L’approvisionnement des armées et la ville de Rome
p. 31-34
Résumés
L’armée romaine faisait-elle concurrence aux habitants de Rome en ce qui concerne le ravitaillement en denrées de base ? Pour la période républicaine, la réponse est un “oui” conditionnel-dans la mesure où les guerres avaient lieu en Italie ou dans des régions où il était impossible de se procurer auprès des indigènes les denrées nécessaires. Durant le Principat, l’existence des camps militaires permanents a transformé l’économie aux frontières, sans porter atteinte aux transports de denrées vers la ville de Rome.
Was there any competition between the Roman army and the inhabitants of Rome in the field of basic supplies? For the Republican period, the answer is a conditional “yes”, in so far as the wars were taking place within Italy or in regions where it was impossible to obtain the necessary goods from the natives. During the Principate, the permanent military camps which were established along the borders transformed the economy without hindering the supply of Rome.
Texte intégral
Notes préliminaires
1Dans une des lettres de Vindolanda, l’ordre est donné d’acheter vingt poulets et un grand nombre d’oeufs (« cent ou deux cents »), à condition que leur prix ne soit pas trop élevé (si... aequo emantur).
2L’extraordinaire richesse de la documentation découverte dans ce fort tout à fait ordinaire, proche du Mur d’Hadrien, révèle le fonctionnement d’un système d’approvisionnement complexe, au profit du personnel militaire qui y stationnait. Une large gamme de denrées alimentaires (et d’autres produits) était obtenue selon des méthodes très diverses. La population celtique locale fournissait des céréales, du fourrage, de la viande etc, soit au titre de l’impôt, versé en nature, soit par le biais de ventes forcées ou de réquisitions, soit sur le marché libre (comme c’était le cas pour les poulets et les œufs). D’Europe continentale étaient régulièrement importés du vin, de l’huile et d’autres produits qu’il était impossible de se procurer dans le Nord de l’Angleterre. Enfin, des articles comme la bière celtique étaient fabriqués au fort lui-même.
3En Rhénanie, c’était la même chose : à partir du règne d’Auguste, les garnisons du Rhin apportèrent avec elles une organisation globale de l’approvisionnement, qui touchait la Rhénanie, la Gaule du Nord-Est et même des régions plus éloignées. Mais ses principaux effets étaient ressentis dans la région frontière et dans son arrière-pays immédiat. Partout où les armées romaines tenaient garnison de façon plus ou moins permanente, leur présence avait de profondes répercussions sur les économies locale et régionale. Les ressources des régions concernées faisaient l’objet d’une organisation méthodique, afin de faciliter l’acquisition et la distribution d’énormes quantités de denrées alimentaires, tout au long de l’année. Mais en même temps, tout cela avait, pour la ville de Rome, aussi peu de conséquences que possible : l’approvisionnement de Rome en céréales et en autres denrées alimentaires n’était pas affecté, en temps normal, par l’institution de ces nouvelles structures économiques sur les frontières, à l’ombre de l’armée romaine.
4A l’époque républicaine, c’était déjà sur les provinciaux que retombait l’essentiel du poids économique de l’armée romaine, au moins quand celle-ci était en opérations loin de Rome. Les armées de la Rome républicaine, pour la plupart mobiles, étaient approvisionnées grâce à un certain nombre de mesures prises au coup par coup, allant de la réquisition, du pillage et du fourragement, à des contrats conclus avec des publicains. Les communautés alliées, là où elles étaient présentes, en Sicile et en Grèce, par exemple, apportaient leur contribution. Alors que l’habillement et le reste de l’équipement étaient vraisemblablement livrés par des fournisseurs réguliers vivant en Italie (au moins lorsque l’armée opérait dans des régions à structures avant tout tribales), les publicains pouvaient chercher sur place l’approvisionnement alimentaire. En arrivant dans sa province d’Espagne en 195, Caton se trouva en présence d’entrepreneurs prêts à assurer cet approvisionnement, et il les renvoya avec une phrase qui constituait un présage... : « la guerre se nourrira elle-même ! »
5En d’autres occasions, cependant, l’alimentation (aussi bien que l’habillement et le reste de l’approvisionnement) était réunie en Italie, puis expédiée à l’armée. En 215, les Scipions demandèrent d’urgence de Rome, pour les armées d’Espagne, du blé et de l’habillement (et aussi de l’argent pour la solde), en prétendant qu’ils n’avaient aucune chance d’en recevoir des Espagnols. Cette démarche conduisit directement à un épisode fameux : certains publicains malhonnêtes essayèrent de duper le gouvernement romain en chargeant des marchandises sans valeur sur des navires qui ne tenaient pas la mer, et réclamèrent des indemnités quand les navires eurent coulé.
6Où, en Italie, les publicains trouvaient-ils des céréales pour les armées d’outre-mer ? Ils ont dû s’adresser d’ordinaire à des régions qui produisaient habituellement un surplus de céréales. Une de ces régions était l’Etrurie, des cités de laquelle Scipion avait obtenu de généreuses contributions pour l’expédition d’Afrique qui lui permit de venir à bout d’Hannibal. Il y avait aussi la Campanie et l’Apulie. Mais toutes ces régions comptent, depuis les temps les plus anciens, parmi celles qui assuraient l’approvisionnement de la ville de Rome. Τout ce que l’Etrurie fournissait comme nourriture à l’armée romaine était ipso facto indisponible pour les habitants de Rome.
7Quand les opérations militaires se déroulaient en Italie et non point outre-mer, les consommateurs civils et militaires entraient inévitablement en compétition. A l’époque la plus sombre de la guerre d’Hannibal, les besoins de la population civile étaient négligés, alors que d’importantes armées se battaient pour le contrôle des principales régions céréalières d’Italie. La présence d’armées au voisinage de Rome elle-même ne fit qu’aggraver les choses ; la « disette sérieuse » dont parle le fragment de Polybe était tout à fait prévisible. Nous devons aussi garder à l’esprit que la Sicile et la Sardaigne, au cours de cette période, entretenaient des garnisons romaines. Au Ier siècle av. J. - C., la population civile de Rome et d’Italie fut, bien sûr, tout aussi vulnérable, et pendant des périodes bien plus longues. Tout corps de troupes important, qu’il fût réellement en opération, qu’il fût en route ou qu’il restât sur place (comme les troupes de Pompée qui, à la fin des années 50, stationnaient aux alentours de Rome), posait de sérieux problèmes d’approvisionnement aux populations urbaines de la péninsule, et en particulier aux habitants de la capitale, qui avait énormément gonflé.
8La période comprise entre la guerre d’Hannibal et la guerre Sociale n’a pas dû poser de gros problèmes aux habitants de Rome. L’Italie connut alors peu de conflits armés. En outre, à partir de la fin du IIIe siècle av. J. -C., le gouvernement romain disposa des céréales de Sicile et de Sardaigne, non plus, comme auparavant, à titre de dons occasionnels (qui d’habitude donnaient lieu à une contrepartie), mais à titre d’impôt annuel, en nature. Mais les dîmes provinciales, semble-t-il, ne parvenaient au marché romain que si les militaires n’en avaient pas besoin — cela du moins jusqu’à la loi frumentaire de Caius Gracchus en 123 av. J. -C., grâce à laquelle une certaine quantité de blé (nous ignorons quelle quantité) fut réservée pour être distribuée aux citoyens habitant la ville, à un prix fixé et qui impliquait des subventions de l’Etat. Tite-Live mentionne plusieurs circonstances où la dîme fut envoyée aux armées romaines d’Orient. En 189 et, de nouveau, en 170, il est question de leur attribuer deux dîmes, à la fois de Sicile et de Sardaigne. Pour l’année 189, le récit de Tite-Live suggère que les négociants en gros profitèrent du manque de blé pour faire monter les prix. A partir de 167, le récit de Tite-Live manque, mais nous avons le témoignage épigraphique d’une “disette” qui se produisit à Rome, probablement en 129 av. J. -C. Cette année-là, deux nouvelles légions furent levées, approvisionnées (probablement à partir de l’Italie) et expédiées en Illyricum. Qui plus est, par suite de la longue révolte des esclaves, la production sicilienne pouvait alors n’avoir pas retrouvé son niveau normal. On remédia à cette situation de crise (mais en partie seulement, peut-être), en acheminant vers Rome du blé de Thessalie ; les navires étaient sans aucun doute fournis par des publicains, et l’opération était dirigée par l’édile Q. Caecilius Metellus. C’est un cas isolé. La Thessalie est mieux attestée comme fournisseur des armées romaines qui opéraient en Grèce proprement dite ou dans le reste du monde grec.
9A la fin de la République, l’activité militaire outremer continua à peser sur la consommation en Italie. C’est ainsi qu’en 75 av. J. -C., le consul Cotta, selon Salluste, rejeta la responsabilité de la crise en Italie sur des affaires militaires au dehors. En se souvenant de cela, il vaut la peine de prêter attention à un général particulièrement expert en la conduite de guerres qui « se nourissaient elles-mêmes » : Jules César. Son De Bello Gallico est de très loin la meilleure source littéraire en ce qui concerne l’approvisionnement de l’armée. Pour des raisons politiques aussi bien que stratégiques, César tenait à être indépendant en matière de fournitures aux armées. Peu cher au cœur du Sénat, il était déterminé à éviter les ennuis qu’avait eus Pompée, à la fin des années 70, du fait du milieu dirigeant conservateur romain, quand il cherchait à obtenir du Sénat des fournitures supplémentaires pour la guerre contre Sertorius en Espagne. Pour réunir et transporter le blé partout où il y en avait besoin. César, dès le début, préféra faire appel aux cités gauloises plutôt qu’aux publicains. Il réunit visiblement, sur les ressources des diverses tribus, de bonnes informations, en fonction desquelles il organisa son approvisionnement. Son système de réquisition des grains peut être considéré comme le modèle des dispositions plus complètes prises en Gaule par Auguste, à la suite d’un census et alors que, désormais, des légions stationnaient sur le Rhin. Auguste, lui aussi, tenait absolument à rejeter sur les provinciaux le fardeau de l’approvisionnement des armées.
10Les premiers Empereurs, cependant, ne réussirent pas complètement à mettre la population de Rome à l’abri des effets des guerres étrangères. La sérieuse disette qui sévit à Rome de 6 à 9 ap. J. -C. était contemporaine de la révolte de Dalmatie et, selon Dion Cassius, elle en fut la conséquence ; il pensait probablement que la guerre avait rendu nécessaire l’envoi de denrées alimentaires en dehors d’Italie. Le fait que les Gétules aient ravagé l’Afrique proconsulaire (en 5-7 ap. J. -C., selon ce même historien) doit contribuer aussi à expliquer cette disette, puisque l’Afrique était un important fournisseur de la ville de Rome. A d’autres moments de l’époque julio-claudienne, il arriva de nouveau que des révoltes de tribus interrompissent l’acheminement du blé africain vers Rome et fussent ainsi à l’origine de disettes.
11En général, cependant, ce fut le grand exploit et la fierté des Empereurs romains que d’avoir fondé l’approvisionnement de Rome sur des bases nouvelles et plus sûres. Pour expliquer leur succès, il ne faut certes négliger ni l’acquisition d’importantes nouvelles sources d’approvisionnement (l’Egypte), ni l’amélioration des moyens de transport et de stockage, ainsi que des installations portuaires, ni les progrès de l’administration (le préfet de l’annone). Mais la concentration des armées aux frontières et leur relative indépendance économique constituent un autre élément d’explication. Tout au long du Principat, Γ armée régulière, dans l’ensemble, resta éloignée de Rome. Les deux groupes de consommateurs les plus importants de l’Empire n’étaient pas en concurrence. Leurs systèmes d’approvisionnement étaient séparés et distincts ; chaque concentration importante de soldats, aux avant-postes de l’Empire, se trouvait au centre d’une économie administrative et militaire relativement autonome.
Remarques finales
- Il y a un problème de sources. La concurrence pour l’approvisionnement est plus visible à l’époque républicaine, parce qu’elle est exposée au grand jour à l’occasion de conflits politiques ouverts (en particulier, entre un général et le Sénat). A l’époque impériale, les décisions sont au contraire prises in caméra. Cela veut dire, entre autres choses, que nous ne pouvons pas voir si les fournisseurs des garnisons ou l’intendance militaire étaient en concurrence, pour l’approvisionnement, avec les administrateurs de l’annone. C’était là virtuellement un problème, dans la mesure où les armées se trouvaient, de façon régulière ou occasionnelle, approvisionnées à partir de régions éloignées ; mais nous ignorons comment le problème était résolu.
- La théorie d’une économie des frontières relativement séparée du reste est peut-être plus facile à soutenir pour l’Occident que pour l’Orient, où l’on trouvait à la fois une province produisant des surplus destinés à la ville de Rome (l’Egypte) et une présence militaire très significative (en Syrie et en Egypte).
Bibliographie
Références bibliographiques
Sur le document de Vindolanda, voir The Vindolanda writing-tablets : Tabulae Vindulandenses II, sous la direction de A. K. Bowman et J. D. Thomas, 1994 (Tab. Vindul. II), 302. Pour des références relatives à la République et au règne d’Auguste, se reporter à P. Garnsey, Famine and Food-Supply in the Graeco-Roman World, Cambridge, 1988,ch. 12-14 et J. S. Richardson, Hispaniae, Spain and the Development of Roman Imperialism, 218-82 B. C., 1986, notamment p. 35-39.
Je ne connais aucune étude d’ensemble sur l’approvisionnement des armées à l’époque républicaine. Quant au Principat, mes conclusions concordent avec celles de C. R. Whittaker, Supplying the System : Frontiers and Beyond, in : Barbarians and Romans in Νorth-West Europe from the later Republic to Late Antiquity, 1989 (BAR Intern. Ser., 471), 64-80. Voir aussi J. Remesal Rodriguez, La annona militarist y la exportaciòn de aceite betico a Germania, Madrid, 1986 ; et maintenant, C. R. Whittaker, The Frontiers of the Roman Empire : a Social and Economic Study, 1994, ch. 4.
Auteur
Jesus College, University of Cambridge
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