6. La prison de l’imaginaire
p. 181-219
Texte intégral
Le poème de la fusion
1Après la crise du mythe que manifeste la Maison sur la colline, Pavese, dans un mouvement de retour sur soi et comme de récupération in extremis, va tenter d’orchestrer tous ses thèmes dans un roman unitaire, le Diable sur les collines1. La colline, symbole du manque à être dans le roman précédent, de la béance qui ne se construit plus en métaphore, va se dialectiser en se décomposant. Les divers éléments qui la constituent, en même temps qu’ils se multiplient en facettes complémentaires et antagonistes, ressuscitent le parlé métaphorique, campent de nouveau les « universaux » de l’imaginaire pavésien. L’auteur a conscience d’avoir mené à terme son projet le plus ambitieux ; dans une lettre à Leone Piccioni, il précise que dans cette œuvre il est allé au-delà du journal pour construire un récit ; « Autrement on ne pourrait expliquer la gamme étendue de thèmes qui y est ramassée, selon une logique non déterministe mais imaginaire et pour tout dire symbolique2. »
2Mais ce passage du singulier au pluriel (la colline devient les collines) est réfracté dans les trois voix qui parcourent l’espace du roman ; « je », Pieretto et Oreste. « C’est un nouveau langage. Au dialectal et à l’écriture raffinée, il ajoute la “discussion d’étudiants”3. » Ces trois voix s’entrecroisent et souvent n’en font qu’une, d’abord parce que c’est « je » qui les rapporte toutes, ensuite parce qu’elles oublient souvent, en cours de route, l’origine personnelle de leur auteur ; ce sont des voix off qui tissent une figure fantasmatique tendant à la fusion des éléments préalablement décomposés4. Ainsi la tension textuelle s’organise-t-elle autour de pôles connus : d’un côté, les images paradigmatiques de la campagne, diaphragmes placés entre le « réel » indistinct et l’auteur, objets de prise et de connaissance, de l’autre, la tendance à la fusion des voix mêmes qui devraient porter et articuler le contraste.
3Dans cette perspective, il est inutile d’insister sur l’aspect sociologique du roman, sa critique « féroce » de la hight society, etc., ce qui fut le champ clos des recensions militantes à la publication du livre. Pavese lui-même donna crédit avec réticence à de telles interprétations, comme il le fera du reste pour Entre femmes seules : « Il est exact, écrit-il à Rino Dal Sasso5, que le propos des trois récits (Maison sur la coll., Diable sur les coll.. Entre femmes…) est une situation bourgeoise particulière d’impasse. » Mais, ajoute-t-il, lui infliger une condamnation morale sans appel, c’est « exclure de l’art tout thème tragique », car on ne peut dénier aux situations ambiguës une certaine positivité : « Par exemple les trois jeunes gens du Diable ont, pour substance poétique et humaine, la jactance adolescente des démolisseurs intellectualistes : c’est cela le sujet du récit et on ne peut donc en critiquer les expressions “intellectualistes, paradoxales” sans perdre de vue le propos même de l’auteur. » Or les trois voix ne démolissent que par des lieux communs, plus rarement des paradoxes (et celle de Pieretto sur ce point l’emporte sur les deux autres) vite réabsorbés dans la fusion vers laquelle elles tendent. Plus qu’une tentation intellectualiste on serait tenté d’avancer l’hypothèse d’une tentation titanesque, ce qui est exactement le contraire !
4Aussi les critiques mêmes de Calvino6, pour intelligentes qu’elles soient, ne convainquent guère : Pavese n’entend pas décrire de l’intérieur le monde corrompu de la haute société, ce dernier n’est qu’une variation sur le sauvage. Il est le symbole d’un problème personnel à résoudre, non un milieu objectivement dépeint.
5Ce livre qui, d’après Rosita, la secrétaire de Pavese, ne devait plaire « ni aux prolétaires ni aux bourgeois7 » doit être, aux dires de l’auteur, rattaché à la Plage8. Le récit de 1941 anticipe en effet, nous l’avons vu, l’atmosphère du Diable, mais les dialogues cachaient la révélation primordiale qui était la communication entre des êtres privilégiés, au-delà des mots, dans le souvenir d’une campagne, moule et forme de l’être. Depuis 1941, Pavese n’a cessé de creuser sa théorie du mythe ; ce travail laborieux de rongeur en arrive même à éroder à tel point le contenu de la recherche qu’il disparaît dans la Maison. Ici les dialogues ont moins pour but de broder sur l’émergence d’une révélation définitive, qui les infirme ou les annule, que d’explorer et de circonscrire les limites du destin dans la cosmogonie pavésienne. Car c’est bien dans ce roman que le poète tente sa Divine comédie9.
6Le roman obéit à une structuration plus stricte que les œuvres précédentes ; les sept premiers chapitres décrivent les courses nocturnes des trois amis à Turin et dans la campagne environnante ; les chapitres 7 et 8 isolent le narrateur à Turin au mois d’août, alors que Pieretto, sa sœur et Oreste sont au bord de la mer ; du chapitre 9 au chapitre 14, « je » retrouve ses amis chez les parents d’Oreste, dans leur ferme ; enfin, du quinzième au trentième chapitre, nous sommes en compagnie de Poli et de Gabriella dans l’atmosphère « corrompue » du Greppo. Or, si le début décrit les limbes entre ville et campagne, entre ennui et révélation (la rencontre avec Poli bourré de cocaïne sur les hauteurs de Superga), les courses folles des amis qui refusent de dormir pour ne pas perdre de temps, la seconde partie (préparée par la séparation du trio) raconte le purgatoire qui culmine dans le paradis des cousins mythiques de Monbello. La dernière partie du volume, qui occupe la moitié du texte nous projette en Enfer. Les chapitres, qui ont tous la même longueur, obéissent à une cadence propre à la respiration même de l’auteur. Ils n’ont pour but ni de souligner la cosmogonie, ni d’isoler des moments particuliers ; ils sont un rythme pur : trois pages, une pause — trois pages, une pause…, et modulent un contre-chant lyrique.
7Mais la structure adoptée par Pavese ne laisse pas de nous inquiéter, car l’ordre du salut est inversé : l’enfer culmine au sommet de sa colline et occupe la moitié de l’espace scripturaire !
8Les décors répondent à la qualification des lieux. Limbes : campagne pénétrée par la ville, voitures, odeurs d’essence, bals sur les collines. Lieux mixtes, où l’homme est sans cesse renvoyé à l’ambiguïté de signes contradictoires. Le Purgatoire-Paradis : monde patriarcal du labeur fécond, respiration à pleins poumons, repas énormes et saines beuveries ; « je traversai les chaumes brûlés et je les rejoignis sur le sommet. On avait l’impression d’être en plein ciel. A nos pieds, toute rapetissée, il y avait la place du village et une jungle de toits, de petits escaliers, de meules. Il vous prenait envie de sauter de colline en colline, de tout embrasser du regard10 ». Enfer : orgies, profanations, campagne malade ; « mais ce qui étonnait, c’était l’enchevêtrement, l’abandon ; après quelques vignes désertes mangées par les herbes, dans le bois étaient mêlés des arbres fruitiers, des figuiers et des cerisiers recouverts de plantes grimpantes, des saules et des acacias, des platanes, des sureaux. Au début de la côte, il y avait un bois de grands charmes et de peupliers ténébreux presque froids ; puis, au fur et à mesure que nous retrouvions le soleil, la végétation se clairsemait, mais aux formes familières s’ajoutèrent des plantes insolites : lauriers-roses, magnolias, quelques cyprès, et des troncs étranges que je n’avais jamais vus, dans un désordre qui conférait aux éventuelles clairières un air de solitude exotique11. » N’est-ce pas le négatif du paradis terrestre ? Comme si cette description ne suffisait pas, la métaphorisation fleurit en images vénéneuses, le trio constate que le lieu serait parfait pour un hôpital, on y sent déjà l’odeur de la mort : on y voit des fleurettes blanchâtres, l’eau moisie, etc.
9Les choses et les êtres sont évidemment marqués par leur appartenance à tel ou tel monde : le verre de vin clair dans un camp, le verre brisé dans l’herbe après une nuit d’orgies dans l’autre ; les objets essentiels d’un côté, le luxe et le confort dans l’autre. Pourtant, contrairement à ce qui advient dans le Camarade, le décor ne déteint pas sur les personnages. Certains sont en accord avec le monde qu’ils habitent, d’autres ne le sont pas — la correspondance parfaite étant au paradis, dans la ferme de Cinto et David à Monbello. Alors le discours perd ses franges obscures, les mots sont transparents aux objets : « A côté de l’étable il y avait un puits, et David puisa un seau d’eau, il y jeta des grappes de raisin blanc, et nous dit de manger. Pieretto, assis sur une bûche riait comme un enfant12. » Mais le paradis dure une page sur cent ! De même, à la campagne rationnelle d’Oreste, correspondent des paysans qui n’ont plus rien à voir avec leurs faunesques ancêtres de Par chez nous ; bien que le décalage soit subtil et que les éléments de la description soient les mêmes, la métaphorisation qui transformait les êtres issus des collines-mamelles en terre, en plantes, en animaux, disparaît. A preuve, ce texte où se retrouve, redressée, une situation identique, l’opposition entre Gisella faite de fruits et les autres femmes faites de terre :
Je me demandais quel genre de femme deviendrait la petite Dina. Je regardais les vieilles, les autres, la mère d’Oreste ; je les comparais avec les filles du pays que I on voyait au travail dans les champs, jambes solides, brunes, le visage carré, le sang riche. C’était le vent, la colline, leur sang épais qui les rendaient aussi dures et râblées. Parfois, tandis que je buvais ou mangeais — soupes, viande, poivrons, pain —, je me demandais quel effet allait produire dans mon sang cette nourriture rude et riche, ces sucs terrestres qui étaient les mômes que ceux qui passaient dans le vent. Et pourtant Dina était blonde, menue, une guêpe13.
10Pourtant même cette campagne biblique a besoin de soins (nous ne sommes plus au paradis perdu des deux cousins !) ; sans cela, elle serait malade comme une femme et reviendrait vite à son état primitif de sauvagerie. Il n’y a rien de mystérieux dans la campagne : ce sont les charrues, les sulfates, les engrais qui la font. Nouveau retournement, la campagne-femelle devient la campagne délicate comme une femme : la magie est expulsée. Triomphe de l’agriculture rationnelle !
11Or le Greppo était ainsi du temps du grand-père de Poli : un domaine où l’« on n’achetait que l’huile et le sel. C’est une vilaine chose que d’avoir la terre et de ne pas s’y tenir14 ».
12La correspondance apparente entre le couple « maudit » du Greppo et son paysage est trop évidente pour qu’on y insiste. Dans cette île inculte et inquiétante qui domine la campagne humanisée d’Oreste vivent deux reclus volontaires ; Poli, le morphinomane mystique, et sa femme, la mondaine et mystérieuse Gabriella. Entourés des objets inutiles : disques, divans, lits à baldaquins, salle de bain, alcool, ils fermentent sans regarder la nature pourrie autour d’eux. Poli, qui applique à soi-même le « connais-toi toi-même » du libertin, veut toucher le fond de l’abjection pour retrouver l’innocence, mais il ne regarde pas la nature symbolique qui l’entoure et qui préfigurerait son destin.
13Jusqu’ici rien que de clair à part la place insolite dévolue à l’enfer qui culmine et clôt le récit. Mais ces figures, ces paradigmes retrouvés sont traversés de voix qui miment et anticipent un retour au chaos. Car les trois amis ne cessent de brouiller les cartes d’une Comédie dont Pavese doute du sens. Une seule page transforme à Monbello tous les signes ambigus (et pas seulement ceux du Greppo) en certitudes : le vin est communion au sang de la terre ; la chasse est passion saine (alors que Poli a failli finir abattu « comme un faisan »), l’écriture devient le Verbe, elle nomme et crée dans le même temps. Mais le mythe inqualifiable pour Pavese, et contre lequel nous avons maintes fois buté, est bien celui de la terre violée. Le paradis de Monbello apparaît alors comme l’écriture du fantasme, et c’est à ce moment-là que la métaphorisation disparaît, car l’écriture est elle-même métaphore impossible du non dicible. Le diaphragme subsistant, c’est l’inceste et la mort. Car la campagne rationnelle et sans cesse reconquise d’Oreste est menacée par elle-même ; un orage suffit pour que les viscères les plus secrets de la terre soient violés. Mais qui viole ? La nature ou l’homme ? La question inquiète ne cessera d’être posée tout au long du récit, clairement ou allusivement par le trio : « Il n’y a pas une seule anfractuosité, pas le fond d’un seul bois que la main ou l’œil de l’homme n’aient troublés15. »
14Et nous retrouvons la transgression déjà exploitée dans Nudisme. Les trois amis, au lieu de participer aux travaux des champs, de vivre cette vie de la campagne dont ils parlent tant, en cachette vont se faire bronzer, nus, dans une anfractuosité. Les thèmes et les expressions propres au texte de Vacances d’août sont repris parfois à la lettre : « Je pensais à cette idée de Pieretto que la campagne chauffée à blanc par le soleil d’août fait songer à la mort. C’était juste. Ce frisson que I on éprouvait à être nus et à le savoir, ce besoin de se cacher à tous les regards et de se baigner, de devenir noirs comme des troncs d’arbre, était quelque chose de sinistre : plus bestial qu’humain. Je voyais dans la haute paroi de la crevasse affleurer des racines et des filaments qui étaient comme de noirs tentacules16 » Aussi Oreste, l’étudiant en médecine, qui vient respirer l’air natal, nous apparaît-il sous une lumière étrange. Le campagnard, « sain de corps et d’esprit » n’aspire, comme ses deux compagnons, qu’au « péché » de transgression dont il ne perçoit pas la portée.
15L’emprise du Greppo sur les trois amis ne sera que l’intériorisation de ce qu’ils pressentaient dans le fond du torrent. L’au-delà des limites imposées par la loi.
16Au début, les trois amis, dont la personnalité ne cesse de se décomposer en trois voix anonymes, puis de retrouver un semblant de cohérence psychologique, éprouvent, curieusement, vu leurs jeux secrets, une répulsion à l’égard des habitants du Greppo : le narrateur se sent mal à l’aise au milieu de ces tapis, de ces fauteuils, de ces tentures ; Oreste joue au moraliste et se scandalise rétrospectivement de l’aventure de Poli et de Rosalba, car il ignorait que le diable fût marié avec Gabriella ; seul, le citadin Pieretto, le seul qui fasse entendre cette voix « intellectualiste », dont parle Pavese dans sa lettre à Rino Dal Sasso, est attiré par l’étrange couple. Une critique superficielle pourrait découvrir ici un motif polémique contre le monde des riches, l’éducation lamentable de leurs enfants (celle de Poli), etc. : ce ne sont que résidus, vieilles émergences ; l’intérêt de Pavese pour Poli est essentiel17.
17Caractéristique à cet égard est le changement de ton d’un critique marxiste : Davide Layolo. A la condamnation sourde du Diable qu’il formule dans son Vice absurde18 fait suite un texte curieux tout récent, la Réponse du Diable19. Le critique aurait retrouvé l’original de Poli, un certain comte Grillo qui fit parler de lui récemment en se promenant nu dans les rues de Rome : noble, ayant renié se classe sociale, drogué génial, gyrovague mathématicien. Manifestement, Layolo est attiré par l’homme plus qu’il ne le fut par le roman. D’après le témoignage du comte20, ce qui fascina Pavese en lui, ce fut la drogue comme moyen de faire éclater les limites humaines. En outre, la théorie du comte mathématicien, selon laquelle la maladie intellectuelle de notre siècle (mais est-ce seulement du nôtre ?) consiste à partir du zéro dans tous nos calculs (au lieu d’inventer l’en-deçà du zéro), car ainsi, dans chacune de nos opérations, nous sommes rejetés au néant, n’est pas sans affinité avec la récupération mémoriale et ce travail d’excavation dont il fut longuement parlé. En outre, la rencontre avec la mort n’est-elle pas secrètement pour Pavese une réintégration non au zéro, mais à l’avant-naissance, au fœtus ? Les chiffres perdent leur contour !
18Quoi qu’il en soit, il ne s’agit, somme toute, que d’un témoignage extra-littéraire, mais révélateur, puisqu’il met l’accent sur Poli. Ce diable qui ressemble à l’épure sèche d’un personnage dostoïevskien est bien le pivot de l’enfer. Mais s’agit-il vraiment d’enfer en dépit de l’odeur de moisi, des orgies, de la cocaïne, de l’amour impossible entre Oreste et Gabriella. du détachement-fascination de Pieretto pour le maître des lieux… ? Ce qui frappe, c’est que le séjour (entre dix et quinze jours) [la montée en enfer], des trois amis est encadré par deux surprises-parties : de la première on ne voit que les déchets, mais on assiste à la seconde ; or tous. Poli le premier, Gabriella peut-être aussi bien que l’auteur laisse planer le vague sur ses agissements cette nuit-là, ne peuvent souffrir les « amis » milanais ; le narrateur éprouve comme un sentiment de profanation du Greppo (« Je pensais au Greppo qui n’était plus vierge21 »). Or on ne profane pas l’enfer ! Le bruit, la vacuité, la mondanité folle des milanais, leur beuverie, leurs chassés-croisés amoureux dans les chambres raffinées de la villa ne sont qu’une caricature de l’orgie à laquelle aspire Poli. Car ce diable veut être Dieu et la fascination qu’il exerce tient à ce rôle de Porte-lumière ambigu, Poli veut briser les frontières, subvertir l’ordre des chiffres : il transforme le limbe anodin des environs de Turin en annonciation d’une révélation qui s’accomplira au Greppo. Dès son apparition, la nuit, dans la voiture de luxe, les yeux révulsés vers le ciel, il est l’image même du scandale et arrache les amis à leurs discussions abstraites. Pieretto vient justement d’affirmer qu’un assassinat dans ces collines n’aurait plus rien de légendaire, que les grillons ne s’arrêteraient pas de chanter pour autant et que le sang répandu n’aurait pas plus d’importance qu’un crachat ! Or l’arrivée silencieuse de Poli drogué est la fausse annonciation du sauvage ; les amis s’y trompent qui poussent, d’abord Oreste, puis Oreste et Pieretto, un cri bestial qui est la réponse à cet ange d’une singulière révélation ; « J’eus la chair de poule à la pensée que, tel le rayon d’un phare dans la nuit, un cri pareil arrivait partout, sur les versants, au fond des sentiers, dans les caillots d’ombre, dans les tanières et jusque dans les racines et qu’il faisait tout, vibrer22 » A ce cri les grillons cessent de chanter. Le cri qui fait sortir des limites de la loi et qui opère un premier retour au chaos sera répété au Greppo par Pieretto dans une situation qui est une réaffirmation du destin.
19Poli, secoué de sa torpeur par le cri, manifeste aussitôt ce qu’il croit être : un dieu. Comme le comte Grillo, il affiche son mépris pour les gens de son monde qui font tout gantés les enfants et les millions. La révélation attendue tourne court ; rien qui ressemble à l’en-deçà du zéro du comte Grillo ; Poli débite des banalités nietzschéennes, mais il entre définitivement dans la conscience des trois amis. Dès le premier chapitre, donc, il constitue le pivot idéal autour duquel tourne l’écriture. Ainsi les trois voix, que Poli soit présent ou absent, sans se départir d’une vague autonomie et en maintenant côte à côte jusqu’au bout tous les thèmes fugués du récit, sont aspirées par le mystère Poli. C’est Pieretto, le citadin, l’homme « rationnel » qui est le plus fasciné : il envie l’expérience de Poli, il voudrait faire craquer lui aussi les limites bourgeoises que lui impose sa classe. Le limbe de Turin et de ses environs devient enfin le terrain d’une rencontre au lieu de n’être que l’espace de discours infinis.
20Mais le lecteur attend en vain l’évangile de ce diable-dieu. Ses affirmations sont banales : il s’agit de toucher le fond de soi-même ; c’est quand tout est perdu qu’on se retrouve enfin… Au chapitre XX, la discussion entre Pieretto et lui ne débouche sur rien qu’on ne sache ou qu’on n’ait deviné : Poli à la recherche de l’ataraxie refuse le monde et l’histoire, Pieretto lui oppose des raisons marxistes — la conscience est un égout, le salut est parmi les gens… Car, et c’est la force de ce récit, toutes les discussions s’arrêtent devant une épiphanie qui ne vient jamais. A la limite, l’entrecroisement des voix est pur flatus vocis, répétitions de cadences connues, simple jeu rythmique : est-ce pour cela quelles libèrent cet étrange pouvoir d’envoûtement ? L’allusion ne fait allusion qu’à ce qui manque, car la vérité de Poli est fantasmatique, elle est désir de vaincre le néant, d’abolir le zéro :
Il y a une valeur dans la vie des sens, dans le péché. Peu d’hommes connaissent les confins de leur propre sensualité… ils savent que c’est une mer. Il faut du courage et on ne peut se libérer qu’en en touchant lefond…
— Mais elle n’a pas defond.
— C’est quelque chose qui transporte par-delà la mort, disait Poli23.
21Poli, c’est le refus du sang et pourtant son symbole. Tous les signes se nouent autour de l’image sanglante : de l’évocation du meurtre faite par Pieretto, avant la première apparition de Poli, à la tentative d’assassinat de Rosalba sur son amant, au hurlement d’Oreste qui est le cri des chasseurs entre eux, au refus de chasser de Poli, au mouchoir plein de sang qu’il porte à sa bouche à la fin du récit. On pourrait multiplier les rappels de cet ordre : « Poli disait que, de toutes les drogues, la seule qu’il ne comprenait pas, c’était le sang versé ; c’était cela que Rosalba lui avait enseigné, le sang a quelque chose de, diabolique24 » C’est le diable qui parle ainsi, un diable qui se renie ! Car cet ange déchu est un ange bafoué : Oreste n’est pas seulement chasseur de faisans, il chasse aussi la femme de Poli et devient son amant, oubliant Giacinta qui l’attend au pays. On s’aperçoit que les dés sont pipés : la victime, c’est le diable, car, à sa façon, il aime Gabriella et le campagnard Oreste, pour l’amour de Gabriella, frôle le geste criminel au cours d’une battue de chasse. Poli respecte le sang, car par une ascèse aberrante à base de drogue et d’alcool, il a tué en lui toute sensualité (et ce, dès le début du roman, puisque Rosalba n’est qu’un poids mort du passé) ; il a même franchi les frontières qui séparent la vie de la mort : « Poli disait que la mort n’est rien, ce n’est pas nous qui la faisons, en nous il y a joie et paix, rien d’autre25. » Oreste, au contraire, le narrateur et, à moindre titre, Pieretto sont prisonniers du sang, du sauvage. Ainsi tous les trois ne font que retrouver au Greppo ce qu’ils recherchaient ailleurs ; Oreste prend des bains de soleil nu avec Gabriella, « je » dans une grotte du domaine. C’est d’ailleurs ce que Pieretto n’a cessé d’affirmer depuis le début du roman : le sauvage, « c’était le goût de répandre du sang. On fait l’amour pour blesser, pour répandre le sang », et encore : « On va en montagne, on va à la chasse pour le même, motif26 » Poli dévoile sans jamais le leur dire l’hypocrisie des trois amis : lui, a choisi la drogue, mais il est allé jusqu’au bout ; eux ne pratiquent que des succédanés, le nudisme par exemple : « Je lui demandai si la cocaïne faisait partie de la paix de l’âme. Il me répondit que tous nous avions recours à quelque drogue, du vin au somnifères, du nudisme aux cruautés de la chasse. Quel rapport avec le nudisme ? Un rapport certes. Il y en a qui sortent nus au milieu des gens par désir de se conduire comme des brutes et de violer une règle humaine27 » (le comte Grillo !). Poli, que l’auteur feignait de nous présenter au début comme une émanation du Greppo, en est au contraire le dépassement : la végétation folle ne peut plus rien sur lui qui a trouvé la sagesse ; si le sang est diabolique, le diable sur les collines, ce n’est pas lui, c’est l’éternelle tentation irrationnelle du sauvage, et les collines n’indiquent pas seulement le Greppo, mais bien les trois royaumes (sauf Monbello) que l’auteur nous décrit. Sorti de l’histoire, sorti des passions. Poli est plus qu’un fantasme mortel, il est le démiurge impossible, celui qui ravit la mort et purifie la vie du sang versé. Mais pour isoler la vie du sauvage, il faut détruire la sienne ! N’est-ce pas le sacrifice qui sauve du péché !
22Le drame qui couve n’éclatera jamais : Gabriella « à la voix rauque » (elle aussi, comme Amelia et d’autres !) se joue d’Oreste et la tension accumulée au cours du récit se relâche avec l’orgie sacrilège des milanais. Gabriella, qui se moquait de Poli et semblait le détester, avoue qu’elle l’aime. Le diable crache du sang, ce sang qu’il ne veut pas verser, et accepte sa mort avec indifférence puisqu’il l’a déjà dépassée. Le diable s’offre en holocauste pour un autre monde, qui peut-être n’existera jamais, libéré du sauvage.
23L’obsession du sang présente dans la Maison sur la colline se fait de plus en plus insupportable : d’historique, elle devient ontologique. Comment libérer l’homme de son destin de sexe, de sang et de mort ? Pavese, anticipant son temps, et sans illusion, nous suggère la réponse ambiguë de Poli le morphinomane. A tout le moins, il pose la question !
24La réponse, s’il y en a une, c’est l’écriture : la fausse tripartition (Limbes-Purgatoire-Enfer) que les trois voix infirment. Sans jamais sacrifier aucune des exigences contradictoires qu’elles portent (polémique-fascination ; rationnel-irrationnel ; sauvage-naturel), ces voix, par le rythme qu’elles impriment à l’œuvre, la ramènent à la confusion originelle : Poli est le symbole du vivant qui a retrouvé ce monde titanesque d’avant le péché, d’avant le sang, d’avant la mort. Ce roman qui ne conclut rien et renvoie les personnages à un destin improbable (sauf Poli) vit de l’étonnante cadence de dialogues truffés de lieux communs ! Pavese rassemble ici toutes ses contradictions, toutes ses ambivalences et les jette pêle-mêle dans l’alambic de son métier qui en distille cette fugue pour trois voix principales et basse continue : Poli28.
Les coulisses de l’imaginaire
25Renouant directement avec la Plage et continuant le discours commencé au Greppo, Pavese clôt dans Entre femmes seules29 la porte du mythe entrebâillée dans le Bel Été. Clelia, c’est une Ginia qui a réussi, et les peintres se sont affirmés : ils ne vivent plus dans des mansardes. Dans cet avant-dernier roman, Pavese tente encore une voie nouvelle avant de rassembler toutes ses bandelettes et de se momifier dans la Lune et les Feux. Contrairement aux deux romans qu’il allègue lui-même comme précurseurs30 à ce récit, une absence de marque, la campagne. Point de nature sauvage, mythique : le seul monde de la ville et de ses annexes. Un motif rattache idéalement ce récit au Bel Été, celui de la fête : elle n’est plus dans le cœur de Ginia « innocente », mais dans les rues de Turin, car Clelia arrive en plein carnaval.
26Or tout renvoie au carnaval, aux lieux de plaisir, à la représentation, à la farce, au décor, au masque, bref au théâtre. L’objectivation de la création a progressé depuis la Prison, et Pavese ne se sert plus d’un Stefano conscience cosmique, même si le récit est écrit à la première personne par Clelia. Il n’est plus question de trouver un espace de survie, car, cet espoir, il y a beau temps que Pavese l’a abandonné : il s’agit de jouer avec les éléments d’une scène. D’entrée de jeu, le carnaval introduit en sourdine le motif de l’enfance : Clelia, qui, par son travail, a pu échapper à la misère de sa classe d’origine pour accéder à l’aisance, a pourtant raté son départ ; elle revient à Turin en janvier et le carnaval se déploie dans les rues. La femme dure, dont la vie a été une perpétuelle tension pour arriver, reconnaît que le seul vrai plaisir qu elle ait connu, la seule détente, la vraie fête dans l’innocence, ce fut, pour elle, le carnaval, quand elle était petite. Or cette fête de l’enfance, son père, un jour, la lui a gâchée en mourant le jeudi gras. Que ce souvenir occupe Clelia dès son retour dans sa ville natale, quelques instants avant la découverte de la tentative manquée de suicide de Rosetta, fournit le cadre imaginaire qui permettra les métamorphoses du récit. Mort de la fête liée à la mort du père comme paysage du souvenir, image de la fausse morte Rosetta avant son suicide réussi comme paysage du présent.
27L’odyssée de Clelia, de la sordide rue de la Basilique à la riche via Pô, a au moins un point de commun avec celle de Pavese « consacré par les grand maîtres de cérémonie de l’heure31 ». Elle a vidé l’ambition de toute substance : devenir un « big » de la couture ou de la littérature dégonfle le projet initial et renvoie Clelia à la nostalgie du nougat, du nez de carton et des manèges qui ne sont rien, mais qui donnaient le bonheur. Le signe carnaval est donc une fois de plus chez Pavese ambivalent, bonheur et insignifiance, ou, mieux, il n’est plus que le souvenir du bonheur, qu’une forme utilisable pour un contenu sans mystère.
28Mais, comme chez le croyant déçu qui a découvert le secret du père Noël, la poésie naîtra toujours du bonhomme, même si l’on sait qu’il n’existe pas. En ce sens, le carnaval est coopérant à l’écriture qui se donne comme proposition possible dans un décor improbable : « Je ne me dirigeai pas vers la place de la Victoire assourdissante d’orchestres et de manèges. C’est des ruelles et dans la pénombre que j’ai toujours aimé flairer le carnaval32. » Les répliques sont ad libitum ; on les attend sans surprise, celles de Momina nihilistes, celles de Mariella mondaines et gourmandes, celles de Clelia, volontaristes et polémiques, celles de Febo suffisantes et nonchalantes, etc. Les personnages sont des voix dont la voix vient de plus loin qu’eux ; physiquement, ce sont des masques dont Pavese ne cesse de répéter les formes fixes et changeantes : les visages sont figés dans une expression unique, Momina à chaque apparition cligne ses yeux de myope, c’est le masque grimaçant ; Nene, c’est une frange et de grosses lèvres : un masque bouffon ; Rosetta, des yeux gris, fixes et enfoncés : masque tragique… Mais les vêtements changent, à cela près que l’uniforme du luxe est la fourrure, objet fétiche qui rappelle le poil viril des hommes, mais aseptisé, simple fantasme du sexe : « Toutes vos fourrures réunies ne donnent pas le poil de cet, homme33 »
29Le décor est Turin et ses portiques de théâtre, de l’hiver froid et humide au printemps, de janvier à avril, date du sursis de Rosetta. Turin (et aussi la riviera des week-ends ou le casino de Saint-Vincent) vu par flashes comme des projections sur les murs pour accompagner les voix qui n’ont rien à nous dire qu’on ne sache déjà. Or, Turin, ce devrait être pour Clelia au moins les retrouvailles, l’humus, les racines essentielles, l’enfance ; mais il ne reste rien de ce qu’elle a aimé. Quand, après avoir posé son costume de scène (sa fourrure), elle décide de retrouver le « temps perdu », elle participe à une pièce qui n’est plus la sienne. Les acteurs de son enfance (Gisella) n’ont plus rien à lui dire et la voix off, sa propre voix, commentera le triste retour aux sources par un dicton de Maurizio, l’ami romain : « On obtient les choses quand elles ne servent plus34. » L’enfance est vidée d’elle-même, il ne reste plus qu’une coquille.
30Il lui faut revenir sur la scène qu’elle s’est choisie : les salons de la haute, les réveillons de carnaval, les week-ends en Studebaker, les vernissages et la boutique de mode qu’elle est en train de monter via Pô. La boutique, c’est le symbole du travail pour Clelia et le miroir du monde de la grande bourgeoisie : c’est le travail pour le loisir des riches ; le positif et le négatif ne se neutralisent pas, mais s’évacuent l’un l’autre ; plus qu’un décor flambant, c’est un praticable dont on voit l’envers : tout est constamment remis en chantier, en dépit des « idées » bouillonnantes de Febo, le décorateur, et des conseils de « Madame » qui, bien sûr, vit à Rome. Tout est étudié pour piéger le client : éclairage, meubles d’antiquaires, mais tout est dérisoire et incertain. A la dernière minute. Madame pense même à transporter la boutique via Roma. Cet espace improbable joue un peu le rôle de la cabane des Géants de la Montagne, mais vidée de ses prestiges magiques ; elle est l’âme théâtrale du récit et ce n’est pas pour rien que Madame pense à engager une compagnie de revue pour présenter les modèles. Clelia dans un moment de jeu35 (c’est ce qui reste de sa passion) imagine même une inversion des rôles et propose à Rosetta d’inviter ses amies comme vendeuses :
Mais qui viendrait acheter ? Il ne resterait plus de noms disponibles.
— Vos femmes de chambres, pourquoi pas… les vilains noms.
— Nous ne saurions rien faire…
— Qui sait… comme aux fêtes de bienfaisance…36
31La boutique devient le lieu double où s’opèrent comme dans les fables les merveilleuses mutations impossibles dans la vie : travail et loisir intervertissent leurs pôles. Clelia n’est que la maquilleuse de ses rêves.
32Clelia dépossédée de sa ville, de son travail, admise avec réticence dans le cercle des amies huppées (elle reste la couturière et on ne se fait pas faute de le lui rappeler) a constamment l’impression de jouer un rôle : « Peut-être que moi aussi je jouais la comédie comme les oisifs de Turin, et, somme toute, il était juste que je les aie dans les pattes si je travaillais pour, eux37 » Elle joue avec « les amies » en faisant mine de conserver cette nostalgie du père Noël dont on parlait, mais elle ne les lâche jamais. Un des lieux qui révèlent à Clelia son anthropologie personnelle est le casino de St-Vincent. C’est apparemment l’antithèse de la boutique.
33Temple de l’argent gagné par hasard, il se donne aussitôt pour tel à Clelia trop obnubilée par le travail pour voir qu’il appartient au même monde que sa boutique : « Le but de tous les joueurs est de vivre dans le confort et d’entretenir des femmes nues dans des fourrures… Pour le moins au jeu il n’y a pas de différence — bien ou mal nés, putains, voleurs, imbéciles ou malins, tous veulent la même chose38 » Mais les fourrures, c’est elle qui les vend !
34Elle joue aussi avec Becuccio qui représente de façon un peu voyante le prolétaire communiste et introduit un motif étranger à la structure du texte : la lutte des classes (« Je n’arrive pas plus haut que la classe moyenne39 »). L’unique week-end d’amour entre eux dans la Val Salice n’est qu’un jeu de retour en arrière comme au cinéma, mais le souvenir n’évoque plus rien, un simple nom, Guido, l’ami de jeunesse, acteur gommé d’un passé mort. Car la mémoire de Clelia superpose les images d’amants, mais leur concrétude diminue. Le premier, Guido, avec lequel elle a fui de Turin à Rome, n’est qu’une étape de sa conquête de la solitude : « Mon homme était un incapable, qui restait à la maison pour dormir tandis que je courais Rome, et malgré tout cela, on n’apprend pas à se suffire à soi-même si on n’a pas fait l’expérience à deux40 », car « qui ne se sauve pas soi-même, personne ne le sauve41 ». Tous les autres hommes qui passent dans sa vie seront vus au travers de cette expérience d’amour-solitude. Sur la scène vide de sa mémoire, Guido prend la place de Maurizio, le romain, dont le souvenir pâlit au cours du roman et qui sera liquidé lors du voyage de Clelia dans la capitale. Becuccio n’est qu’un avatar supplémentaire de Guido, comme si Clelia voulait jouer au passé, comme on joue à la poupée, l’émotion en moins. Ces amants en perspectives fuyantes, de l’archétype Guido, simple signifiant, à l’évanescent Morelli, creusent un vide fondamental que n’habitent que les pancartes mobiles où s’inscrivent des noms passe-partout. L’interprétation marxisante du personnage de Clelia qu’a tentée Pavese pour donner le change à ses amis est parfaitement étrangère à la structure du texte42
35Un autre motif qui ne pouvait manquer est celui de la prostitution. Il est de dérivation théâtrale : le jeu de l’amour, l’amour comme jeu. Clelia, dans un accès d’humeur polémique, déclare tout de go qu’elle préférerait vêtir des putains, car elles — au moins — savent ce que c’est que travailler ; le thème de la putain est en effet lié à l’argent, mais l’argent a une circulation universelle que le sexe ignore : « Si notre belle amie (Momina) était ici, affirme Morelli, elle dirait que nous aussi nous passons de main en main à qui nous désire… Ce qui sauve les gens c’est seulement l’argent… qui passe dans les mains de tous43. » Rosetta qui cherche désespérément à rompre le cercle de la représentation dans lequel elle est prise s’informe sur les prostituées avec insistance, mais les réponses de Momina ne peuvent guère la satisfaire, bien que le mot Ultime de sa « philosophie » soit : « J’ai peur que rien ne compte. Nous sommes toutes des putains44 » ; ce qui est inexact, même si certains de leurs comportements le laissent supposer ; Momina et Clelia subissent passivement, mais gratuitement, il est vrai, le rut éclair de Febo : leur drame, c’est qu’elles sont obligées, une fois de plus, de jouer la prostitution sans la pratiquer ; l’universelle prostitution dans la perspective d’un Sade interprété par Klossowski suppose une subversion dont les conséquences sont ontologiques ; le cercle des amies ne peut que fabuler, trop attaché au monde sociologiquement identifiable auquel elles appartiennent : c’est l’argent, pour elles, qui reste la monnaie de communication. Même l’inversion sexuelle à laquelle s’intéresse Pavese dans ce récit ne débouche pas sur une fracture de ce monde ; l’amour de Rosetta pour Momina n’est qu’une piste d’enquête pour Clelia ; ce n’est pas la raison ultime du suicide de Rosetta. Pour suppléer à cette carence, les amis, des artistes habitués aux mises en scène, vont imaginer de faire jouer à leurs amies le rôle de prostituées : c’est le fameux chapitre XXIX où, dans un bistrot équivoque de la rue Calandra, se décide un jugement de Pâris à rebours pour savoir quelle est celle qui posséderait les meilleurs dons de fille. Pendant ce temps. Loris et deux autres amis vont au bordel d’en face. L’abjection, pourtant, reste bien bourgeoise, puisqu’elle est sans lendemain et que la vie douillette et les fourrures de prix attendent les postulantes. S’encanailler, ce n’est que changer momentanément de décor : d’où le charme des bistrots équivoques. Clelia a honte (elle le dit), mais elle reste.
36Or, une seule personne refuse le jeu, une seule récuse les décors, les conventions, les faux drames de ce monde en représentation : Rosetta. Elle meurt par refus du théâtre, mais c’est le théâtre qui la tuera. Elle est la non-vie dans sa pureté, car, si elle n’ignore rien de « la bite » comme le dit crûment Momina45, elle refuse son suc : pour elle, les hommes « salissent comme les enfants… nous salissent, salissent le lit, le travail qu’ils font, les mots qu’ils, emploient..46 » ; et ce n’est pas une réaction d’invertie, car, à la précision que lui demande Clelia, elle répond ; « Je ne suis pas lesbienne. J’ai été une jeune fille voilà tout. Mais l’amour tout entier est une chose sale47. » Elle ne croit pas à l’amour qui dénude l’être, qui le démasque ; « Qui fait l’amour […] lève le masque48 » ; pour elle, la source même de la vie est pourrie. Conséquence peut-être d’une fixation traumatique, elle considère Momina comme son double sexuel : un miroir qui lui renvoie sa propre image et la reporte à une scène scabreuse d’amour à trois49 (scène qui se répète d’ailleurs pour le trio Momina-Febo-Clelia), d’où l’attraction-répulsion qu’elle éprouve pour son « amie », d’ordre à la fois homo et hétéro-sexuelle. Ce dégoût existentiel, qui contraste avec le nihilisme intellectuel de Momina, est confusément ressenti par le groupe qui refuse de lui décerner un prix de prostitution et lui concède seulement le titre d’aide-croix-rouge, d’ingénue pour combattants. Il y a chez Rosetta une soif absolue d’autre chose ; elle ne fera pas comme Poli, elle ne touchera pas le fond du vice pour tenter d’y trouver une pureté ambiguë. En décidant de revêtir la mort, elle accepte le dernier costume de ce monde de carton-pâte, mais, en même temps, elle le nie et en présente l’image renversée : son unique vérité. Le seul être qui n’accepte aucun rôle, fût-il de comparse, dans cette comédie tragique est le vieil artisan, tout droit sorti de la poésie Ancêtres, qui claque la porte au nez de Becuccio et de Clelia en quête de meubles anciens pour la boutique : « Il n’y a rien… que voulez-vous on n’a plus envie de travailler pour les gens50 » ; et c’est Becuccio le communiste qui répond : « La politique lui a monté à la tête51 : » Mais il s’agit seulement de la résurgence d’un archétype cher à Pavese. La vérité de Rosetta n’est plus accessible, elle ne pourra être que l’holocauste.
37Le suicide de Rosetta, cette subtile mise à mort, est la mise en scène des amis. Le premier témoin étranger, c’est, au premier chapitre, Clelia qui assiste au transport de Rosetta qui vient de rater sa première mort. Clelia, introduite dans le cercle des connaissances de Rosetta, apprend que le peintre Loris, Nene sa maîtresse, Mariella « l’amie » et d’autres avaient entrepris de monter une pièce Marie-Madeleine qui se termine par un suicide ; or tous, à l’exception de Momina, sont consternés, surtout Mariella, de ne pouvoir, par décence, mener à bien leur projet. Mais tous les amis, Clelia y compris, bien qu’inconsciemment, vont imposer à Rosetta, par la magistrale mise en scène de leur existence, la nécessité de se tuer. Ce sont d’abord les persiflages de Momina qui lui reproche de s’être ratée et lui recommande le revolver, plus sûr, la prochaine fois, l’attitude ambiguë de Mariella, jalouse (pour quelques motifs sexuels ?) de l’intimité de Momina et de Rosetta, les répliques dilatoires et contraires à sa propre pensée que Clelia lui donne sur le travail : travailler et faire la putain, c’est la même chose. Alors que l’interrogation de Rosetta est fondamentale qui cherche l’autre terre, l’eldorado sans sacrifices humains.
38Plus encore que les allusions, ce sont les montages et les mises en scènes qu’en intellectuelle sensible (« Elle avait lu de tout. Elle avait été à l’Université52 »), elle va interpréter comme signes prémonitoires. Or, on va mimer devant elle sa propre mort anticipée. D’abord le retour dans l’hôtel du suicide où loge Clelia et la discussion dans l’ombre avec Momina, puis l’intérêt que peu à peu Rosetta prendra pour le fameux drame Marie-Madeleine suspendu à cause d’elle, et surtout la scène chez Loris, le peintre qu’elle a aimé autrefois et qui, sous prétexte d’enterrer sa seconde période, représente symboliquement la mort de Rosetta. Tous les signes se nouent dans le chapitre XXVIII et l’imaginaire de Pavese impose cette voix qui donne son rythme et sa pulsion aux mots des acteurs. Sur un catafalque entouré de cierges est couché un pantin, image du bossu raciste en train d’entretenir Rosetta qui caresse un chat ; Clelia, dès qu’on éteint la lumière, cherche Rosetta et se souvient du geste de celle-ci coupant le courant dans la chambre, contiguë à celle de sa tentative de suicide : Mariella, elle, relie idéalement la scène présente au drame en cours de montage ex suspendu à cause du suicide manqué de Rosetta. Or la critique n’a pas remarqué que Rosetta s’est tuée dans un atelier de peintre53 en regardant Superga en compagnie d’un chat qui, par ses miaulements, alerte les voisins. C’est la reprise de la scène tragico-bouffonne chez Loris pour la liquider définitivement. Rosetta revit, dans la réalité, en la purifiant la caricature du drame contemplé chez Loris. Il n’est pas indifférent que le « demi-bossu », lors de la réception, parle des primitifs que les civilisés assassinent et que Rosetta les défende. Il n’est pas indifférent que Rosetta contemple pour la dernière fois la colline où elle fut heureuse un instant, loin des hommes.
39Tout le signifié est pris en charge par l’imaginaire de Pavese qui en fait les signes de son puzzle littéraire pour manifester son fantasme mortel. L’art n’est pas cathartique comme chez Saba, et Pavese, qui tue Rosetta, ne tuera pas en soi son instinct de mort, mais il aura su monter une sorte de mystère : le jeu du théâtre et de la mort.
40Car Rosetta n’a pas de raison subjective de se suicider :
Elle me dit qu’elle ne savait même pas elle-même pourquoi elle était entrée à l’hôtel ce matin-là. Elle y était même entrée contente. Après le réveillon elle se sentait soulagée. Depuis longtemps, elle éprouvait de la répulsion pour la nuit, l’idée d’avoir achevé un autre jour, d’être seule avec son dégoût, d’attendre le matin étendue sur son lit lui était insupportable. Cette nuit-là au moins était déjà passée. Et puis justement parce qu’elle n’avait pas dormi et qu’elle tournait dans la pièce en pensant à la nuit, en pensant à toutes les sottises qui lui étaient arrivées au cours de la nuit et maintenant qu’elle était seule de nouveau et elle ne pouvait rien faire, peu à peu le désespoir l’avait prise en trouvant dans son sac le véronal54…
41La vraie mort de Rosetta est différente, car elle est consciente : ce n’est plus la mort lovée dans son être et qui tout à coup déborde, c’est le désir de quitter la scène en signant sa sortie (d’où le choix pour se tuer d’un atelier de peintre et le rappel du chat).
42Loris, décorateur du monde qu’elle répudie, l’a aimée et tuée métaphoriquement. Le court sursis de quatre mois qu’elle se concède la persuade qu’il n’est plus possible cette fois de rater sa mort.
43Au niveau de la transposition des signes d’une existence en signes littéraires, Pavese a déjà choisi, même s’il brouille les cartes, grâce au personnage de Clelia. Dans la pléiade des amies : Nene, 25 ans, Mariella, 20 ans, Momina, 30 ans, Rosetta, 23 ans, elle est la plus âgée, 34 ans, la plus volontaire, la plus chargée d’expérience, mais elle a opté pour le théâtre. Théâtre du travail et non du loisir comme les amies : mais il s’agit de l’avers et du revers d’un même signe. Plus qu’aucune autre, elle est peut-être responsable du suicide de Rosetta, car, pour cette dernière, elle est le personnage qui pourrait la sauver. Or Clelia est à ce point privée du sens de la réalité du monde qu’elle a conquis (en véritable actrice, elle choisit ses rôles, les autres se limitent à les assumer) qu’elle en vient à douter « que ce jour-là sur la civière il y eût vraiment quelqu’un55 ». Jusqu’au jour où ce gommage à la Blow up (Cf. le film d’Antonioni) débouche sur le suicide de Rosetta ; alors il lui semble avoir été « sourde et aveugle… l’avoir su, toujours su et ne pas y avoir prêté attention56 ». En ce sens, c’est Pavese lui-même qui prépare ici la mort de Pavese. Choix absolutiste, religieux, on ne sert pas deux maîtres : ou le théâtre ou la mort !
44Un rapide coup d’œil sur les proses critiques qui précèdent, accompagnent et suivent la composition du roman, est très symptomatique. Près d’un mois avant de commencer à écrire le nouveau récit, Pavese note dans son journal : « En réalité la seule circonstance qui me touche et ébranle mon imagination est la magie de la nature, le regard fixé sur la colline. Si je n’ai pas ce sujet dans la tête mais un sujet humain, un jeu citadin et moral, voici que mon imagination est paresseuse57. » Il n’est pas encore fait mention de Entre femmes seules, mais il est sûr que le récit est en gestation, car, ce qui le caractérise justement, c’est l’absence de la campagne mythique (le mythe se réfugiant dans la personne de l’artisan qui chasse Clelia et Bucuccio). Puis le 23 mars, Pavese avoue « sans en avoir l’air commencé le nouveau roman : Entre femmes seules. Travail calme, sûr, qui suppose une solide structure, une inspiration devenue habitude. (Il reprend la Plage, la Tente, de nombreuses poésies sur les femmes). Devrait découvrir du nouveau58 ». Puis, le 17 avril : « Découvert aujourd’hui qu’Entre femmes seules est un grand roman. Que l’expérience de l’engloutissement dans le monde faux et tragique de la « haute » est à la fois vaste et appropriée et se soude aux souvenirs wistful de Clelia. Partie à la recherche d’un monde infantile (wistful) qui n’est plus, elle découvre la tragédie grotesque et banale de ces femmes, de cette ville de Turin, de ces rêves réalisés. Découverte de soi, de la vanité de son monde construit. Qui se sauve comme destin (‘tout ce que je voulais, je l’ai obtenu’)59. » Pavese force la main, car Clelia ne fait aucune découverte ; au contraire, elle sait depuis le départ que son propre monde n’a aucune solidité et elle participe elle-même en tant qu’acteur-témoin (une fois encore le regard de dieu) à la tragédie « grotesque » et « banale » de ces femmes. On voit comment tout l’aspect volontariste tombe au cours du roman, car la vocation mortelle de Pavese dépasse infiniment sa conscience créatrice : le roman vient de beaucoup plus loin que lui-même. Le 26 mai, nous lisons : « Fini aujourd’hui Entre femmes seules. Les derniers chapitres écrits chacun en un jour. Venu avec une facilité extraordinaire, suspecte. Et pourtant il s’est éclairci peu à peu et les grandes découvertes (voyage dans un monde rêvé depuis l’enfance et maintenant vil et infernal) sont venues presque au bout d’un mois, au début d’avril. J’ai eu un beau courage. Mais j’ai peur d’avoir joué avec des figurines, d’avoir peint une miniature, sans la grâce du stylisé. L’enjeu n’était-il pas tragique ?60 » Pavese ne voit pas lui-même peut-être, parce que ses connaissances linguistiques et psychanalistiques ne le lui permettaient pas, qu’il est beaucoup plus parlé qu’il ne parie dans ce roman ; la facilité dont il se plaint n’est que le langage apparemment banal où se déploie « l’autre scène ». L’instinct de mort — l’appel de la mort — fait de son œuvre un mystère tragique, mais, fidèle à l’image fausse de la quête de Clelia, il n’en voit que les joliesses apparentes. Alors que tout est donné d’entrée de jeu ; Mort et Théâtre. Beaucoup plus féconde est la réflexion sur le destin du 10 janvier 1950 et qui prolonge idéalement celle du 17 avril :
Est destin ce que de mythique possède une existence entière, un drame. C’est ce qui arrive et dont on ne sait pas encore que c’est arrivé. Ce qui semble liberté et apparaît au contraire comme paradigmatique, intangible, préfixé. Est destin l’historique avant d’être compris dans ses connexions et dans sa nécessité-liberté. Quand elle s’occupe des hommes, la poésie considère toujours les destins — se meut sur les destins et peut môme les comprendre, les clarifier, en faire des histoires61.
45Dans ses lettres Pavese tient à garder le masque : il se justifie du choix de la haute bourgeoisie en réitérant ses professions de foi ouvrières : sa famille elle-même n’est-elle pas roturière ? (18 juin 1949)62. A une critique de professeur, de Monti, qui lui reproche le jeu frivole d’un homme qui n’a rien à dire, il répond sans saisir au vol le mot fatidique, en invoquant une dialectique travail-loisir qui laisse dans l’ombre l’essentiel de l’œuvre :
« Ici ce ne sont plus des garçons ; ici on ne chante plus la découverte (comme dans le Diable), ici une dure expérience de femme qui travaille, qui s’est construite, qui se suffit à elle-même, vient au contact de quoi ? de l’habituel monde futile de ceux qui ne croient à rien ou qui croient à des niaiseries — surtout parce qu’ils sont oisifs — et observent ce monde se putréfier et se tuer. Mais même de ce monde on cherche à sauver ce qui peut l’être : la suicidée est une victime, au fond, l’ingénue, c’est la plus innocente de tous, et si elle meurt c’est justement parce que de tous elle est la seule encore capable de sentir ce qui lui manque (sauf, bien sûr, Clelia) » [18 janvier 195063].
46La parenthèse est de mauvaise foi : elle contredit les phrases mêmes du journal ; à moins qu’elle manifeste cette coupure dont parle Cinanni64 entre le « bon » Pavese et l’anti-Pavese. Quoi qu’il en soit, la dialectique élémentaire aplatit la perspective du roman qui est apocalyptique en sourdine. Même processus réducteur dans une lettre à Rino dal Sasso du 1er mars 1950 : Clelia « est une bourgeoise indignée (dédaigneuse65) et inquiète qui croit en une seule valeur, le travail, et naturellement, en tant que bourgeoise, elle ne peut y croire d’une façon socialiste, c’est-à-dire libérée, mai$ toujours avec une pointe d’amertume, de stoïcisme66 ». C’est une grille critique d’un marxisme caricatural qui ne rend compte de rien ou qui explique tout, ce qui est identique.
47Car, dans ce récit, Pavese, contrairement à ce qui advint pour la Maison sur la colline, ne fait plus apparemment l’expérience de la béance, de l’insuffisance du mythe, du leurre de l’écriture. Pavese recolle la « psaltung » dans l’imaginaire, mais construit de rien un décor pour rien : il cerne le vide, l’absence que paraphera la mort. Dans le même mouvement, il construit un signifié névrotique (le travail qui sauve, l’aliénation du monde des riches…) et un signifiant qui le nie : de signe en signe, Pavese circonscrit ce qui manque, et, en renvoyant d’un décor à l’autre, impose la métaphore obsédante du théâtre. La clarification du mythe abordée dans le Bel Été aboutit à l’édification d’un imaginaire qui l’oblitère, car Pavese ne touche pas un seuil de l’être comme aux temps de Vacances d’août, il le franchit, et l’extase du mystère débouche sur le néant.
48La colline n’est même plus là pour proposer un substitut du mythe, une image fétiche d’éternité. L’enfance (si liée à la colline) est absente ou irrécupérable : d’ailleurs, l’enfant est refusé par toutes ces femmes, y compris Clelia. Pourtant, l’image fantasmatique de la filiation se profile (comme déjà entre le professeur et Berti dans la Plage) dans les rapports Clelia-Rosetta. Mais Clelia devrait y jouer le rôle d’un père (pour remplacer celui de Rosetta proprement effacé par le reste de la famille — pour se substituer au sien qui ne lui a appris que la mort de la fête) et c’est ce qu’elle ne consent pas à faire. Au sein de l’effarante parlerie dans laquelle s’aliènent les personnages, le seul lieu d’une parole possible passe entre ces deux femmes : Rosetta l’intellectuelle attend de Clelia le « réel » ; peut-être n’a-t-elle pas su que « la culture doit commencer par le contemporain et le documentaire, par le réel, pour remonter — le cas échéant — au classique67 ». Or Clelia jouit d’un piètre triomphe auquel il « manque la chair, il manque le sang, il manque la vie68 ». La parole qui permet de vivre ne peut être dite, car Clelia, en optant pour le signifié (travail, réussite), a perdu le signifiant, le cadre structurant ; elle a édifié de toute la force de sa volonté ce « moi » fallacieux où elle s’est aliénée, et Rosetta attend la salvation de ce « moi » qui n’est pas Clelia, puisqu’il est au contraire l’occultation de la vraie parole de Clelia. Cette parole, pour Pavese, ce serait celle de son enfance qu’elle ne peut reconnaître. Nous touchons là à la limite extrême de la clairvoyance de l’auteur : cette absence de l’enfance (milieu et personnes) est le contre-coup de la démythification accomplie dans la Maison sur la colline. La source d’extase s est desséchée ; subodorer les paradigmes du moule de soi ne suffit plus à faire vivre. C’est pourquoi Clelia refuse d’être le père de Rosetta, elle refuse ce transfert que la jeune fille implore, sachant que l’image qu’elle propose de soi est un leurre, mais elle n’a pas le courage de le lui révéler.
49Ainsi Pavese joue-t-il avec la mort comme on joue avec le feu. Ce roman, plus encore que la Maison sur la colline, polarise toutes ses contradictions : il est au premier chef dénégation du signifié atemporel qui aurait dû la sauver (le mythe laborieux), il est impossibilité, aussi, de se structurer au niveau du symbolique en acceptant l’ordre du langage issu de la volonté du Père. C’est pourquoi, contrairement à la Maison sur la colline, ce récit est une fête mortuaire de l’imaginaire. Non que l’auteur le confonde encore avec le « réel » ; il sait au contraire qu’il n’est que masque. Mystère sans mystère, fête de la mort.
L’écriture de la névrose
50L’étrange proposition du Diable sur les collines n’aura pas de suite, la métaphore funèbre de Entre femmes seules se recompose dans la campagne des Langhe. Dans son dernier roman69, écrit en deux mois, Pavese renoue tous ses fils, mais pour en faire un cocon dans lequel il s’enferme. La Lune et les Feux, considérée par certains comme une des œuvres les plus importantes de l’auteur70, rabaissée par d’autres qui y voient un indice de fléchissement, est un récit composite confié au jeu des temps du passé.
51Toutes les situations connues sont reprises et bien des textes anticipent le dernier récit ; du premier d’entre eux : la fameuse poésie, les Mers du Sud, en passant par les maintes évocations de son ami Pinolo, le menuisier-joueur de clarinette qui apparaît, entre autres, dans la poésie Fumeurs de papier et qui est Candido dans la nouvelle de Vacances d’août, la Mer, sans oublier deux autres nouvelles, les Langhe et II Signor Pietro71 ; mais il est impossible de tout citer, car il n’est guère de pages qui ne portent en germe un des éléments de la Lune72. Pourtant il en manque un de taille : la ville, qui n’est que suggérée, que ce soit Gênes ou les cités américaines.
52L’histoire est celle des Mers du Sud, à la différence près qu’Anguilla refuse de s’installer dans les Langhe : au lieu de gérer une station-service, il repart pour Gênes d’où il dirige des affaires non précisées. En outre, il n’épousera pas, comme le cousin, une jeune femme du pays. Le retour n’est qu’un tremplin vers un nouveau départ.
53La structure du livre superpose des temps qui remontent de plus en plus, comme une vrille, dans le passé, mais sa présentation est disproportionnée. Dès le premier chapitre tous les motifs sont présentés : la bâtardise du « héros » qui revient au pays où un couple de paysans misérables l’a recueilli pour toucher l’argent de l’assistance publique73. L’indécision sur le lieu précis de sa naissance permet au narrateur de jouer sur la toponymie des Langhe qui ont formé sa personnalité ; les noms caressés défileront avec insistance comme un motif lyrique : Canelli. Barbaresco, Alba, Monticello, Neive, Cravanzana, Il Salto, Crevalcuore, Camo, Gaminella… Les vues plongeantes sont fréquentes et toute une géographie encerclante se dessine pour le lecteur, un espace que le narrateur porte en lui avant même de revenir au pays. De tous ces lieux, deux sont privilégiés : Gaminella, la ferme où il passa les premières années de sa vie, puis La Mora, où il devint serviteur. A cet espace du cœur s’oppose l’espace de l’aventure : l’Amérique, puis le monde, et Gênes, les portes du départ et du retour qui permettent d’avoir un pied sur les passerelles. Rien ne manque au rendez-vous du premier chapitre, pas même Nuto, l’ami Pinolo Scaglione. Présentation classique qui précède l’agnitio, retour quelque peu triomphal : le bâtard sans nom est devenu l’Américain riche à qui on veut refiler des terres et une épouse !
54Le temps du récit est un passé proche (« Cet été je suis descendu à l’hôtel de l’Ange74 ») qu’impose la fiction : on peut facilement le transformer en présent de la narration ; ensuite il y a l’Amérique, puis le service militaire à Gênes, l’antifascisme aussi et le départ à la sauvette pour l’autre continent ; en remontant toujours plus avant, on trouve La Mora, Gaminella et le récit de son origine, l’abandon du bébé sur les marches de l’église d’Alba. Mais ce temps-entonnoir est diversement distribué au cours du récit : Gaminella est revu dans le présent au travers des nouveaux occupants, La Mora, au contraire, n’existe que dans son passé défini. Une première coupe grossière indique : une quinzaine de chapitres pour le présent, une quinzaine pour le passé très inégalement répartis. Quatorze étant réservés à La Mora, un seul à Gaminella, trois aux souvenirs d’Amérique. Les deux derniers chapitres mêlent présent et passé, mais les souvenirs ne sont plus d’Anguilla, cette fois, mais de Nuto, et complètent l’histoire inconnue de l’Américain. Classification qui ne tient pas compte des flashbacks, des fondus enchaînés, des différents temps et espaces dans un même chapitre.
55Cet espace-temps complexe va servir de prétexte à une réduplication systématique qui est la multiplication infinie du double spéculaire. Non seulement les situations extérieures se dédoublent — ainsi l’histoire des deux morts fascistes répète-t-elle pour le curé celle des deux bohémiens ; la famille de Valino réitère celle de Padrino ; le double peut être en abîme comme le reflet rétréci dans le miroir des tableaux flamands : Anguilla se rend compte que la crainte révérentielle qu’il éprouve vis-à-vis de l’appartement des patrons, et notamment de la salle du piano, n’est autre que l’appréhension envieuse d’Irène elle-même pour les rites nobiliaires qui se déroulent dans le palais du Nido — mais les personnages eux-mêmes semblent interchangeables : l’Américain s’identifie à tel point à Cinto qu’il s’attend à voir surgir ses deux belles-sœurs disparues depuis longtemps (« Le voir sur cette aire c’était comme me voir moi-même75 ») ; parfois le narrateur est brusquement projeté trente ans en arrière (il a quarante ans) : « J’eus l’impression d’être un gosse venu jouer avec Cinto et que le vieux lui avait fichu un coup à lui parce qu’il ne pouvait pas s’en prendre à moi76 », jusqu’à la poursuite de l’image fantasmatique du riche tel qu’il l’imaginait enfant et qu’il est devenu — celui qui descend à l’hôtel et écrit des lettres que d’autres dans le monde liront.
56Anguilla, qui se revoit en Cinto, c’est Anguilla qui se cherche lui-même pour multiplier les images de soi et combler un vide toujours plus béant. Pourtant Cinto est estropié et ne lui ressemble guère, à moins que son infirmité soit sa façon à lui d’être un bâtard.
57Ces projections un peu systématiques se compliquent des différents états d’un même être ou plutôt des étapes obligées d’une évolution ; ainsi Nuto fut-il l’initiateur d’Anguilla qui le devient à son tour de Cinto, mais Cinto reconnaît pour maître un certain Piola qui répète la situation de Nuto par rapport à Anguilla et, finalement, c’est Nuto qui apprendra un métier à Cinto. « Les autres » renvoient aussi à des êtres connus ; ainsi une des premières femmes de Nuto, la Teresa de Gênes, n’est qu’une nouvelle Silvia, celle qui, un soir de fête, appuya sa tête sur l’épaule du valet ! Anguilla, l’homme arrivé, l’Américain, non content de se perdre dans sa propre image, multiplie partout les doubles. On a l’impression que le narrateur, captif du stade du miroir, veut faire fourmiller l’image d’un moi qui lui échappe. Plus il ajoute de facettes au prisme, moins la « réalité » est saisissable. Il semble poursuivre une ontogénèse inachevée et ne fait que s’aliéner davantage dans ce qui n’est pas lui. Ainsi le moi qui prolifère en mille formes ne fait que se coaguler en non-être aliéné, alors qu’il croit retrouver son essence éparpillée. Or Anguilla, le bâtard qui a réussi, c’est Pavese le big de la littérature qui n’a jamais pu donner à sa réussite « chair » et « sang ».
58Cette folie de l’imaginaire ne fait que combler un vide qui va se creusant partout. Rien n’a changé, mais tout a changé, car, à part Nuto et quelques comparses, la mort a fauché toutes les images de soi : Gaminella revit au présent, parce que la constellation Valino-Mentina-Cinto se superpose (mal) à Padrino-Virgilia-Anguilla. Mal, car Mentina est morte et substituée par sa sœur ; les enfants de Padrino-Virgilia : Angiolina-Giulia, sont mortes ; la première d’une tumeur, après avoir mis au monde sept enfants, la seconde de la foudre dans un champ ; Padrino a fini mendiant, mais les enfants de Mentina-Valino eux aussi sont morts à la guerre. Dans le présent de narration il ne reste que Valino, sa mère gâteuse et sa belle-sœur qui partage les nuits du Pater familias misérable. A la fin du roman, tout est devenu cendre, sauf Cinto ! Valino, dans un autodafé désespéré, anéantit sa famille, à l’exception de son fils qui se sauve grâce au couteau offert par Anguilla ! On pourrait faire des schémas et s’amuser ( ?) à les superposer : à la fin du roman il ne subsiste qu’un enfant estropié ! Par le jeu des temps, Pavese passe sans cesse de la synchronie à la diachronie, mais, le résultat, c’est le vide de la mort.
59A La Mora, les choses sont plus simples, puisque, d’entrée de jeu, tout n’est plus que souvenir : les serviteurs sont morts ou disparus, le propriétaire, maître incontesté des biens et des gens, a fait une fin lamentable, tué de chagrin par la conduite d’une de ses filles ; celles-ci ont fini tragiquement : Irène de la fièvre typhoïde après avoir été longtemps battue par son mari ; Silvia d’un avortement provoqué après l’abandon d’un de ses multiples amants ; Santina fusillée et brûlée par les maquisards. Il ne reste que Nicoletto, le neveu comptable qui a racheté une partie des biens et fait couper l’énorme pin pour éviter que les mendiants ne s’y réfugient l’été ! Aussi l’élégie du souvenir se donnera-t-elle libre cours, sans omettre de puiser parfois à la tradition piémontaise, surtout à Gozzano, comme l’a remarqué L. Mondo77 Anguilla, dans le monde riche de La Mora, est un voyeur qui guette, épie, traque les conversations, les jeux, les amours des « signorine ». Poursuivant la conquête de soi, l’arrachement à sa bâtardise, il ne fait que diluer son non-être dans des projections fantasmatiques. Car on n’échappe pas à la bâtardise. Elle pullule : Silvia enceinte se prépare à mettre au monde un bâtard comme lui, pense Anguilla, c’est la raison pour laquelle il ne veut pas faire d’enfant à Rosanne l’américaine, et, dans le présent, les seuls qui n’acceptent pas les choses comme elles sont ne sont-ils pas les communistes, ces « bâtards » pour les bien-pensants ? Car être bâtard, c’est être né biffé, même si la différence avec le « légitime » a peu d’importance ! Existait-il plus légitime que le fils du « cavaliere » grand propriétaire terrien ? Sa femme est morte, son fils s’est suicidé pour une histoire de filles, son domaine est pillé par les régisseurs et les métayers. Ce n’est pas seulement le temps qui fauche les vies, c’est la terre qui restitue les morts, les morts des récents combats dans les collines (nous sommes en 1947) : un soldat allemand, d’abord, puis deux miliciens de la République de Salò.
60Jamais dans aucun de ses romans Pavese ne nous a fait assister à ce triomphe de la mort all pervading : « J’étais revenu, j’étais apparu, j’avais fait fortune — je dormais à l’Angelo, je discourais avec le chevalier —, mais les visages, les voix et les mains qui devaient me toucher, me connaître n’étaient plus là. Depuis pas mal de temps. Ce qui restait c’était comme une place le lendemain de la foire, une vigne après la vendange, le retour solitaire à l’auberge quand quelqu’un t’a plaqué78. » Revenant au pays. Anguilla retrouve les premières images de soi reflétées à l’infini par les fantasmes qui l’habitent, mais il accomplit aussi son voyage anticipé « au règne des morts ». D’ailleurs les deux mouvements se confondent : les paillettes du « moi » ne sont que néant, et ce qu’Anguilla prend pour le paysage des saisons n’est que la lande de la mort évoquée dans Leuco. Le temps de l’agir n’existe pas, seules comptent les saisons, simples scansions de l’immobile : ici ne passent pas les années, mais seulement les saisons.
61La tension politique du roman est donc annulée avant même de se manifester : nous sommes dans l’Adès où la praxis n’a que faire. Le déséquilibre profond de l’œuvre tient à ses affleurements politiques. La polémique sur le scandale de la condition paysanne, sans cesse reprise par Nuto, s’intègre tant bien que mal à la métaphore poursuivie par l’auteur dans son livre. Déjà au temps de l’enfance d’Anguilla. Padrino, à cause d’une grêle catastrophique, a dû passer de l’état de petit propriétaire à celui de serviteur à Cossano, mais, à Gaminella, la situation a considérablement empiré : c’est « Madame » et son fils qui partagent maintenant avec Valino et l’acculent à un geste insensé. On perçoit pourtant une faille entre la motivation politique et l’apocalypse du geste final qui est le « feu » par excellence ; on aurait davantage compris l’assassinat de « Madame » ou d’un représentant quelconque de « l’ordre ». Plus extérieures encore à la texture de l’œuvre nous apparaissent les menées des réactionnaires qui relèvent la tête après la révolution manquée de 1945 ; la prédication du curé, les discussions à l’hôtel sont des morceaux plausibles, mais étrangers au roman, alors que la résurgence des morts que la terre restitue passe en contrebande politique, mais appartient à la chair de l’œuvre.
62L’attitude de Pavese à ce sujet est aussi hésitante que son « héros » positif est ambigu ; dans une lettre à Layolo, il décrète : « Que La lune soit mon vrai livre je le savais… surtout pour les thèmes sociaux et résistants79 », mais dans une autre lettre au même Layolo, pour le remercier de sa recension, il ajoute, en passant, une note significative ; « D’autres s’occuperont de l’alchimie stylistique80 ». Ce qui annonce la palinodie que l’on peut lire dans une lettre à Leone Piccioni : « Tu as raison aussi pour les deux chapitres polémiques… j’accepte ton accusation d’expression moins élaborée et somme toute sommaire81. »
63Le personnage de Nuto est le lieu même des contradictions : épris de justice, il ne fait que parler et n’agit pas (il n’a pas combattu pour éviter que, par représailles, on brûle sa maison !). En outre, cet homme curieux, qui a coupé sa vie en deux tranches distinctes (et cette dichotomie n’est pas sans rappeler les deux faces de Pablo) — dans sa jeunesse la clarinette et les fêtes accompagnées, il est vrai, d’un début de contestation sociale, puis la menuiserie et les propos militants —, allie, en un mélange détonant, rationnel et irrationnel : à côté de ses propositions de transformations sociales contredites par des affirmations « réactionnaires » (il est vrai que ce sont des propos de jeunesse) sur le nivellement des classes par la passion (« Je compris que Nuto avait vraiment raison quand il disait que vivre dans un trou ou dans un palais c’est la même chose, et que tous voudraient être riches, amoureux et faire fortune82 »), il réaffirme les mythes éternels ; comme les bergers des Feux, de Leuco, il croit aux rites propitiatoires de la campagne et en sa déesse tutélaire : la lune et les feux. Reprenant une annotation du journal du 1er juillet 1942 qui dresse un tableau des travaux des champs à effectuer en fonction des phases de la lune, Pavese met dans la bouche de Nuto des considérations sur la taille des arbres à lune morte pour éviter les vers, à l’exception du pin ; en outre, le menuisier s’oppose à « l’Américain » sceptique, et, parlant des brandons, il affirme : « Ils font du bien c’est sûr… ils réveillent la terre. » D’ailleurs, le scepticisme d’Anguilla est présenté plus comme légèreté que comme indice de culture, car Nuto fournit les preuves de ce qu’il avance et ce n’est qu’à contre-cœur qu’il connaît les effets physiques de ces deux limites tangibles du destin que sont la lune et les feux. Mais Nuto reste parfaitement étranger à la dimension technique de l’agriculture qui a singulièrement reculé les limites du destin et fait pâlir feux et lunes ; or c’est un marxiste ce devrait être un homme de science ! Si Nuto incarne la temporalité et la nécessité de l’action. Anguilla, lui, manifeste l’atemporalité (les saisons) et l’éternel retour ; pourtant, ils sont bien de la même race, car le statisme-révolution de l’un se retourne chez l’autre en mobilité-éternité. Les couples s’échangent et le double surgit, de nouveau ! L’un et l’autre, le sédentaire et le voyageur, ne croient vraiment qu’à la terre — celui qui sillonne l’espace et celui qui postule les transformations dans le temps sont enracinés, sont ombiliqués à la terre, royaume des morts.
64Dans un bel article, Italo Calvino83 met l’accent sur les sacrifices humains dans le dernier récit de Pavese. On peut, comme il le fait, alléguer le Rameau d’or de Frazer, lu attentivement par Pavese, on le sait, depuis 1933, mais le sacrifice est un thème si envahissant qu’il n’est même plus nécessaire de lui conférer une assise ethnologique. Poli (qui revit dans une phrase — « Tu n’as jamais rien lu dans le journal sur ces millionnaires qui se droguent et se suicident ?84 ») est un des exemples achevés de l’holocauste. Poli, qui a horreur du sang (comme Nuto d’ailleurs !), dans une ascèse à rebours redécouvre la dialectique chrétienne de la mort et de la résurrection ; Rosetta s’offre en sacrifice polémique contre le vide et le théâtre ; dans le dernier récit, c’est le triomphe de la mort lié au sacrifice à la déesse terre sous le disque blanc de la déesse lune. Lune-Artémis concède aux hommes quelques secrets agricoles liés à son pouvoir, mais elle les attache à tout jamais à la fascination d’une planète morte ; elle est le regard mortel d’un dieu lointain sur la terre (cf. les deux dialogues de Diane-Artémis dans Leuco), elle anticipe le retour de la terre à la mort, elle est un autre double du destin. Aussi sa présentation est-elle duplice dans le roman ; la lune « utile » de Nuto, la lune maléfique en plein désert américain justement, alors que le camion d’Anguilla est en panne au beau milieu du vide — « Entre les nuages bas avait émergé une tranche de lune qui semblait une blessure au couteau et ensanglantait toute la plaine. Je la contemplais pendant un moment. Je fus vraiment épouvanté85. »
65La terre d’Amérique, marâtre qui n’assure pas la paix à ses fils (« Ce n’était pas un pays où l’on pouvait se résigner, poser sa tête et dire aux autres " Quoi qu’il arrive, vous me connaissez. Quoi qu’il arrive, laissez-moi vivre’’86 »), semble l’antinomie de la terre maternelle des Langhe. Or cette dernière affame et tue ; elle n’est que la face fleurie de la lune, mais exige le sacrifice de la vie. Les feux dits de joie ne sont que des prières, des demandes propitiatoires comme aux premiers temps de l’humanité (cf. les feux de Leuco) : qu’il pleuve, que la récolte soit abondante ! Ils sont le souvenir des anciens sacrifices rituels. Valino, qui fouette sa belle-sœur et son fils, Pavese tente bien de nous le présenter comme une victime objective de la condition de métayer ; or ce compagnon du père de Talino (Par chez nous) est habité par l’idée du feu : de la guerre, il ne se souvient que de l’incendie qui a détruit la maison de Ciora, et, après avoir assassiné sa mère et sa belle-sœur, il brûlera sa ferme. Ruiné par les exigences de « Madame » qui exige sa lourde part, Valino ne se révolte que contre lui-même et son clan, mais son geste de désespoir n’est, en fin de compte, qu’une réintégration à la terre pour qu’elle donne du fruit. Trahi par la terre ingrate, il s’offre en holocauste à cette terre même, car il ne reconnaît pas d’autre « vérité ». Issu de la terre, formé par elle, il ne peut qu’y retourner sous la forme la plus généreuse, le feu de joie qui fume et appelle la pluie ; sa mort est un retour au dieu. Mais, en brûlant Gaminella, il efface un peu plus le paysage déjà transformé qui occupe la mémoire d’Anguilla ; peu à peu cette terre avide laisse transparaître ce qu elle dérobe, l’image de la mort.
66C’est bien cette révélation que subit l’Américain en écoutant le récit de la mort tragique de Santina, aux yeux comme « le cœur du coquelicot ». La révélation retardée jusqu’au dernier chapitre est un indice de son importance ; pourtant, dès le XIIIe chapitre on se doute d’une fin tragique, mais Nuto tronque l’explication. Ce que fut Santina est comme le point d’aboutissement idéal de la lignée qui part d’Irène et passe par Silvia ; lignée imaginaire plus que biologique, car la mère de Santina est différente. Toutes trois meurent très jeunes, elle est la seule à mourir tragiquement. Mais elle est la plus belle et ignore les frontières du mal comme du bien. Femme facile, elle couche avec les brigades noires, elle se saoule, mais elle décide sans raison de fournir des renseignements aux maquis ; elle combat même avec courage, puis, sans raison encore, fait le double jeu et donne des résistants. Cette « chienne », qui s’appelle « Sainte », aura la mort qui lui convient, une rafale de mitraillette, puis un lit de sarments brûlants : « L’année dernière il y avait encore des traces, comme le lit d’un feu de joie. » Tels sont les derniers mots de Pavese narrateur. Dans les flammes Santina retrouve une figure au-delà de l’histoire, elle n’est plus que don de son corps-cendre à la déesse terre. Mais Anguilla, qui vient de perdre la représentation visuelle de Gaminella (et la révélation de la mort de Santina est faite justement lors d’une promenade sur la colline du même nom qui domine maintenant des débris fumants), perd alors le mythe de la Mora : le souvenir est définitivement terni. L’Américain repart, il vivra à Gènes (anticipée il y a bien longtemps par La Mora comparée à un port) entre l’exil et une terre qu’il refuse, dans l’instable, continuant à gagner de l’argent, affinant sa réussite sans y croire, comme Clelia.
67La Lune et les Feux, c’est l’écriture de l’aliénation, mais aussi le suicide métaphorique de l’écrivain. Revenu pour fêter ses noces avec la terre, retrouver les gens, les paysages, les saveurs (le goût des figues de Gaminella), les odeurs (l’odeur du tilleul de La Mora), Anguilla ne perçoit qu’une systématique du double qui fait miroiter le visage de la mort et cependant la ville all pervading dans Entre femmes est éliminée. Le principe d’identité se perd : plus le narrateur multiplie les duplications, plus la matière se désagrège, plus le vide s’étend, plus la mort triomphe. La situation de la Prison est retrouvée ; l’effort de saturation des béances ne permet à l’auteur que de créer un roman-névrose dont il ne sortira jamais plus (« Je crois que pour un bout de temps — peut-être toujours — je ne ferai plus rien d’autre87 »). Tous les signes qui se sont chargés de prégnance au cours de dix ans de recherche ne débouchent que sur l’ultime rencontre. La terre-mère, c’est la mort, la seule vérité (sans guillemets) qui arrachera Pavese à l’aliénation de son « moi », de son œuvre. Mais cette mort — et c’est la névrose de l’auteur dans ce récit — pullule elle aussi dans ses calques multipliés : chaque nouvelle image qui pousse le roman vers une conclusion est une métaphore du suicide. A la fin de la Lune et les Feux. Pavese est-il déjà mort ?
Notes de bas de page
1 Écrit du 20 juin au 4 octobre 1948. Paru dans le volume La bella asiate. Einaudi 1949 et traduit par Michel Arnaud : le Bel été. op. cit., pp. 73-172.
2 Lertere, II, op. cit., p. 463 (19 janvier 1950).
3 « Le dialectal » allusion au Camarade ; « récriture raffinée » : aux Dialogues, in le Métier de vivre, op. cit., p. 290.
4 « Les personnages dans ces récits sont très sommaires, ce sont des noms et des types, rien d’autre, ils sont sur le même plan qu’un arbre, qu’une maison, qu’un orage, ou qu’une incursion aérienne ». Interview à la radio in Letteratura, op. cit., p. 295 (12 juin 1950).
5 Lettere, II. op. cit., p. 490 (1er mars 1950). Gallimard, p. 395.
6 Cf. lettre à Pavese du 27 juillet 1949, in Lettere, II. op. cit., p. 409 : « Si le Diable (…) boitait, c’était parce que les amis riches n’étaient pas solides comme les autres » et encore : « Pour bien écrire sur le monde élégant il faut le connaître et en souffrir jusqu’à la moelle comme Proust. Radiguet et Fitzgerald : peu importe de l’aimer ou de le haïr mais il faut que sa position personnelle en face de lui soit claire ».
7 Le Métier de vivre, op. cit., p. 293 (18 décembre 1948).
8 « Tu as récupéré la Plage en y greffant les jeunes gens qui découvrent la vie de discussion, la réalité mythique ». Le Métier de vivre, op. cit., p. 290 (7 octobre 1948).
9 Beaucoup plus que dans la Lune et les Feux comme il l’affirme. Cf. lettre à Adolfo et Eugenia Ruata du 17 juillet 1949 « Je suis comme fou parce que j’ai eu une grande intuition — presque une admirable vision (bien sûr d’étables, de sueur, de paysans, de vert-de-gris et de fumier) sur laquelle je devrais construire une modeste Divine comédie ». Lettere. II, op. cit., p. 399.
10 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 113.
11 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 125.
12 Ibid., p. 121.
13 Le Diable sur les collines, op. cit., pp. 118-119.
14 Ibid., p. 114.
15 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 115.
16 Le Diable sur les collines, p. 110.
17 Inutile d’insister sur le contre-sens volontaire, à titre justificatif, de Pavese sur ses propres intentions : « Le Diable est un hymne juvénile de découverte de la nature et de la société : aux trois jeunes gens tout semble beau, et seulement peu à peu, ils prennent contact, chacun à sa façon, avec la sordidité du monde « futile » — un certain monde bourgeois qui ne fait rien et ne croit à rien, sur lequel je ne vois pas pourquoi je devrais tirer un voile » (Lettre à A. Monti. Lettere. II op. cit., p. 460).
18 II expédie le livre en quelques lignes. Cf. Cesare Pavese. Gallimard op. cit., p. 221.
19 In Davide Layolo, Pavese e Fenoglio, Vallecchi, Florence, 1re éd. décembre 1970 2e éd. avril 1971. pp. 49-65.
20 Ce dernier aurait écrit un livre sur Pavese qui « peut-être ne verra jamais le jour », déclare sibyllin, Layolo ! Pourquoi ?
21 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 166.
22 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 79.
23 Le Diable sur les collines, op. cit., p. 142.
24 Le Diable sur les collines, p. 149.
25 Ibid., p. 148.
26 Ibid., p. 102.
27 Ibid., p. 148.
28 On ne peut citer tous les précédents du Diable sur les collines ; ils sont multiples Qu’il nous suffise de rappeler, outre Nudisme, la Ville, in Racconti, op. cit., pp. 414-428.
29 Tra donne sole, écrit entre le 17 mars et le 26 mai 1949, paru la même année chez Einaudi dans le volume intitulé La bella estate qui regroupe le récit homonyme. II diavolo sulle colline et ce roman. Nous renvoyons à la traduction française de Michel Arnaud : le Bel Été, op. cit., pp. 175-264 tout en proposant la nôtre.
30 Cf. Le Métier de vivre, 23 mars 1949, op. cit., p. 300 : « Il reprend la Plage, la Tente (sic. pour « tenture ») ».
31 Le Métier de vivre, op. cit., p. 296.
32 Entre femmes seules, op. cit., p. 187.
33 Entre femmes seules, op. cit., p. 213.
34 Ibid., p. 205.
35 « Le mouvement de la fête prend dans l’orgie cette force débordante qui appelle généralement la négation de toute limite… Ce n’est pas le hasard qui voulut qu’aux orgies des Saturnales, l’ordre social fût lui-même inversé, le maître servant l’esclave, l’esclave étendu sur le lit du maître » (G. Bataille l’Érotisme, op. cit., p. 125).
36 Entre femmes seules, op. cit., pp. 225-226.
37 Ibid., p. 230.
38 Entre femmes seules, op. cit., p. 212.
39 Ibid., p. 256.
40 Ibid., p. 243.
41 Ibid., p. 188.
42 Cf. les deux lettres à Rino dal Sasso des 1er et 20 mars 1950. Lettere, op. cit., pp. 490 et 496 ; Gallimard, pp. 395 et 398.
43 Entre femmes seules, op. cit., pp. 220-221.
44 Ibid., p. 251.
45 Entre femmes seules, op. cit., p. 216.
46 Ibid., p. 243.
47 Ibid.,p. 243.
48 Ibid, p. 192.
49 Ibid., p. 239.
50 Entre femmes seules, op. cit., p. 231.
51 Ibid., p. 231.
52 Entre femmes seules, op. cit., p. 234.
53 Layole invente sa mort dans une pension, in Cesare Pavese, op. cit., p. 221 (de la nécessité de lire les textes jusqu’au bout).
54 Entre femmes seules, op. cit., pp. 226-227.
55 Entre femmes seules, op. cit., p. 225.
56 Ibid., p. 263.
57 Le Métier de vivre, op. cit., p. 298.
58 Ibid., p. 300.
59 Le Métier de vivre, op. cit., p. 301.
60 Ibid., pp. 302-303.
61 .Le Métier de vivre, op. cit., p. 316.
62 Lettres, II, op. cit., p. 392.
63 Ibid., p. 460 ; Gallimard, p. 390.
64 I Quaderni dell’Istituto Nuovi Incontri, op. cit., p. 21-22.
65 Sdegnata, le mot est ambigu.
66 Lettres, II. op. cit., p. 490.
67 Le Métier de vivre, op. cit., p. 319 (18 février 1950).
68 Le Métier de vivre, op. cit., p. 326 (17 août 1950).
69 La luna e i falo, écrit du 18 septembre au 9 novembre 1949, publié en 1950 par Einaudi, dans la traduction française de Michel Arnaud. Gallimard. 1965. pp. 79-232. « 9 nov, fini la Lune et les Feux. Depuis le 18 sept, cela fait moins de deux mois. Presque toujours un chapitre par jour. C’est certainement l’exploit le plus fort jusqu’à maintenant. Si ca répond, tu as réussi » in le Métier de vivre, op. cit., p. 307.
70 C’est l’avis de [lio Gioanola, le dernier en date des critiques pavésiens qui a écrit un bel article in Sigma. 1969, repris dans le dernier chapitre de son livre L’essere a la morte ne « La lune e i faio », op. cit.
71 Tous les textes sont cités, sauf II Signor Pietro, in Racconti. op. cit., pp. 403-410.
72 « La Lune et les Feux, c’est le titre pressenti depuis l’époque du Dieu-Bouc. Depuis 16 ans. Il faut y aller à fond », le Métier de vivre, op. cit., 16 octobre 1949, p. 307.
73 Cf. Lettre de Pavese à Pinolo Scaglione du 9 janvier 1950 lui demandant des renseignements sur cette pratique et la réponse du menuisier, in Lettere, II, op. cit., p. 452.
74 La Lune et les Feux, op. cit., p. 86.
75 La Lune et les Feux, op. cit., p. 102.
76 Ibid., p. 110.
77 La Lune et les Feux, op. cit., p. 113.
78 Ibid., p. 142.
79 Lettere, II. op. cit., p. 524 (15 mai 1950) ; Gallimard, p. 408.
80 Ibid., p. 533 (30 mai 1950).
81 Lettere, II. op. cit., p. 556 (30 juillet 1950) ; Gallimard, p. 420.
82 La Lune et les Feux, op. cit., p. 214.
83 Pavese e i sacrifici umani, in Avanti, 12 juin 1966 et Revue des études italiennes no 2, avril-juin 1966 pp. 107-110.
84 La Lune et les Feux, op. cit., pp. 153-154.
85 Ibid., p. 131.
86 La Lune et les Feux, op. cit., p. 94.
87 Lettere, II. op. cit., p. 532 (à Aldo Camerino. 30 mai 1950) ; Gallimard, p. 410.
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