de fait, lui aussi enfermé. Faire le geste politique de rompre le consensus des paroles conformes. L’élégance du livre est de l’y inviter dans le dernier paragraphe, qui suggère une identification du bienveillant lecteur des livres d’avant le néolibéralisme au « migrateur réticent » d’aujourd’hui :
[…] puisque vous refusez la satisfaction, puisque vous émettez des doutes sur le bien-fondé général de l’offre de bien-être elle-même telle qu’elle anime le mouvement compétitif global de toute la Confédération, que voulez-vous donc […], votre destin singulier de migrateur réticent vous appartient, il est entre vos seules mains, sachez en profiter.
Nous vous remercions, en tout cas, d’avoir partagé avec nous la période contractuelle écoulée, d’avoir résidé sur ce Pôle, d’avoir utilisé son matériel, d’avoir habité cet espace et d’y avoir circulé momentanément, nous nous félicitons de tout ce que votre contribution critique aura pu apporter à la dynamique participative de notre entreprise, nous vous souhaitons également bonne chance pour la suite et vous adressons tous nos plus sincères vœux de réussite future de sérénité et de bonheur. (134-135)
17Pôle de résidence momentanée montre la contamination du discours de l’entreprise et du discours politique. Plus précisément, il fait fiction de l’hypothèse d’un discours de l’entreprise qui serait devenu celui d’un gouvernement : d’une cité qui serait entièrement vouée au travail. Il explore la subjectivité d’un monde dans lequel la citoyenneté se serait résorbée dans les rapports privés définis par le contrat d’embauche. En tant que ce livre est une fiction d’un monde où l’idéologie libérale supprime les libertés, c’est une fiction politique du travail.
Notes de bas de page
1 Mathieu Larnaudie, 2009, La Constituante piratesque, Paris, Burozoïque.
2 Ibid., p. 34.
3 Mathieu Larnaudie, 2010, Les Effondrés, Arles, Actes Sud.
4 Ibid., p. 9.
5 Mathieu Larnaudie, 2007, Pôle de résidence momentanée, Paris, Les petits matins. Les références de page seront données directement dans le corps du texte.
6 Ibid., p. 14.
7 Voir Jean-Michel Racault, 1991, L’Utopie narrative en France et en Angleterre (1675-1761), Oxford, SVEC.
8 Éric Hazan, 2006, LQR. La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, p. 14. On se souviendra que Hazan nomme la langue de la cinquième république par analogie à l’étude consacrée par Victor Klemperer à la langue du IIIe Reich qu’il appelle lingua tertii imperii dans 1996 [1947], LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue, trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel.
9 Pôle de résidence momentanée, op. cit., p. 124.
10 Ibid., p. 134.
11 Jacques Rancière, 1995, La Mésentente, Paris, Galilée, p. 53.
12 Éric Hazan, LQR, op. cit., p. 16.
13 On notera aussi que le thème sportif dans une utopie contemporaine ne peut que rappeler le W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975, Paris, Denoël).
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