Le thème des disputes entre Héra et Zeus en Arcadie et en Béotie*
p. 87-92
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur†
2Il est rare en Grèce qu’un texte littéraire ait une réelle influence sur les traditions cultuelles d’un sanctuaire. C’est néanmoins apparemment le cas de l’Hymne homérique à Déméter en Arcadie : à Phigalie1, la déesse qui erre à la recherche de sa fille, transformée en cavale et violée par un Poseidon-cheval, se revêt de noir, ce qui rappelle l’Hymne (« elle jette sur ses épaules un voile sombre », v. 47), vit à l’écart des dieux (cf. v. 92-93 : « elle s’écarte de l’assemblée des dieux ») et prive les hommes des produits de la terre. Le thème littéraire des disputes entre Héra et Zeus tel qu’il est développé dans les poèmes homériques semble, de la même façon, s’être introduit dans des légendes cultuelles d’Arcadie et de Béotie. C’est le rapport entre un thème panhellénique et des traditions locales que j’ai voulu étudier ici.
3Le thème littéraire des disputes entre Zeus et Héra dans les poèmes homériques revêt deux formes. Dans l’Iliade, les désaccords se produisent à l’occasion du combat entre Grecs et Troyens : Héra, comme Zeus, penche pourtant en faveur des Grecs, mais d’incessantes querelles opposent les deux divinités, comme le rappelle notamment Zeus. Lorsque Thétis vient lui demander son appui en faveur d’Achille, il lui répond2 : « Ah ! la maudite affaire ! Tu vas avec Héra m’amener un conflit ; elle viendra, de ses injures, m’irriter, elle qui sans répit, parmi les Immortels, déjà me cherche noise et m’accuse... Maintenant va-t-en vite, Héra pourrait te voir ». En fait d’injure Zeus n’est d’ailleurs pas en reste dans les disputes3 : « Quant à toi, dit-il à Héra qui vient de lui exprimer, très modérément pourtant, sa contrariété, je n’ai nul souci de ta colère... Tu peux jusqu’au Tartare pousser tes pas errants sans que de ton courroux je me préoccupe, car il n’existe pas de pire chienne que toi ». Dans ces affrontements entre les époux, Héra n’hésite pas à recourir à la ruse, comme dans la scène de charme fameuse où elle endort Zeus ; le réveil est terrible4 : « De ta méchante ruse, voilà bien l’effet... Je ne sais pas si je ne vais pas te cingler de mes coups », et Zeus lui rappelle le jour où il l’avait suspendue dans les airs à cause du sort qu’elle avait fait subir à Héraklès en le promenant « sur la mer infinie » au lieu de le laisser regagner l’Argolide5. On devine ici une deuxième raison de l’antagonisme entre Zeus et Héra : la jalousie d’Héra à la suite des infidélités de Zeus et la haine dont elle poursuit les enfants adultérins.
4Le thème de la jalousie d’Héra, à peine esquissé dans l’Iliade, tient plus de place dans les Hymnes homériques. Dans l’Hymne à Apollon délien, Héra retient Ilithyie « par jalousie » afin d’empêcher Léto de mettre au monde le fils de Zeus, Apollon6. Dans la Suite pythique, Héra « se met en fureur, et dit au milieu des Immortels assemblés : Ecoutez-moi, vous toutes, déesses ! Apprenez comment Zeus qui assemble les nuées m’outrage le premier, après avoir trouvé en moi une épouse accomplie ! Voilà maintenant qu’il a mis au monde, sans moi, Athéna aux yeux pers, qui brille parmi tous les bienheureux Immortels, tandis qu’il est infirme entre tous les dieux, Héphaistos, le fils de mes entrailles... Misérable cervelle retorse, que vas-tu encore machiner ? Comment avoir osé mettre au monde à toi seul Athéna aux yeux pers. Ne pouvais-je pas l’enfanter ? Pourtant on m’appelait ton épouse parmi les Immortels, maître du vaste ciel »7. Et Héra de menacer : « Prends garde dès maintenant que je ne médite pour l’avenir des projets qui te nuisent » ; il s’agit d’avoir un enfant sans Zeus, de se retirer loin de lui8. De fait, après avoir supplié les Titans de lui donner un fils sans la participation de Zeus, elle s’éloigne de l’Olympe et de Zeus pour se réfugier dans les temples des hommes ; et elle donne naissance à Typhon. Sur le thème de la jalousie d’Héra se greffe celui d’une sécession de la déesse. Ajoutons que les compilateurs tardifs comme le Pseudo-Apollodore au i/iie s. ap. J.-C. racontent à l’envi les persécutions qu’Héra fait subir aux maîtresses de Zeus ainsi qu’à sa progéniture9 ; aucun thème fondamentalement nouveau n’y apparaît cependant.
5Voyons comment ces thèmes, sur la signification desquels j’aurai à revenir, ont été à l’occasion utilisés dans les sanctuaires. Je commence par l’Arcadie, avec le témoignage de Pausanias10 : « D’après les affirmations des gens de Stymphale [il s’agit d’une tradition recueillie sur place], c’est l’ancienne ville [de Stymphale] qu’habita Téménos, fils de Pélasgos ; Héra fut élevée par lui et il construisit trois sanctuaires pour la déesse en lui donnant trois épiclèses : Pais (“Enfant”, “Jeune fille”), alors qu’elle était encore vierge (parthénos), Téleia (“Epouse”), quand elle eut épousé Zeus, et, quand elle se fut, pour une raison ou pour une autre, brouillée avec Zeus et qu’elle fut revenue à Stymphale, il l’appela Chèra (“Veuve” ou, comme on verra, “Séparée”) ». Les trois appellations peuvent s’entendre de diverses manières. L. R. Farnell en a proposé une interprétation humaine11 : les trois épiclèses correspondraient aux trois états dans lesquels pouvaient se trouver les femmes qui invoquaient Héra ; mais d’après la légende il s’agit plus vraisemblablement des étapes de la vie de la déesse12.
6Téleia est l’épiclèse habituelle d’Héra : épouse par excellence, elle préside à la consécration (télos) du lien conjugal. L’appellation doit avoir ici, comme le note Pausanias, un rapport avec le mariage de la déesse avec Zeus. Le thème du hiéros gamos, de l’union sacrée de Zeus et d’Héra, est très répandu en Grèce et il constitue l’élément central dans plusieurs cérémonies cultuelles, par exemple à Knossos, où l’on reproduisait le mariage divin, et en Attique où le hiéros gamos était célébré en Gamélion13. Or on sait avec certitude, depuis la découverte du calendrier sacrificiel d’Erchia, qu’il existe une relation entre l’épithète Téleia et la cérémonie du hiéros gamos14. A Stymphale l’existence d’un tel rite n’est pas assurée ; mais la tradition légendaire rapportée par Pausanias nous situe dans un contexte cultuel tout à fait analogue à celui de Knossos, d’Athènes ou d’Erchia. Thème littéraire, l’union de Zeus et d’Héra faisait aussi l’objet de logoi sacrés dans les sanctuaires.
7Dans ces conditions, Pais désigne certainement la déesse dans l’état de “virginité”15 qui précède le mariage ; c’est la période pendant laquelle elle est élevée par Téménos. Il me paraît difficile de suivre C. Kerényi qui identifie Héra Pais avec la jeune femme qui s’unit à Zeus avant son mariage16 ; de ces rencontres secrètes il n’y a pas trace dans les mythes arcadiens, alors que l’épiclèse Pais est attestée en liaison avec le thème des enfances divines : ainsi Asklépios Pais à Thelpousa est élevé par la nourrice Trygon17. Des rites liés à Héra Pais on ne sait rien, mais on pense à la tradition argienne selon laquelle chaque année Héra se baignait à la source Canathos et y retrouvait sa virginité18.
8L’appellation Chèra est plus insolite. Prise littéralement elle signifie “Veuve”. On pourrait y voir une allusion à la mort de Zeus dont témoignaient les tombeaux du dieu visibles en Crète19 ; mais le thème de la mort de Zeus n’étant pas attesté en Arcadie, l’hypothèse n’est pas satisfaisante. Revenons plutôt à Pausanias : son exégèse montre que l’épiclèse ne signifiait pas exactement “Veuve”, mais “Séparée”, un sens qui est attesté par Hésychios, « Chèra : la femme qui après son mariage ne vit pas sous le toit de son mari, ou celle qui est privée de son mari »20. Le Périégète établit un lien entre l’épiclèse Chèra et les dissentiments conjugaux légendaires de Zeus et Héra, suivis de la séparation des deux époux. Ce thème ne serait-il pas la traduction profane d’un fait religieux plus ancien ? Les deux épiclèses Pais et Téleia nous ont placés à Stymphale dans le contexte d’un hiéros gamos entre Zeus et Héra. Or, comme le notent L. Séchan et P. Lévêque21, « le retour vers l’époux divin, périodiquement repris dans les hiérogamies rituelles, impliquait nécessairement une retraite passagère, une sécession de la déesse ». De là viendrait l’idée de la "séparation" que la mythologie explique plus tard par des dissentiments conjugaux.
9Ainsi en Arcadie la légende, manifestement inspirée de la tradition homérique, s’accorde avec le sens profond d’une épiclèse cultuelle, Chèra, “Séparée”, qui, en liaison avec Pais et Téleia, évoque une sorte de cycle cultuel d’Héra comme Epouse de Zeus : en tant que Téleia, elle s’unit à Zeus, puis elle se sépare de lui (Chèra) et retrouve sa virginité (Pais) jusqu’au hiéros gamos suivant. Peut-on interpréter dans le même sens les Daidala de Platées qui, d’après la tradition béotienne, célébraient la réconciliation de Zeus et d’Héra ? Sans prétendre offrir une nouvelle interprétation de cette fête extrêmement controversée, je voudrais au moins éclairer l’utilisation du mythe étiologique de la dispute d’Héra pour les divers aspects du rituel.
10Les Daidala étaient organisées par la cité de Platées sur le mont Cithéron. Mythes étiologiques et cérémonies sont connus essentiellement par un fragment de Plutarque conservé par Eusèbe dans la Préparation évangélique, et par Pausanias dont le texte, au livre IX de la Périégèse22, est plus long23. La cérémonie concerne Héra, et Pausanias cite un temple d’Héra Téleia à Platées, qui enferme une statue d’Héra Téleia et une statue d’Héra Numpheuoménè (“Epousée”) ; la déesse porterait aussi, selon Plutarque, l’appellation de Gamélios (“du gamos”, mariage). Ces appellations découleraient de légendes qui toutes mettent en cause les relations de Zeus et d’Héra. D’après Plutarque, Héra, qui était élevée en Eubée, fut enlevée encore vierge (parthénos) par Zeus qui la transporta et la cacha sur le mont Cithéron, où une grotte obscure leur servit de chambre nuptiale ; puis, comme leur mariage avait été rendu public et leur union divulguée pour la première fois sur le mont Cithéron, Héra fut appelée en ce lieu et à Platées Téleia et Gamélios. Suit le récit étiologique des Daidala, qui, chez Pausanias, est donné comme explication de l’appellation Numpheuoménè. Je reprends ce récit en puisant à la fois, pour ce qu’ils ont de commun, chez Plutarque et Pausanias, et en signalant leurs différences.
11Héra s’était brouillée avec Zeus, refusant la vie commune et se cachant. Zeus veut se réconcilier. Il consulte Cithéron, un sage, roi de Platées (Pausanias) ou Alalkoménos, un habitant de la région (Plutarque) ; le conseil est le même : feindre un autre mariage pour rendre Héra jalouse. En conséquence, Zeus fabrique un agalma, une statue de bois, la recouvre d’un voile de mariée, l’installe sur un char à bœufs. Chez Plutarque la statue façonnée reçoit le nom de Daidalè ; chez Pausanias, Zeus dit épouser Plataia. Plutarque précise que l’on entonna le chant de l’hyménée, que les nymphes Tritonides se chargèrent du bain ; la Béotie fournit les flûtes et les chœurs. Apprenant tout cela, Héra ne peut résister : « poussée par la colère et la jalousie », elle arrive en courant, déchire le vêtement, découvre la ruse et se réconcilie avec Zeus « joyeusement et en riant », selon Plutarque, qui ajoute qu’elle « rendit au xoanon des honneurs ». « En souvenir de cette réconciliation, conclut Pausanias, on célèbre la fête des Daidala ». Plutarque la dit fondée par Héra. Quoi qu’il en soit, la fête commémore la paix revenue dans le couple en désignant Héra comme l’Epousée (Numpheuoménè), que ce terme désigne son mariage ou l’union qui accompagne implicitement la réconciliation. Suit, chez Pausanias, une hypothèse sur le lien entre le nom de daidala et celui de Dédale ; Plutarque achève son récit en ajoutant : « Héra brûla cet objet (la statue) qui, quoique inanimé, avait suscité sa jalousie ». Le mythe étiologique, où interviennent la jalousie et la ruse, s’inscrit aisément parmi les thèmes évoqués jusqu’ici. Les rites des Daidala, décrits par le seul Pausanias, sont moins clairs.
12Pausanias distingue des Petites Daidala, célébrées tous les six ans par les Platéens, et des Grandes Daidala célébrées tous les cinquante-neuf ans par « tous les Béotiens ». Les Petites Daidala ont pour objet la confection d’un daidalon, c’est-à-dire une statue de bois, rappelant celle qu’avait fabriquée Zeus ; il servira lors de la célébration des Grandes Daidala. Le bois dont est fait le daidalon est choisi ainsi : « Il y a, non loin d’Alalcomènes un bois de chênes. Les troncs des chênes y sont les plus grands de Béotie. Les Platéens se rendent dans ce bois et déposent à terre des morceaux de viande cuite. Sans se soucier des autres oiseaux, ils observent scrupuleusement les corbeaux qui s’approchent. Quand un corbeau a saisi de la viande, ils notent l’arbre sur lequel il va se percher pour la manger, et coupent cet arbre pour en faire le Daidalon » (trad. F. Frontisi-Ducroux).
13Lors des Grandes Daidala, quatorze xoana sont prêts : je ne m’arrête pas sur le problème soulevé par ce chiffre, par rapport aux périodicités de six et cinquante-neuf ans (je renvoie à l’étude d’A. Schachter24). Ils sont tirés au sort par les habitants de Platées, de Coronée, de Thespies, de Tanagra, de Chéronée, d’Orchomène, de Lébadée et de Thèbes ; les cités de moindre importance font l’objet de regroupements, ajoute Pausanias. Ils apportent chacun leur agalma (statue : il s’agit du daidalon) au bord de l’Asopos, et l’installent sur un chariot avec une numpheutria (“celle qui conduit la fiancée chez l’époux”). Un nouveau tirage au sort désigne la place de chacun dans la procession. On gagne ensuite le sommet du mont Cithéron. « Un autel a été préparé sur la cime de la montagne de la façon suivante : ajustant des blocs de bois, ils les réunissent entre eux comme s’ils faisaient une construction de pierre, et, une fois l’autel élevé, ils entassent du menu bois par dessus ». Les cités sacrifient (thusantes) chacune une vache à Héra et un taureau à Zeus, et brûlent ensemble sur l’autel les victimes pleines de vin et d’encens, ainsi que les daidala. « Les riches particuliers offrent le même sacrifice, mais ceux qui n’ont pas les moyens d’en faire autant peuvent sacrifier du petit bétail ». Et toutes les victimes sont sacrifiées (kathagizein) de la même façon. Le feu embrase les victimes et l’autel, et consume tout. « Je crois que c’est là le plus grand bûcher qui soit », conclut Pausanias.
14Un recensement des diverses interprétations données de cette cérémonie depuis la fin du siècle dernier est dressé par F. Frontisi-Ducroux25. Il faut y ajouter, dans la bibliographie plus récente, au moins les études de Schachter26, qui rapproche la fête des Daphnéphoria et pense à un charme de la fertilité, de W. Burkert27, qui pense à un culte du char destiné à un rituel d’arrivée et de départ d’une divinité, celle de Maria Rocchi28, qui insiste sur l’aspect panbéotien de la cérémonie, celle de W. Pötscher, à propos d’un relief à pithos parfois mis en rapport avec les Daidala, qui parle d’« apparence de mariage »29, en notant qu’aucune fiancée n’est en définitive donnée, et celle d’A. Avagianou qui interprète comme une représentation de Sémélé le daidalon brûlé lors de l’holocauste à la fin de la cérémonie30. On le voit, les interprétations partent dans toutes les directions ; je voudrais juste tenter un bilan critique de ce qu’autorisent les sources et de ce qu’elles excluent.
15Une première série d’études met l’accent sur les Daidala comme “fête du feu” avec destruction par le feu de toutes les offrandes31. Elles rapprochent les Daidala d’un ensemble de fêtes consacrées à Artémis Elaphèbolos à Hyampolis, à Artémis Laphria à Patras, à Isis à Tithoréa. Ces études laissent de côté la spécificité de l’offrande des statues ou daidala et les assimilent à des mannequins que l’on brûle, comme lors des feux annuels de la Saint-Jean. Au total, l’explication paraît réductrice : elle ne rend compte que d’un aspect de la fête et laisse sans explication la présence de la nympheutria, dont l’appellation a pourtant certainement été recueillie sur place par Pausanias.
16D’autres interprétations mettent en avant l’idée de hiéros gamos32 déjà rencontrée pour l’Arcadie. La nympheutria (Pausanias), le bain et la parure, la procession et les chants (Plutarque) évoquent un mariage et dans l’esprit de Plutarque et de Pausanias les Daidala devaient commémorer l’union sacrée de Zeus et Héra. Certes il s’agit en définitive de célébrer le couple divin d’Héra et Zeus : le sacrifice de vaches et de taureaux le montre. Mais, 1- il n’y a pas de marié dans la procession, ce qui gêne ; 2- il est non moins gênant d’admettre que brûler l’effigie de la déesse est une manière de lui faire retrouver son divin époux33 ; 3- surtout, et c’est l’essentiel, les daidala ne représentent pas Héra, mais une “fiancée” accompagnée de sa numpheutria. Or les récits sont clairs sur ce point et difficiles à écarter ; Pausanias tire ses informations de sources locales ; puisqu’une prétendue “fiancée” constitue chez lui le nœud du mythe, c’est qu’elle explique un des aspects cruciaux du rite. Cette remarque figure déjà chez Maria Rocchi et chez W. Pötscher34, et elle est capitale, car elle impose d’écarter l’hypothèse du hiéros gamos, tout comme d’ailleurs la thèse de Burkert sur la divinité au char35. On ne peut néanmoins, en raison des appellations cultuelles d’Héra, s’éloigner radicalement de la sphère religieuse “fertilité-fécondité”. Même si le rite n’a été rattaché que secondairement à Héra, il fallait qu’il fût compatible avec la personnalité de cette déesse, d’où l’idée, à vrai dire ancienne (Frazer) mais reprise par A. Schachter, de voir dans cette procession en char de “fiancées” une façon de sortilège de la fertilité-fécondité36.
17Cela dit, un point peut intriguer : pourquoi quatorze fiancées ? Sans doute faut-il faire intervenir ici, avec A. Schachter37, des considérations de politique béotienne : on peut supposer que la fête a été remaniée, ce qui a dû accentuer son caractère composite. Dans le récit de Pausanias, une des images mène la procession, et l’on doit imaginer qu’à l’origine la fête ne comportait, comme dans le mythe, qu’une “fiancée” ; ensuite, lorsque les Daidala prirent un caractère panbéotien, leur nombre fut porté à quatorze. Cela pourrait s’être produit dans la fin du ive siècle, puisque Pausanias mentionne la participation de Thèbes (qui fut restaurée par Cassandre en 324). La raison en serait peut-être la volonté de fournir une contrepartie béotienne à la fête panhellénique des Eleuthéria. L’analyse historique ne saurait cependant pas être poussée très loin, car la liste des cités participant à la fête ne correspond pas à l’état de la Béotie à cette époque (Haliarte et Akraiphiai manquent ; en revanche Coronée et Lébadée sont nommées et elles sont peu importantes à la fin du ive siècle) ; il s’agit plutôt des cités les plus connues à l’époque impériale : dès lors supposera-t-on que la liste découle d’une autre réorganisation plus tardive de la fête ? Retenons du moins la valeur fédérative de la fête.
18Et maintenant comment expliquer l’holocauste final ? Dans le mythe étiologique de Plutarque, il est rattaché à la ruse de Zeus : Héra brûle les daidala par jalousie. Mais dans la réalité ? Vieux sortilège de fertilité ? cela ramène à l’idée de “fête du feu” et l’explication, si elle permet de rendre compte de la “prise en charge” du rite par Héra, n’en reste pas moins un peu courte (elle évacue la notion de mariage). Disparition par le feu de la “fiancée” au profit de la femme mariée ? cela n’explique pas l’holocauste des animaux qui accompagne celle des daidala. Rituel en l’honneur de la fiancée originelle de Zeus, Sémélé, brûlée au contact de Zeus, dont Héra aurait pris la place38 ? L’hypothèse introduit un personnage qui est connu sur la Cithéron, mais qu’aucun texte ne met en rapport avec les Daidala. Rituel artémisiaque secondairement attribué à Héra39 ? C’est difficile à admettre. De plus notons que le mode de combustion des animaux est différent de celui qui est pratiqué en l’honneur d’Artémis Laphria40, la déesse sauvage de Patras : pour elle on jette les victimes vivantes sur le bûcher ; pour Héra, c’est après avoir sacrifié les victimes (thuein) et les avoir emplies de vin et d’encens qu’on les brûle avec les daidala et les autels de bois. Cette manière de procéder rappelle plutôt le rite “d’élimination” qui accompagne les serments41 : dès lors, comme le suggère Maria Rocchi, il pourrait s’agir, du moins après que la cérémonie eut été rattachée à la légende de Zeus et Héra, d’une manière d’actualiser la paix dans le couple et, en même temps, étant donné l’importance politique de la fête, ce serait un moyen de renouveler le pacte communautaire des Béotiens, de réaffirmer leur appartenance à une même nation. Mais n’allons pas plus loin dans ces hypothèses entre lesquelles on ne peut trancher : une chose est claire, la cérémonie des Daidala a un caractère unique, et l’absence de parallèles valables pour la totalité de ses aspects rend aléatoires les diverses explications proposées.
19Je reviens à mon propos initial : les disputes de Zeus et d’Héra et, partant, la relation entre un thème littéraire panhellénique et des cultes régionaux. Les résultats de l’enquête sont très différents selon les lieux. En Arcadie, légende et culte nous ont semblé apparentés, le culte permettant même d’approfondir le sens de la légende. En Béotie en revanche, le rite, complexe et sans doute composite, n’a trouvé d’explication cohérente que dans le mythe qui, dérivant d’un thème traditionnel, s’adapte à chacune des particularités de la cérémonie : le mythe crée a posteriori l’unité du rituel. Dans les deux cas on voit l’adaptation locale que subit la légende et par là son caractère vivant et toujours susceptible d’enrichissement.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cf. Jost 1985, 315.
2 Iliade (traduction de R. Flacelière. Paris, 1955 [Bibliothèque de la Pléiade]), I, v. 518-521 et 522-523.
3 Ibid., VIII, v. 477-478 et 482-483.
4 Ibid, XV, v. 14 et 17.
5 Ibid, XV, v. 18-33.
6 Hymne homérique à Apollon délien, v. 97-103.
7 Hymne homérique à Apollon (suite pythique), v. 309-317 et 322-325.
8 Ibid., v. 325-330.
9 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II, 1,3 (Athamas et Ino) ; II, 4, 5 et 8 (Héraklès).
10 Pausanias, VIII, 22, 2.
11 Farnell 1896, 191-192.11 est suivi par Avagianou 1991, 69-70
12 Jost 1985, 358-360.
13 Pour Knossos, Diodore de Sicile, V, 72, 4 ; pour l’Attique, cf. Etymologicum Magnum (Gaisford, 468, 56), s.v. hiéron gamon. Cf. Aussi Argos ; sur ces exemples, voir Avagianou 1991, 36-58.
14 Cf. les remarques de Salviat 1964.
15 Elle est parthénos : le sens exact du mot ne fait pas l’unanimité. Tandis que Hoffmann 1992 admet implicitement le sens de “vierge”, d’autres auteurs, après Sissa 1987, 97-102, considèrent que le mot peut avoir moins concerné la vierge au sens moderne du terme que la jeune fille encore sous la domination paternelle : cf. Bonnechère 1994, 31 et n. 42.
16 Kerényi 1975, 128-130.
17 Cf. Pausanias, VIII, 25, 11.
18 Cf. Pausanias, II, 38, 2.
19 Cf. Callimaque, Hymne à Zeus, ν. 48-49. Voir, sur cette tradition, Verbruggen 1981, 55-67.
20 Hésychios, s.v. Chèra.
21 Séchan/Lévêque 1966, 182.
22 Plutarque, Moralia, fr. 157,6 Sandbach (d’après Eustathe, Prép. évang., 3, 1, 6) ; Pausanias, IX, 2, 7 et 3, 1-8. Traduction de ces textes par Frontisi-Ducroux 1975, 194-196. Sur l’ancienneté présumée des Daidala, cf. Morris 1992, 54-55.
23 Je ne prendrai pas en compte les données trop incertaines de l’iconographie : voir Donohue 1988, 137-138, sur la difficulté d’avoir une idée précise de la forme des daidala, et Avagianou 1991, 59, avec bibliographie antérieure.
24 Schachter 1981, 249.
25 Frontisi-Ducroux 1975, 197-199. Voir aussi Rocchi 1989, 316.
26 Schachter 1981, 242-250.
27 Burkert 1988.
28 Rocchi 1989.
29 Pötscher 1987, 50-65.
30 Avagianou 1991, 59-70.
31 Cf. Nilsson 1923 ; Kirsten 1950, col. 2319-2325. Voir aussi Potscher 1987, 50-65, qui pense à un rite magique du feu dont les liens avec Zeus et Héra s’expliquent malaisément. L’idée de substituts de victimes humaines pour les daidala, encore avancée par Loucas-Durie 1988, est sans fondement et actuellement mise en doute.
32 Cf. Farnell 1896, 184-190 ; Séchan / Lévêque 1966, 182 ; Avagianou 1991, 59-70. L’hypothèse est reprise par Frontisi-Ducroux 1975, 203-204, mais jugée insuffisante pour rendre compte de la totalité du rituel.
33 Cf. Schachter 1981, qui ne retient pas non plus, en définitive, l’idée de hiéros gamos. Avagianou 1991, 67 introduit le personnage de Sémélé pour expliquer que l’union se termine en un embrasement par le feu de la fiancée. Voir ci-dessous pour l’assimilation Sémélé/Héra.
34 Rocchi 1989, 318 et Pötscher 1987, 57-58.
35 Burkert 1988, 85-86.
36 Schachter 1981. 247-249. Sur l’histoire des grands Daidala voir aussi Prandi 1983.
37 Frazer 1922, 143 ; Schachter 1981, 245 ; voir aussi Burkert 1979, 132-134, qui parle d’arbre de mai et de retour de prospérité.
38 Hypothèse de Avagianou 1991, 59-70.
39 Schachter 1981, 247.
40 Cf. Pausanias, VII, 18, 11 (cf. Piccaluga 1980).
41 Rocchi 1989, 322-324 ; pour les rites liés au serment, voir Rudhardt 1958, 284.
Notes de fin
Auteur
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