Pour conclure…
p. 141-144
Texte intégral
À propos de l’utilisation des tissus
1Pour être tout à fait complet sur la documentation des textiles étudiés dans le cadre du projet ARTIFEX, il convient d’aborder la question de leur utilisation au moment où ils ont été saisis par l’éruption volcanique. Par recoupement de la documentation, il a été possible d’attribuer une provenance à la plupart des vestiges analysés, même si très souvent leur localisation précise à l’intérieur des bâtiments fait défaut. Nous ignorons ainsi de quels contextes exacts proviennent les tissus mis au jour dans la casa di Giulio Polibio comme dans celle de M. Edipio Primo.
2En revanche, les vestiges de la casa delle Colombe a mosaico sont fréquemment associés à des fragments de bois et à des restes de pain carbonisés. S’il ne s’était agi que de bois, il aurait été quasiment impossible d’en apprendre davantage sur le contexte d’utilisation de ces tissus, le bois carbonisé pouvant correspondre à la proximité d’éléments de construction et d’objets mobiliers. La présence de pain et/ou de pâte à pain au contact des tissus est en revanche éloquente (fig. 220).
3Il se trouve que les restes de pain carbonisés conservés dans les locaux du Laboratorio di Ricerche Applicate del Parco archeologico di Pompei sont très souvent associés à des textiles non inventoriés en tant que tels (fig. 221). La plupart sont classés sous des numéros d’inventaire correspondant aux pains : 13222, 13596, 18073 B, 18089 B (fig. 222).
4Les vestiges les mieux conservés révèlent plusieurs couches de tissu superposées enveloppant la pâte à pain et repliées sous le pâton manifestement disposé sur des planches (voir fig. 222). Les plus fines étoffes sont placées au plus proche de la pâte, tandis que les plus épaisses s’en éloignent. Cette superposition servait peut-être à maintenir une tiédeur permettant au levain de travailler. On observe ainsi les sergé de laine de faible réduction dans les couches supérieures et les toiles de lin au contact de la substance comestible. Plusieurs hypothèses permettent d’expliquer cette disposition : pour des raisons d’hygiène, le contact de l’aliment frais avec la laine n’est pas souhaitable. La micro-morphologie écailleuse des fibres crée des niches où les parasites et autres impuretés sont susceptibles de se loger. Les fibres courtes peuvent par ailleurs s’incruster dans la pâte. Ces désavantages ponctuels ne concernent pas la fibre de lin dont le brin, lisse et long, ne présente quasiment aucune aspérité.
5Comme l’analyse technique des vestiges l’a montré, nous sommes en présence d’une collection formée, pour l’essentiel sans doute, de textiles en situation de réemploi, pas assez usés pour être mis au rebut mais déjà trop pour être exposés (vêtements, tentures, rideaux, etc.). Qu’il soit lié à la préparation des aliments dans l’enceinte d’une unité domestique ou à d’autres usages (calfatage, emballage, rembourrage, etc.), le recyclage des textiles est une pratique courante à l’époque romaine1.
L’économie pompéienne à la veille de l’éruption2
6À l’issue de cette analyse comme à la lumière des recherches récentes consacrées à l’activité économique de la cité pompéienne, sommes-nous en mesure de préciser la place de l’activité textile au sein de l’économie antique ?
7Pompéi était une ville privilégiée, installée en bord de Méditerranée sur un sol volcanique très fertile ; de par sa localisation, elle était en contact direct avec le commerce par lequel transitaient toutes sortes de marchandises. Des villes densément peuplées entouraient la cité pompéienne, une situation qui générait une demande accrue en biens et en services. Pompéi était aussi favorisée par sa position géographique en Italie ; ainsi était-elle pleinement intégrée à l’État romain et bénéficiait d’exonérations fiscales. Elle constituait donc une cité représentative des villes moyennes de la péninsule, avec une population d’environ 10 à 15 000 personnes.
8La question des performances économiques de Pompéi a été soulevée par W. Jongman dans son livre de 19883, puis dans plusieurs articles depuis cette date. En examinant le rôle de l’artisanat en zone urbaine, il y expose son profond désaccord avec l’interprétation selon laquelle Pompéi serait un centre majeur de production, notamment textile. Il s’efforce de démontrer que les artisans de la cité travaillaient avant tout pour l’élite locale venue dépenser en ville les revenus de leurs propriétés agricoles. Pompéi aurait donc été avant tout une ville de consommation dont la production était destinée à satisfaire la demande locale en services comme en importation de denrées alimentaires, de matériaux de construction, de meubles, de parfums, etc.4.
9Ces biens et services peuvent être associés à quatre catégories d’artisans : ceux qui travaillent des matériaux bruts, ceux qui les mettent en œuvre, tels que les maçons, ceux qui traitent les denrées alimentaires et ceux qui offrent des services. Selon les villes, certains secteurs de l’économie pouvaient aller au-delà de la demande locale. À Pompéi, on dénombre quatre pôles d’activité plus ou moins exportateurs : celui du vin, celui du salage des poissons, probablement celui du cuir et celui du textile. Dans ce cas, quel pouvait être le rôle de la ville ?
10Bien sûr, la ville avait pour première vocation de satisfaire aux besoins des acheteurs ; le travail des artisans et l’activité commerciale y pourvoyait.
11L’autre rôle majeur de la ville était de fournir aux fermiers le matériel qui leur était nécessaire. Jean-Paul Morel5 a souligné à plusieurs reprises que les agriculteurs venaient sur les marchés pour s’approvisionner en fer, bronze, en outils de pierre et en contenants de céramique. Ces biens et matériaux étaient indispensables à la production agricole comme à la transformation et à la vente des produits. Le rôle de Pompéi dans ces échanges est attesté dès le iie siècle par les écrits de Caton6. La production agricole, fondamentale à l’alimentation et à la santé des populations antiques, dépendait étroitement de l’artisanat urbain et des échanges commerciaux. Cette dynamique rendait interdépendantes les activités urbaines et rurales.
12Les agronomes latins tels que Caton, Varron et Columelle n’ont jamais estimé utile de disposer d’artisans dans les domaines agricoles, car l’Italie était alors suffisament urbanisée pour satisfaire pleinement aux besoins des fermiers depuis les villes. Selon eux, assumer la charge permanente d’artisans installés à demeure n’était pas une opération financièrement intéressante. La situation changera durant l’Antiquité tardive.
13Le troisième rôle de la ville, souligné par Philippe Leveau dans son étude consacrée à Caesarea de Maurétanie7, était d’organiser la production régionale comme les investissements au niveau des commerces locaux. L’élite urbaine ne se contentait pas de percevoir les biens agricoles et les loyers issus de ses fermes ; si elle avait la connaissance et les moyens financiers pour le faire, elle cherchait constamment les opportunités d’investissement dans des domaines rentables ou dans des productions industrielles lucratives. La ville était un lieu privilégié, principalement lorsqu’elle était portuaire, car l’information y circulait, les capitaux y affluaient et le commerce y abondait.
14Enfin, la ville joue un rôle supplémentaire lorsqu’elle parvient à développer un ou plusieurs secteurs d’activité qui font sa renommée. Elle devient le pivot entre le flux des marchandises brutes produites en région et leur diffusion via les réseaux commerciaux. Les textes et les inscriptions antiques nous renseignent sur des cités devenues des centres artisanaux de première importance – Padoue, Vérone et Altinum étaient de célèbres villes textiles –, mais l’absence de fouilles approfondies nous prive des données archéologiques. Dans le cas de Pompéi, le manque de documentation liée aux activités spécialisées autres que celle du garum signifie probablement qu’elle n’était pas reconnue comme un centre de production majeur. Pour autant, son rôle de ville productrice et exportatrice n’est pas à remettre en cause.
15Pompéi se trouvait à l’interface entre la production locale, celle de son arrière-pays et le marché régional. En sa qualité de ville portuaire, elle voyait transiter toutes sortes de marchandises issues de l’importation mais aussi destinées à l’exportation, notamment de produits agricoles comme le vin et probablement aussi le textile et le cuir transformé à partir de matières premières animales issues de l’arrière-pays.
16Nous ne disposons pas de méthodes fiables pour estimer la production d’un secteur économique. Au mieux, pouvons nous observer les dimensions de certaines installations (par exemple celle de la tannerie localisée en I 5), semblables à celles d’établissements des xviiie ou xixe siècles. En l’absence de données substantielles issues d’autres villes antiques, il nous est impossible de comparer le nombre et d’évaluer l’activité des ateliers, hormis pour les foulonneries. En effet, M. Flohr a montré que les plus grandes fullonicae de Pompéi restent plus petites que celles d’Ostie ou de Rome traitant d’importantes quantités de tissus importés pour être vendus à Rome. Dans ce domaine pourtant, le rôle de Pompéi n’est pas négligeable et, selon toute vraisemblance, les secteurs du textile et du cuir jouissaient d’une situation similaire. Enfin, les témoignages laissés par la destruction de Pompéi en 79 apr. J.-C. attestent d’événements en cours :
1 – À cette époque se développent les secteurs d’activités liés au vin, au textile, au cuir et au salage du poisson. La production commence à dépasser remarquablement les besoins d’une ville de taille moyenne, tandis que celle des secteurs céramique ou métallurgique, destinée à des clients de proximité urbains et ruraux, reste stable. Il en est de même pour les secteurs de la restauration et de la construction qui s’adressent à une clientèle exclusivement locale.
2 – On assiste également à une diffusion rapide des innovations, ainsi qu’à une division du travail désormais réparti dans des ateliers spécialisés ; l’augmentation des capacités de production et la meilleure qualité des produits en sont les directes conséquences.
3 – L’essor politique et économique de la cité provoque une relocalisation progressive des ateliers, jusque-là dispersés dans toute la ville. Les artisans et les marchands de luxe se sont regroupés près du forum, les ateliers et les échoppes d’alimentation s’établissent le long des principaux axes menant aux portes de la ville. Les tanneries, les forges et les ateliers de poterie migrent vers les portes et au-delà en raison de leur consommation en eau, de leur besoin de place et de l’utilisation des fours ; la périphérie moins peuplée offrait de vastes surfaces à des prix raisonnables.
4 – Les secteurs d’investissement convoités par les classes supérieures ne sont pas uniquement ceux de la production agricole ; ils s’étendent à cette époque à ceux du textile, de la fabrication du cuir, du salage du poisson, de la boulangerie ou même des services, comme le foulage ou la prostitution. Les artisans et les commerçants étaient principalement des esclaves et des affranchis dépendants de familles patriciennes. L’ascension sociale des affranchis, certains d’entre eux accédant aux classes supérieures par adlectio, l’intégration de leurs enfants au sein du sénat local constituent autant de témoignages de l’essor économique de la ville au moment de l’éruption du Vésuve.
Notes de bas de page
1 Lorquin, Desrosiers 1995, p. 17 ; Masurel, Beck 1988, p. 23-26 ; Baratte et alii 1990 ; Becker, Rieth 1995 ; Rieth 1998, p. 77-79 ; Médard, Sindonino 2014 ; Médard 2011 ; 2014, etc.
2 Texte de J.-P. Brun.
3 Jongman 1988.
4 Suivant Horden, Purcell 2000, p. 362-363.
5 Par exemple, Morel 1983.
6 Caton l’Ancien, De agricultura. Cicéron écrit plus tard que malgré sa trahison, Capoue n’a pas été détruite en 210 av. J.-C. pour continuer à fournir tout ce qui était nécessaire à la culture du territoire campanien et rester aussi a place where transport and tighten crops, urban homes available to farmers tired from the work of the field is in such thinking that the buildings were not demolished (De lege agraria, II, 88).
7 Leveau 1984.
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