Les « livres parallèles » de Giorgio Manganelli
p. 85-95
Texte intégral
1Parler d’hybridité dans le domaine du texte littéraire, c’est, inévitablement, poser, ou mieux, re-poser, le problème des “genres” en littérature. Or, il faut poser bien l’admettre, la question des genres ne constitue plus aujourd’hui, c’est le moins que l’on puisse dire, la priorité absolue de l’ordre du jour en théorie littéraire. Le présent ouvrage devrait fournir des éléments de réponse à la question de savoir si cette évacuation est justifiée.
2La littérature italienne, elle, a commencé à établir un rapport problématique avec la notion même de “genre littéraire” à partir du moment où celle-ci fut proscrite – c’est bien connu – par Croce. Dans un texte programmatique de 1922, intitulé Per unapoetica moderna, il ne laissait plus de place pour une donnée telle que le genre, qui semblait s’opposer, en tout et en partie, à un idéal d’“intériorité”, d’“unité”, de “spiritualité” de l’art. Il était difficile de voir ce que la notion et surtout le contenu des nuovi generi, proposés par lui à l’occasion, devait aux paramètres qu’on associe communément au genre, même dans une hypothèse moins normative. L’influence profonde du philosophe était telle, cependant, qu’une longue série de critiques littéraires — Contini, Falqui, Russo, Debenedetti et j’en passe — se sont trouvés aux prises avec la “question / nonquestion” des genres. Une thèse récemment soutenue à Amsterdam1 a bien mis en lumière les origines de cette confrontation. Celle-ci concernait en premier lieu la poésie, mais ne laissait pas indifférente la prose, celle surtout, et ce n’est pas étonnant, qui était la plus novatrice : en rupture, précisément, avec les règles établies.
3Parlant de la prose de Gadda et du genre auquel celle-ci appartiendrait, Contini fait référence au « fragment narratif » en le définissant par la « prépondérance de la représentation par rapport au mouvement du devenir réel »2. Contini se rendait bien compte, évidemment, de la nuance légèrement oxymorique contenue dans frammento narrativo. Il faisait plutôt jouer le contraste générique entre “fragment”, d’une part, et “narratif”, de l’autre, sur l’arrière-fond du frammentismo, pour souligner à quel point la prose de Gadda, le “roman” de Gadda, s’opposait précisément au moto del divenire reale, formule caractérisant par ailleurs admirablement la loi du genre romanesque — mouvement, temps et réalité. En mettant l’accent sur l’aspect rappresentazione et frammento, Contini indiquait, avec précision, les termes théoriques par où la prose de Gadda se démarquait du “genre” comme il était alors devenu convenable de le faire. Il s’agit là d’un commentaire, me semble-t-il, à forte portée théorique, dans la mesure où l’accent mis sur la représentation au détriment de l’action, et de tout ce qui fait, soi-disant, le “propre” du roman, indique une montée de la mimésis et une baisse de la diégèse. Pour celui qui s’intéresse, à une certaine distance d’abstraction, aux déplacements des frontières entre genres respectifs, une mimésis accrue dans un genre qui considère le plus souvent la diégèse comme sa chasse privilégiée n’est certes pas un phénomène indifférent. Dans une des formes d’hybridité, que je voudrais discuter ici, celle à laquelle aboutit l’œuvre de Manganelli, apparaît précisément cette dominante “représentative” de la prose vis-à-vis d’un espace diégétique volontairement réduit.
4Suite à la proscription de Croce, le genre narratif était donc amené à explorer ses propres frontières, ses propres marges, dans une pénurie relative de théorie. Debenedetti aussi avait beau parler des nuovi generi, leur caractérisation restait, dans le sillage encombrant de Croce, tributaire du génie individuel et hiérarchiquement soumise à celui-ci. Le genre, en tant que notion, se trouvait assimilé à une poétique de type “classiciste”, remuait des souvenirs doctrinaires à la Bembo, rappelait des velléités de pureté, et devenait un tabou, pour des raisons, dirions-nous aujourd’hui, “politiques”. Pour ce qui concerne le genre narratif, en particulier, un aperçu des conséquences de cette mise au ban serait hautement instructif. Le romancier était devenu le laissé pour compte de la théorie, contraint à des exercices de théorisation souvent très personnels, où la notion de genre jouait l'Innominato de service. Cependant, comme le rappelle Caria Benedetti3, puisqu’il en est du genre littéraire comme d’un visiteur importun, s’il sort par la porte, il rentre par la fenêtre.
5Rappelons brièvement, outre Gadda et sous bénéfice d’inventaire, le cas du Sentiero dei nidi di ragno4 et la série impressionnante des romans calviniens, tous d’une manière ou d’une autre “méta-romanesques”, le “cas” Pasolini également — y compris Petrolio5 —, les réflexions de Vittorini et, aujourd’hui entre autres, les réécritures d’un Arbasino, la poétique romanesque très travaillée de Consolo, et, justement, la réflexion en marge de la littérature que pratique Manganelli.
6Souvent, dans ces théorisations et dans de nombreuses propositions romanesques, des formes d’“hybridité” apparaissent. Parfois le théâtre et le dialogue envahissent le roman, il arrive que l’essai philosophique ou historique ne soit pas très loin, ou que l’une ou l’autre dimension visuelle apparaisse. La principale raison d’être de ce livre est là. Cependant, le terme lui-même, avouons-le humblement, ne résout pas la question. Ce n’est pas en découvrant que le “mélange” existe qu’on a une vision claire des ingrédients, de leurs proportions respectives, de leurs origines, du degré et de la nature de la contamination résultant du contact. Une typologie hautement articulée s’annonce ici et elle est peut-être de nature “rhizomatique”, comme l’indique ici-même le titre de Piotr Salwa, ou même “cubique”, comme nous verrons plus loin. Considérons donc le texte hybride comme un diagnostic provisoire.
7Avant d’aborder le “cas” Manganelli du point de vue des avatars du genre, il faut apporter encore deux précisions supplémentaires. Le théoricien qui a le plus systématiquement traité de l’hybridité est Bakhtine, c'est suffisamment connu. Qui veut se rafraîchir la mémoire relira les quelque cinq cents pages de son Esthétique et théorie du roman. La notion bakhtinienne a une visée fort précise. Il parle, en ce qui concerne l’hybridation, de « deux consciences linguistiques », de « deux langages », dans un même énoncé. Il s’ensuit « un choc, au sein de ces formes, de points de vue sur le monde », ou, dans les termes politiquement corrects de son époque et de son entourage, « un hybride concret et social » [en italiques dans le texte]6. Bakhtine met le doigt, moins sur la duplicité sémantique d’un discours de fiction, que sur la réduction de l’hétérogénéité de deux points de vue sur le monde, idéologies, savoirs, épistémès, etc. Y a-t-il — telle devra être l’une de nos questions — homologie, partielle ou totale, entre, d’une part, les genres ou sous-genres qui coexistent et, d’autre part, des savoirs qui seraient, d’une manière ou d’une autre, représentés par eux ? En d’autres mots, le genre, quand bien même il aurait encore été vivant avant la cohabitation, comment survit-il ? Quels dégâts a-t-il dû subir ? Son savoir est-il resté indemne en sortant de l’œuvre, pour peu qu’il ait fait acte de présence à l’entrée ?
8Ma seconde précision concerne le mouvement d’idées en marge duquel la crise permanente du genre a eu lieu et se poursuit, je veux dire la diffusion de la pensée postmoderne en Italie7. Il faut bien s’en rendre compte : si un certain nombre d’écrivains lucides se posent des problèmes théoriques concernant le roman, ils ne le font pas dans le souci de vérifier si toutes les conditions du genre sont respectées. Les termes du débat d’aujourd’hui ne sont plus ceux de la Lettre à M. Chauvet. Encore que parfois, dans telle ou telle réflexion ou postface de Vassalli ou de Consolo, des échos familiers résonnent. Les poétiques respectives de Consolo et de Eco, au sujet du roman historique en tant que “genre”, s’opposent assez radicalement, parce que l’un conserve une idée — pessimiste, il est vrai — de l’histoire comme lieu du progrès possible, où une justice mieux distribuée ne devrait plus tolérer l’injustice que raconte le Sourire du marin inconnu8, alors que les romans de Eco ont complètement abandonné cette perspective. Ce que ceux-ci proposent est une promenade, une balade dans l’histoire qui peut, littéralement, aller dans tous les sens, où la flèche directionnelle du temps a disparu. La fameuse citation de Wittgenstein dans le Nom de la Rose n’est même pas un anachronisme, pour la bonne raison que le roman de Eco ne reconnaît pas la catégorie de l’anachronisme. Il n’est plus question de “ana-” chez Eco. S’agit-il là d’un problème de genre ? En un certain sens oui, puisque Eco se situe explicitement — même si c’est ironiquement — dans la lignée de Scott et de Manzoni. Eco lui-même cite son “genre” d’appartenance ou d’élection, fût-ce pour le tenir bien à distance. Comment, alors, ne pas en faire un problème de genre ?
9Ce qui rend le “cas” Giorgio Manganelli assez intéressant de notre point de vue, c’est que pour lui le problème des genres et de leur effacement ou résurrection se pose en des termes plus “purs”. L’application de l’adjectif “pur” a de quoi surprendre, sans doute, appliqué tel qu’il l’est ici à un auteur “néo-baroque” comme Manganelli. Le contraire est vrai, toutefois. Dans son cas, la “pureté” apparaît d’abord comme un geste de négation : elle est, plutôt, le résultat, suivant le mot d’ordre husserlien en phénoménologie, d’une conscience très nette de ce qu’il ne faut pas faire, de ce qu’il faut éliminer a priori pour pouvoir redémarrer. L’idée de “table rase”, appliquée à la littérature, est très présente chez Manganelli.
10Manganelli, comme nous le savons bien, a horreur du roman. Son aversion d’une quelconque diégèse est au moins égale à celle de Valéry qu’il cite souvent en exemple. Son rapport polémique vis-à-vis du genre romanesque peut être considéré sous deux angles complémentaires, celui de ses propres textes créatifs et celui de sa critique littéraire. Commençons par le premier.
11L’écart le moins prononcé par rapport au diégétique nous le trouvons, par exemple, dans un texte intitulé Dall’inferno9, qui date de 1985. Il reste ici, malgré tout, une histoire, une fabula comportant un semblant d’intrigue, que je qualifierai de linéaire, de nature plus filiforme que ramifiée : le rapport de découverte de l’enfer en prise directe, live pourrait-on dire en s’installant dans le paradoxe. Elle est racontée, au présent, par une première personne qui relate son initiation à l’enfer, comme le titre l’indique. Il y a un début, une supposition de “mort” au niveau du sujet resté conscient, une série de métamorphoses animales et cosmiques sous l’œil distant d’un charlatan, et une fin, la découverte de la voie qui mène au trône, où selon toute vraisemblance — ou mieux, selon la logique interne du discours — aura lieu la rencontre, non racontée, avec le dieu de l’enfer. La fin est ouverte.
12Dall’inferno est une excellente illustration des conditions que la poétique négative de Manganelli pose au romanesque. S’il reste des traces de diégèse, celle-ci n’a aucune vraisemblance, de quelque ordre que ce soit, sauf celui de sa progression interne dictée exclusivement par les métamorphoses. Chaque métamorphose est l’occasion d’un fragment d’une longueur de quelques pages et qui n’obéit qu’à ses propres règles, qui enchaîne ses propres métaphores, figures et pseudo-événements. Le type de progression admis ici est comparable, par exemple, à celui que Joyce, avec une dose majeure de diégèse toutefois, applique dans les chapitres de l’Ulysse : un thème qui se développe par expansion métaphorique plurielle et où, pour citer un chapitre précis, l’indolence des lotophages d’Homère devient le point de départ d’une description prolongée et associative, a priori sans fin, du repos, de l’inactivité, de la jouissance. S’y ajoutent les nombreuses analogies sémantiques appelées par le thème homérique et qui se déploient à la faveur du long parcours dublinien de Bloom. Il faut signaler, entre parenthèses, que Manganelli connaissait admirablement bien Joyce et, pour l’avoir enseignée à Rome, la littérature en langue anglaise.
13Le genre romanesque est ici parfaitement “en jeu”, mais de manière négative et dans la mesure où il est tenu à distance, a bada : on le tient à l'œil pour qu'il ne s’approche pas trop. Ce rapport négatif crée d’autres possibilités, cependant. La dérive générique permet, par exemple, le développement important des dialogues à l’intérieur du texte, mis simplement en discours direct, sans les embrayeurs de discours qui sinon caractérisent le roman. Par là, également, le texte commence à se théâtraliser, le présent de la narration et du dialogue favorisant la prise directe, “dramatique” si l’on peut dire, des événements. Un véritable hybride, c’est le cas de le dire, en est le résultat, à l’intérieur duquel sur un léger, et surtout élémentaire, canevas diégétique se détachent d’importants développements mimétiques, répondant à une logique textuelle différente. L'on a parfois l’impression, en lisant Manganelli, de toucher du doigt les articulations profondes du texte littéraire, dans la mesure où les différences entre une prose “narrative” et un discours “descriptif” s’aiguisent réciproquement au contact qu’ils sont amenés à établir et à explorer à la faveur du texte. Une véritable opération “trans-générique” se déroule devant nos yeux. Diégèse et mimésis n apparaissent plus, ici, comme des entités imperméables et constituées une fois pour toutes, mais bien plutôt comme des principes textuels, “engins” de textualisation – ordigno dirait Manganelli – interagissants. Un aspect intéressant de l’hybridité est ainsi dévoilé. Que le texte hybride ne s’installe pas dans une série littéraire existante, nous le savions déjà et c’est évident. Toutefois, au lieu de constituer une nouvelle série, il se met en marge de toutes les séries. Le texte hybride, Bakhtine l’avait bien compris, est un texte parodique.
14Il y aurait beaucoup plus à dire de Dall'inferno. Comme pour souligner sa nature profonde de parodie, ce texte s’inscrit également par son thème dans une série, à laquelle les renvois sont nombreux et où l’on trouve Dante bien sûr – au niveau du topos, du lexique spécifique et des filières métaphoriques –, mais aussi Rabelais, Blanchot, Kafka, Beckett, Bataille, parmi d’autres. Pour bien mettre en lumière, également, le type particulier de recherche littéraire entreprise – appelons-la théorique ou méta-littéraire –, Manganelli a parsemé son œuvre d’une abondance de traces provenant d’autres genres, anciens le plus souvent, bien reconnaissables et qui s’incrustent ici. L’apparition, dans Dall'inferno, d’un “Roi” et d’un “héros”, venus ou non d’un jeu de cartes à la Calvino, est caractéristique, selon Northrop Frye, de l’épopée, “ancien régime” de la littérature et plus liée que ses descendants romanesques aux origines – réelles ou prétendues – de la narration. Roi et héros pourraient, d’ailleurs, sortir également d’un mythe ou d’une fable fondatrice et toujours, dans le texte, porter le sceau d’une recherche des fondements originels. Les métamorphoses animales sont caractéristiques, elles aussi, de la fable. Mais ce qui s’investit avec le plus de force c’est, à mon avis, le genre, hybride par excellence, de la Satire. Frye, encore, a établi une filiation de descent narratives, selon le modèle de Lucien, où l’on retrouve Poe, Keats et Alice au pays des merveilles. Avec ce dernier texte, que Manganelli affectionnait particulièrement, les liens sont nombreux et étroits, comme il est naturel de s’y attendre, s’agissant, comme Pinocchio, d’un texte hors-série renvoyant à d’autres séries établies.
15Dans une même perspective d’exploration des systèmes qui sous-tendent les genres, Manganelli s’attaque également à la question primordiale de l’énonciation, non seulement dans Dallïnferno, par le jeu entre monologue et dialogue, mais aussi dans d’autres textes. Les différents chapitres de Agli dèi ulteriori10 sont tous des monologues au présent, sauf Un amore impossibile, qui est un dialogue entre la princesse de Clèves et Hamlet, confrontant entre eux les “non” respectifs adressés au duc de Nemours et à Ophelia. Déjà, certains fragments de titres de chapitre suggèrent que la composition littéraire a pu prendre son départ par une reconsidération radicale des genres ambiants et disponibles : Alcune ipotesi sulle mie precedenti reincarnazioni, Dal disonore, Discorso sulla difficoltà di comunicare coi morti. Réflexion sur les genres qui a l’air de puiser abondamment dans les ressources du passé, comme l’on voit. Le premier chapitre, intitulé Un Re, est une fable sur la royauté, racontée par le roi à la première personne, et entièrement construite sur l’opposition conceptuelle “commander vs obéir”. Comme dans Dall’inferno, la fable avance par tableaux successifs, permettant des développements autonomes : différentes sortes d’emblèmes, excursus sur les animaux ou sur le monde végétal, considérations philosophiques ou cosmologiques. Le principe organisateur autour duquel le texte procède n’est pas une diégèse : il s’agirait plutôt de l’exploration systématique et linéaire de toutes les suggestions possibles, logiques, métaphoriques, inhérentes dans une phrase de départ. La sensation principale qui reste chez le lecteur au bout du parcours, est paradoxale : il est à la fois vrai qu’il ne reste plus rien à dire et vrai que tout pourrait recommencer.
16La parodie, nous l’avons vu, est essentielle à la démarche de Manganelli. “Parodie”, au sens où l’entend Genette dans son étude sur l’architexte, et qui a priori n’implique nulle moquerie, mais se veut révélatrice d’une intention ou d’un projet théorique, “méta-discursif” en d’autres mots. Le premier grand texte de Manganelli, Hilarotragoedia (1964), est exemplaire à cet égard. Il se propose comme un traité sur la « nature descendante » – ou natura discenditiva – de l’homme. Le lecteur pourrait penser qu’il se trouve devant un remake d’un obscur traité sur la nature de l’homme, sortant de la plume d’un alchimiste. Le principe de l’organisation syntagmatique en discours est, à nouveau, dicté par l’analogie. Dès lors, puisqu’il s’agit de la nature humaine et de son principe immanent de “descente”, il sera question de mort, de gravité – au sens propre –, des différents synonymes (y compris les nuances sémantiques) du verbe « descendre », comme il s’agira des métamorphoses des soi-disant « adediretti » – « les en route pour l’enfer » –, et d’innombrables tableaux inventés ayant trait à cette question. L’ensemble se présente à la manière de la géométrie d’Euclide ou de l’éthique de Spinoza, avec un postulat de départ, des gloses, des notes, postille, des fragments narratifs bien distincts portant le titre « anecdote » ou « histoire ». Une double impression s’en dégage pour le lecteur : celle d’un lien direct avec la tradition et celle d’une forte structuration à l’œuvre dans le texte. Mais cette impression, voulue, et obtenue par la mise en scène de formes et de références traditionnelles, n’est que l’effet d’un jeu d’ombres chinoises qui entoure le postulat premier de ce texte qui est d’être, avant tout, recherche verbale et langagière, mimésis. En effet, dans le cadre d’une architecture énonciative rigoureuse, se développent recherches verbales pointues, poursuites paradoxales interminables, parodies dantesques, allégories animales, mais aussi une petite storia del non nato – « récit de celui qui n’est pas né » –, qui par ailleurs retrouve, au sein de cet ensemble, une diction beaucoup plus sobre et retenue. Or, aucune structuration textuelle antérieure, connue et reconnaissable comme appartenant à une tradition donnée, aucun “genre” ne correspond à ce qu’on découvre à la lecture d’Hilarotragoedia. Des fragments isolés appartenant à la tradition littéraire occidentale – générique, poétique, rhétorique et discursive – se trouvent ici cités et recyclés en fonction d’un projet qui, lui, n’a rien de traditionnel en dehors des citations de surface. Traces minuscules du passé – tel le renvoi à F “anecdote”, pierre angulaire de la poétique de la “nouvelle” à la Boccace –, les termes évoqués ne conservent qu’un lointain parfum du passé et partent tout de suite à la dérive. Le titre même de cette œuvre résume le projet sous-jacent : Hilaro-tragoedia. Il combine une référence, littérale, à la tragédie et une autre, plus larvée, à la comédie, voire à la farce, l’une se composant dans la marge de l’autre, toutes les deux porteuses d’une charge parodique égale envers l’autre. L’on ne pourrait songer meilleur exemple de titre hybride pour une œuvre où excelle l’hybridité. Pur jeu formel ? Prenons garde : la référence combinée renvoie, en effet, à l’oxymore de « joyeuse tragédie » qui n’est pas sans rappeler l’univers nietzschéen.
17Il serait impardonnable, parlant d’hybridité en rapport avec Manganelli, de laisser dans l’ombre ses pages de critique littéraire. Il faut donc au moins faire mention de La letteratura corne menzogna11 et de son commentaire sur Pinocchio : un libroparallelo12. La littérature comme mensonge porte elle-même un titre trompeur, pour autant que cela puisse paraître surprenant. Une littérature mensongère se trouverait dans l’obligation de contredire quelque vérité. Or, l’incompatibilité principale posée par Manganelli au regard de la littérature est plutôt le réel, le « quotidien », comme il l’appelle parfois. Dans sa logique à lui, la littérature se trouverait même dans l’impossibilité ontologique de dire des contre-vérités. C’est comme si l’on demandait à un poisson de marcher : la littérature ne saurait mentir. Incompatible avec un quelconque réel, la littérature selon Manganelli est intrinsèquement opposée à la fable et à l’intrigue, caractéristiques du roman, dépositaires d’un reflet du réel et, dès lors, éminemment non-littéraires par nature. C’est donc à une véritable déconstruction du romanesque que se livrent quelques-uns des essais marquants de ce volume : et du romanesque le plus romanesque que l’on puisse proposer, celui du roman d’aventures par exemple. Manganelli ne nie pas l’existence de la fable, bien au contraire. Ce qu’il conteste est le rôle qu'elle tiendrait dans ce qu’il appelle l’ordigno, ou la machine du texte. Stevenson, Dickens, Les Trois mousquetaires passent ainsi devant le regard d’une théorie qui les lit autrement que selon les lois du genre auquel ils appartiennent. Et, il faut bien le dire, de manière convaincante. Ce qui amène le critique à trouver également la juste voie d’accès pour des romanciers notoirement a-romanesques, tels Ivy Compton-Burnett et surtout Beckett. Les pages consacrées à Murphy semblent l’avant-texte même de Dall’inferno.
18Ces différents commentaires, qu’ils aillent à rebrousse-poil du genre – comme pour les Trois mousquetaires par exemple –, ou trouvent opportunément les bonnes exceptions à la règle – les brebis noires à caresser affectueusement, tels Murphy –, ont en commun une vision du texte “romanesque” devenu texte tout court, qui s’exprime dans l’avant-propos à Pinocchio : un libro parallelo, exquis “commentaire”, en 1977, de l’histoire de Collodi. Il est clair que pour Manganelli Pinocchio est l'Alice de la littérature italienne. Je ne pourrais entrer ici dans la matière même de ce commentaire, mais ce qu’il convient par contre de souligner, au regard de l’hybridité, c’est la conception même du commentaire comme “livre parallèle”. Vraiment parallèle, le commentaire ne saura ni ne devra l’être jamais. La géométrie du texte manganellien n’est pas plane. Autre titre trompeur donc. Je cite :
Bref, on imagine que le livre, dont on veut disposer de la structure parallèle, n’est pas d’ores et déjà semblable à un feuillet couvert d’écriture mais plutôt à un cube : désormais, si le livre est cubique et, donc, tridimensionnel, il est susceptible d’être parcouru non seulement selon le sentier, obligé et grammaticalement garanti, des mots portés sur la page, mais encore, selon d’autres itinéraires, en mettant à profit de façon différente les manières de relier les mots, les ponctuations, les lacunes et les « alinéas ».13
19Nous assistons en d’autres mots à un perfectionnement de la « technique Ménard » exposée dans le récit bien connu de Borges sur la réécriture du Don Quichotte. L’histoire du texte n’est pas une simple stratification de lectures, c’est au contraire un périple assez mouvementé dans un espace à trois dimensions, où les corrélations sont infiniment plus nombreuses. Notre notion de “texte hybride” apparaît bien pauvre à côté de la proposition de Manganelli. Là où l’image de l’hybridité se cantonne sagement dans un espace binaire, le livre de Manganelli devient un Protée infiniment changeant, un centaure prêt pour bien d’autres métamorphoses :
Un livre correctement conçu sur sa carte cubique devient ainsi minutieusement infini dans ses détails jusqu’à distraitement inclure tous les livres parallèles possibles, qui, à la fin, finiront par être tous les livres possibles. Il est donc clair qu’il serait mesquin de tenter de donner les dimensions de ce cube lisible en son intérieur, ou de n’importe lequel des livres parallèles qui s’y rencognent.14
Notes de bas de page
1 Pennings (Linda), I generi letterari nella critica italiana delprimo Novecento, Firenze, Franco Cesati Editore, 1999 (cf. bibliographie raisonnée à la fin de ce volume).
2 « sul moto del divenire reale ».
3 “Il ‘fuori’e il ‘dentro’della letteratura”, texte de présentation d’un séminaire tenu à Pavie en 1990.
4 Calvino (Italo), Il sentiero dei nidi di ragno, Torino, Einaudi, 1947 ; Le Sentier des nids d'araignée, traduit de l’italien par Roland Stragliati, Paris, Julliard, 1978 et rééd. Paris, UGE ("coll. 10/18"), no 1448.
5 Pasolini (Pier Paolo), Petrolio, a cura di M. Careri, G. Chiarcossi, A. Roncaglia, Torino, Einaudi, 1992.
6 Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1999, 3e éd. (1ère éd. française : 1978), pp. 176-177 ; édition originale : Éd. Khoudojestvennaïa Literatoura, Moscou, 1975.
7 On lira à ce sujet le volume du plus grand intérêt que Monica Jansen a consacré à la question : Jansen (Monica), Il dibattito sul postmoderno in Italia. In bilico tra dialettica e ambiguità, Firenze, Cesati ed., 2002.
8 On renvoie sur ce point à l’analyse que, dans ce volume, Cesare Segre fait de ce roman.
9 Manganelli (Giorgio), Dall’inferno, Milano, Adelphi, 1998 (dernière éd.).
10 Manganelli (Giorgio), Agli dèi ulteriori, Torino, Einaudi, 1972 ; édition en français : Aux dieux ultérieurs, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Mâcon, Édition W, 1986.
11 Manganelli (Giorgio), La letteratura corne menzogna, Milano, Adelphi, 1985 ; édition en français : La littérature comme mensonge, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Paris, Gallimard, 1991.
12 Manganelli (Giorgio), Pinocchio. Un libro parallelo, Torino, Einaudi, 1977 ; édition en français : Pinocchio : un livre parallèle, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Paris, Bourgois, 1997.
13 Manganelli (Giorgio), Pinocchio : un livre parallèle, traduit de l’italien par Philippe Di meo, éd. cit., p. 8. Texte original : « Insomma, si immagini che il libro di cui si vuol disporre la struttura parallela sia non già simile a la mina inscritta, ma piuttosto a un cubo : ora, se il libro è cubico, e dunque a tre dimensioni, esso è percorribile non solo secondo il sentiero delle parole sulla pagina, coatto e grammaticalmente garantira, ma secondo altri itinerari, diversamente usando i modi per collegare parole e interpunzioni, lacune e ‘a capo’. » (p. V).
14 Ibid., p. 8. Texte original : « Un libro, rettamente inteso nella sua mappa cubica, diventa così minutamente infinito da proporsi, distrattamente, come comprensivo di tutti i possibili libri paralleli, che in conclusione finiranno con l’essere tutti i libri possibili. È chiaro, dunque, che sarebbe gretto tentare di dar le misure di codesto cubo leggibile all’interno, o di uno qualsiasi dei libri paralleli che vi si acquattano. » (p. V).
Auteur
Université d’Anvers
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les deux Guidi Guinizzelli et Cavalcanti
Mourir d’aimer et autres ruptures
Marina Gagliano, Philippe Guérin et Raffaella Zanni (dir.)
2016
Les habitants du récit
Voyage critique dans la littérature italienne des années soixante-dix à nos jours
Denis Ferraris (dir.)
2008
L'Italie en jaune et noir
La littérature policière de 1990 à nos jours
Maria-Pia De Paulis-Dalambert (dir.)
2010
Spectralités dans le roman contemporain
Italie, Espagne, Portugal
Marine Auby-Morici et Silvia Cucchi (dir.)
2017
Scénographies de la punition dans la culture italienne moderne et contemporaine
Philippe Audegean et Valeria Gianetti-Karsenti (dir.)
2014
Unicité du regard et pluralité des voix
Essai de lecture de Léon Battista Alberti
Nella Bianchi Bensimon
1998