Chapitre 7. Le fait urbain à Mégara Hyblaea à l’époque hellénistique
p. 181-185
Texte intégral
1Cette phrase de J. Chamonard a été écrite il y a une centaine d’années et elle était précédée par une remarque lapidaire, bien révélatrice de la situation rencontrée sur tant de sites archéologiques : « C’est ainsi qu’il en va à Délos. » Car on pourrait très facilement reprendre cette pensée résignée du grand archéologue délien et l’appliquer aussi à Mégara Hyblaea. En effet, dans cette partie consacrée aux constructions domestiques de la Mégara hellénistique, on a présenté les différents composants de ces structures en partant des plus élémentaires (murs, sols, etc.) pour aller vers l’ensemble final (les maisons), en passant par les cellules qui composaient ces ensembles (les pièces). Mais, une fois encore, il est nécessaire d’insister sur les conditions particulières de ces travaux d’identification, qui sont celles de fouilles anciennes et peu documentées. Le processus de reconnaissance et d’interprétation des vestiges, déjà difficile et complexe lorsque toutes les données de fouilles sont présentes, prend ainsi l’allure d’une gageure : on ne se cachera donc pas le caractère parfois très hypothétique de certaines des propositions faites ici2. Pour autant, on reconnaîtra aussi la nécessité d’un tel travail car ces propositions, même risquées, auront au moins le mérite d’alimenter le débat et de fournir aux collègues archéologues des éléments pour des discussions qui, seules, dans l’attente de nouvelles fouilles, pourront faire avancer notre connaissance de la Mégara Hyblaea hellénistique3. S’il faut rester prudent sur les conclusions à tirer de cette réflexion sur l’habitat hellénistique de Mégara, c’est donc d’abord pour des raisons liées à l’état de la documentation archéologique. Mais il convient également de considérer les angles d’approche choisis afin d’estimer leur influence sur ces conclusions : cette mise en perspective, méthodologiquement indispensable, que je me propose de faire à présent, va également me permettre de soulever plusieurs points sur l’urbanisme hellénistique à Mégara.
2En préambule de l’étude des maisons, j’ai effectivement choisi comme champ d’investigation trois îlots hellénistiques, les îlots VI, IX et XV, car c’est dans ceux-ci que les transformations de « niveau supérieur » (le tracé des rues et des enceintes) ont eu le plus d’influence. Mais, dans le même temps, cela m’a amené à considérer des îlots aux caractéristiques particulières : l’îlot XV touchait l’agora et l’îlot IX était tout proche de la porte sud-ouest tandis que l’îlot VI cumulait une proximité immédiate aussi bien avec l’agora qu’avec la porte ouest. Autrement dit, en raison de leur situation au sein de la ville hellénistique, ces îlots devaient accueillir un type d’habitat qu’il me semble hasardeux de généraliser à l’ensemble de la ville (fig. 55) : on pourrait dire en quelque sorte que ces îlots étaient des « quartiers recherchés ». Cette observation a déjà été faite à propos des demeures luxueuses de la colline est de Morgantina, qui donnaient juste au-dessus de l’agora4, ou pour les maisons à péristyle d’Agrigente, dont la surface augmentait au fur et à mesure qu’on se rapprochait de l’agora/forum5. Cela a été bien documenté à Olynthe, où l’on connaît les modalités de vente de certaines maisons proches de l’agora : il s’avère que leurs vendeurs avaient bel et bien conscience que cet emplacement privilégié augmentait la valeur de ces maisons6. Il me semble que l’îlot VI incarne singulièrement bien ce statut d’emplacement privilégié car il était placé au débouché de la porte ouest et encadré d’un côté par la large rue pomériale et de l’autre par la rue C1 qui longeait la place publique (fig. 99 et 122). C’est certainement la proximité de l’agora qui explique le fait que cet îlot possédait la densité d’habitations la plus élevée de la ville. Non seulement en raison de son statut de centre de la vie publique mais aussi sans doute parce qu’à Mégara Hyblaea, l’agora a joué le rôle de lieu de la mémoire et des origines de la cité7. L’histoire urbaine depuis sa fondation tourne en effet autour du « quartier de l’agora ». La mise en place du schéma urbain archaïque fut le fruit d’une conception cohérente, en grande partie conditionnée par la topographie (fig. 4)8. Lorsque les colons grecs s’établirent à l’emplacement de la future Mégara Hyblaea, certains repères devaient être toujours visibles comme le fossé du village néolithique et un axe de communication côtier, parcouru dès l’âge du bronze9. Ces éléments ont manifestement été conservés et inclus dans la conception de la ville dès l’origine alors que l’on créait par ailleurs l’enceinte et ses portes. Sans entrer dans les détails, on retiendra que tous ces facteurs permettent d’expliquer les tracés des « axes premiers » qu’étaient les rues A, B, C1 et D1, axes qui furent à l’origine du schéma urbain et du lotissement de la ville et de ses organisations ultérieures10. Lorsque de nouveaux habitants reprirent possession de Mégara après les événements tragiques de la fin de l’époque archaïque, ils remanièrent certaines structures archaïques, quand ils ne les réoccupèrent pas directement : c’est ce que montrent ces vestiges découverts parmi les structures archaïques11 et que les fouilleurs avaient résolument mis à part (fig. 132).
3Si, comme tend à le suggérer la céramique, l’abandon de Mégara n’a finalement duré que vingt-cinq années environ, soit le temps d’une génération, alors les premiers à revenir furent certainement les derniers occupants eux-mêmes ou bien leurs descendants directs12. Il ne serait donc pas étonnant qu’ils aient conservé la mémoire de leur cité et qu’ils aient repris son organisation urbaine, ses lieux publics (temples, stoa, hérôon) en même temps qu’ils réoccupaient leurs anciennes maisons13. Entre ce moment de la réoccupation, selon des modalités proches de celles de l’époque archaïque, et le remodelage urbanistique du iiie siècle14 s’étale une assez longue période que l’on peut identifier comme celle des époques classique et hellénistique ancienne de Mégara. Au cours de ces décennies, c’est le secteur de l’agora qui semble bien avoir été le plus occupé : même si les fouilles se sont, il est vrai, surtout concentrées autour de l’agora, on remarquera qu’on ne connaît pas de structures de cette période sur le plateau sud15. L’occupation « post-archaïque » de Mégara est donc restée au début très proche du schéma archaïque : celle-ci s’est clairement fixée auprès de l’agora, en respectant au départ l’emprise de la place et de ses édifices symboliques, ce qui montre que ce lieu était encore perçu comme essentiel et constitutif de l’identité mégarienne. Cette phase a cessé à un moment donné lorsqu’a été décidé un urbanisme nettement affranchi des contraintes archaïques. On note effectivement que certaines structures de cette large période se sont éloignées du cadre de l’urbanisme archaïque : l’enceinte R1 se trouvait au cœur d’un îlot archaïque (l’îlot 3), la rue D1 nord a été déplacée vers l’ouest et de nouvelles structures sont apparues sur l’aire auparavant vierge de l’agora. C’est manifestement la construction de l’enceinte R1 qui a représenté le moment où la ville a assumé sa nouvelle emprise, beaucoup plus réduite, entérinant le fait que la réoccupation n’avait finalement concerné qu’une petite portion de l’espace de la ville archaïque. Pour autant, on voit bien que cette réorganisation urbaine, topographiquement parlant, tournait toujours autour de l’agora. Les limites de la ville nouvelle étant désormais établies, la construction urbaine s’est poursuivie, mettant à nouveau l’accent sur le « quartier de l’agora », d’abord à travers une activité semble-t-il surtout privée. Dans l’îlot VI, les édifices de la « période enceinte R1 » étaient désormais bien éloignés de l’implantation des lots archaïques (fig. 99 et 113). Dans l’îlot IX, la maison IX A fut également le fruit du nouveau schéma déterminé par le tracé de R1, effaçant complètement la rue archaïque D2. Nous ne savons pas si, plus à l’est, la rue archaïque D3 était encore en fonction mais les orientations de certaines structures « tardives » tendent à monter que c’était bien le cas16. Dans l’îlot XV, la première phase de la maison XV B (quelle qu’elle ait été) a accaparé toute la largeur de l’îlot et a même rogné au sud sur la séparation avec la maison C17. La construction de l’enceinte R2, qui confirma peu ou prou l’extension déterminée auparavant par R1, a signifié le début d’une autre grande période urbaine de Mégara : la construction publique, certainement due en grande partie à un « évergétisme royal » (Hiéron II, voire déjà Agathocle avant lui), devint prépondérante malgré une activité privée toujours soutenue aux abords de l’agora (fig. 122)18. La place publique est alors radicalement redéfinie avec la construction des Bains sur toute la partie sud, d’une nouvelle stoa nord et d’un sanctuaire derrière la stoa (fig. 133).
4Le point de départ de cette discussion, celui d’une agora en tant qu’épicentre des occupations de l’ensemble des périodes post-archaïques de Mégara, semble donc bien confirmé. Et ceci semble d’autant plus vrai que, plus on s’éloignait de l’agora, plus les anciennes configurations auraient été préservées : des indices en ce sens nous ont été fournis récemment par des photos aériennes19. Sur ces clichés, on voit assez nettement se dessiner des constructions encore enfouies qui reproduisent fidèlement, sans l’ombre d’un doute, les parcours des rues archaïques D, et peut-être ceux des rues archaïques A et B (fig. 134)20. Deux explications s’imposent donc : soit le secteur entre l’agora et la ligne de côte n’a pas été réoccupé après l’époque archaïque, soit les structures « post-archaïques » de ce secteur ont globalement respecté le schéma archaïque. On peut éliminer sans hésitation la première option : tous les sondages effectués dans cette zone, en particulier ceux de F. Villard en 1949, ont révélé des niveaux hellénistiques. Qui plus est, les enceintes hellénistiques R1 et R2 englobaient cette partie de la ville. Néanmoins, certaines rues archaïques n’ont pas été intégralement conservées : photographies aériennes et prospections géophysiques semblent montrer par exemple que la rue D9, juste au nord de la rue B, a été bloquée à un moment donné par la construction d’un édifice21. Mais cela apparaît comme une exception : on peut donc estimer que la plupart des rues archaïques de ce secteur ont été conservées dans les périodes suivantes et qu’il en va donc de même pour l’enveloppe de la plupart des îlots archaïques (fig. 55). Cela m’amène vers une dernière réflexion : le possible lotissement de ces îlots hellénistiques non dégagés, possibilité vers laquelle convergent plusieurs indices. En effet, l’îlot XIV semble avoir conservé, au moins en partie, l’axe médian de l’îlot archaïque. On a également fait remarquer que la partie sud de l’îlot XV, malheureusement en grande partie non dégagée, montrait des signes manifestes d’une division rationnelle de l’espace, différente de celle de l’époque archaïque, à travers les vestiges des maisons C, D, E et F22. Enfin, de l’autre côté de la rue D1, à l’est, l’îlot XVIII semblerait également comporter des indices d’un découpage similaire. Tous ces éléments pourraient marquer l’existence d’une ou de plusieurs divisions de l’espace situé grosso modo à l’est de la rue D4, qui s’apparenteraient à des lotissements dont les modalités restent pour l’instant très floues. En effet, ces lotissements n’ont peut-être pas concerné l’intégralité de ce secteur et n’ont peut-être pas été utilisés en même temps ; de plus, les îlots hellénistiques conservaient certes les dimensions des îlots archaïques mais nous ne savons pas précisément ce qu’il en était de l’élément de base, à savoir le lot (dont les îlots ne sont que la résultante). Ces données, qui confirment aussi le rôle particulier qu’a joué l’agora dans l’urbanisme « post-archaïque », dessinent les contours de futures investigations qui permettraient de mieux définir l’habitat et l’urbanisme hellénistiques de Mégara. Elles pourraient peut-être aussi apporter la preuve de l’intervention dans la Mégara classique et hellénistique ancienne d’un pouvoir politique fort, à même d’imposer un découpage rationnel de l’espace : je pense à l’influence de certains autocrates syracusains, jusqu’ici jamais clairement établie à Mégara, comme Denys l’Ancien, Agathocle et, surtout, Timoléon.
Notes de bas de page
2 Il ne me semble donc pas pertinent de présenter de bilans « statistiques », du fait de ces difficultés d’identification et de ces incertitudes. Seuls les seuils, par leur nombre et leur morphologie bien reconnaissable, peuvent s’y prêter.
3 Voir par exemple cet échange prolifique avec M. Trümper à propos des salles de bains (n. 31, p. 95).
4 Mancini 2006, p. 169 et p. 174.
5 De Miro 2009, p. 416.
6 Conclusion dans Nevett 2000, p. 341. Ainsi, il apparaît clairement que la proximité de l’agora jouait directement à la hausse dans le prix de vente d’une maison, notamment pour des « raisons civiques » puisque l’occupant se trouvait ainsi ostensiblement plus près des centres de décision (ibid., p. 337-338). Il y avait aussi des implications économiques si la maison disposait par ailleurs de pièces adaptées aux activités commerciales ou artisanales : ces arguments de vente, déjà estimables pour eux-mêmes, gagnaient donc une valeur supplémentaire si la maison était située près de l’agora (ibid., p. 336).
7 Ce thème de la « mémoire mégarienne » est traité dans Mégara 7, à propos notamment de l’ancien hérôon ; on y a déjà fait allusion ici à propos du bâtiment VI A (voir n. 161, p. 169).
8 La vallée du Cantera au nord, le rivage à l’est et le cours du petit San Cusmano au sud. L’inclusion dans la ville de la dépression de l’Arenella est certainement due à ses ressources en eau et son accès direct à la mer (Mégara 5, p. 527).
9 Tréziny 2011, p. 500.
10 Mégara 5, p. 529-531.
11 Nous en avons tenu compte en particulier dans la restitution des maisons PA1 et PA2 de l’îlot VI (voir p. 153-156).
12 En tout état de cause, si l’on donne foi au récit d’Hérodote (7,156), ce devait être les aristocrates mégariens puisque les gens du peuple avaient été vendus en esclavage au loin. Pour ce thème de la réoccupation de Mégara, voir Mégara 7, p. 46-54.
13 Cela étant, nous n’avons pas d’informations sur les modalités de répartition de l’espace disponible entre les habitants : autrement dit, si les anciennes propriétés étaient toujours d’actualité. Nous ne savons pas non plus si la notion de lot avait toujours cours et, le cas échéant, comment les lots libres (ou les maisons non réclamées) ont été distribués entre les différentes maisonnées.
14 Voir p. 156-174 et ci-dessous.
15 Mégara 5, p. 151.
16 Voir p. 129-135.
17 Voir p. 138.
18 Voir Mégara 7, chap. 6.
19 Ces photos avaient initialement servi de support à une présentation de P.G. Guzzo lors d’un cycle de conférences au Collège de France en novembre 2014. Elles ont été aimablement transmises ensuite à H. Tréziny, qui n’avait pas manqué d’en percevoir immédiatement l’intérêt.
20 Elles doivent donc être proches de la surface actuelle : la pédologie du site fait que les structures sont la plupart du temps couvertes par à peine 20 cm de sol humique (p. 34).
21 Prospections géophysiques réalisées par l’Université de Bradford (résultats publiés dans Mégara 7, p. 376-380 ; voir aussi Tréziny 2013).
22 Voir p. 138.
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