Un mode de transport méconnu : les animaux de bât
p. 69-72
Résumés
Malgré la rareté des mentions littéraires et des représentations iconographiques, il est évident que l’emploi des animaux de bât était fréquent dans l’Italie antique. Susceptibles de porter des charges importantes, ces animaux, souvent regroupés en mandrae, pouvaient assurer le transport des denrées agricoles aussi bien dans les campagnes qu’à l’intérieur des villes, notamment pour l’approvisionnement des boulangeries.
In spite of the paucity of indications in the literature and of the shortage of iconographic data, one may reasonably infer that pack-animals were widely used in antique Italy. Able to carry heavy packs, these animals-often groupes in mandrae - were used in the transportation of agricultural products, in the country as well as in the cities, notably to deliver to backers.
Texte intégral
« ... Tertio anno domare incipiunt ad eas res ad quas quisque eos vult habere in usu. Relinquitur de numero quorum greges non sane fiunt, nisi ii qui onera portent : ideo quodplerique deducuntur ad molas, aut agricultu-ram ubi quid vehendum est, aut, etiam ad arandum, ut levis est terra ut in Campania. Greges fiunt fere merca-torum, ut eorum quie Brundisino aut Appulia asellis dossuariis comportant ad mare oleum aut vinum, itemque frumentum aut quid aliud » (Varr., De Agr., II, 6, 5)
1Ainsi au temps de Varron la région de Blindes et l’Apulie produisaient suffisamment d’huile, de vin et de blé pour que des exploitations eussent à exporter jusqu’aux ports des surplus trop importants pour que le transport en fût assuré par les ânes, qui, selon le vieux Caton, devait se trouver sur chacune d’elles (Cat., RR, X ; XI) ; ce transport était réalisé par des commerçants disposant de troupes d’ânes, équipés à cet effet ; selon Varron ces transports étaient même le seul cas où il était bon de réunir des ânes en troupes1, leurs autres emplois étant plutôt des emplois individuels.
2A toute époque les trains de combat des armées romaines ont été constitués par des animaux de bât, qui avaient l’avantage de passer partout et de pouvoir transporter des charges fractionnées correspondant aux besoins des petites unités, si bien que dans les camps on ménageait un emplacement pour les bêtes devant les tentes de ces unités2. Cela nous vaut des allusions assez fréquentes dans les textes à une ruse classique qui consistait à grouper ces bêtes en faisant porter à leurs conducteurs des casques et des armes brillantes qui faisaient croire à l’ennemi qu’il s’agissait de troupes de cavalerie : César lui-même avait utilisé ce stratagème devant Gergovie3. Malgré cela nous avons fort peu de représentations d’animaux de bât sur les monuments figurés d’inspiration militaire : deux sur la Colonne Trajane4.
3Nous sommes encore moins bien renseignés sur les emplois civils. A Pompéi, deux fresques de la maison de Julia Felix5 représentent des animaux bâtés, cheval ou mulet, mais elles sont tellement évanescentes qu’elles ne fournissent aucun renseignement. Le seul document un peu clair est un bas-relief du tombeau des Secundini6 à Igel, sur les bords de la Moselle, à quelques kilomètres en amont de Trèves, qui montre schématiquement deux animaux bâtés en train de franchir une montagne indéterminée ; un fragment d’une tablette d’offrande du Grand Saint Bernard rappelle qu’on en utilisait aussi dans les cols des Alpes (Drack 1987, 95, fig. 53).
4Les textes littéraires ne sont guère plus explicites ; toutefois les allusions y sont assez nombreuses pour prouver, s’il en était besoin, combien l’emploi des animaux de bât était fréquent dans l’Italie antique : un proverbe disait : « A défaut de l’âne, on tape sur le bât » (Petron., Sat., XLV, 8), un autre, assez ambigu, « Ce n’est pas à nous de porter le fardeau, au boeuf de prendre le bât » (Cic.,Ad Att., V, 15, 3 ; Quintil., Instit. orat., V, 11. 21).
5On utilisait des ânes, mais aussi des chevaux et surtout des mulets ou des mules. Les chevaux de bât n’étaient pas de beaux coursiers, on les affublait volontiers de termes méprisants : caballus, mannus ; il s’agissait probablement de chevaux hongres, plus calmes que les chevaux entiers (Cf. Varr., De Agr., II, 7). En ce qui concerne l’équipement, il n’y avait pas de terme spécifique sauf clitellae, très usuel et ancien : Plaute emploi déjà l’adjectif dérivé clitellarius (Plaut., Most., 781). La seule description d’un animal portant un bât est une brève allusion du festin de Τrimalcion (Petron., Sat., XXXI, 9) à un petit bronze représentant un âne “cum bisaccio” ( = avec un bissac).
6Nous n’avons aucune indication sur les charges que, dans l’Antiquité, on pouvait imposer aux animaux de bât, mais elles devaient être à peu près les mêmes qu’à l’époque moderne ; pour les chevaux, il s’agit de 150 kg en plaine, mais seulement de 100 kg en tous terrains, pour les ânes de 75 à 200 kg7. Bien entendu il s’agit d’approximations, les charges réelles ne sont pas pesées, elles varient selon les bêtes et selon l’humeur des gens, et si nous en croyons Apulée (Metamorph., passim) certains avaient volontiers tendance à exagérer ; toutefois ces approximations permettent de comparer les possibilités des animaux de bât avec celles des voitures de charge, limitées à 492 kg selon le Code Théodosien (VIII, 5, 8, 30,47,48) : trois mulets ou trois chevaux en plaine, cinq en montagne eussent rendus des services à peu près équivalents, trois ânes robustes eussent fait mieux, tout cela avec des possibilités de circulation qu’une voiture n’avait pas. Un homme entraîné peut porter une centaine de kilos.
7Les animaux de bât pouvaient donc être utilisés pour des transports lourds, à condition que ce qui devait être transporté pût être divisé en plusieurs charges ; leur emploi en troupes s’imposait donc, avec d’autant plus de facilité que ces animaux suivaient volontiers attachés les uns derrière les autres, “à la queue-leu-leu” selon une expression française, il suffit alors d’un conducteur par groupe ; pour désigner ces files d’animaux le latin utilisait le mot mandra, emprunté au grec, mais en modifiant son sens (μάνδρα = écurie).
8En dehors du texte de Varron nous n’en possédons qu’un seul qui fasse allusion, semble-t-il, à un transport de denrées agricoles en Italie par des animaux de bât : c’est un passage d’Horace (Epod., IV, 13-15) qui se moque d’un affranchi enrichi qui, possédant un fundus de mille jugères dans l’Ager Falernus, le laboure et use la via Appia avec ses manni ; compte tenu de l’exagération de la satire, pouvons-nous en conclure que ce fundus produisait du blé plutôt que du vin et ce blé était-il transporté à Rome par la via Appia pour être vendu au marché libre ?
9On retrouve l’emploi des animaux de bât dans les villes : la loi latine de la Table d’Héraclée8 interdisait la circulation des voitures (plostra) dans Rome le jour, mais pas la leur ; pas davantage un édit de Claude pour les villes d’Italie (Suet., Claud., XXV, 5), ni les mesures qu’auraient prises, selon l’Histoire Auguste, Hadrien pour Rome et Marc-Aurèle pour toutes les villes (H. Α., Hadr., XXII, 6-7 ; M. Α., XXIII, 8). Nous avons la certitude que des mandrae circulaient dans Rome au temps d’Horace et à celui de Martial, voire y séjournaient la nuit d’après Juvénal9. Sans doute leurs emplois étaient-ils divers, mais certaines devaient servir à transporter du blé à l’intérieur de l’agglomération. A l’époque impériale des gens continuaient sans doute à faire cuire leur blé-ou plutôt leur farine-dans une tourtière, c’est-à-dire dans un instrument de cuisine muni d’un couvercle, mais le pain et les gâteaux étaient surtout fabriqués dans des boulangeries, qu’ils fussent ensuite vendus directement ou par des revendeurs. L’interprétation du fameux tombeau d’Eurysacès (Coarelli 1974, 212) continue de poser des problèmes, mais les boulangeries exhumées à Pompéi et à Ostie montrent bien ce que devaient être la plupart de ces installations. Nous savons aussi qu’on attachait beaucoup d’importance à la qualité des blés utilisés et des pains fabriqués (Pl.. NH, XVIII. 81 sqq. ; Pétrone., Sat.,passim) ; même à Rome ces blés n’étaient pas seulement des grains d’outre-mer, il en provenait aussi d’Italie.
10Un passage de Plutarque (Otho, 4,10) laisse entrevoir une des manières dont les boulangeries s’approvisionnaient. En 69 de notre ère, au moment où Othon s’apprêtait à partir pour combattre les troupes de Vitellius, le Tibre déborda, ce qui parut un prodige et un présage menaçant ; les eaux envahirent les points bas de la Ville :... πλείστον δ’ἐν ῷ τὸν ἐπὶ πράσει διαπωλοῦσι σι τον..., « surtout l’endroit où l’on détaille le blé destiné à la vente » (trad. R. Flacelière, Coll. des Universités de France)
11L’opération décrite par cette traduction n’est pas claire, car διαπωλέω est un verbe relativement rare dont le sens n’est pas net ; les dictionnaires proposent « vendre au détail », « vendre en entier », « vendre en public » qui paraît plus satisfaisant, mais qu’est-ce que « vendre en public » du blé « destiné à la vente » sinon vendre en gros, certainement aux enchères ; ainsi apparaît une des opérations du commerce du blé à Rome à l’époque impériale. L’emplacement où elle se faisait, puisqu’il a été atteint par l’inondation, ne se trouvait pas loin du fleuve, probablement à l’Emporium, le blé vendu devait être constitué par les surplus de l’annone : c’est par ces ventes que cette administration devait régulariser les prix du marché libre ; on peut même penser qu’était vendu également là du blé importé librement d’outre-mer ou des régions d’Italie qui pouvaient encore en fournir.
12Le jurisconsulte Gaius (I, 34) nous a conservé la teneur d’un édit de Trajan qui accordait le ius Quiritium à un Latin s’il avait tenu à Rome pendant trois ans une boulangerie où l’on moulait chaque jour au moins cent modii de blé. La densité du blé est variable, mais on peut accepter une moyenne de 750 g par litre10 ; le modius étant de 8,75 litres, 100 modii devaient peser environ 656,250 kg ce qui eût exigé l’emploi de quatre ou cinq mulets, de quatre ou cinq ânes de taille moyenne, mais le boulanger n’achetait probablement pas son blé jour par jour et il n’avait sans doute pas des magasins de stockage importants11. On doit donc penser que des mandrae de dix à quinze animaux portaient souvent leur blé aux boulangeries importantes. Dans ses xenia, Martial (XIII, 12) a inséré un billet destiné à accompagner un cadeau de trois cents modii de blé africain : cela eût représenté à peu près deux tonnes et demandé une quinzaine de bêtes si la livraison devait se faire en une seule fois, comme le billet le donne à entendre, et il s’agissait de porter cela dans un domaine suburbain : il est bien peu probable qu’on eût utilisé des porteurs pour un tel transport et à si longue distance.
13Les mandrae pouvaient circuler dans Rome même le jour, mais les transports de blé destinés aux boulangeries posent des problèmes d’un autre ordre pour lesquels notre documentation ne nous permet pas de proposer des hypothèses bien assurées. Rome a eu un octroi, le vectigal foricularium et ansarium promercalium, auquel échappaient les usuaria, c’est-à-dire les choses d’usage personnel, ce que les juristes appelaient le penus12. Le blé destiné aux boulangeries ne faisait pas partie des usuaria puisqu’il était destiné à la vente sous forme de pain ou de gâteaux ; il était donc soumis à l’octroi auquel échappait celui destiné à la consommation personnelle. Nous ne connaissons ce vectigal que par les inscriptions de quelques bornes de l’époque de Marc-Aurèle et des Sévères13, mais l’une d’elles fait référence à la réglementation antérieure, sans autre précision, si bien que nous ignorons à quelle époque cette taxe avait été instituée. Nous ignorons également quelle était la ligne de l’octroi : Lanciani avait supposé l’existence d’une ligne spéciale, à peu près suivie plus tard par la muraille d’Aurélien, mais nous n’avons aucune allusion à cette ligne, le plus vraisemblable est qu’on utilisait tout simplement la vieille muraille pseudo-servienne, compte tenu des adaptations que son tracé avait reçu pourvu qu’ils fussent aisés à surveiller, ce qui expliquerait, par exemple, l’installation des bornes du foricularium : les denrées destinées aux continentia lui eussent échappé, mais c’est précisément ce que suggère pour le foin la satire III de Juvénal avec pour conséquence la nécessité que les mandrae eussent leurs écuries ou leurs pâturages hors de la vieille ville, soit dans des parties des continentia où les constructions n’étaient pas trop serrées et laissaient des terrains libres, soit plus loin encore dans la campagne elle-même.
Bibliographie
Références bibliographiques
Coarelli 1974 : COARELLI (F.), Guida Archeologica di Roma. Roma, 1974.
Drack 1987: DRACK (W.), FELLMANN (R.), Die Römer in der Schweiz. Feldmeilen, 1987.
Espérandieu 1915 : ESPERANDIEU (E.), Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine. VI. Belgique, 2. Paris, 1915.
Grenier 1934 : GRENIER (Α.), Manuel d’archéologie. VI. Archéologie gallo-romaine. II, L’archéologie du sol. 1, Les routes. Paris, 1934
Le Gall 1979 : LE GALL (J.), Les habitants de Rome et la fiscalité sous le Haut Empire. In : Points de vue sur la fiscalité antique (H. van Effanterre éd.). Paris, 1979 (Publ. Sorb. Sér. Et. XIV), 113-126.
Le Gall 1990 (s. p.) : La Muraille Servienne sous le Haut Empire : quelques remarques. Actes du Colloque de Caen (1990) (sous presse).
Maiuri 1953 : MAIURI (Α.), La peinture romaine. Genève, 1953 (Les grands siècles de la peinture).
Nicolet 1987 : NICOLET(C.), La Table d’Héraclée et les origines du cadastre romain. In : L’Urbs, espace urbain et histoire(Ier s. av. J. -C. -IIIe s. ap. J. -C.). Actes du coll. intern, de Rome (1985). Rome, 1987 (Coll. EFR, 98), 1 -25.
Picard 1990 : PICARD(G. -Ch.), Mosaïques et société dans l’Afrique romaine. Les mosaïques d’El Alia. In : L’Afrique dans l’Occident romain (Iers. av.J. -C. -IVes. ap. J. -C.). Actes du colloque de Rome (1987). Rome, 1990 (Coll. EFR, 134), 3-14.
Vigneron 1968 : VIGNERON (P.), Le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine (des guerres médiques aux grandes invasions). 2 vol. Nancy, 1968 (Annales de l’Est, mém. 35).
Notes de bas de page
1 Le transport “ad aquam” se pratiquait également en Sicile, mais nous ignorons quels étaient les moyens utilisés (Cic., 2Verr III, 36).
2 Pseudo-Hygin., De munit, casti :, 1. Cf. le commentaire de M. Lenoir dans l’édit. de la Collection des Universités de France, 1979,38-40 et fig. 2.
3 Caes., BG, VII, 45, 2. Autres exemples dans T. -Liv., VII, 94, 6-7 (en 394 av. J. -C.) ; X, 40,8 (en 293 av. J. -C.). Cf. également T. -Liv„ XV, 36, 7 (fortifications improvisées en Espagne en 212) ; Plut., Pomp., 41, 6 (tribune improvisée pour le général).
4 Il s’agit du transport du butin enlevé à Sarmisegetusa.
5 Reproductions dans Maiuri 1953, 139 et 141. Un âne, apparemment bâté, sur des débris des mosaïques d’El Alia (Picard 1990, fig. 3).
6 Bas-relief en médiocre état, mais souvent reproduit; cf. Espérandieu 1915, n° 5268, p. 454 ; Grenier 1934, 304, fig. 94.
7 D’après P. Vigneron (1968, 135). Deux cents kilos pour les ânes en terrain plat, selon J. Carette dans une thèse inédite.
8 CIL, I2, 593 = ILS, 6085, I. 56-67; la datation reste incertaine: avant 46 ou 45 (v., en dernier lieu, Nicolet 1987, 1-25).
9 Horat., Epist., II, 2, 72-74; Mart., V, 22, 5-8; Juv., Sat., III, 236. Dans le texte d’Horace on traduit généralement le mot redemptor par "entrepreneur de travaux publics”, mais le terme avait un sens beaucoup plus général, par exemple le boulanger Eurysacès, célèbre par son tombeau, était pistor redemptor(CIL, VI, 1958) ; cf. Coarelli 1974,212.
10 Ce poids moyen des blés modernes correspond aux évaluations données par Pl., NH, XVIII. 66.
11 Les boulangeries de Pompéi et d’Ostie n’occupaient que des surfaces très restreintes, apparemment sans possibilités importantes de stockage.
12 Sur cet octroi, cf. Le Gall 1979, part. 120-126.
13 Je m’appuie en outre sur une communication que j’ai présentée en juin 1990 (Le Gall 1990 (s. p.)).
Auteur
Université de Paris-IV Sorbonne
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