2. Constitution d’un espace littéraire
p. 17-49
Texte intégral
Saturation de l’écriture et manipulations du fantasme dans « Travailler fatigue »
1Travailler fatigue, qui, à sa publication en 1936 dans les éditions Solaria, ne suscita aucun écho, devient le texte le plus étudié de Pavese. Dans son édition critique, Italo Calvino1 fait notablement avancer la question en publiant toutes les poésies dans un ordre chronologique (à l’exception de celles dites de jeunesse, antérieures à 1930) et en les dotant d’un appareil critique adéquat. On se fait ainsi une idée précise de la genèse et du développement de l’œuvre. Les étapes sont clairement marquées, les ajouts et les repentirs aussi : les six poésies écartées lors de la seconde édition sont publiées de nouveau ; on passe de la première édition de 1936 à la seconde de 1943 (Einaudi) qui ajoute trente et une poésies nouvelles et les distribue dans un ordre que la traduction française a reproduit. A ce sujet surgit un problème délicat : l’édition française2 a dans un premier volume reproduit le canzoniere de 1943 et dans un second ajouté les poésies éliminées, les poésies non publiées et même des poésies de jeunesse ignorées par l’édition Calvino et publiées ailleurs. Cette richesse a sa contrepartie : elle ne permet guère de se faire une idée précise (sauf en démembrant les diverses parties des deux tomes) de l’évolution stylistique du poète et postule l’idée d’une recherche thématique. Il nous apparaît que la recherche thématique a désormais fait son temps et qu’il n’est plus possible de prêter crédit fût-ce à l’ordonnance même de l’auteur (édition de 1943). Une recherche de l’écriture poétique pavésienne, la seule qui reste à faire et que nous esquisserons seulement à gros traits, ne peut que s’appuyer sur une vision strictement chronologique de l’œuvre. Il est dommage aussi que le public français qui bénéficie, grâce à la traduction de Gilles de Van, d’un panorama quasi complet des essais poétiques pavésiens ne puisse avoir accès aux notes si riches d’Italo Calvino.
2Il faut ajouter à cette mise au point deux nouvelles contributions fournies d’une part par les poésies ou morceaux de poésies qui apparaissent dans les lettres échangées surtout avec Mario Sturani entre 1924 et 1927 et qui précèdent les huit poésies publiées d’abord par Vanni Scheiwiller3, puis reproduites et traduites dans l’édition bilingue, d’autre part par la publication dans Strumenti critici4 de deux poésies inédites accompagnées d’une très savante note de Marco Leva. La première des deux poésies inconnues en France, Phrases à l’amoureuse, a une importance notable, puisqu’elle assure un lien entre l’exercice poétique à base de dannunzianisme-futurisme-crépuscularisme-gozzanisme des premières poésies et le point de départ absolu reconnu par toute la critique et répété maintes fois par l’auteur : les Mers du Sud.
3Il faudrait un gros livre pour répéter ce qui a été dit sur Travailler fatigue, pour critiquer, encadrer ce que Pavese en a dit lui-même dans deux textes spécifiques, le Métier de poète et A propos de certaines poésies non encore écrites5, et dans la première partie de son journal, le Secretum professionale6, écrit pendant la résidence surveillée de Brancaleone. Notre propos est plus modeste et plus nouveau, persuadé que nous sommes que ce qu’il importe de faire, c’est l’étude d’un générateur de réseaux rationnels obéissant à des lois fixes dans une certaine tranche synchronique ; il nous semble qu’une attention au rythme, plus qu’aux thèmes, nous permettra de nous situer quelque peu dans cette perspective ; ce rythme dont Pavese nous parle et qui préexiste au poème n’est qu’un fantasme du signifiant : « Je savais naturellement qu’il n’existe pas de mètre traditionnel dans l’absolu et que chaque poète recrée en eux le rythme intérieur de son imagination. Et je me découvris un jour en train de marmonner une litanie de mots (qui devint par la suite un distique de les Mers du Sud), suivant une cadence emphatique que, dès mon enfance, j’avais l’habitude de noter au cours de mes lectures romanesques en reprenant les phrases qui m’obsédaient le plus… Petit à petit, je découvris les lois intrinsèques de cette métrique et les hendécasyllabes disparurent et mon vers se révéla être de trois types constants que je pus, en un certain sens, considérer comme antérieurs à la composition d’une poésie »7. Ce rythme de l’imaginaire, il serait absurde de le couper du’ reste dont la critique a déjà tant parlé. Une nouvelle citation de Pavese nous permettra de synthétiser en deux mots le back-ground culturel et humain qui le fait passer d’une poésie d’épanchement et de complaisance « au récit clair et serein des Mers du Sud » : « Je m’occupais d’une part d’études et de traductions de l’américain et d’autre part je composais de courtes nouvelles à demi dialectales8 et, en collaboration avec un ami peintre9, une pornothèque d’amateur, dont je devrais parier ici bien plus qu’il ne convient. Disons que cette pornothèque fut un corpus de ballades, tragédies, chansons, poèmes en huitains, le tout vigoureusement obscène — et cela ne compte guère pour l’instant — mais aussi ce qui compte, vigoureusement imaginé, narré, savouré pour son style… Le rapport entre ces occupations et les Mers du Sud est donc multiple : mes études américaines me mettaient en contact avec une réalité culturelle en mal de croissance ; mes essais dans le domaine de la nouvelle me rapprochaient d’une expérience plus riche et en objectivaient les centres d’intérêt et, finalement, ma troisième activité, techniquement entendue, me révélait le métier de l’art et la joie des difficultés vaincues, les limites d’un thème, le jeu de l’imagination, du style, et le mystère de la réussite d’un style…10 »
4Ces réflexions permettent de considérer dans une nouvelle lumière l’exorde littéraire de Pavese : sa polémique contre l’hermétisme qu’il n’aimait pas, c’est assuré11, doit être revue. Il est certain que son monde s’oppose idéalement à l’univers raréfié des hermétiques qui, à Florence en particulier12, dans le sillage de Montale et de l’Ungaretti de Sentiment du temps (publié à Florence en 1933), modèlent une poétique du moi cosmique. Pourtant ce monde « objectif » de voyageurs, de paysans, de prostituées, de mendiants, de charretiers, de passeurs, de dragueurs, de résistants avant la lettre, de gosses qui se sauvent de chez eux, etc., pourrait porter au frontispice le titre du « manifeste » de l’hermétisme, le livre de Carlo Bo : Littérature comme vie. Car Pavese ne s’intéresse qu’à des problèmes littéraires et ne parle que fort rarement du « contenu », du référent. La recherche piétinante, embrouillée, contradictoire à laquelle il se livre dans les pages théoriques citées met l’accent d’abord sur ce qu’il nomme une poésie-récit, vite définie comme une poésie des rapports d’images dont l’ambition secrète serait d’être une poésie de rapports tout court. Au terme d’une décennie consacrée en grande partie à la poésie (1930-1940), avec ses moments forts (1933-1934-1935) et avant un trou de cinq ans (1940-1945) tout occupé par les recherches narratives, Pavese dans un bilan (Pavese l’homme-bilan !) précise son travail poétique futur : « Il est certain que, cette fois aussi, le problème de l’image sera au premier plan. Mais il ne sera pas question de raconter des images, formule vide, on l’a vu, car rien ne peut distinguer les mots qui évoquent une image de ceux qui évoquent un objet. Il s’agira de décrire — directement ou par le truchement d’images, peu importe — une réalité symbolique et non naturaliste. Dans ces poésies, les faits se produiront — s’ils se produisent — non parce que la réalité l’impose, mais parce que l’intelligence en a décidé ainsi13 ».
5Il est temps maintenant, laissant de côté une étude thématique14, d’entrer dans la manipulation exécutoire du poète : le signe sera à la fois instrument, affirmation et dénégation de soi-même. Mais si l’on écrit avec son corps, on écrit d’abord l’écriture ! Nous avons choisi pour ce faire deux poésies au hasard (presque !) qui nous permettront de superposer deux structures différentes, l’une sémantico-rythmique, l’autre qui brouille des réseaux freudiens construits à partir d’images en contrebande de l’inconscient. La première est le Fils de la veuve, écrite du 2 au 5 mai 1939, publiée dans la seconde édition de 1943 ; toutes les conquêtes de Travailler fatigue sont déjà assimilées et le poète ne fait ici que « marmonner » un rythme connu. C’est la raison de notre (presque) choix :
Il figlio della vedova. Le Fils de la veuve
1 | Puó accadere ogni cosa nella bruna osteria. | — | |
2 | Puó accadere che fuori sia un cielo di stelle, | — | |
3 | al di là della nebbia autunnale e del mosto. | — | |
4 | Puó accadere che cantino dalla collina | + | |
5 | le arrocchite canzoni suite aie deserte | + | |
6 | e che torni improvvisa sotto il cielo d’allora | — | |
7 | la donnetta seduta in attesa del giorno. | + | |
8 | Tornerebbero intorno alla donna i villani | + | |
9 | dalle scarne parole, in attesa del sole | + | |
10 | e del pallido cenno di lei, rimboccati | + | |
11 | fino al gomito, chini a fissare la terra. | + | |
12 | Alla voce del grillo si unirebbe il frastuono | + | |
13 | della cote sul ferro e un piu rauco sospiro. | — | |
14 | Tacerebbero il vento e i brusii della notte. | — | |
15 | La donna seduta parlerebbe con ira. | — | |
16 | Lavorando i villani ricurvi lontano, | + | |
17 | la donnetta è rimasta sull’aia e li segue | + | |
18 | con lo sguardo, poggiata allo stipite, affranta | + | |
19 | dal gran ventre maturo. Sul volto consunto | + | |
20 | ha un amaro sorriso impaziente, e una voce | + | |
21 | che non giunge ai villani le solleva la gola. | — | |
22 | Batte il sole sull’aia e sugli occhi arrossati | + | |
23 | ammiccanti. Una nube purpurea vela la stoppia | = | |
24 | seminata di gialli covoni. La donna | + | |
25 | vacillando, la mano su grembo, entra in casa. | + | |
26 | Donne corrono con impazienza le stanze deserte | = | |
27 | comandate dal cenno e dall’occhio che, soli | + | |
28 | di sul letto le seguono. La grande finestra | — | |
29 | che contiene colline e filari e il gran cielo, | + | |
30 | manda un fioco ronzio che è il lavoro di tutti. | — | |
31 | La donnetta dal pallido viso ha serrate le labbra | = | |
32 | alle fitte del ventre e si tende in ascolto | + | |
33 | impaziente. Le donne la servono, pronte. | — |
6Quatre strophes irrégulières de 7, 8, 10 et 8 vers composent cette poésie ; ce qui frappe d’entrée de jeu c’est l’extrême saturation du vocabulaire comme un piétinement qui impose les mots en les répétant : Può accadere, cielo, villani et aia sont répétés trois fois chacun, soit douze retours. Donnetta. donnetta seduta, donne (expansion ou diminutif du même substantif) reviennent deux fois ainsi que colline, deserte, attesa, sole, pallido, cenno, voce, ventre, occhi, ce qui nous donne vingt-quatre récurrences. Le double de la première. En outre nous trouvons des monèmes en écho : arrochite-rauche-fioco, torni-tornerebbe, lavorando-lavoro, arrossati-purpurea. impazienza-impaziente, segue-seguono, cantino-canzoni, gran-grande. volto-viso, ce qui assure vingt semi-répétitions. Si l’on fait un calcul statistique qui ne tient pas compte des monèmes fonctionnels, on s’aperçoit que, sur cent-trente-deux monèmes (substantifs, verbes, adjectifs, adverbes…), trente-six reviennent plusieurs fois selon la proportion indiquée ; si l’on y ajoute les monèmes en écho, on obtient le chiffre de cinquante-six récurrences, ce qui assure une saturation du texte de près de 45 %. Première constatation : l’horreur du vide, le désir de « bourrer » la poésie.
7Seuls quatre vers dans toute la poésie ne répètent rien : al di là della nebbia autunnale e del mosto / fino al gomito, chini a fissare la terra / con lo sguardo, poggiata allo stipite. Affranta / vacillando la mano sul grembo entra in casa /. On y trouve des monèmes auxquels Pavese, dans d’autres poésies, fera un sort tout particulier : nebbia, par exemple dans Grappa a settembre ou Paesaggio VI. Or la non-saturation de ces vers n’a rien à voir avec leur sens, elle est seulement une détente dans le mouvement de vagues des monèmes.
8La rime n’existe pas, elle est même soigneusement évitée ; or Pavese rejette en fin de vers certains mots clés qu’il exploitera dans d’autres poésies : tels sont stelle, giorno, terra, sospiro, notte, lontano, casa, soli, ascolto ; c’est comme une mise hors champ momentanée de ganglions lyriques en réserve : ainsi, pour produire un exemple entre mille, solo aura-t-il un sort tout à fait particulier en anaphase dans des poésies comme Lo steddazzu ou La casa. A la place de la rime nous trouvons quelques monèmes de couleur : osteria, mosto, rimboccati, frastuono, affranta, stoppia. Un calcul (approximatif, car difficile à cerner) indique une tendance au rythme ternaire dans la mise en réserve des ganglions univoques et des mots concrets.
9Or le fameux « marmonnement » pavésien est essentiellement ternaire : un premier examen indique un mélange de parisyllabiques et d’imparisyllabiques ; vingt vers de treize pieds, indiqués par le signe +, dix vers de quatorze pieds, indiqués par le signe — ; trois vers de seize pieds indiqués par le signe =. Une constatation évidente : rien qui ressortisse à la tradition métrique italienne fondée sur l’hendécasyllabe et ses dérivations ; pourtant, si l’on examine l’accentuation, on ne laisse pas d’être surpris : les vers de quatorze pieds sont accentués ; et rappellent la marche de l’anapeste ; les vers de treize pieds sont accentués :
dans un rythme toujours anapestique ; les vers de seize pieds sont accentués :
en suivant toujours l’anapeste ; le rythme monotone est constamment ternaire, sauf le saut de la 6e à la 10e syllabe dans le vers de quatorze pieds et qui a pour but de couper le ronronnement général. Or le décasyllabe classique est accentué
, un des trois principaux types de l’hendécasyllabe :
. Pavese a opéré un renversement spéculaire (un des premiers) du rythme : son imparisyllabique de treize pieds est accentué comme un décasyllabe (parisyllabique) ; son parisyllabique de quatorze pieds comme un hendécasyllabe (imparisyllabique) ; le vers de seize pieds ne fait que prolonger celui de treize. Il est profondément significatif que la scansion inconsciente de Pavese s’appuie sur la tradition pour la renverser sans la renier : ce sera une des constantes de sa cadence fantasmatique.
10Si l’on s’arrête maintenant aux champs lexicaux, on s’aperçoit qu’ils s’intègrent mutuellement : on peut isoler un premier réseau qui aimante les mots de la vendange (osteriamosto-filari-arrocchite-nebbia-autunnale), un autre ceux de la moisson (aia-cote sul ferro-stoppie-gialli covoni-solegrillo), un autre qui intègre les deux précédents et qu’on peut dénommer travail de la terre (rimboccati fino al gomito-chini a fissare la terra — lavorando i villani ricurvi — Batte il sole sull’aia e sugli occhi arrossati ammiccanti — fioco ronzio che è il lavoro di tutti). Ces trois réseaux sont entrecroisés au champ lexical de la femme, de la fécondation et du fruit qu’elle porte (donnetta seduta in attesa del giorno — pallido cenno - rauco sospiro - la donnetta seduta parlerebbe con ira - dal cenno e dall’occhio di lei - La donnetta dal pallido viso ha serrate le labbra alle fitte del ventre e si tende in ascolto). Les notations précédentes sont toutes mêlées au travail — des hommes dans les champs, des femmes qui les servent. Mais le noyau de la poésie se trouve des vers 17 à 21 entièrement consacrés à la femme avec un seul renvoi aux paysans :
la donnetta è rimasta sull’aia e li segue
con lo sguardo, poggiata allo stipite, affranta
dal gran ventre maturo. Sul volto consunto
ha un amaro sorriso impaziente, e una voce
che non giunge ai villani le solleva la gola.
11Le fading sémantique se répète au niveau des syntagmes qui pendant cinq vers seulement articulent une seule représentation ; car — et nous retombons dans le référent qui ne nous intéresse pas — la femme c’est la terre, solitaire comme elle, travaillée comme elle par les sèves et grosse comme elle de fruits futurs, etc. Mais que s’est-il passé au juste, on ne sait : cette veuve de qui ( ?) se prostitue-t-elle aux paysans ? Le symbole psychanalytique classique du couteau ne fait pas de doute, surtout suivi par le rauque soupir, mais pourquoi cette colère de la femme : serait-elle violée ? Ce qui compte, c’est bien le signifiant qui n’a, à la lettre, pas de sens ou mieux tous les sens que lui confère le fantasme !
12Car l’atmosphère est mythique et le choix des modes permet de la mieux cerner ; l’anaphase : puó accadere, introduit le subjonctif qui marque le retour probable de ce qui fut (il cielo d’allora) ; les conditionnels de la seconde strophe réintroduisent dans la situation probable et la répètent (répétition automatique voulue par le destin ?), la troisième strophe retrouve l’indicatif : d’abord le passé composé, puis le présent ; la dernière strophe est toute au présent : nous sommes dans l’éternel présent, dans le temps du mythe, de l’éternel retour. Mais ne sommes-nous pas plutôt hors du temps ?
13Tout, dans cette poésie, contribue donc à créer la cadence typiquement pavésienne de l’atemporalité dans son rythme circulaire. Ainsi s’explique peut-être cette tension entre objectivation et flou général de l’ensemble : déjà rationnel et irrationnel ! C’est ce qui enlève au mot littéraire villano son aspect d’écart stylistique, puisqu’il est réabsorbé à la fois par le rythme (contadino eût été trop long ! et par l’émanation du texte. Ainsi Pavese, en même temps qu’il construit un espace concret, ouvre la béance de l’abstraction ; ce n’est pas pour rien qu’il intitule sa poésie le Fils de la veuve, qui justement est absent ! C’est une des constantes de toutes les pièces du recueil (à part les tout premiers essais de 1930-1931) que de produire de l’abstrait à partir du concret et de substituer (déjà) à une vision (celle des Mers du Sud, par exemple) un signifiant enchaîné à ses propres lois. Le mot est comme animé d’une puissance proliférante qui tend à effacer sa face « signifié ». Ecrire, c’est déjà accumuler des signes sur un vide qui, en dépit du désir, reste béant. On comprendra maintenant le sens de la formule « littérature comme vie » appliquée à Pavese lui-même : c’est le texte qui vit pour soi, en dehors de son référent qu’il contribue à brouiller avec le secret désir de l’annuler, de le tuer, de le renvoyer au néant.
14Paternité fut écrit pendant la résidence surveillée en octobre 1935 ; comme le note Calvino16, cette poésie doit être opposée idéalement à Maternité : d’un côté la femme-terre qui donne le fruit, de l’autre l’homme-stérile dont le symbole est la mer. Ce n’est que plus tard, avec Bianca Garufi, qu’Aphrodite viendra de la mer !
Paternità. Paternité17
1 | Uomo solo dinanzi all’inutile mare. |
2 | Attendendo la sera, attendendo il mattino. |
3 | I bambini vi giocano, ma quest’uomo vorrebbe |
4 | lui averlo un bambino e guardarlo giocare. |
5 | Grandi nuvole fanno un palazzo sull’acqua |
6 | che ogni giorno rovina e risorge. e colora |
7 | i bambini nel viso. Ci sarà sempre il mare. |
8 | Il mattino ferisce su quest’umida spiaggia |
9 | striscia il sole, aggrappato alle reti e alle pietre. |
10 | Esce l’uomo nel torbido sole e cammina |
11 | lungo il mare. Non guarda le madide schiume |
12 | che trascorrono a riva e non hanno piu pace. |
13 | A quest’ora i bambini sonnecchiano ancora |
14 | nel tepore del letto. A quest’ora sonnecchia |
15 | dentro il letto una donna, che farebbe l’amore |
16 | se non fosse lei sola. Lento, l’uomo si spoglia |
17 | nudo come la donna lontana, e discende nel mare. |
18 | Poi la notte, che il mare svanisce, si ascolta |
19 | il gran vuoto ch’è sotto le stelle. I bambini |
20 | nelle case arrossate van cadendo dal sonno |
21 | e qualcuno piangendo. L’uomo, stanco di attesa, |
22 | leva gli occhi alle stelle. che non odono nulla. |
23 | Ci sono donne a quest’ora che spogliano un bimbo C’est |
24 | e lo fanno dormire. C’è qualcuna in un letto |
25 | abbracciata ad un uomo. Dalla nera finestra |
26 | entra un ansito rauco, e nessuno l’ascolta |
27 | se non l’uomo che sa tutto il tedio del mare. |
15Inutile de répéter la saturation, le rythme, etc., le lecteur peut s’y employer seul. Il serait d’ailleurs difficile de discerner ici des réseaux aussi précis que dans le Fils de la veuve. Nous voudrions donner un aperçu de la façon dont Pavese joue avec un inconscient spécifiquement freudien, sans que le lecteur sache jamais précisément où s’arrête la manipulation, où filtre la pulsion. Si l’on compare ce texte avec les pièces poétiques de la même époque, on mesurera la différence : Montale et Ungaretti en 1935 semblent encore croire à l’innocence du langage. Bien sûr la poésie est à double fond (au moins), mais elle renvoie toujours à elle-même ou à son au-delà, non à son en-deçà. Or Pavese, dès 1935, croit à « l’autre scène », comme Saba d’ailleurs, mais en des termes très différents. Le poète de Mots attend de la psychanalyse une double guérison : du poète et de sa poésie ; il s’agit pour lui de liquider ses démons pour retrouver, après la cure cathartique, une nouvelle innocence. Pour Pavese, au contraire, il s’agit de manipuler l’« autre scène », de troubler l’innocence. Mais ce ne peut être qu’une opération cryptique ; est-ce la raison pour laquelle une poésie aussi déclarée que Alter ego, contemporaine de Paternité, a été écartée de l’édition imprimée ?
16A une structure de saturation qui existe bel et bien (uomo revient sept fois, mare six fois, etc.), nous supposerons en filigrane une autre structure qui n’est que l’affleurement du triangle œdipien donnant l’algorithme du morceau. La mer, c’est bien sûr le fantasme de l’union sexuelle, c’est l’utilisation volontaire d’une « autre scène » un peu voyante. Or les trois pôles du triangle s’excluent réciproquement : c’est quand l’homme se baigne (couche avec la femme) que cette dernière dort. C’est quand la femme fait l’amour que l’homme regarde et sait « tout de la mer cafardeuse ». A chaque fois les enfants dorment. Le triangle est destructuré ; ce qui anime les actants, ce sont des rapports d’exclusion : enfant femme ; enfant homme ; homme et femme parallèles (ils ne se rencontrent jamais).
17La première strophe est habitée par le fantasme de l’enfant ; est-ce la raison pour laquelle les deux seuls vers non saturés du morceau disent la sublimation de l’eau ?
Sur l’eau de grands nuages font un palais qui croule et resurgit tous les jours ; aux visages des enfants…
18Le palais de vapeur, c’est l’eau mère sublimée, purifiée de ses viscosités sexuelles (le mot eau n’est prononcé qu’une seule fois dans toute la poésie). La mer inutile de l’homme se mue en palais féérique pour l’enfant : le présent de l’évocation ajoute à la plénitude de l’être ; les gérondifs parallèles (attendendo la sera, attendendo il mattino19) soulignent l’enracinement dans la durée qu’interrompt un conditionnel impossible (ma quest’uomo vorrebbe lui averlo un bambino). C’est la structure syntagmatique qui dit elle-même l’exclusion. Le seul futur du texte (ci sarà sempre il mare) souligne l’inéluctabilité de la barrière du sexe et la mer devient symbole polysémique selon la situation de l’actant : pour l’enfant elle est palais, pour l’adulte sexualité impossible ou ratée.
19La seconde strophe est truffée de connotations sensuelles en contraste avec la précédente et qui ajoutent une structure sous-jacente à la texture lexicale (sole, mare, uomo. donna, letto, a quest’ora sonnecchia, répétés deux fois). Le poète dessine un paysage sexuel : plage humide, soleil rampant, laissant une trace (striscia), soleil brouillé, écume moite. Mais, à ce niveau, la manipulation d’une « autre scène » n’échappe pas à Pavese ; ce qui lui échappe peut-être, en dépit de la banalité de l’image, c’est la portée du matin qui blesse. Ce verbe doublement ambigu (charge littéraire d’une part et psychanalytique de l’autre) par la franchise de la castration qu’il évoque est en opposition avec la moiteur visqueuse de ce que nous venons de citer. Ainsi la banalité de ce « blesse » cache-t-elle peut-être la libido pavésienne en révélant l’image violente qu’a des choses du sexe un semi-impuissant (on sait que le problème de Pavese est celui de l’ejaculatio praecox20) et qui lui fait commettre une incongruité littéraire. La blessure, c’est à la fois le viol et le meurtre, mais c’est aussi l’impuissance du castré ; or, dans une poésie composée le même mois (Un ricordo) et une autre plus tardive (Gelosia 1937), Pavese remarque que l’amour ne laisse pas de trace sur le corps de la Femme (la trace du plaisir qu’il ne sait pas donner ?). Pour laisser une trace, il faut l’assassiner. Ici l’attraction-répulsion de l’homme se marque par le refus de regarder les moites écumes et la descente dans la mer malgré tout (le coït fantasmatique). L’homme seul détourne son regard de la métaphore sexuelle féminine : l’écume moite qui n’a pas de repos, comme le désir de la femme que ne peut satisfaire l’homme castré mais assassin ! La polysémie joue sans retenue et dévoile ce que Pavese ne sait que trop, mais qu’il ne veut pas étaler (et pour cause) sur la place publique. Les syntagmes contribuent à brouiller les pistes en insistant sur l’exclusion des trois pôles du triangle œdipien : les enfants sommeillent encore, la femme ferait l’amour si elle n’était pas seule, l’homme seul descend dans la mer. Or, si nous y regardons de près, nous nous apercevons que l’écriture dément le référent :
A quest’ora i bambini sonnecchiano ancora
nel tepore del letto. A quest’ora sonnecchia —
dentro il letto una donna, che farebbe l’amore
se non fosse lei sola. Lento, l’uomo si — spoglia
nudo come la donna lontana e discende nel mare.
20La répétition du sonnecchiano lie les enfants à la femme qui devient presque mère, de même qu’un jeu syntaxique subtil lie l’homme à la femme en les excluant en même temps : sola renvoie à l’uomo solo du début, mais surtout nudo corne la donna lontana permet l’union fantasmatique, dans la mer, de l’homme impuissant et de la « mère » en chaleur, bien que la comparaison soit rendue inopérante par l’adjectif lontana. L’écriture entrevoit une restructuration de l’œdipe et en même temps en nie la possibilité.
21Après l’atemporalité de la première strophe (attendendo la sera, attendendo il mattino), la description d’un matin dans la seconde, voici dans la troisième l’évocation du soir. La mer s’évanouit dans la nuit et fait place au vide souligné par l’indifférence des étoiles. La femme-sexe accentue son évolution vers la femme-mère et déshabille ses enfants pour les mettre au lit. Mais le jeu de rapports devient mécanique (arrossate-colora, Vansito rauco de la mer qui est le gémissement d’amour de la femme…) et ne fait que délayer ce qui poétiquement est déjà écrit.
22Le titre, comme pour le Fils de la veuve, renvoie à l’absence, au désir (il n’y a ni père ni fils de père dans ce poème), mais il limite volontairement sa portée (censure !). Car il s’agit moins d’un symbolisme univoque sur la stérilité et la solitude en dépit des apparences (uomo solo, inutile mare, gran vuoto, svanisce, che non odono nulla, il tedio del mare) que de l’affleurement d’une polysémie qui s’efforce de redire un fantasme, moule de l’imaginaire, mais ne fait que le pulvériser davantage : ainsi la mer est-elle à la fois palais asexué de l’enfance, sexe et désir de la femme, coït et impuissance de l’homme !
23Des études structurales de ce type (et nous nous sommes refusé à pousser trop à fond l’investigation pour éviter de tomber dans l’abstruse technicité) étendues à l’ensemble de l’œuvre ne manqueraient pas d’être indicatrices. Déjà ces deux poésies nous révèlent deux éléments d’importance : Pavese sait que le langage n’est pas innocent, il abuse même de cette certitude et traque ses propres fantasmes, mais il joue avec le feu car l’inconscient l’entraîne plus loin qu’il ne voudrait ; d’autre part son désir d’« objectivité », sa polémique sociale, etc., ne sont que des éléments d’un puzzle littéraire complexe qui n’arrive jamais à composer une image sûre : une béance aspirante s’ouvre dans le texte et ce qui subsiste, c’est un rythme tenace et des signifiants qui tournent à vide en se répondant d’un écho à l’autre. Les deux tensions sont déjà présentes : la rationalité de l’écriture et l’irrationnel qu’elle poursuit.
Manifestation du double dans les premières proses
24Un des textes les plus caractéristiques de Pavese est sans doute Ciau Masino, composé en même temps que les premières poésies de Travailler fatigue ; on en a publié récemment une rédaction définitive datée 9 février 193221. Pour bien souligner le rapport qui l’unit aux poésies, Pavese intercale entre les chapitres certains des poèmes de cette période : les Mers du Sud. les Institutrices, le Vin triste l, Ancêtres, Femmes perdues. Ce texte dont la critique s’est encore assez peu occupée anticipe les premiers essais en prose qu’on ne situait qu’en 1936.
25Comme Travailler fatigue, Ciau Masino recèle tous les thèmes de l’œuvre postérieure, mais, ce qui nous retiendra, c’est surtout la systématique dans laquelle déjà ils s’inscrivent. Pavese entrecroise deux personnages qui ne se rencontrent jamais : le petit-bourgeois Masino et le prolétaire Masin. Le premier suit le processus d’une intégration bourgeoise qui fart de lui, à la fin du récit, l’envoyé spécial d’un grand journal ; le second, de prolétaire pilote d’essai chez Fiat, passe au rang de sous-prolétaire affamé en quête d’un métier, pour finir dans un wagon à bestiaux qui l’emmène vers sa dernière résidence où il expiera une condamnation à seize ans de prison pour l’assassinat de sa femme. Les points de rencontre entre les deux hommes sont constants (en plus du nom), mais à chaque chapitre ils s’éloignent davantage l’un de l’autre : plus que deux destins exemplaires Pavese nous donne à voir la scission et la divergence des deux faces d’un même être. Comme une image de soi qui s’éloigne dans la glace !
26L’énergique Masin, qui aime les filles, l’alcool et les moteurs, se heurte d’emblée à la barrière d’une culture officielle ; il ruine son avancement en se moquant dans une composition hilarante du sujet que son « prof » de cours du soir lui a demandé de traiter. Le héros de Biella, Pietro Micca, devient un personnage de farce, cocasse et rabelaisien. Le « prof », qui ne s’était même pas aperçu du sarcasme de Masin, ne peut plus le lui pardonner dès qu’il apprend que ce qu’il croyait imputable à l’inculture et à la grossièreté de l’élève est voulu. Les erreurs de grammaire, les dialectalismes, deviennent autant de brûlots contre le régime dont il est un modeste soutien : « C’est pourquoi Pietro Micca se mit au garde-à-vous et pensant à la Patrie, parce qu’il but une dernière fois qui était vraiment la dernière et il fit éclater la mine avec une flambée qui l’incendia dans le couloir et ainsi la patrie a été sauvée et les ruines on les voit encore de sorte que le monument surgit, et là le héros s’immortalisa en tenant près de lui, sur la place, le baril où il a bu la dernière fois avant de mourir22. »
27Or en 1932 Pavese a déjà traduit de l’américain : Notre Mr. Wrenn de Sinclair Lewis, Moby Dick de Melville et Rire noir de Sherwood Anderson ; en outre, à cette époque il a publié ou écrit de nombreux essais sur la littérature américaine : de son diplôme d’études supérieures sur Walt Whitman à différents articles parus dans la Cultura, justement sur S. Lewis, S. Anderson, Edgar Lee Masters, Melville. Ce n’est pas le lieu de reprendre le problème de l’Amérique dans la formation de Pavese, déjà abondamment traité23 ailleurs ; qu’il nous suffise d’insister sur la polémique linguistique menée par l’auteur, comme par ses modèles d’outre-océan, d’un bout à l’autre de son récit. Non seulement nous avons la caricature du style héroïque sous la plume malhabile de Masin, mais nous lisons dans l’avant-dernier chapitre sa restauration journalistique : « Puisse-t-il trouver dans l’expiation le rayon de lumière qui l’arrache à l’enfer moral dans lequel, jusqu’à ce jour, il a marché en aveugle24. »
28Cette page utilise les recettes du style larmoyant et moralisant en honneur sous le fascisme et chez les bienpensants de tout poil. Or Masino, journaliste chanceux, qui au dernier chapitre part pour un tour du monde, avec des recommandations précises de son patron, ne pourra pas manquer d’y puiser s’il tient à sa place (et il y tient). Aurait-il pu écrire le compte rendu du procès de Masin ?
29Mieux encore si Masino « va au peuple » avec délectation et fascination au début du récit (cf. son amitié avec Milone, ses camarades de la pègre et leurs faciles compagnes), il s’en éloigne définitivement avec son entrée dans le journalisme de haut vol. Son attirance pour le peuple est d’ailleurs étroitement liée au pressentiment d’une culture authentique qu’il trouve déjà dans les cinémas de quartier en regardant les films américains : « Les petites villes de l’Amérique, ces maisons nettes au milieu de la campagne et surtout cette vie franche et élémentaire25.» Pavese, comme le fait justement remarquer A. Guiducci, participe ici du mythe de l’Amérique tel que l’ont ressenti bien des intellectuels italiens (Vittorini entre autres), mais surtout il tente, sur le tas, d’opérer un redressement, d’où l’importance, qu’on ne retrouvera plus jamais, accordée aux dialectes dans le récit. Car, contester l’ordre, ce n’est pas seulement faire des professions de foi communisantes comme Masin, en attendant une révolution improbable, c’est contester le langage de l’ordre. Pavese s’y emploie, non sans préparation technique, ni préalables idéologiques. Dans un article de 1931 au titre significatif Middle West et Piémont,-l’auteur souligne les dangers d’une telle entreprise qui ne doit pas déboucher dans le régionalisme de Strapaese26, mais s’ouvrir à l’universalité. Il constate que l’homme capable d’une œuvre susceptible d’être comprise par tous, et non pas seulement par les compatriotes régionaux, n’existe pas encore en Piémont, « alors que les romanciers américains dont je parle ont satisfait à un besoin corrélatif dans leur terre et dans leur province. C’est de ces derniers que nous devons donc apprendre27 ». Les dialectes qui fleurissent dans le texte ne sont pas là pour la note folklorique.
30Il faut en effet parler au pluriel, car il n’y a pas seulement le piémontais opposé à l’italien, mais les divers dialectes des Langhe, les idiomes des pacô (les culs-terreux) et le parler turinois. Masin, lors de ses pérégrinations autour de Santo Stefano Belbo, se heurte au problème de la communication, mais personne ne songe, même quand il est connu, à utiliser l’italien comme langue d’échange. Consciemment pour Masin, inconsciemment pour d’autres, il y a le refus d’une culture officielle étrange parce qu’étrangère. Une bonne partie des dialogues est directement écrite dans les différentes variantes du piémontais. C’est ce qui confère au récit cette fougue, ce feu qu’on ne retrouvera plus jamais dans aucune œuvre de Pavese et qui n’est pas sans anticiper le ton de l’exorde littéraire de Calvino quelque quinze ans plus tard : II sentiero dei nidi di ragno28. Mais, à côté des dialectes directement reproduits, on s’aperçoit que le piémontais investit tout le tissu textuel : par le lexique, la syntaxe, la cadence, l’italien devient une dérivation du piémontais qui l’anime. Tout l’effort pavésien consistera en une intégration harmonieuse du dialecte à la langue et sera une acquisition de longue haleine. En plus de ces variations sur ou à travers le piémontais, apparaissent aussi le napolitain et l’anglais, au premier et au dernier chapitres. La langue officielle n’est représentée que par deux pastiches !
31Les chapitres du récit mis bout à bout, s’ils dessinent nettement la figure du double et imposent une tension qu’on retrouvera partout sauf dans la dilution du Pablo romain (le Camarade), n’ont pas encore trouvé la coupe et la cadence pavésiennes. Outre qu’on ne s’explique pas la place de certains d’entre eux comme Masin ‘dla frôja29, Pavese a trop mis de lui-même dans le roman pour que les raisons de dire ne l’emportent pas sur les raisons du dit.
32En ce sens le récit apparaît comme le brouillon des expériences futures : les pages sur Masino, très imprégnées d’autobiographie, peuvent être commentées par les lettres de la même période et esquissent un personnage ressemblant de près à Pavese lui-même ; les compagnons de Masino, dont Hoffman, rappellent les amis turinois et notamment la figure fascinante de Leone Ginzburg lucide et extraverti ; la visite à Don Rione esquisse même le profil d’un Pavese évangélique assez insolite ! Les promenades en barque, la fausse mort libératrice de l’ami, le problème de l’éducation de Carluccio, tout cela charge le récit d’éléments non digérés par l’écriture et qui éclatent dans une fraîcheur que ne voile encore aucun ton mythique. Ainsi la baleine blanche est complètement démythifiée par rapport à sa suggestion dans les Mers du Sud (« Il est fini le temps des harpons. Les baleines maintenant on les tue à coups de canon30 »). Même l’orgie n’est qu’infraction à l’ordre social et non communion avec « les mères » comme dans la Plage. Pavese souligne cet aspect en opposant, polémiquemert, la poésie les Institutrices, dont l’élégie anticipe les jeunes filles de La Mora (la Lune et les Feux), au chapitre la Boiteuse : Roberta est une institutrice alcoolisée, dégradée, qui refuse le contact avec un autre exploité, le mécanicien Masin.
33Même refus du mythique pour Masin : ses errances de mendiant affamé dans les Langhe ne l’introduisent jamais dans un paysage sexualisé à la Par chez nous ; de même que les êtres qu’il rencontre, même s’ils se nomment déjà Talino et réussissent à le berner, ne sont l’émanation d’aucune puissance tellurique. Pavese, conditionné par l’omniprésence du dialecte qui circule dans l’œuvre, maintient son texte au niveau d’un « réalisme » qui ne devient jamais « naturalisme », grâce à la charge picaresque dont il leste ses chapitres. L’optimisme ne cède qu’au contact de la ville, de l’hôpital et de la trahison de Pucci.
34Il faut insister sur la nouveauté de ce texte en 1932. Les grands livres du moment : les Indifférents de Moravia (1929), la Madone des philosophes de Gadda, ou les Petits Bourgeois de Vittorini, tous deux de 1931, même s’ils manifestent de manières très diverses une opposition larvée au régime, évitent le thème du sous-prolétaire, affronté au monde paysan. Rien à voir non plus avec Fontamara de Silone (écrit en 1931, mais publié à Zurich en 1933), inconnu des Italiens. La limite de Masin, c’est son individualisme, car Pavese a choisi de ne jamais le mettre en contact avec d’autres prolétaires. D’entrée de jeu, grâce au dialecte, le choix politique de Pavese est un choix littéraire.
35Quand, après Ciau Masino. Pavese commence à écrire ses premières nouvelles il est sous le coup de l’abandon de Tina, « la femme à la voix rauque » ; sa présence se lit dans toutes les pages des années 1936-1937-1938 du journal : « J’avais trouvé la voie du salut. Et malgré toute la faiblesse qu’il y avait en moi, cette personne savait me lier à une discipline, à un sacrifice, par le simple don de soi31.» Or la vengeance fantasmatique de Pavese sur la femme éclate dans les nouvelles : l’épouse détruit l’amitié (Amis) ; la femme trompe (Salauds), quand ce n’est pas une prostituée (l’Idole) ; elle abandonne le mâle blessé (Fidélité)32, etc. La misogynie ne sera jamais aussi déclarée, mais jamais elle ne sera aussi contrebalancée par le sadisme de l’homme qui veut détruire sa compagne : ce sont ces étranges voyages de noces où l’homme humilie la femme, l’abandonne la nuit pour se promener seul, ces aventures où il l’accule au suicide (Voyage de noces. Misogynie, Suicide, etc.) ou la laisse mourir après l’avoir violée (Orage d’été)33.
36Ces textes ont suscité plus d’une équivoque, mise en lumière par Emilio Cecchi dans un article de 1953. Fervent défenseur de Pavese, if répond par avance à une tentative de liquidation critique menée au nom du « réalisme » : « la valeur des récits juvéniles récemment découverts ne devra pas inciter à penser (comme on a malheureusement tendance à le faire, semble-t-il) que plus tard Pavese se laissa aller à des déviations et à des complications, qui en un certain sens le diminuèrent en tant qu’artiste34. » Car l’extrême tension morale de Pavese se canalise dans une écriture, mélange de tradition vériste et américaine, originale en 1936-1938, mais qui, en 1953, lors de la publication posthume de Notte di testa, fournit un prétexte à l’éreintement du Pavese postérieur : on tient enfin son Pavese « réaliste » !
37L’abandon de la fougue de Ciau Masino, de sa liberté picaresque pour une description minutieuse des choses, des objets, des psychologies n’est pas une conquête dans l’art, mais une régression dans le masque. Car Pavese, dans ces textes, veut surmonter une crise humaine en la coulant dans une forme « distanciée ». Mais il en fait trop, les nouvelles qu’il ne publiera jamais de son vivant (et s’il leur avait accordé une importance, il les aurait fait connaître) s’enlisent dans la description, ce qui les allonge considérablement en les effilochant. Le rythme rapide des chapitres de Ciau Masino (qu’on peut considérer comme une suite de nouvelles) est perdu, la cadence aussi. La perfection formelle qu’on a bien voulu découvrir dans ces essais est un tombeau de Pavese : le « réalisme » (dont la définition demanderait tout un décryptage critique) est d’autant plus voyant qu’il a pour but de masquer le désir alors qu’il le révèle. Dans un parallélisme (constant tout au long de son iter créateur) entre formes vitales et formes de l’écriture, Pavese nous renseigne sur ce qu’il attend de la littérature : le salut. « Ce remords de mes hésitations et de mon indignité formelles est la preuve d’une certaine auto-suffisance qui est mienne et d’un certain sens de la tenue, qui ne sont pas sans dignité. Même ma recherche de poésie objective voulait dire cela. Aujourd’hui néanmoins, je suis désolé d’avoir toujours jusqu’à maintenant négligé les formes, les manières, de ne m’être pas fait un style de comportement, mais d’avoir toujours agi à tort et à travers, me fiant à mon goût hautain et commettant ainsi d’infinies fausses notes romantiques35. »
38Oscillant entre la position de victime et de bourreau en face de la femme, incapable de résoudre ses problèmes humains, il veut réussir en littérature ; ainsi naît cette tension subtile entre vie et œuvre qu’on a confondue avec l’autobiographie. Ce n’est pas pour rappeler son expérience de la prison ou de la résidence surveillée (Terra d’esilio. l’Intrus. Salauds) ou son expérience sentimentale malheureuse qu’il écrit, mais bien pour dessiner le paysage fantasmatique d’un rapport possible au monde grâce à l’écriture. Mais il n’y réussit pas d’un coup (insignifiance des positions critiques admirant les nouvelles qui sortiraient tout armées de la, tête du meilleur Pavese !) et ce sont justement les meilleures pages qui esquissent le voyage en prose de Pavese : Les trois jeunes filles. Nuit de fête, Premier amour36 (à tel point senti comme anticipation qu’il prend place dans les nouvelles de Vacances d’août) ; Villa sur la colline, le Champ de blé ; elles engagent ce corps à corps avec l’écriture (avec son corps) caractéristique du métier d’écrire qui est le sien. Comme un profil brouillé, apparaît déjà ce qui tend vers la conquête de la maturité. Lidia (Les trois jeunes filles), c’est presque Clelia (Entre femmes seules) qui, après une expérience bestiale du sexe, atteint l’auto-suffisance chère à Pavese ; dans une prose sinueuse son expérience est confrontée au destin d’autres amies ; Amalia (Premier amour), c’est la conquête de la ville et de l’autonomie après la destruction symbolique du monde de la campagne (les Blés saccagés) ; Biscione (Nuit de fête), c’est un des premiers ragazzi qui ne rêve qu’à la fuite dans un milieu intermédiaire entre celui que symbolise Monssù Rôss de Ciau Masino et le vieux Vinverra de Par chez nous ; Ginia (Villa sur la colline), c’est déjà le retour au et du passé. Deux textes seulement échappent franchement au « réalisme » coagulant : Les trois jeunes filles et. à un moindre titre, Villa sur la colline (qui annonce la nonchalance mondaine truffée de sous-entendus de la Plage).
39Pavese dont toutes les expériences humaines ne seront que des répétitions de l’échec initial (sans qu’on sache très bien où se situe le « début ») ne cessera de lutter pour la libération de son écriture, pour sa recherche de poète. Une confrontation entre Terre d’exil et la Prison en fournira la meilleure preuve.
Le jeu du vide et du plein
40De Terre d’exil37, écrit en juillet 1936, quatre mois après son retour de Brancaleone, à la Prison, composé en 1938-1939, l’aventure politique et sentimentale de Pavese se transmue en une structure imaginaire qui impose sa logique et ses fantasmes. Dans le premier récit, l’auteur se livre et se dérobe à la fois dans une prose où le référentiel biographique dicte sa loi aux virtualités de l’écriture : le narrateur, bien qu’il dise « je », n’est pas un condamné politique, mais un ingénieur turinois venu construire une route dans un village du sud. C’est un exilé volontaire. Otino, lui, est condamné, mais pour avoir rossé un amant de sa femme. Il n’est question ni de fascisme ni d’antifascisme, mais de trahison féminine et de crime passionnel ; or Pavese est sous le coup de l’abandon de Tina, « la femme à la voix rauque ». Le paysage est déjà celui de la Prison (la mer, la montagne, le bistrot, le vieux village perché), mais circonvenu par les lieux communs de l’auteur (par exemple : un Turinois ne sentira jamais un coin de campagne calabre, un bain de mer ne vaut pas une partie de natation dans le Pô). Affirmations inutiles d’un matériel que les poésies utilisaient comme élément d’une trame textuelle. La béance de la femme (elle est l’absente traîtresse, puis assassinée) repousse même le paysage : la mer est sans contour, simple ligne vaporeuse que diluent les pluies, les montagnes sont effacées et disparaissent derrière les brumes, le vide s’impose comme réalité. En revanche, les deux personnages de Ciccio et de Concetta sont sculptés en ronde bosse, mais n’interviennent dans le récit qu’au niveau du référent : Concetta, qui deviendra Nannetta dans la Prison, n’est là que pour satisfaire les mâles du lieu ; Ciccio, qui sera Barbariccia, promène ses hardes en répétant l’image grimaçante autour de laquelle fermente le récit : l’abandon de la femme. L’une d’entre elles l’a rendu fou.
41Ciccio, qui abandonne, par désespoir, « travail, maison et dignité », est un double déformé de Pavese ; Otino, qui peut se passer de « sa » femme, mais qui ne peut admettre qu’elle se passe de lui, c’est Pavese tel qu’en lui-même il se retrouve après la résidence surveillée.
42Dans la Prison que Pavese appela d’abord Souvenirs de deux saisons, la matière dérive directement de la nouvelle jusqu’aux noms propres (Vincenzo Catalano se dédouble et donne un prénom et un nom de famille), mais l’auteur ourdit une stratégie qui lui permet de combler le vide de la nouvelle en dressant des figures propitiatoires : il veut imposer une réalité non biographique. Il faudrait ici faire un sort au mot « vide » qui parcourt tout le texte avec insistance : la mer, le ciel, l’air, le train, Stefano lui-même, les espaces sont vides, ou à défaut pâles, de toute façon évanescents. Mais, plus que le lexique, sont révélatrices les situations mêmes du roman, toutes aspirées par le vide : les rapports entre les personnages sont proprement faits de rien ; aucune amitié, aucune affection, aucune passion même qui charge le roman d’une tension, qui déclenche un éclair, comme dans Paesi tuoi. Les saisons aussi coulent sans rien laisser derrière elles que l’attente de leur répétition : le temps circulaire enferme dans sa prison.
43On se retrouve au bistrot où chacun se guette en éloignant l’autre par un jeu subtil de mots, de répliques ; de railleries et parfois, plus que la mimique gestuelle, compte l’œillade qui séduit, blesse ou intrigue ; tous adoptent une contre-logique du discours où ce qui importe est ce qu’on cache, où il s’agit d’entraîner l’interlocuteur sur une fausse voie, chaque piste étant un labyrinthe et le sous-entendu la seule communication brouillée qui existe entre les êtres. Stefano est à la fois exclu et inclus dans le cercle aimanté de ce jeu sur le vide mais lui-même en marge de soi n’a rien à opposer à ce monde du faux-semblant.
44Pour lui chaque signe est marqué du sceau de l’ambivalence : la nuit peut susciter l’angoisse ou la paix, ainsi que l’aube, le train, le souvenir, la mer, la route, etc. ; la marque plus ou moins connote tour à tour ce qui détermine les états dépressifs, sédatifs, exaltés du narrateur ; seule une figure conserve une certaine charge positive, même si elle s’estompe à la fin du roman : celle de Concia, la servante aux pieds nus, au buste dressé sur ses larges flancs, la femme-chèvre dont la couleur est le rouge sang de ses géraniums. Mais Stefano ne voit guère en Concia qu’un support où accrocher ses propres fantasmes : n’est-il pas déçu quand il doute qu’elle soit cette femme à hommes, cette chèvre avide de boucs qui habite son imaginaire ? Concia n’existe pas pour elle. Tout est intériorisé, mais à l’intérieur il n’y a que le vide. Le « psychologique » classique est la clé la moins propre à ouvrir le roman ; l’émiettement de la personnalité de Stefano ne trouve aucune justification caractérielle, pas plus que les personnages qui l’entourent n’obéissent à des types pittoresques du Sud38.
45Si Stefano à la lettre n’existe pas, les autres ne sont qu’une émanation du milieu qu’ils habitent, ils appartiennent à l’espace dans lequel évolue le narrateur, ils le renvoient constamment à autre chose que soi sans lui permettre d’approcher cette autre chose qui lui est totalement étrangère. La notation référentielle de Terre d’exil est devenu élément du magma romanesque : Stefano ne sera jamais pétri de cette bouillie verte que manifestent les sucs poisseux du figuier de barbarie et qui est le sang de cette terre, de ces hommes. L’amour ne permet pas de franchir la barrière : Concia est un signe de l’imaginaire et comme tel doit être respectée physiquement ; Elena est le giron de cette terre opaque qui pompe l’énergie physique de Stefano sans le faire sortir de son espace, elle ne fait que creuser le vide qui s’ouvre en lui. La seule satisfaction qu’elle puisse donner à Stefano, c’est de lui laisser croire qu’elle souffre d’être loin de lui. Stefano comme Otino de Terre d’exil veut qu’on souffre pour lui sans pour cela accepter de souffrir pour les autres, mais surtout il veut répéter la parole magique qui lui permet de combler le vide pour un instant : « Je te plains petite maman » est un sésame-ouvre-toi de paix précaire : « Il suffisait de répéter ces mots, et la nuit était douce39. »
46Car Pavese-Stefano, pour magnétiser son roman et le faire échapper à la poussière du psychologisme, du biographisme, va tracer tout un quadrillage capable de créer un espace utile, superposable au vide que chaque page ne cesse d’ouvrir. Aussi la tension véritable de l’œuvre est-elle entre la béance et la géométrie. Stefano répète les mots magiques et Pavese invente les distances enchantées : il commence par enrober son « héros » d’un espace qui ne le quitte jamais ; tout au cours du roman on se heurte avec Stefano à ses parois de verre : la mer est « la quatrième cloison de sa cellule40 », « il vivait au milieu de parois d’air41 ». « Stefano se voyait seul et précaire, douloureusement isolé par ses parois invisibles, parmi ces gens provisoires42 » ; « ses parois invisibles étaient devenues intrinsèques à son propre corps43 ». « Les parois invisibles, l’habitude de la cellule, qui lui interdisait tout contact humain (avant qu’il soit déporté) : c’était cela les angoisses nocturnes44 » ; quand il va quitter sa cellule, Stefano s’imagine en route vers la résidence surveillée « vers d’invisibles parois humaines et pour toujours45 », « une autre paroi s’était ajoutée à sa prison, faite celle-ci d’une vague terreur, d’une inquiétude coupable46 ». Ces murs, comme on le voit, enserrent du microcosme au macrocosme : ils sont la prison du corps, mais aussi du paysage et peut-être du cosmos. Le quadrilatère enferme le vide et l’isole, il donne des bornes à l’imaginaire, il permet l’espace du texte. Mais ces figures recréent partout leur propre prison et génèrent d’autres espaces tout aussi clos, tout aussi volontaires ; le paysage s’emboîte en prisons successives qui partent toutes de la prison du corps de Stefano pour aboutir à la généralisation latente lâchée comme par hasard au détour d’une phrase, mais prégnante et originelle : « Il imaginait le monde entier comme une prison où l’on est renfermé pour les raisons les plus diverses mais toutes vraies, et il y trouvait un réconfort47 ». On saisit là un des archétypes de l’imagination créatrice de Pavese autour des années 39. Il réussit ainsi à concilier l’inconciliable : le clos et l’ouvert, la quadrature du vide.
47Il trame son roman en stratège scrupuleux. Plus il ouvre de vides, plus il les encapsule sans les combler, plus il quadrille son espace, plus il multiplie les béances. Ainsi la plage, la mer, la montagne en fond de tableau, le village neuf à ses pieds, le vieux village à son sommet ne sont-ils à tout prendre que des prisons dans la prison du cosmos ; si I on pénètre dans les maisons il n’y a plus aucun doute : le cube qui sert de chambre au « héros » est une cellule qui change d’aspect, les parois s’ouvrent ou se ferment selon les saisons, les pluies, les objets qui l’occupent, la valise ouverte ou fermée, la propreté ou la saleté de la pièce ; les maisons que visite Stefano sont aussi des prisons, que ce soit celle du père de Giannino désuète et abandonnée : « A Stefano, elles semblaient être les maisons de l’enfance, closes et désertes au pays du souvenir »48, ou la caserne aérée en haut mais occupée en bas par des prisons qu’il imagine sales comme sa chambre49, ou la gare elle-même prison ouverte, objet du désir pavésien. De même la maison aux géraniums de Concia permet de voir la mer au-delà par une fenêtre : la prison est dilatée, mais elle n’est pas annulée car la quatrième paroi ne fait que reculer.
48Toutes ces prisons sont habitées par des prisonniers conscients ou non de l’être : Vincenzo qui a vécu à Alger, Gaetano le possédant. Giannino, le gibier de potence, Beppe le mécanicien sont de la race des séquestrés ; autant les états psychologiques de Stefano sont nombreux et contradictoires jusqu’à s’annuler dans la pulvérisation de sa personnalité, autant le monde intérieur des indigènes nous échappe : ils sont opaques à toute analyse et se condensent en un noyau insaisissable. Éclatement du plein, concentration du vide.
49Ce mouvement anime le paysage qui se rétracte et se dilate pour enclore ou ouvrir vers une fermeture ultérieure : dans le vieux village « il y avait des femmes et des vieillards là-haut, parmi ces murailles décolorées et calcinées, qui n’étaient jamais sortis de leur placette silencieuse et de leurs ruelles. Pour eux, l’illusion que tout l’horizon pût disparaître derrière la main était réel50 ». Il suffit de changer de perspective pour piéger de nouveaux espaces : Stefano « de toute sa promenade (au vieux village perché) avait retenu l’illusion que sa chambre et le corps d’Elena et la plage quotidienne étaient un monde si menu et absurde qu’il suffisait de placer son pouce devant son œil pour le cacher tout entier, et pourtant ce monde étrange, vu d’un lieu plus étrange encore, le contenait lui aussi51 ».
50Ces espaces qu’ils découvrent ou qu’ils inventent, Stefano, par la vue, Pavese par l’écriture, ils s’amusent à les gommer et les déambulations du narrateur dans le village, de l’auteur dans son texte, deviennent un jeu : « Tout le village et cette vie lui semblaient un jeu, un jeu dont il connaissait les règles et dont il suivait le développement sans y prendre part, maître comme il était, de lui-même et de son étrange sort52. » Les promenades du narrateur obéissent à un rituel secret : elles lui permettent de déplacer les murs de sa prison. Le centre de gravitation est le bistrot jamais décrit où les mots aliénés s’échangent ; la mer vide et pleine, clôture et échappée dans laquelle il se plonge, est la métaphore même de sa névrose ; la route ne mène nulle part, mais permet l’illusion de sortir du village. Autour de ces pôles Stefano exécute un ballet rituel qui est sa seule raison d’exister ; s’il cessait de conjurer les maléfices du vide par ses arabesques calculées, il disparaîtrait comme la fumée de la pipe de Giannino, comme la mer la nuit. Le peu de concret que Stefano réussisse à toucher, il le doit à ses girations apparemment nonchalantes : « Quand il sortait de chez lui il savait que les routes contenaient imprévu, différence, sympathie grâce à quoi tout le village devenait plus concret et acquérait une perspective53. »
51Le roman est un fantasme apprivoisé qui permet à Pavese de dominer le sentiment d’irréalité qui l’habite par l’espace qu’il permet à l’écriture ; de fait, contrairement aux récits de la maturité, chaque chapitre recommence à zéro sa construction volontaire sans que le temps jamais dérange les plans. Ce ne sont pas les saisons qui modifient le comportement de Stefano, car le roman s’arrête et redémarre au long d’un jour vague différemment coloré ; chaque instant possède la totalité des composantes qui sont à la racine du récit et qui se réduit à l’aimantation mutuelle du clos et du vide. Stefano peut donner l’impression d’évoluer : à la fin du récit, il s’identifie à Giannino emprisonné, il découvre, grâce à la petite prostituée Annetta, l’abstinence sexuelle qui devrait lui redonner force et volonté, mais ce sont là deux mouvements complémentaires qui ne font qu’inverser les termes originels sans rien y changer : Giannino le renvoie à la fermeture, à l’opacité, au plein ; Annetta à l’horizon, à la brume, à la pâleur, au vide. Ces deux notions jouent comme la fraction linguistique de Saussure, elles forment un tout indissociable et polarisé.
52Pourtant Stefano n’ignore pas qu’un autre monde existe, représenté par l’anarchiste confiné dans le vieux village ; pour ce dernier, « la prison et la résidence surveillée n’étaient pas comme l’air la condition même de la vie54 » et c’est sans doute la raison pour laquelle il refuse de répondre à l’invitation de l’anarchiste. Les raisons politiques qui sont à l’origine de la condamnation de Stefano ne sont jamais précisées et le narrateur prend bien garde d’y faire allusion. La politique, c’est l’histoire ; or Stefano refuse le temps des hommes. Il serait absurde d’alléguer la censure fasciste pour expliquer cette prudence politique, en premier lieu parce qu’en publiant son roman en 1948 seulement Pavese pouvait pour le moins se justifier par une préface et surtout parce que cet agnosticisme politique correspond bien à l’attitude de Pavese, ce que confirment des témoignages et ce que corroborent les analyses de Fernandez.
53A vouloir réduire dans ce roman la poétique pavésienne à son noyau secret, on parlerait de narcissisme divin : dieu qui, sur le vide, trace ses lignes et les efface pour son propre divertissement, tel est le rêve de Stefano ; immobilité d’un bouddha qui voit tout surgir de lui sans avoir à se déplacer : « Stefano aurait voulu s’asseoir et laisser l’aube surgir de l’immobilité… A mesure qu’ils marchaient, la scène changeait ; et ce n’était plus l’aube qui surgissait des choses, mais les choses qui se succédaient — c’est seulement d’une fenêtre ou d’un seuil que Stefano aimait jouir du grand air55. » Le seul point générateur, d’où la création s’affirme et s’annule, est le désir de l’écrivain : point qui concentre le tout d’une existence, comme Stefano veut fixer à jamais un instant quelconque mais précis dans son souvenir qui sera « la prison de toute [sa] vie56 ».
54Il suffit de relire les lettres écrites de Brancaleone pour mesurer la distance qui sépare ce roman d’un quelconque revival biographique, même si la matière est puisée dans l’expérience vécue : l’arrivée, menottes aux mains57, les occupations du jour58, le décor59, le brasero60, un personnage même, le mendiant Ciccio, transporté tel quel dans Terre d’exil, mais transformé dans la Prison : il est devenu Barbariccia et il n’est plus fou à cause de l’abandon d’une femme. En marge de ces éléments, ce qui frappe surtout, ce sont les différences : Stefano n’a rien à voir avec Pavese-prisonnier. Celui-ci victime de boulimie livresque ne cesse de dévorer les auteurs grecs, américains, français, etc. ; Stefano se promène un livre à la main, mais il ne lit jamais ; Pavese a une personnalité très définie : sarcasme, auto-ironie, hargne contre tous, en particulier contre sa sœur Maria et sa famille ; Stefano n’a aucun rapport avec le monde qu’il a abandonné ; Pavese travaille, il compose des poésies, au moins au début ; Stefano ne fait rien ; Pavese souffre de l’asthme en hiver et surtout de l’abandon de la « Signorina » qui bientôt cesse de lui écrire ; Stefano n’a aucune souffrance précise ni physique ni morale. Tout ce qui était le tissu existentiel le plus intime de l’homme est soigneusement gommé dans le roman qui nous apparaît à la fois comme une métaphore de l’écriture et comme la nourriture d’une névrose : Stefano en ce sens, c’est Pavese-écrivant, car écrire, ce n’est pas revivre ou même vivre, mais survivre en imposant un autre monde, provisoirement.
55Nous accrocherons plus tard à un texte moins lisse une interprétation « lacanienne » du sens de l’écriture ; qu’il suffise pour l’heure d’indiquer le caractère névrotico-ludique de ce texte qui jaillit tout cuirassé (refoulement et fantasmes) de la tête de son auteur sans avoir subi aucune retouche de style lors de sa publication dix ans plus tard, ce qui étonna plus d’un critique61 : à preuve cette lettre à Emilio Cecchi du 17 janvier 1949 : « Cher Cecchi, résignez-vous. La Prison, le premier des récits du Coq chante, ne fut plus retouché après 1938 sinon dans les noms propres — pour raisons de discrétion. Cela me semble étrange à moi aussi, mais je l’écrivis comme ça, lors de ma première tentative de sortir du monde de Travailler fatigue et deux mois avant de me jeter, stimulé par le Facteur de Cain, dans Par chez nous. Il est curieux que jusqu’à présent j’en aie eu honte et c’est seulement en m’apercevant que la Maison sur la colline lui faisait pendant que je me suis décidé à le publier62. »
Notes de bas de page
1 C. Pavese, Poesie édite e inedite. Einaudi. 1962, p. 254.
2 C. Pavese. Poésies I (édition bilingue). Travailler fatigue. Paris. N.R.F., p. 337 ; Poésies II (édition bilingue) la Mort viendra et elle aura tes yeux, suivi de Poésies variées. Paris. N R.F., p. 223. Les poésies sont traduites, annotées et préfacées par Gilles de Van.
3 Otto poesie inedite e Quattro lettere a un’amica (1928-1929), con uno scritto di Enrico Emanuelli. all’insegna del pesce d’oro, Milano, 1964. p. 48.
4 Strumenti critici, 11 février 1970, pp. 61-67.
5 In Poésies I. op. cit., pp. 292-325.
6 In te Métier de vivre. Paris Gallimard 1958 pp. 9-32, trad Michel Arnaud (l’édition française n’indique pas la separation typographique entre le Secretum et le reste)
7 Poésies I, op. cit., p. 305.
8 Il faut y voir sans doute les essais qui déboucheront dans Ciau Masin.
9 Mario Sturani. cf. les nombreuses lettres à lui adressées in Lettere. I. op. cit.
10 Poésies I. op. cit., pp. 297-299.
11 Cf. entre autres : lettre à Luigi Berti in Lettere. I. op. cit., p. 536 et Letteratura americana ed altri saggi. Due poetiche. Einaudi, 1962. p. 356.
12 Cf a ce sujet l’excellent discours critique de Claude Ambroise dans son Pavese. collection bilingue de poésie de l’Institut Culturel italien de Paris hors commerce. pp. 9-13.
13 Poésies I. op. cit., p. 325.
14 Cf. Le premier cycle de poèmes (Lavorare stanca. 1930-1935) et les chapitres III et IV de la thèse de Fernandez, l’Échec de Pavese. Grasset. 1967, pp. 109-142.
15 Traduction de Gilles de Van. C Gallimard, pp. 55-57.
16 Poesie edite e inedite, op. cit., p. 246.
17 O Gallimard. Une autre poésie antérieure (1933) porte le môme titre. Cf. Poésies I, p. 176
18 Traduction de Claude Ambroise, op. cit., p. 114-117. Nous avons rétabli « blesse ». « ferisce » là où le traducteur préfère « aveugle ».
19 Le traducteur transpose « qui attend le soir, qui attend le matin ».
20 Cf. Le Métier de vivre, op. cit., (27 septembre 1937, 25 décembre 1937, 5 janvier 1938 etc., pp. 48-63-64-69 et lettre à Enzo Monferini janvier 1938 op. cit., p. 533).
21 In Opere complete di Cesare Pavese (Einaudi, 1968) et cité dans l’édition « I Coralli ». Einaudi 1969.
22 Op. cit, p. 29
23 Cf. Bibliographie et surtout A Guiducci : Il mito Pavese, Firenze, Vallecchi, 1967 pp. 109-222 On pourra consulter également D. Fernandez : Il mito dell’America negli intellettuali italiani. Caltanisetta Roma Sciascia, 1969 (passim.)
24 Op. cit., p. 159.
25 Ciau Masin, op. cit., p. 75.
26 Cf. à ce sujet et comme repoussoir la profession de foi de Mino Maccari in Il Selvaggio. 16 septembre 1927 : « Strapaese (archivillage) a été créé justement pour défendre l’épée à la main le caractère rural et villageois du peuple italien, c’est-à-dire, outre l’expression la plus pure et franche de la race, le milieu, le climat et la mentalité où sont conservées par instinct et par amour nos plus pures traditions. Strapaese s est érigé en rempart contre l’invasion des modes, de la pensée venant de l’étranger et des civilisations modernes en tant qu’elles menacent de détruire les qualités caractéristiques des Italiens... » Cité par Asor Rosa. Scrittori e popolo. Samonà e Savelli. 3e ed 1969. p. 101.
27 Letteratura. op. cit., p. 34.
28 Le Sentier des nids d’araignée
29 En piémontais Masin a la guitare
30 Ciau Masino, op. cit., p. 167.
31 Le Métier de vivre, op. cit., p. 33 (10 avril 1936)
32 Amici. écrit du 8 au 14 mars 1937 publié posthume dans Notte di Festa, maintenant in Racconti. Einaudi 1960, cité dans l’édition de 1964 pp. 95-108 : Carogne (20 juin-7 juillet 1937), publié in Notte di festa. maintenant in Racconti. op. cit., pp. 125-155. L’idolo (4-12 août 1937) in Racconti, op. cit., pp. 156-179 : Fedeltà (12-13 octobre 1938) in Racconti. op. cit., pp. 251-263.
33 Viaggio di nozze, (24 nov.-6 déc. 1936), in Notte di festa puis Racconti. op. cit., pp. 26-39 Misoginia (16-24 décembre 1936) in Racconti. op. cit., pp. 39-47 ; Suicidi (1-13 janvier 1938) in Notte di festa puis Racconti, op. cit., pp. 200-215, Temporale d’estate (30 mai-9 juin 1937), in Racconti. op. cit., pp. 109-124.
34 Inéditi di Pavese, maintenant in Di giorno in giorno, Garzanti, 1954 2e éd. 1959 pp. 387-391 : passage cité p. 391.
35 Le Métier de vivre, op. cit., p. 45.
36 Le tre ragazze (23 janvier-12 février 1937) in Racconti. op. cit., pp. 57-68 : Notte di festa (5-29 mars 1937) in Racconti op. cit., pp. 69-94 Primo amore (7-18 décembre 1937), publie in Feria d’agosto Racconti. op. cit., pp. 180-199.
37 Racconti. op. cit., p. 7-19 non traduit.
38 On ne peut guère comparer ce texte au récit-reportage de C. Levi, le Christ s’est arrêté à Eboli.
39 La Prison, in Avant que le coq chante. Gallimard, 1953. p. 167 (Traduction de Nino Frank) Bien que citant les pages de la traduction, nous proposons notre version
40 La Prison, p. 109.
41 Ibid., p. 113.
42 Ibid., p. 117.
43 Ibid., p. 129.
44 Ibid., p. 136.
45 Ibid., p. 177.
46 Ibid., p. 185.
47 Ibid., p. 185.
48 La Prison, p. 122.
49 Ibid., p. 117.
50 Ibid., p. 131.
51 La Prison, p. 131.
52 Ibid., p. 130.
53 Ibid., p. 131.
54 La Prison, p. 195.
55 Ibid., p. 139.
56 La Prison, p. 195.
57 Lettere. I. op. cit., p. 422 ; dans la traduction française de G. Moget Gallimard 1971. p. 215
58 Ibid., p. 425 : Gallimard, p. 218.
59 Ibid., p. 426 Gallimard, p. 219.
60 Ibid., p. 467 ; Gallimard, p. 242.
61 Cf. à ce sujet l’opinion de Pio Fontana dans son livre suggestif. Il noviziato di Pavese. Vita e Pensiero. 1968, p. 10.
62 Lettere. II. op. cit., p. 340. Le lecteur anxieux de l’évolution fantasmatique pavésienne peut sauter directement aux réflexions inspirées par la Maison sur la colline. le lecteur « consciencieux » aura la patience d’attendre.
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