Introduction
p. 11-13
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un lit funéraire ? La réponse semble simple et évidente. Elle l’est de fait dans son caractère général : c’est le lit sur lequel on étendait et exposait le défunt après sa mort, pour le transporter ensuite à travers la ville lors de la pompe, puis hors de l’enceinte jusqu’au bûcher ou directement vers son tombeau. Comme objet archéologique, la question est cependant multiple et complexe. Au-delà du questionnement sur sa morphologie, quelle place tenait-il véritablement dans le cérémonial ? Quelles valeurs, réelles et symboliques, lui accordait-on ?
2Pour l’époque romaine, qui nous concerne directement, il n’est connu que de manière partielle. Les études qu’ont values les nombreuses découvertes ont depuis longtemps montré une prééminence quantitative des lits décorés d’os travaillé, alors que, paradoxalement, ce matériau n’est jamais évoqué par les auteurs anciens ; leurs textes citent bien davantage le bronze, que nous connaissons effectivement grâce à nombre de découvertes en contextes domestiques, mais surtout l’ivoire, auquel est souvent associé l’or, mais aussi l’argent, l’écaille de tortue, les bois précieux, ou encore des incrustations de pâte de verre ou d’ambre. L’archéologie a aussi livré des éléments décoratifs de valeur moindre en terre cuite, en stuc, en albâtre…
3Les lits funéraires ont donc embrassé des aspects et des formes variés, selon les périodes et les lieux concernés. Sont-ils les héritiers des lits domestiques ? Avant d’être décorés de placages, ceux-ci furent d’abord entièrement faits de bois, c’est-à-dire de facture simple, sans nécessairement de décorations. Fixés au châssis en bois, les montants étaient taillés en section quadrangulaire pour les plus sobres, ou bien, pour la forme générale la mieux connue pour nous, travaillés au tour pour rendre une section circulaire. Mais le bois est un matériau périssable et les exemplaires conservés sont en nombre infime, au regard de l’ensemble. Ce sont bien les éléments décoratifs, en matière dure animale ou en métal, qui nous livrent une palette élargie d’informations.
4Depuis le début du xixe siècle, les savants ont très significativement modifié leur approche du sujet. Il est d’ailleurs intéressant d’observer cette évolution et ce renouvellement de l’approche scientifique au cours des deux siècles écoulés : simple objet sans véritablement d’importance au départ, il a pris petit à petit une place notable dans l’étude de la vie quotidienne et des pratiques funéraires. Aujourd’hui encore, l’état des connaissances et la compréhension du sujet sont toujours en devenir, nécessairement…
Définition du corpus
5Ces généralités introductives nous conduisent, bien sûr, droit vers Cumes, en Italie du Sud, point de départ de cette étude. Les fouilles qui s’y sont déroulées, dans le cadre du programme de recherche du Centre Jean Bérard de Naples (UAR 3133 CNRS-EFR), ont mis au jour deux mausolées datés respectivement de la fin de la République romaine et de la fin du Principat augustéen ou du règne de Tibère. Ils sont situés aux abords directs d’une des portes de la cité, au nord. Ces mausolées ont particulièrement attiré l’attention tant par leur architecture que par la qualité exceptionnelle du matériel déposé avec les ossements des défunts dans les urnes funéraires qui s’y trouvaient. Il s’agit en effet de fragments de décors en ivoire provenant de lits funéraires, sur lesquels les défunts avaient été brûlés et avaient eu droit à des funérailles dignes de personnages du plus haut rang. L’objet central du présent travail concerne les restes de trois lits, dont deux furent retrouvés dans un même mausolée, qui avait également accueilli une inhumation, et le troisième dans un mausolée n’ayant quant à lui été édifié que pour une seule sépulture. Ce dernier lit, le plus ancien, a révélé un nombre considérable de fragments en ivoire – environ 3000 –, mélangés aux ossements du personnage défunt, manifestement une femme. Cette dernière précision n’est assurément pas anodine, non seulement parce que le tombeau ne fut conçu que pour une seule sépulture, conférant à ce personnage une importante notoire, mais aussi parce que la thématique iconographique du lit funéraire dégage une signification liée au monde féminin. L’autre mausolée, de taille et d’architecture radicalement différentes, comportait deux urnes dans desquelles les restes en ivoire de lit avaient été joints aux ossements des défunts, une femme et un jeune homme. Les fragments de chacun de ces lits étaient beaucoup moins nombreux que ceux du précédent, mais certains éléments ont conservé une remarquable précision dans les traits, les formes et les détails.
Questionnement et problématique
6Quel sens donner à la présence de tels lits dans les funérailles de ces personnages honorés ? Quel rôle ces objets tiennent-ils, quelle valeur symbolique et ostentatoire véhiculent-ils ? Mais avant tout, soumis à la destruction du feu, quel aspect avaient-ils à l’origine ? Tels sont les principaux questionnements de départ. Mais ces questionnements ont aussitôt induit la nécessité d’une enquête élargie à l’ensemble des lits de la même période, en Italie surtout mais aussi dans l’ensemble du monde romain, puis celle de s’élever à une mise en contexte la plus globale possible ; de même, enfin, qu’une prise en compte des sources littéraires et iconographiques des funérailles aristocratiques, dans leurs aspects sociologique, religieux, historique, idéologique et artistique.
7À partir du cadre architectural des mausolées et de la nécropole romaine de Cumes, inclus dans un espace chronologique déterminé, il s’agit donc de caractériser cet ensemble de trois lits par rapport à ceux qui sont déjà connus, de dresser l’inventaire du mobilier retrouvé, et de réfléchir sur une interprétation possible des fragments de décors de ces lits, qui entrent manifestement dans des cycles iconographiques particuliers, en rapport avec les intentions et les volontés des défunts.
8Si le cadre historique et géographique reste l’Italie, il est bien évident que s’impose une comparaison avec les lits funéraires des époques classique et hellénistique du monde grec, lequel a fortement inspiré les pratiques et modes de pensée romains à cette époque. Les exemplaires de Cumes infèrent donc un élargissement de la recherche à l’ensemble du monde romain.
9Dans le vaste champ des connaissances sur les lits romains antiques, ceux en ivoire de Cumes requièrent de comprendre en quoi ils tiennent une place particulière et sortent de l’ordinaire, en particulier au regard des lits ornés d’os que nous connaissons ; en quoi également ils s’en démarquent résolument, tant pour leur signification que pour leur rareté.
10Par ailleurs, s’est posée la question de la destination initiale de ces lits funéraires : sont-ils des meubles domestiques réutilisés, ou bien ont-ils été fabriqués spécialement pour l’événement ? Le cas échéant, existerait-il une manufacture de l’ivoire dédiée spécifiquement au funéraire ? Il convient, pour esquisser des éléments de réponse, de parvenir à établir une différence entre les lits découverts dans les demeures et ceux conservés dans les tombes, en prenant en compte des indices proprement archéologiques, mais aussi morphologiques et techniques. Il est évident que cette affaire de destination initiale des lits en détermine pour une bonne part la compréhension, le sens ostentatoire et la symbolique. La question centrale est bien sûr la place qu’occupent les trois lits de Cumes, et en quoi ils constituent des cas si intéressants dans le paysage archéologique actuel, perles rares dans l’état de nos connaissances, mémoire et miroirs – pourtant si fragmentaires – des morts.
Plan de l’ouvrage
11L’étude et la réflexion menées dans ce livre comprennent trois grandes étapes. La première traite de l’état actuel des connaissances sur les lits antiques, à partir d’un vaste corpus d’occurrences, pour la plupart publiées, pour d’autres encore inédites. Ce corpus ne prétend pas à une exhaustivité qui serait nécessairement incomplète, mais son analyse, selon une classification chronologique des publications – et non des objets archéologiques –, offre une vue d’ensemble de l’évolution et de l’approche du sujet ; certaines de ces publications, considérées comme essentielles, ont été davantage mises en valeur et détaillées. C’est logiquement que sont abordés ensuite les aspects morphologiques ainsi que l’historique des lits antiques, dont l’observation m’a conduit à proposer une nouvelle typologie détaillée.
12La deuxième étape se tourne vers la cité de Cumes et les lits funéraires qui en proviennent. Procéder à leur étude demande de les situer dans leur contexte d’origine, deux mausolées de la nécropole romaine, qui dessinaient ainsi un écrin au sein duquel reposaient ces instruments d’apparat. La description de ces contextes précède donc l’étude approfondie des trois lits, déclinée en un catalogue exhaustif en trois parties, introduit par une exposition de la méthode de travail et du type de classification adoptés, ainsi que par des précisions sur la constitution de l’ivoire et de ses conséquences sur le processus de crémation auquel il a été soumis lors des funérailles, permettant ainsi de mieux comprendre l’état fragmentaire dans lequel les éléments décoratifs se trouvent. Chacun des lits est ensuite étudié d’un point de vue morphologique puis iconographique, ponctué par une proposition de restitution graphique.
13La troisième partie est consacrée à une analyse interprétative du sens des lits funéraires ornés d’ivoire, replacés dans leur contexte historique et social : valeur symbolique, valeur ostentatoire, signe de prestige et de pouvoir. Comme il a été annoncé plus haut, la compréhension de ces valeurs est conditionnée par une réflexion sur une éventuelle différenciation entre les lits issus des contextes domestiques et les lits à usage funéraire. Les conclusions avancées ouvrent ensuite à un retour sur les lits de Cumes et à une étude de la symbolique iconographique qu’ils portent. Le dernier chapitre considère la thèse, plus globale, de l’ivoire comme reflet du luxe aristocratique, et des lits ornés de ce matériau sculpté, dont la signification dépasse sa valeur marchande propre, discours esthétique ostentatoire de domination, de prestige et de pouvoir.
14Ces trois étapes de l’analyse et de la réflexion sont complétées par des informations annexes indispensables à ce travail. Inclues dans le texte de la deuxième partie, les figures se rapportant aux mausolées étudiés, aux tombes et aux lits ; en fin d’ouvrage, les sources littéraires antiques (Annexe 1) ; un récapitulatif de la répartition géographique des lits antiques (Annexe 2) ; un tableau comparatif des lits domestiques et des lits funéraires à l’époque romaine, fournissant des pourcentages quantitatifs (Annexe 3) ; la bibliographie générale ; enfin, des planches hors texte incluant les sources archéologiques et iconographiques comparatives.
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