Ostie et le blé au IIe siècle ap. J.-C
p. 47-59
Résumés
La prosopographie des divers intervenants dans les processus de transit et de stockage du blé à Ostie permet de mieux cerner les fonctions et le rôle des membres de certaines corporations et leurs liens étroits et durables avec des fonctionnaires de l’administration impériale, essentiellement le procurateur de l’annone d’Ostie, le préfet de l’annone et celui d’Égypte. On constate qu’au IIe s., à tous les niveaux (transport du blé de l’Afrique à Ostie, différentes opérations de contrôle et pesage du blé), on trouve des Africains. Le blé leur a permis d’accéder aussi aux magistratures à Ostie sans perdre pour autant leurs positions éminentes dans leurs cités d’origine.
The prosopographical study of the various partners involved in the transportation and storage of corn in Ostia is an efficient means to determine the functions and roles played by members of some corporations. It is also a means to highlight the close and durable links established with officials of the imperial administration. mainly the procurator of annona in Ostia, the prefects of annona and of Egypt. This study reveals that, in the IInd c, Africans were involved at all levels (transportation of corn from Africa to Ostia or the various controlling and weighing operations). Thanks to their involvement with annona, these Africans were able to access as magistrates in Ostia without losing any of the prerogatives they enjoyed in their home cities.
Texte intégral
1. Introduction
1. 1. La situation à Ostie
1Que se passait-il à Ostie en amont pour faire arriver le blé, en aval pour le transporter à Rome et lors de la phase intermédiaire pendant le temps de stockage et le transit de cette marchandise dans la cité ? On connaît ou on peut imaginer sans difficultés ces différentes étapes.
21. 1. 1. Le blé était rassemblé dans les zones de production.
31. 1. 2. Il était transporté par mer.
41. 1. 3. Il était réceptionné à Ostie ; sa qualité était vérifiée, puis il était pesé, engrangé dans les horrea d’Ostie.
51. 1. 4. En fonction de la demande de l’Urbs (ou de tout autre "client"), il était transporté, par divers moyens (le Tibre étant sans doute privilégié) jusqu’à Rome. La sortie des horrea d’Ostie requérait un nouveau pesage.
1. 2. L’état de nos connaissances
6De façon paradoxale, nous savons à la fois peu et beaucoup. Je m’explique.
71. 2. 1. Textes juridiques : nous possédons de très nombreux textes juridiques qui concernent les problèmes de l’annone, mais ils sont tardifs ; certains reprennent des dispositions qui datent du IIe siècle mais il faut les utiliser avec une extrême prudence ; ceci n’a pas toujours été le cas. Aussi, je préfère laisser à part ces données dans le cadre de cette recherche et n’y faire référence que de manière occasionnelle.
81. 2. 2. La bibliographie : elle est immense car, depuis le siècle dernier, des historiens ont affronté la question de l’annone et de l’approvisionnement de Rome, depuis Pigeonneau, Mommsen, Hirschfeld, Cagnat jusqu’aux auteurs les plus récents tels Pavis d’Escurac, Rougé, Desanges, Le Gall, Royden, en ne citant que les ouvrages les plus connus (Voir bibliographie infra). Une place particulière doit être faite à Russel Meiggs (qui a consacré des pages irremplaçables à cet argument) et à divers articles parus dans l’ouvrage collectif The Seaborne Commerce of Ancient Rome : Studies in Archaeology and History, dans lequel divers aspects fondamentaux du thème ont été affrontés de manière convaincante.
1. 3. Les propos de cette communication :
9ils sont le résultat de recherches personnelles puis de longues discussions avec Fausto Zevi en décembre 1990. Il est clair qu’il n’est pas question ici de revenir sur l’ensemble des problèmes soulevés par l’intitulé de ces lignes ; cette ambition serait disproportionnée. Notre dessein tient davantage de l’“arrêt sur image” que de la fresque historique. Notre intérêt s’est attaché au “monde” qui gravitait à Ostie, autour du blé, dans les années entre Trajan et les Sévères.
2. Les données brutes : la documentation épigraphique et archéologique dont on dispose à Ostie à ce jour pour le IIe siècle
2. 1. Remarques préliminaires
10Si on tient compte de la précarité et de la carence de documentation dont souffrent nos recherches, on peut constater, non sans satisfaction, que l’information à propos de Γ annone et du blé à Ostie est quasi abondante. Elle concerne tous les stades du cheminement des céréales depuis les pays producteurs jusqu’aux balances des peseurs à Rome qui fournissaient aux boulangers leur matière première. Les corps de métiers et les fonctionnaires impériaux qui jalonnent ce parcours sont plutôt bien connus. On y trouve les membres des différentes corporations qui intervenaient pour le transport du blé, pour les formalités à l’arrivée au port, le pesage, le stockage ; intervenaient ensuite les bateliers chargés de l’acheminement vers Rome ; citons aussi le personnel subalterne de l’annone, les procurateurs de l’annone basés à Ostie et les préfets de l’annone qui supervisaient de Rome le processus ; on peut ajouter les patrons des corporations qui étaient souvent d’ex-fonctionnaires de l’annone que leur carrière avait conduits loin d’Ostie mais qui avaient conservé des liens évidents avec le “monde” du blé à Ostie.
11Avec Fausto Zevi, j’ai décidé de centrer cette recherche sur les intervenants à divers titres dans cette chaîne du blé et de tenter de comprendre quels types de rapports ils entretenaient entre eux, au delà d’une lecture strictement institutionnelle de leurs fonctions. De manière modeste, notre regard est parti des personnes installées à Ostie et c’est donc dans une optique strictement “ostiense” que cet anneau de la chaîne du ravitaillement de Rome a été pris en compte. Nous n’avons ni l’ambition ni l’intention de revenir sur les questions des mécanismes de l’annone. Cependant il ne faut pas oublier combien le pouvoir central était soucieux du bon fonctionnement des circuits qui permettaient l’afflux de vivres pour la plebs urbaine.
2. 2. Les données
2. 2. 1. Les inscriptions, la plupart gravées sur pierre
12Une partie de ces textes peut être datée de manière assez précise entre l’époque de Trajan (la première inscription datée est de 115 environ) et le milieu du IIIe siècle. Les inscriptions en mosaïque posent davantage de problèmes car elles appartiennent à des pavements qui ont été refaits à la fin du IIe siècle et on ignore l’état précédent (c’est le cas des mosaïques historiées de la place des Corporations). Il est intéressant de dresser une carte de la localisation des documents épigraphiques. Certes, pour un certain nombre nous n’avons aucune indication de provenance1.Cependant, des pierres qui n’ont pas été trouvées in situ proviennent d’une zone connue ; ainsi toutes les épigraphes déplacées et réemployées dans le théâtre lors de sa restauration et de sa consolidation au IVe siècle étaient issues de la spoliation des plaques honorifiques qui ornaient la place des Corporations toute proche. Si on replace sur un plan d’Ostie les inscriptions de provenance sûre et celles trouvées réemployées dans le théâtre, se dessine la zone où ces inscriptions ont été dédiées : elle se situe entre le Tibre et le côté nord du Decumanus, au nord de la Via della Foce et elle est délimitée à l’est par la place des Corporations. On se trouve au cœur des quartiers commerçants d’Ostie, là où étaient situés des dépôts, les négoces, les activités liées au commerce et au transit du blé dans la cité portuaire.
2. 2. 2. Les documents figurés
13La chance veut que nous possédions aussi des images de corporati de certains corps de métiers ; nombreux sont les bateliers sur mer, sur le fleuve, mais ce sont des documents moins intéressants que ceux qui concernent les personnes en train de réceptionner et de mesurer le blé. Il s’agit de la fameuse peinture d’Isis Geminiani qui provient de la nécropole de Porta Laurentina (Becatti 1961,34), des mosaïques de l’aula des mensores (Becatti 1961, 33 et pl. CLXXXVII et CLXXXVIII, n. 58) et la mosaïque d’une statio (n. 5) de la place des Corporations (côté est) qui représente un mensor, rutellum en main (Becatti 1961, pl. CLXXXVII. n. 87). On y voit des opérations de transbordement du grain et le mensor en activité avec sa règle pour égaliser la surface du récipient porté par un homme de peine. En revanche nous n’avons pas conservé de liste de la plebs des corporations liées directement à l’annone.
3. Les différentes catégories d’intervenants dans la “chaîne” du blé à Ostie
14Les distinctions que je vais faire sont en réalité artificiel les car il n’est pas rare qu’un même homme intervienne dans plusieurs corporations, souvent à des titres divers ; il reste cependant commode d’opérer cette classification et de tenter de voir ensuite la signification des interventions multiples de certains personnages.
3. 1. Corporations ou corps de métiers connus grâce aux inscriptions
3. 1. 1. Métiers liés à la navigation sur mer et sur le fleuve
15a) sur mer : les domini navium Karthaginensium ex Africa (CIL, XIV, 99 : dédicace à l’empereur), les domini navium Karthaginensium (CIL. XIV, 4626), domini navium Afrarum universarum item Sardorum (CIL, XIV, 4142), curatores navium marinarum (CIL, XIV, 363 et 409), quinq. corpora navigantes (CIL, XIV, 170). Souvent les corporations de navigants sur mer et sur le fleuve sont associées, au moins grâce à des patrons communs.
16b) sur le fleuve : tous les témoignages, sauf un, portent sur la navigation en aval de Rome : infernates. Les codicarii navicularii (ou naves amniales) étaient des bateliers sur barges à fond plat, adaptées au fleuve, hâlées depuis la berge par des boeufs. Il faut rejeter l’hypothèse de Pigeonneau qui pensait que les codicarii pouvaient navigueren haute mer et jusqu’en Sardaigne (Pigeonneau 1876,22). Plusieurs inscriptions qui concernent les navigateurs sur le Tibre sont datées : de 147 (CIL, XIV, 4144), de 166 (CIL, XIV, 106), de 140/145 (CIL, XIV, 363, p. 615) ; CIL, XIV, 364 du milieu du IIe siècle, d’autres du IIIe siècle (CIL, XIV. 170, 1 85 et 4549, 43 : codicari de suo de la place des Corporations). Il est rare cependant que ces codicarii soient dissociés des marins de haute mer ou de ceux qui s’occupent du froment ; ainsi un affranchi impérial, L. Capurnius Chius est curator des codicarii mais aussi quinquennalis de la corporation des mensores frumento riorum ostiensi um (CIL, XIV, 309).
3. 1. 2. Mercatores frumentarii
17On a supposé que leur statio était localisée place des Corporations, là où sont représentés deux modii qui pourraient être leur emblème ; quant aux lettres S C F (CIL, XIV, 4549, 38) on les développe en général S(tatio) C(orporis) F(rumentariorum). Les textes qui mentionnent les mercatores ou leur corporation datent tous du milieu du second siècle ; en 146, c’est le corpus des mercatores frumentariorum qui fait une dédicace à son quinquennalis perpetuus (CIL, XIV, 303) ; en 173, un décurion d’Ostie est mercator frumentarius (mais aussi curator nav. mar.) (CIL, XIV, 4142) ; au milieu du second siècle la corporation fait une dédicace à un exprocurateur de l’annone qui est devenu entre temps procurateur d’une petite province alpine, ce qui n’a pas relâché, semble-t-il, les liens avec ses protégés d’Ostie (CIL, XIV, 161).
3. 1. 3. Corpus des mensores frumentorii
18C’est de cette corporation que nous possédons les attestations les plus nombreuses : inscriptions et représentations figurées. Les mensores frumentoni avaient un rôle fondamental puisqu’ils intervenaient au moins à deux reprises lors du cheminement du blé à Ostie ; ils pesaient le froment à l’arrivée des bateaux avant qu’il ne soit engrangé dans les horrea puis intervenaient à nouveau lorsqu’il fallait contrôler les sorties de marchandise des dépôts pour l’expédition à Rome. La chance veut que l’on ait conservé les locaux où les mensores opéraient sans doute au moment du déchargement des bateaux. Ce que les archéologues ont surnommé « l’aula des mensores » à cause de la mosaïque qui la décore est un lieu à l’architecture bien particulière auquel était sans doute annexé un temple. L’ensemble, dans son premier état, date des années 112/115. Il a été réaménagé au milieu du IIIe siècle et la fameuse mosaïque avec un mensoren action date de l’époque de la réfection des lieux. Calza (Scavi Ostia 1953, 125, 154) puis Rickman (1971, 86) ont souligné la spécificité de ces horrea par rapport aux greniers connus par ailleurs ; ils sont dotés d’une porte d’entrée très large, et leur accès se fait par un plan incliné ; par ailleurs, le faible espace réservé au dépôt des marchandises tend à prouver que le blé n’était pas destiné à y rester. En fait, la finalité de ces bâtiments était de permettre de peser et peut-être de contrôler la qualité d’une grande quantité de froment lorsque les céréales transitaient entre le port et les horrea. Notons la position stratégique favorable de ce complexe édifice, très proche du port, et donc sulle trajet qui menait aux horrea où le blé était ensuite emmagasiné.
19Je ne m’étendrai pas sur les différentes catégories de mensores connus dans les inscriptions (CIL, XIV, 2 et 154). R. Meiggs (1973, 282) a tenté de comprendre le rôle de chacune d’entre elles ; hélas, rien ne peut ni infirmer, ni confirmer son hypothèse2.
20On doit regretter l’absence de liste de laplebs de ces corporations, on connaît des personnages de rang subalterne mais seulement par le biais des inscriptions honorifiques qui concernent des “leaders” de ces corpora et des patrons.
21C’est sur les individus que notre intérêt s’est porté depuis les corporati ordinaires ou les quaestores des corporations (qui étaient souvent des affranchis de puissants membres des corporations) jusqu’aux quinquennales, quinquennales perpetui et patrons, personnages éminents qui, nous le verrons, étaient les amis de puissants fonctionnaires impériaux. Remarquons encore que les distinctions entre corporations sont artificielles car, très souvent, les dirigeants (ou du moins les hommes en vue) figuraient dans plusieurs corporations ; il sera donc intéressant de voir ce que ceci implique, en particulier sur le plan d’un contrôle “global” de certains trafics.
22Le premier texte daté qui mentionne les mensores frumentarii est daté de 140/145 (CIL, XIV. 363) ; C. Granius Maturus était curator mensorum frumentariorum ostiensium (et aussi curator de la corporation des navium marinarum). En 146, P. Aufidius Fortis (CIL, XIV, 303, corrigé par 4620) était patronus corporum mensorum frumentariorum (mais aussi chevalier, magistrat à Ostie et décurion à Hippo Regio en Afrique) dans une dédicace du corpus mercatorum frumentariorum dont il était quinquennalis perpetuus. Deux affranchis impériaux, vers le milieu du second siècle, Q. Aeronius Antiochus (CIL, XIV, 4140) et L. Calpurnius Chius (ibid., 309 aussi curator bis codicar. Ostis) ont été quinquennalis corp. mens. frum. Quant à Cn. Sentius Felix (CIL, XIV. 409), il n’était pas originaire d’Ostie puisqu’inscrit dans la tribu Teretina, mais, grâce à son fils adoptif (infra, 59, n. 17), il était entré dans la prestigieuse famille d’Ostie des Lucilii Gamalae ; il a été patron des mensores frumentarii Cereris ; il a véritablement “collectionné” les patronages et les participations à des corporations (entre autres il était curator navium marinarum) aussi bien à Ostie qu’à Rome (en particulier pour le négoce du vin).
23Cette corporation des mensores frumentarii a offert des dédicaces à des procurateurs de l’annone (cf. CIL, XIV. 161 et CIL, XIV, 1 72 en 184, CIL, XIV. 154 datée entre 195 et 211). Un certain nombre de textes sont lacunaires mais ils concernent cette corporation (CIL, XIV, 289. 4623, 4676, 4612).
24D’autres inscriptions mentionnent sans équivoque certains personnages liés aux mensores par exemple les affranchis d’Aufidius Fortis (CIL. XIV. 161, 4621, 4622).
3. 2. Le personnel administratif
25Les titulaires de charges administratives dépendant du pouvoir central ont fait l’objet d’études spécifiques approfondies, auxquelles je me contente de me référer pour le plan strictement fonctionnel. Notons que le préfet de l’annone n’apparaît qu’une fois à Ostie et une fois dans une inscription trouvée sur l’Aventin (des mercatores lui offrent une dédicace)3. En fait les interlocuteurs directs de ceux qui, à un moment quelconque, avaient à faire avec le blé, étaient les procurateurs de l’annone, poste de début d’une carrière équestre sexagénaire (Pflaum 1950). Il est probable, comme me le confirme Ségolène Demougin4, que le procurateur de rang équestre était doublé par un procurateur de rang affranchi ; c’était une pratique systématique mais il n’en reste qu’un seul témoignage épigraphique : P. Aelius Liberalis, affranchis impérial, a été procurateur annonae ostiensis (CIL. XIV, 2045)5. Ces procurateurs de rang inégal ont laissé peu de traces à Ostie, pas plus que le personnel subalterne qui secondait dans des bureaux ces deux procurateurs. On connaît un tabularius Ostis ad annonam de l’époque d’Antonin le Pieux (CIL, VI, 8450). De fait l’administration impériale de l’annone à Ostie était très bien structurée. Il y avait des procurateurs de rang équestre (entre 112 et la fin du IIe siècle les inscriptions nous permettent d’en identifier treize : voir liste en annexe) ; pour les titulaires, ce poste représentait une étape de leur cursus : les procurateurs de rang affranchi qui doublaient les chevaliers assuraient sur le plan local la continuité ; ils faisaient carrière sur place comme le prouve le cas de P. Aelius Liberalis, devenu un notable du vicus Augustanus, un faubourg d’Ostie6. Ils étaient tous secondés par du petit personnel, esclaves, ou affranchis qui ont laissé peu de témoignages7.
4. Analyse des données
4. 1. Les fonctionnaires impériaux de rang équestre
26Ils ont presque tous fait l’objet d’études, cependant une mise en liste (cf. liste synoptique en annexe) de leur cursus et un réexamen de ces treize carrières apportent des informations négligées jusqu’alors.
4. 1. 1. Des carrières atypiques
27Il est curieux que plusieurs procurateurs de l’annone présentent la même anomalie et soient entrés directement dans l’administration où ils se sont occupés de problèmes de Γ annone. Nous en avons la preuve pour Annius Postumus (vers le milieu du IIe siècle), C. Valerius Fuscus (en 179), Q. Calpurnius Modestus (dans la seconde moitié du IIe siècle).
4. 1. 2. Une expérience commune ; des postes dans des terres à blé ou dans l’annone
28Ils ont souvent “fait leurs classes” en Afrique. Cet apprentissage s’est parfois réalisé lors du service militaire (pour ceux qui ont franchi cette étape) ; ainsi [--]quus procurator de l’annone à Ostie vers 112/115a été préfet de cohorte en Maurétanie Césarienne (praef coh. I Flavia Musul.), Flavius Macer, curator frumenti comparandi in annonam Urbis, a été lui aussi préfet de la tribu des Musulames et procurateur des domaines impériaux d’Hippo et Théveste. Ce dernier poste a été rempli par A[--] vers le milieu du second siècle (mais après la procuratèle de l’annone à Ostie). Quant à L. Baebius Aurei ius Iuncinus qui a revêtu ses fonctions de procurateur ad annonas Ostis sous le règne de Commode, il était originaire de Sicile, donc d’une terre à blé. Il est évident que l’expérience acquise sur le terrain, soit lors des milices équestres, soit comme responsable dans des domaines impériaux, fournisseurs de céréales en Afrique, a été aussi une des caractéristiques des titulaires de ceux qui accédaient au poste de procurateur de l’annone d’Ostie.
4. 1. 3. Des liens pérennes avec les “opérateurs” du blé d’Ostie
29On est aussi frappé de constater que les liens qu’ont noués ces hommes qui remplissent là leur première charge sexagénaire ont été très durables et ont résisté au départ des procurateurs de l’annone appelés à d’autres fonctions ; même après un départ vers d’autres destinations (souvent lointaines), on a continué à leur dédier des inscriptions ; des rapports plus personnels semblent même avoir existé si on tient compte de l’appellation “amicus” que C. Granius Maturus a réservée à M. Petronius Honoratus, préfet d’Egypte, qui a été auparavant préfet de l’annone (CIL, XIV, 4458). Q. Calpurnius Modestus était devenu procurator Alpium après la procuratèle de l’annone d’Ostie lorsque le Corpus Mercatorum Frumentariorum (représenté par ses quinquennales M. Aemilius Saturus et P. Aufidius Faustianus) lui a rendu hommage (CIL, XIV, 161).
4. 1. 4. Une origine africaine
30C’est sans doute le résultat le plus neuf et le plus intéressant de cette recherche. L’origine d’Afrique de ces fonctionnaires impériaux a souvent été occultée ; on n’a pas tenu compte du soin avec lequel ils indiquaient l’appartenance à une tribu, que ce soit les tribus Quirina, Papiria et Arnensis. De plus, on a mis en avant des arguties fallacieuses pour en faire des citoyens romains de la péninsule. Ainsi le fait que nombre d’entre eux aient revêtu un pontificat mineur a été considéré comme l’assurance d’une origine de l’Italie. L’historique de cette erreur mérite quelque attention ; chez les auteurs postérieurs à l’œuvre de H. -G. Pflaum, on trouve des notes qui renvoient systématiquement à cet historien (cf. Pavis d’Escurac 1976, 344 entre autres) ; lorsqu’on consulte les fiches prosopographiques de Pflaum, on constate qu’il a affirmé une fois que le pontificat mineur signifiait que son titulaire était né à Rome ou dans une région de l’Italie centrale ; ensuite, ses notes sont un simple renvoi interne à cette affirmation sans substrat (Pflaum 1960,499). En fait, si on reprend avec attention les propos de Pflaum pour les procurateurs qu’il a mis en liste, son hypothèse s’infirme d’elle-même car nombre de pontifes mineurs n’étaient pas originaires de l’Italie. Si on convient donc qu’un pontife mineur n’est pas nécessairement un Italien, né en Italie, on peut mieux appréhender le problème des tribus des procurateurs de l’annone d’Ostie.
31Cette question est intéressante pour les procurateurs mais aussi pour les autres “protagonistes” qui intervenaient dans les opérations qui concernaient le blé à Ostie. Comme on le sait, les citoyens de la colonie d’Ostie ont été inscrits à l’origine dans la tribu Voturia ; dès l’époque républicaine, les affranchis furent en revanche dotés de la tribu Palatina. Ainsi cette dernière tribu est devenue, en absolu, la plus fréquente à Ostie dans les inscriptions (Meiggs 1973, 190). Si on fait une enquête pour le IIe siècle on s’aperçoit qu’après la tribu Palatina, la Quirina est celle qui est le plus souvent citée, avec une particularité : QUIRINA est inscrit in extenso dans nombre de textes. Par ailleurs, on sait que la Quirina était la tribu de Cirta en Afrique où, note H. -G. Pflaum, les Cirtéens avaient l’habitude de montrer leur attachement à leur tribu par un libellé in extenso8. Plusieurs procurateurs de l’annone qui ont été inscrits dans cette tribu (M. Vettius Latro, T. Flavius Macer, C. Valerius Fuscus, Q. Calpurnius Modestus) étaient originaires de Cirta ou de sa région. Plusieurs autres étaient aussi inscrits dans des tribus présentes en Afrique : T. Petronius Priscus de l’Arnensis, la tribu de Carthage ; Q. Acilius Fuscus, né à Thubursicu Bure, de la Papiria. Ce sont ces mêmes tribus : la Quirina, la Papiria et l’Arnensis que l’on retrouve pour les “opérateurs” privés du blé.
4. 2. Les entrepreneurs privés liés au commerce du blé
32Il s’agit de tous ceux qui, en tant que membres de corporations ou à un titre quelconque, étaient présents à un des stades de cette chaîne du cheminement du blé de la mer vers Rome en passant par Ostie. On est frappé qu’à tous les stades (transport, transit) le pourcentage de Romains originaires d’Afrique soit considérable.
4. 2. 1. Les navicularii
33Comme l’a souligné Rougé (1966, 295 sq.) il est normal que les transporteurs aient été originaires des pays exportateurs plus que des pays importateurs. Le curator des navicularii Karthaginenses, L. Caelius Aprilis Valerianus, était inscrit dans la tribu Arnensis, la tribu de Carthage. Les domini navium (CIL, XIV, 99) se disaient eux-mêmes carthaginois d’Afrique.
34Il en est de même pour les domini navium afrarum universum item sardorum qui offraient une dédicace à un décurion d’Ostie (CIL, XIV, 4142).
4. 2. 2. Les codicarii
35En revanche, il aurait semblé logique que les bateliers sur le Tibre soient des “locaux”, et ce fut probablement le cas ; cependant ce corps de métier essentiel pour le cheminement du blé vers Rome (les bateaux portaient les céréales des horrea d’Ostie aux horrea de Rome) a, lui aussi, été “infiltré” par des Africains. J’en veux pour preuve en 166, une épigraphe où un Carthaginois [--] liorius M. f Arn(ensis) est un des deux “agentes” des codicarii naviculari qui offraient une statue à l’empereur (CIL, XIV, 106). Les entrepreneurs qui vivaient du commerce du blé avaient intérêt à contrôler toutes les étapes des opérations depuis le chargement dans les zones de production jusqu’aux balances des peseurs à Rome. Cette ambition, ils l’ont sans doute en partie réalisée au second siècle. Ainsi, un mercator frumentarius, quinquennalis pistorum, M. Caerellius lazemis9 était aussi quinquennalis perpetuus des codicarii (CIL, XIV, 4234 trouvée à Tibur). Plus significative encore est la position-clé que €. Granius Maturus s’était forgée. Il a été curator navium amnialium et marinarum. Il était Africain, inscrit dans la tribu Quirina, membre de la classe dirigeante d’Ostie (décurion et duumvir)’, il a été patron de la corporation des mensores (nous y reviendrons) (CIL, XIV, 364 et p. 615). L. Calpurnius Chius (CIL, XIV, 309), un affranchi, a été curator bis codicar. et quinquennalis corporis mensorum frumentariorum. L’inscription CIL, XIV, 170 est une dédicace offerte par les codicarii navicularii (associés aux quinque corpora navigantes) à un fonctionnaire impérial qui occupait la fonction de procurator utriusq(ue) à Ostie et Portus (Meiggs 1973, 399). Quant au chevalier C. Veturius Testius Amandus (CIL, XIV, 4144), il a été le patron et le defensor des navigiarii corpor. quinque et ce sont les quinque corporis splendedissimi codicarii qui ont offert cette inscription.
36L’analyse de ces textes donne donc l’impression que, souvent, il y a eu tentative réussie de mainmise sur l’ensemble des opérations nécessaires pour porter le blé des pays producteurs jusqu’à Rome, et ce monopole a été, en partie, le fait des Romains d’Afrique.
4. 2. 3. Les mercatores frumentarii
37Les liens de ces personnages avec l’Afrique sont parfois moins évidents et plus subtiles à déceler, mais ils ne font cependant aucun doute. Dans une inscription datée du milieu du IIe siècle, offerte par la corporation des mercatores frumentarii à un ex-procurateur de l’annone, Q. Calpurnius Modestus (un Africain inscrit dans la tribu Quirina), les quinquennales M. Aemilius Saturus10 et P. Aufidius Fausti nianus et un des questeurs (P. Aufidius Epictetus) de la corporation sont originaires d’Afrique (CIL, XIV, 161). Deux inscriptions d’Ostie permettent de savoir que P. Aufidius Faustinianus et P. Aufidius Fortis (cf. CIL, XIV, 4621 et 4622 : dédicaces de ces deux affranchis à leur patron) étaient les affranchis de P. Aufidius Fortis. Ce notable, décurion et magistrat à Ostie11, originaire d’Afrique, inscrit dans la tribu Quirina, décurion d’Hippo Regio, était en rapport étroit avec les corporations qui “trafiquaient” dans le blé ; il a été patron du corpus mensorum frumentariorum et urinatorum et le corpus mercatorum frumentariorum lui offrit une dédicace (CIL, XIV, 303, corrigé par 4620). En 173, c’est encore un affranchi de P. Aufidius qui a été agens pour l’exécution d’une dédicace offerte par les domini navium afrarum universarum item sardorum (CIL, XIV. 4142). Elle était destinée à M. Iunius Faustus, magistrat à Ostie et mercator frumentarius, patron de la corporation des curatores navium marinarum.
38On peut verser à ce dossier une hypothèse de Filippo Coarelli (1989,41, n. 84) à propos de la domus d’Apuleius ; il pense qu’il s’agit de la demeure d’un Africain et que, comme l’interpréta Lanciani12, les graffiti gravés sur les murs étaient les comptes du propriétaire de la maison : un mercator frumentarius qui serait un Africain.
4. 2. 4. Les mensores
39Nous avons déjà pu noter l’importance de cette profession ; nous connaissons divers mensores, le lieu où ils exerçaient leur métier ; des représentations figurées illustrent de manière exceptionnelle cette activité. On est frappé par la fréquence des rapports entre les mensores et les préfets de l’annone avec des liens qui ont persisté après le départ des fonctionnaires impériaux ; seule une relation plus personnelle peut le justifier. De fait, ils ont souvent eu un dénominateur commun : une origine de l’Afrique romaine. P. Aufidius Fortis était originaire d’Hippo Regio (inscrit dans la tribu d’Hippo Regio, la Quirina) ; il y a été décurion, mais il a aussi été magistrat à Ostie, patron et quinquennalis de diverses corporations dont le corpus des mensores frumentarii, au milieu du second siècle (CIL, XIV, 303, 4620, 4621, 4622). C. Granius Maturus, de la tribu Quirina (CIL, XIV, 362,363 et p. 615,364, 4458etNSc, 1953, 297), a été un des rares décurions adlecti gratis d’Ostie ; il étaitpatronus (entre autres) de la corporatio mensorum frumentariorum et pouvait se vanter d’être l’amicus de l’ex-préfet de l’annone M. Petronius Honoratus (CIL, XIV, 4458) qui était devenu préfet d’Egypte à l’époque de la dédicace en 147-148 (CIL, VI. 1625 a-b) ; tous les deux étaient inscrits dans la tribu Quirina et étaient des Romains d’Afrique, nés dans la même région. Quant à M. Lollius Paulinus, le dédicant du texte CIL, XIV, 363, il se disait amicus de C. Granius Maturus et offrait l’inscription au nom des curatores navium marina rum et des mensores frumentarii ostienses ; certes, on ne possède pas d’indication précise sur son origine ; cependant, on connaît des Lol lii de rang sénatorial, originaires de Citta, amis de Fronton et d’Apulée (cf. Fronton, ad Amicos, 2,7 ; et Apulée, Apol., 2) ; le proconsul d’Afrique des années 150, Q. Lollius Urbicus, qui bénéficiait de la protection d’Antonin le Pieux, avait pour mère une Grania et son oncle était P. Granius Paulinus (Ordine senatorio 1982, 768-769). Les coïncidences sont trop évidentes (cf. en particulier le cognomen Paulinus pour le proconsul et pour le dédicant d’Ostie) pour être sous-estimées : M. Lollius Paulinus était, lui aussi, originaire d’Afrique.
40Autre fait remarquable : la plupart des dédicaces de mensores offertes à des procurateurs de l’annone d’Ostie, parvenues jusqu’à nous (est-ce un simple hasard ?), ont été offertes à des fonctionnaires impériaux dont l’origine africaine est certaine13. Notons aussi, après Meiggs (1972,206 sq.), que des liens privilégiés ont existé entre Ostie et les préfets de l’annone et de l’Egypte14.
4. 2. 5. Présence massive d’Africains parmi les titulaires des stationes de la place des Corporations
41Je n’insisterai pas car c’est un fait bien connu, mais il est utile de le rappeler. Laissons de côté les "images" sans légendes qui représentent des mensores munis de rutellum, elles concernent, bien sûr, des professionnels du blé mais sans qu’on puisse en induire des indices pour une origine précise. En revanche, des inscriptions en mosaïques mentionnent plusieurs cités africaines dont on sait qu’elles étaient exportatrices de blé : Carthage (CIL, XIV, 4549,18) ; Misua, oppidum de Proconsulaire (ibid., 4549, 10, sont représentés en outre des navires, un poisson, des dauphins et un modius) ; Musluvio, en Maurétanie Sitefensis (ibid., 4549, 1 l) ; Diarry, oppidum de Proconsulaire : Hippone Diarryto (ibid., 4549, 12) ; Sabrata, en Τripol i taine (ibid.. 4549. 14) ; Gummi, oppidum (ibid., 4549, 17) ; Curbitani, colonie de Proconsulaire (ibid., 4549, 34 : NAVICVLARI CVRBITANI D. S. S. N. F. C. C. : ces lettres ont été développées en : S(tatio) N(egotiatorum) F(rumentariorum) C(oloniae) C(urbitani) ; enfin Sullecthum, oppidum de Byzacène (ibid., 4549,23). J’ajouterai à titre plus précaire, Turris, en général considérée Turri Libisonis en Sardaigne, mais qui pourrait tout aussi bien être Τurris de Maurétanie Césarienne (ibid., 4549, 19) (pour l’ensemble de ces “stationes” voir Becatti 1961).
5. Synthèse
42Prise de conscience de la présence déterminante des Romains d’Afrique dans la “chaîne” de l’approvisionnement en blé de Rome à partir de Trajan dans le port d’Ostie. La place des Africains à Ostie et à Rome à partir de la fin du premier siècle.
43Les données qui ont été énoncées sont, à mon sens, significatives, mais elles prennent encore plus d’ampleur si on les replace dans le contexte général de la politique du prince. On connaît bien l’existence du “clan des Africains” à la cour impériale vers le milieu du second siècle, avec des personnalités telles que Fronton et Repentinus, originaires de Sicca, dont l’influence a été déterminante sur Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. L’éclairage neuf apporté sur la classe des “trafiquants” en blé d’Ostie au second siècle aide, je crois, à mieux comprendre comment ces Africains ont su prendre dans la vie économique, puis politique et intellectuelle de l’état, une place prépondérante. C’est dans ce climat philo-africain que se situe l’hypothèse de Filippo Coarelli (1989, 41) : il suppose que le propriétaire de la "casa d’Apuleius" était Apuleius de Madaure, qui aurait séjourné à Ostie dans le milieu de ceux qui commerçaient dans le blé15. Coarelli pense que certains produits péninsulaires servaient de fret de retour pour les navires importateurs de blé, ainsi pour les productions des figlinae d’Asinius Marcellus.
44On est en possession d’autres preuves qui montrent que de grandes familles sénatoriales avaient des intérêts économiques en Afrique et à Ostie. Ainsi les Caecilii possédaient à Ostie une domus identifiée par deux fistules de plomb (cf. NSc, 1953, 164, 20) ; la gens était inscrite dans la tribu Quirina et était originaire de Thubba ; depuis plusieurs générations, elle assumait le patronage de Thuburbo Minus. On peut suivre l’émergence de la famille ; Sex. Caecilius Crescens Volusianus, procurateur équestre à l’époque d’Antonin le Pieux, était le frère du grand juriste Sex. Caecilius Africanus, membre éminent de l’entourage de Marc-Aurèle. Il était sans doute le père de Sex. Caecilius Volusianus, le consulaire qui signa les fistules de plomb d’Ostie. Il ne s’agit sûrement pas d’un unicum. M. Martius Philippus, de la tribu Quirina, sénateur de la province d’Afrique, était le patron de la corporation des fabri navales ostienses (NSc, 1953, 269, n. 31 ; voir CIL, XIV, 169) ; ainsi la relation est plus compréhensible. De même, alors que Meiggs (1972, 203) s’étonnait de la présence à Ostie de Q. Plotius Romanus, de la tribu Quirina, originaire de l’Afrique Proconsulaire, je crois qu’elle s’explique tout à fait : il n’était qu’un des très nombreux Africains qui séjournaient à Ostie, surtout pour des motifs économiques, afin de surveiller la bonne marche de leurs affaires, en rapport étroit avec la saine gestion de leurs domaines africains, producteurs de blé. Cette présence massive avait favorisé la naissance d’un cercle intellectuel et philosophique dont Apulée et ses concitoyens étaient des représentants typiques.
45Avec ces personnages connus, nous touchons à la phase d’épanouissement d’un phénomène qui avait commencé quelques décennies plus tôt. A partir d’Antonin le Pieux, c’est à la cour princière que les Africains étaient solidement implantés, au plus haut niveau de l’état, dans un cercle qui avait de l’influence sur l’empereur ; pensons aux maîtres africains qu’Antonin le Pieux choisit pour éduquer ses héritiers, Marc-Aurèle et Lucius Verus.
46L’apothéose sociale, politique et intellectuelle de ce clan a été préparée de manière plus pragmatique et humble à partir de la fin du premier siècle et surtout après la construction du port de Trajan. Tout concorde pour démontrer que les Africains ont su, de suite, occuper une place dans l’approvisionnement en blé de Rome, depuis les lieux de production jusqu’à l’arrivée dans le port importateur ; le manque d’intérêt des milieux de Γ aristocratie traditionnelle de la colonie d’Ostie envers le commerce [Cf. Cébeillac 1991 (s. p.)] a permis à ces hommes, entreprenants et ambitieux, de mettre la main sur un trafic fructueux. Le premier titulaire du poste créé à Ostie par Trajan de procurator annonae Ostiae et in portu, M. Vettius Latro, de la tribu Quirina, était originaire de Thuburbo Maius. Au même moment, l’empereur nommait à une curatèle extraordinaire, pour ravitailler Rome en blé, T. Flavius Macer, de la tribu Quirina, originaire, sans doute, de la colonia Ammaedara, en Afrique Proconsulaire, dont le descendant est, peut-être, T. Flavius Piso, préfet de l’annone honoré à Ostie en 17916.
47C’est l’ensemble de ces données conjuguées qui explique qu’à Ostie se soit constitué un “noyau” africain. Filippo Coarelli en a retrouvé les traces dans la maison d’Apuleius, avec le mithreum « delle Sette Sfere », et tout le contexte philosophique et religieux qui en est induit17. Cette effervescence intellectuelle des Africains, à Ostie comme à Rome, avait pour base une solide implantation économique : des propriétés agricoles en Afrique, des intérêts dans les “compagnies” de transport, sur mer et sur le fleuve, et dans les corporations des mercatores frumentarii et mensores frumentarii et sans doute aussi dans d’autres corporations mineures (portage etc...) dont nous n’avons pas conservé trace.
6. Conclusions
48Cette recherche basée sur un nombre non négligeable de témoignages permet de donner un nouvel éclairage à des faits bien connus mais qui prennent une autre dimension. Peut-être est-ce un début de réponse à une interrogation posée par Mireille Corbier dans le rapport présenté sur les sénateurs d’Afrique Proconsulaire lors du colloque sur Ordine Senatorio (1982,698). Elle regrettait qu’on ne pût encore relier les clarissimes d’Afrique avec le milieu du grand commerce et avec les hommes au service de l’état. Elle supposait que l’origine de leur fortune se trouvait dans les richesses acquises grâce au blé et à l’huile et à leur commercialisation. Elle pensait que les opportunités offertes par l’administration des domaines impériaux d’Afrique avaient amené des membres des familles locales à faire carrière dans l’administration impériale puis à poursuivre cette émergence et à entrer dans la classe sénatoriale18.
49De manière, il faut le dire, inattendue, cette recherche sur le transit du blé à Ostie a débouché sur des conclusions inespérées : une clé pour comprendre l’ascension sociale et politique des descendants des colons romains d’Afrique. Grâce à leur bonne connaissance du territoire producteur de blé, ces élites locales dynamiques ont su trouver place dans des procuratèles impériales ; la mainmise par le biais de parents ou d’“amici” sur le transport, la commercialisation et les opérations de vérification et de pesage du blé leur a permis d’organiser à leur profit un quasi-monopole sur des produits essentiels au maintien de l’ordre : la nourriture de base de la population de l’Urbs. Les hommes qui contrôlaient le bon acheminement du blé et l’approvisionnement de Rome ne pouvaient être que des individus qui avaient la faveur impériale. On a pu, au cours de cette recherche, assister à la naissance du "lobby" africain du milieu du IIe siècle. Il faut noter que ceci n’a été possible que parce que, à Ostie, l’élite locale n’avait jamais été partie prenante dans l’activité portuaire, à de rares exceptions près. En un demi-siècle, entre Trajan et Marc-Aurèle, les Romains d’Afrique sont devenus les membres d’un clan qui comptait auprès des princes. M. Leglay (Ordine senatorio 1982, 758) écrivait : « L’époque sévérienne ne marque donc pas un tournant important, elle ne correspond pas à l’apogée des Africains ; elle ne constitue pas non plus le point de départ de brillantes carrières ». De fait, dès le milieu du second siècle, les Africains étaient déjà prépondérants dans l’Urbs, à la cour, sur les plans politique et intellectuel. Le blé, après la création du port de Trajan, a représenté, je crois, le détonateur qui explicite cette émergence africaine d’abord au niveau économique dans un domaine très sensible : le ravitaillement de la Ville. L’arrivée au pouvoir des Sévères n’est donc pas un début mais une suite logique : le couronnement d’un siècle, ou presque, d’une longue et régulière ascension19.
Discussion
50M. CHRISTOL : A propos de la communication de Mireille Cébeillac, qui a dû abréger fortement la fin de son intervention, j’aimerais qu’elle puisse nous dire d’une façon beaucoup plus précise à quelles régions, à quelles parties de la province d’Afrique, qui était très vaste, se rattache le plus grand nombre de témoignages de liens entre Ostie et la région qu’elle a étudiée.
51M. CÉBEILLAC : La Numidie.
52M. CHRISTOL : Cela ne m’étonne pas parce que, dans l’Africa Vetus, une grande partie du territoire est domaine impérial, et donc il faudrait supposer que la part du domaine impérial est bien moins forte dans l’Africa Nova, du moins dans la partie septentrionale de l’Africa Nova, celle qui correspond à la Numidie Proconsulaire et à la Numidie Cirtéenne, que dans la partie militaire ou là où on retrouve les domaines impériaux de la région plus proche de Lambèse.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Annexe
ANNEXE 1
Notes de bas de page
1 C’est le cas pour une partie des inscriptions entreposées au Musée du Latran et pour quelques textes des dépôts d’Ostie. Cependant vingt épigraphes peuvent être localisées sur un plan avec certitude (cf. fig. 1).
2 Il suppose une division de leurs tâches qui correspondrait à ces trois titres (mais il reste très dubitatif) ; les mensores frumentarii acceptores pourraient réceptionner les bateaux ; les adiutores seraient chargés d’enregistrer les quantités stockées dans les horrea et les nauticarii feraient l’ultime contrôle avant le chargement des barges qui remontaient sur Rome.
3 Cependant, dans un texte inédit opistographe trouvé par Fausto Zevi en 1970, un préfet de l’annone de l’époque de Vespasien, C. Valerius Paullinus, a été honoré à Ostie (Inv. 11749 a-b).
4 Que Ségolène Demougin soit remerciée ici de ses précieuses informations.
5 P. Aelius Liberalis a eu une carrière qui s’est déroulée à Ostie ; il a été procurator ad naves vagas, praepositus mensae nummulariaefìsci frumentarii Ostiensis (voir pour cette fonction Andreau 1987, 203 - 205).
6 Il a revêtu les ornamenta decurionatus coloniae ostiensis et a été patron d’un bourg de la banlieue d’Ostie : le vicus Augustanus (dont l’ampleur et l’importance sont prouvées par les fouilles conduites depuis quelques années sous l’autorité de la Surintendance Archéologique d’Ostie).
7 Cf. par exemple à Γ époque d’Antonin le Pieux un tabularius Ostis ad annonam (CIL, VI, 8450).
8 H. -G. Pflaum remarque que l’affection pour leur tribu était telle qu’une habitude aberrante y était courante : même les femmes indiquaient leur appartenance à la Quirina.
9 Son cognomen fait penser à un oriental. Son père était M. Cerellius Hieronymus, honoré par son fils dans une inscription d’Ostie (CIL, XIV. 70).
10 Il est plus probable que M. Aemilius Saturus ait été, lui aussi, un Africain, car le cognomen Saturus est très rare à Ostie, mais, en revanche, très fréquent en Afrique.
11 Curieusement, après avoir évoqué la possibilité d’une origine Africaine de P. Aufidius Fortis, R. Meiggs l’a rejetée.
12 Cf. NSc, 1886, 163 : « una stanza tramezzata... doveva servire di officio pel padrone di casa, il quale per molti indizi raccolti, esercitò la lucrosa professione di mercatorfrumentarius all’ingrosso. Sull’intonaco si leggono alquante date, e conteggi e appunti segnati con tante asticciuole parallele, tagliate a sbieco da una linea parallela ».
13 Voir par exemple CIL, XIV, 154 : Q. Acilius Fuscus, de la tribu Papiria, procurateur de l’annone à Ostie entre 198 et 211, est honoré par la corporation des mensores. Il était aussi civis et patronus de Thubursicu Bure (CIL, VIII, 1439 et 15255) dont, selon Pflaum (1960,732), il aurait été originaire.
14 Outre les cas déjà vus, cf. L. Volusius Maecianus, préfet de l’annone d’Egypte, africain, éminent juriste et précepteur de Marc-Aurèle ; il était patron de la colonie d’Ostie en 152 (cf. CIL, XIV, 5347, 5348).
15 Il s’agit là de l’hypothèse de Lanciani reprise par F. Coarelli (voir supra, note 12).
16 Est-ce un ancêtre de T. Flavius Piso (qui fut préfet de l’annone et honoré à Ostie en 179, cf. AE, 1973, 126) qui faisait partie du Conseil du prince le 6 juillet 177 lors de la « naturalisation » des princes indigènes mentionnée dans la Tabula Banasitana ? W. Seston (1971, 468-490) s’étonnait de cette présence que rien ne justifiait. Pourrait-on tenter de l’expliquer par des liens familiaux, anciens, avec l’Afrique dont on aurait ici le témoignage ?
17 L’installation de ce mithreum et de la maison d’Apuleius sur une propriété qui appartenait depuis au moins deux siècles aux Lucilii Gamalae (cf. Zevi 1973,555-581) reste un mystère. Est-il possible de trouver une solution à l’énigme dans une adoption contemporaine ? Cn. Sentius Félix, notable éminent d’Ostie, patron d’innombrables corporations en 135 (cf. CIL, XIV, 409), avait pour fils adoptif Cn. Sentius Lucilius Gamala Clodianus (cf. aussi CIL, XIV, 4538 et p. 773 et 5374). Le passage, par adoption, du descendant d’une longue lignée d’aristocrates terriens d’Ostie, à une famille très impliquée dans la vie commerciale de la colonie, pourrait expliquer la restructuration des bâtiments qui appartenaient aux Lucilii Gamalae (et où étaient sis les « quattro tempietti repubblicani ») et un changement radical de destination de l’usage de ces édifices (maison d’Apuleius, avec des comptes de mercator frumentarius et « mithreum delle Sette Sfere »).
18 Il faut sans doute ajouter à ce dossier le cas de C. Vettius C. fil. Volt. Sabinianus, devenu sénateur sous Antonin le Pieux (ILT, 281), originaire de Thuburbo Maius et dont l’émergence a été préparée dès le début du second siècle par son ancêtre, M. Vettius Latro, le premier procurator annonae Ostiae et in portu du port de Trajan. Pour ce néosénateur, inscrit dans la tribu Voltinia, on ignore comment s’opéra le changement de tribu, puisque le Vettius, contemporain de Trajan, était dans la tribu de Thuburbo Maius, la Quirina. Le même problème se pose pour T. Flavius Piso, membre du Conseil du prince mentionné dans la Tabula Banasitana.
19 Depuis la rédaction de ce texte a paru au printemps 1993 un volume qui rassemble l’ensemble des sources sur les naviculaires et qui comporte donc de très nombreuses références à Ostie : L. De Salvo, Economia privata e pubblici servizi nell’impero romano. I corpora naviculariorum. Messina, 1992 (KLEIO, 5).
Auteur
CNRS-URA 994, Paris
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