Conclusion générale
p. 277-280
Texte intégral
1Chez les Anciens, les lits étaient voués à trois usages principaux : dormir, manger, exposer les morts. Cette remarque très élémentaire englobe pourtant trois moments essentiels de l’existence… Chez Homère déjà, il est question de lits : celui d’Hélène et de Pâris, celui sur lequel Patrocle est étendu lors de ses funérailles, dans l’Iliade ; celui d’Ulysse à Ithaque, dans l’Odyssée, lit orné d’or, d’argent et d’ivoire1. Il s’agit certes de références littéraires, mais nous savons grâce aux témoignages archéologiques que ce type de mobilier était déjà utilisé avant l’époque historique d’Homère, en Grèce2 mais aussi en des temps plus reculés au Proche-Orient – l’exemplaire d’Ougarit daté du xiiie s. par exemple – ou en Égypte, où les témoignages les plus anciens remontent au moins à la Ire dynastie. À l’époque romaine, les attestations archéologiques les plus anciennes datent de la fin du iiie ou de la première moitié du iie s. av. J.-C.3, et les plus récentes du ier s. apr. J.-C. pour les contextes les plus sûrs, voire du iie, mais certaines pourraient être encore plus tardives – fin du iie, voire iiie s. apr. J.-C.4. Il est d’ailleurs logique que cet usage ait persisté longtemps en contexte domestique et qu’il ne se soit même probablement pas éteint, puisque ce meuble accompagne la vie quotidienne de toute demeure. En revanche, la disparition progressive du lit funéraire aux iie-iiie s. semble bien avérée : il serait intéressant de rechercher et de comprendre les causes de son apparition et de sa disparition. Les dernières références littéraires mentionnant des lits ornés d’ivoire se trouvent chez Dion Cassius, Hérodien et Clément d’Alexandrie, les deux premiers lors des funérailles impériales de Pertinax (en 193) et de Septime Sévère (en 211), et le troisième pour en fustiger violemment la vaine possession5. Mais il s’agit là de funérailles impériales, dans l’antique tradition romaine. Sans doute faudrait-il mener la réflexion sur deux plans. Celui du niveau de vie de la population d’abord : le relatif grand nombre de lits funéraires des ier s. av. et ier s. apr. J.-C. correspond à une époque dans laquelle on assiste à une hausse générale du niveau de vie moyen, ce qui se répercute sur l’ensemble des élites locales6 ; à partir de la fin du iie s. apr. J.-C., le niveau de vie moyen s’effondre, et on assiste à l’émergence des honestiores, qui sont beaucoup plus riches, mais beaucoup moins nombreux, ce qui par conséquent a une incidence sur le nombre de tombes avec lits. Toutefois, cet argument n’explique pas leur disparition, car les aristocrates, notamment à Rome, perpétuent les antiques traditions et suivent la mode de l’empereur. Un approfondissement de la recherche d’éventuels lits au iiie s. s’avérerait donc nécessaire. Par ailleurs – il s’agit du second aspect de la question –, il faut garder à l’esprit la diffusion grandissante de l’inhumation, qui entraîne dans les catégories riches de la population un investissement dans de luxueux sarcophages de marbre, ornés souvent du portrait du défunt, parfois étendu sur une représentation sculptée de lit, laissant en désuétude la crémation ostentatoire de richesses.
2Cinq siècles plus tôt, Rome fascinée voyait arriver sur les chars des triomphes empruntant la Via Sacra des monceaux de merveilles venues d’Orient, prises de guerre fatales aux idéaux traditionnels et images éblouissantes des fastes et d’un luxe désirables. Ivoire, bronze, argent, cuivre, écaille de tortue, ajoutés aux bois précieux, deviennent rapidement des matériaux de plus en plus prisés pour l’ornementation des meubles ou mobiliers décoratifs, atteignant parfois des prix exorbitants, comme cette table en bois de citre appartenant à Cicéron et valant un million de sesterces7. Tous ces matériaux sont donc utilisés pour recouvrir et orner les lits, moyens tout trouvés pour montrer et se montrer. Hormis le bois et l’écaille de tortue qui n’ont pas résisté aux affres du temps, certaines de ces œuvres ont pu parvenir jusqu’à nous. Le nombre conséquent de ces témoignages archéologiques, confrontés et augmentés par les sources picturales et littéraires, a ainsi nécessité comme premier travail une étude générale de l’état des connaissances actuelles, pour proposer une synthèse qui ouvrirait la voie à une mise en contexte des trois lits de Cumes. L’examen des sources auxquelles j’ai pu avoir accès, parfois avec difficulté, m’a progressivement convaincu de proposer une nouvelle typologie relative à l’ensemble des lits connus, dans le but de clarifier encore davantage les connaissances accumulées jusqu’à aujourd’hui. Cette typologie, fondée sur une partie des références existantes, apparaît suffisamment significative pour représenter l’état actuel des recherches, et permettre d’éventuels compléments dans le futur, en fonction des nouvelles découvertes. Mettant en lumière une variété importante de modèles, elle pourrait également être complétée par un utile prolongement sur les origines des lits surmontés de fulcra, dont les premiers témoignages apparaissent peints sur des vases grecs de la deuxième moitié du ve s. av. J.-C., mais qui n’ont pas trouvé d’échos archéologiques assurés : la publication russe de Nikolaj Ivanovič Sokol’skij8, qui mentionne un exemplaire de couronnement de fulcrum à tête d’oiseau apparemment daté entre le vie et le ve s., demanderait un approfondissement portant sur les rapports de fouilles originaux. De même, en Italie romaine, les nuances chronologiques sur l’introduction du luxe à Rome au début du iie s. av. J.-C., et par conséquent sur l’apparition des lits à décorations en ivoire et leurs imitations en os, nécessiteraient, elles aussi, un approfondissement des recherches, en particulier sur d’indispensables précisions quant aux datations de certains couronnements à tête d’oiseau de fulcra, dont les plus anciens pourraient remonter à la fin du iiie s.9. Enfin, pour les époques équivalentes à celles des lits de Cumes, des éléments en ivoire et en os provenant de différentes demeures de Pompéi sont conservés au musée de Naples, mais en cours d’étude et encore inédits : leur analyse commence à éclairer les connaissances des lits domestiques, dans leur comparaison avec les lits funéraires, particulièrement pour les formes des montants.
3À Cumes, les lits d’apparat ornés d’ivoire constituent dans le paysage archéologique un cas particulièrement remarquable, non seulement par leur exceptionnelle rareté, mais aussi par leur qualité d’exécution et leur valeur historique. Ils sont issus de deux mausolées dont nous avons constaté l’importance particulière dans la nécropole nord de la cité et qui portent en eux-mêmes une signification forte. Ces lits en sont un prolongement, un signe ostentatoire et prestigieux qui, par l’exposition qui en est faite et la symbolique iconographique qu’ils dégagent, les placent non plus comme un simple moyen de transport décoratif, mais « du côté » du monument, prenant une part déterminante dans les intentions du défunt et de sa famille. C’est le monument qui « n’a de sens que par rapport à celui qui le regarde et qui lui donne sa véritable raison d’être10 ». Le lit, comme mémoire du mort, image que le défunt tient à exhiber, relève aussi de la représentation qu’il se fait de la mort, qui repose sur un imaginaire collectif ancien certes, mais qu’il va faire sien et singulariser. Ainsi, la symbolique des représentations mythologiques, qui trouvent leur fondement tant dans un cadre philosophique ou religieux que dans une idéologie sociale, est reprise et exploitée de manière individuelle. Les exemples de la Victoire du mausolée A2 et du Centaure trouvé dans une des urnes de l’A63 l’illustrent bien : ces représentations mythologiques deviennent le miroir, la mémoire du mort, tout en affirmant sa valeur individuelle, hissée à des hauteurs mythologiques. Spectateurs curieux du xxie siècle, nous en sommes en quelque sorte la preuve directe, puisque nous associons ces éléments figurés au personnage concerné et en tentons de connaître une esquisse d’identité… Préparer sa mort revient donc, d’une certaine manière, à l’accepter et à s’apprêter en vue d’entrer dans l’immortalité11 : le lit entreprend le lien avec l’au-delà, en signifie le passage vers.
4Mais aussi, les élites12 tiennent à montrer jusque dans la mort leur supériorité sur le peuple des vivants : cette ostentation du mort comme symbole de puissance tient un rôle essentiel, car elle fige l’image du personnage, lui confère définitivement un rang dans la société, le place à l’égal des immortels. Polybe écrit d’ailleurs que les funérailles aristocratiques sont le lieu de glorification des morts exemplaires13. À Cumes, un des faits les plus singuliers réside dans cette volonté d’affirmer cette puissance dans la destruction : dans cette clôture d’une démarche générale mise en scène aux yeux de tous, on brûle cette figure du luxe, action ultime, pour en conserver les vestiges en les mêlant à ceux du mort, auquel ils sont définitivement liés. Ces trois lits des mausolées A2 et A63, peu communs, intègrent les projets élaborés par ces familles d’aristocrates locaux : créés et accomplis à des fins glorificatrices, ils sont l’écho ultime de la célébration des morts dans leur passage vers l’au-delà, et leur mémoire du côté des vivants.
Nec mihi tunc fulcro sternatur lectus eburno.
« Qu’on ne dresse point pour moi de lit aux dossiers d’ivoire. »
Properce, Élégies, II, 13B, 21
Notes de bas de page
1 Iliade, III, 391 pour le lit d’Hélène et de Pâris ; XVIII, 233 et 352-353 pour celui de Patrocle mort ; XXIII, 25 ; Odyssée, XXIII, 199-201 pour le lit d’Ulysse et de Pénélope.
2 Voir la représentation, pl. XXIII, no 1, de la scène de prothésis sur le cratère du Maître du Dipylon conservé au musée du Louvre, daté du milieu du viiie s. av. J.-C.
3 À Palestrina, l’antique Praeneste, par exemple (Della Seta 1918, p. 455).
4 Voir Di Vita-Évrard, Fontana, Musso 1995, p. 168, pour des éléments en os de lit découvert à Leptis Magna, mais aussi le montant en bois appartenant probablement à un lit (sinon à un siège) découvert dans la région du Fayoum et datable de manière très large entre le iie et le iiie s. apr. J.-C. (Petrie 1927).
5 Dion Cassius, Histoire romaine, LXXIV, 4 ; Hérodien, Histoire romaine, III, 5 et IV, 2 ; Clément d’Alexandrie, Le pédagogue, II, 3a et II, 3c.
6 Voir à ce sujet Jongman 2007.
7 Histoire naturelle, XIII, 29. La suite du texte évoque pour d’autres tables des sommes plus importantes encore.
8 Sokol’skij 1971, pl. III, no 6, déjà évoqué précédemment.
9 À Tarente en particulier (De Juliis 1985) ou à Palestrina (Della Seta 1918, p. 455 ; Huls 1957, p. 82, cat. 108), déjà évoqués.
10 Lavagne 1987, p. 161.
11 Je tiens ici à préciser la différence entre cette immortalité recherchée et ce qui est appelé « éternité », en reprenant les mots d’Edgar Morin dans L’homme et la mort (Morin 1970, p. 34) : « L’ethnologie nous montre que partout les morts ont été ou sont l’objet de pratiques qui correspondent toutes à des croyances concernant leur survie (sous forme de spectre corporel, ombre, fantôme, etc.) ou leur renaissance. Frazer […] conclut un de ses ouvrages (La Croyance en l’immortalité et le Passage dans la mort) en ces termes : “il est impossible de ne pas être frappé par la force, et peut-être devrions-nous dire, par l’universalité de la croyance en l’immortalité”. Cette immortalité, Frazer la définit exactement comme “prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle” (l’éternité est une notion abstraite et tardive). »
12 Ce terme, que je n’ai que peu employé au cours de ce travail, a été discuté d’intéressante manière pour être confronté à celui d’« aristocratie » dans Fernoux, Stein 1997.
13 Polybe, VI, 53.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971