Aventure et mésaventure de l’écriture
p. 15-37
Résumés
Cet article rappelle les grandes étapes du déchiffrement des écritures du Proche-Orient ancien, considérées à ce jour comme les premières apparues dans l’histoire de l’humanité. Il analyse et critique les principales théories de l’écriture produites ou renforcées à l’occasion de ces déchiffrements. La plus grande partie de ces théories ont longtemps fait de la langue parlée le modèle de l’écriture. Durant la première moitié du xxe siècle, cette prééminence de la langue dans le processus d’élaboration de l’écriture (le « logocentrisme ») a été puissamment renforcée par la linguistique (Saussure) et le structuralisme qui en est issu. Mais à partir des années soixante, cette conception a profondément été remise en cause, principalement par le philosophe Jacques Derrida et, d’une autre façon, par les travaux d’Anne-Marie Christin. On examine ici l’enrichissement considérable que représentent ces nouvelles approches, appuyées tout récemment par les avancées des neuro-sciences.
This article reminds the major steps in the deciphering of the writings of the Ancient Middle East, considered as the first in the history of humanity. It analyzes and criticizes the main theories of writing produced or reinforced on the occasion of these decipherings. Most of these theories have long made spoken language the model of writing. During the first half of the 20th century, this pre-eminence of language in the process of elaborating the writing ("logocentrism") was strongly reinforced by linguistics (Saussure) and the resulting structuralism. But from the sixties this conception was deeply challenged, mainly by the philosopher Jacques Derrida and in another way by the work of Anne-Marie Christin. This paper presents recent data on the understanding writing per se, produced by these new approaches, and which has been recently sustained also by studies of neuroscience.
Texte intégral
Il est surprenant, lorsque l’on y songe, de constater que le mythe de l’origine verbale de l’écriture puisse avoir une vie si longue. Cette hypothèse aurait pourtant dû paraître absurde aux linguistes depuis longtemps.
A.-M. Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, 1995, p. 11.
Nous voudrions suggérer que la prétendue dérivation de l’écriture, si réelle et si massive qu’elle soit n’a été possible qu’à condition que le langage originel, ait toujours été lui-même une écriture…
J. Derrida, De la grammatologie, Paris, 1967, p. 82.
Mais cependant, s’il n’y avait précisément d’écriture que de l’espacement, et du plus matériel, du plus visible ? S’il se trouvait que l’expérience phénoménologique du vide avait été plus déterminante dans l’invention de l’idéogramme et dans sa mutation en phonogramme que celle de la figure ou du signe ?
A.-M. Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, 1995, p. 17.
… nous savons que l’espace prend forme à partir des objets et de la multiplicité des actes coordonnés qui nous permettent de les atteindre. Et puisque les objets par eux-mêmes ne sont que des hypothèses d’action…
G. Rizzolatti et C. Sinigaglia, Les neurones miroirs, Paris, 2008, p. 88.
1Le terme d’« aventures », au pluriel, tel qu’il apparaît dans l’intitulé de ce colloque, évoque tout à la fois une multiplicité d’épisodes ou de réalisations et leur caractère inattendu, surprenant. En ce qui concerne l’écriture, la diversité des contextes de son apparition, comme celle de ses manifestations, légitime largement une telle appellation. Mais au-delà du nombre et de la variété des systèmes d’écriture connus à ce jour et au regard de l’attention fascinée que les sociétés occidentales accordent aux spectaculaires avancées culturelles dont on les crédite (transmission des savoirs, accélération du progrès, des connaissances, administration des groupes humains, gestion économique, etc.), l’apparition de l’écriture, pour la première fois dans le monde, en Mésopotamie à la fin du quatrième millénaire av. J.-C., fut et reste perçue comme une véritable révolution. On n’a pas manqué, en effet, d’y voir la manifestation d’un saut qualitatif de la civilisation d’autant plus spectaculaire qu’il était imprévisible. Telle est notre perception occidentale, répétée et renforcée au fil des siècles depuis l’antiquité grecque, mais qui n’est pas pour autant universelle. L’Extrême-Orient, par exemple, a une tout autre conception de l’écriture1.
2L’examen attentif des faits, tout comme l’abondante littérature qu’ils ont suscitée, incite à se demander si la véritable aventure de l’écriture ne fut pas en vérité la mésaventure que constitue cette historiographie maintenant millénaire qui la prit en charge et n’a cessé jusqu’à maintenant de générer une suite quasi ininterrompue d’études, d’analyses, de discours ou de récits, de mythes et d’histoires visant à décrire son origine. Visée doublement problématique : en soi, nous y reviendrons, et dans son orientation vers un objet qui ne serait pas à découvrir, mais vers un présupposé qu’elle cherche à légitimer. Présupposé selon lequel l’écriture serait essentiellement un produit dérivé de la langue. Après avoir rappelé les lignes de force qui structurent cette abondante littérature, nous tenterons d’emprunter les issues qui en elle permettent, malgré tout, une sortie de cette mésaventure. Issues que constituent les travaux de Leroi-Gourhan, Derrida et Christin, ainsi que les avancées récentes de la neuro-physiologie, celles de G. Rizzolatti notamment.
3Mais d’emblée, un rappel des définitions les plus courantes de l’écriture et de nombre d’études spécialisées auxquelles elle s’adossent, s’impose.
L’écriture : les définitions courantes…
4« L’écriture est un système de représentation graphique d’une langue. » Définition donnée par le Trésor de la langue française (TLF)2 emblématique d’une conception de l’écriture massivement répandue et qui reprend celle qui avait déjà cours au début du xixe siècle.
5« Pour le moment, je m’en tiens à l’idée fondamentale. Celle de l’écriture proprement dite, est de copier les sons ; et celle de l’écriture hiéroglyphique, est de représenter les idées3. » Cette formulation évoque une écriture que l’on pourrait dire vraie, « l’écriture proprement dite », qui devrait « copier les sons » et une écriture hiéroglyphique, censée représenter les idées, qui a contrario ne saurait être considérée comme étant vraiment une écriture. Cette représentation des « idées » par des signes n’est autre que ce que l’on appelle maintenant un système idéographique. Cette opposition, qui est loin d’aller de soi, connut pourtant une longévité impressionnante puisque c’est déjà celle qu’avait, dans son principe, mise en place l’idéalisme platonicien4. Pour Platon la seule écriture qui vaille était celle de la vérité inscrite dans l’âme ; l’autre, condamnable, celle que les hommes apprirent du dieu égyptien Theuth, n’en serait qu’une trompeuse copie.
6Il y aurait donc le discours « transmettant un savoir, [qui] s’écrit dans l’âme de l’homme qui apprend, de celui qui sait » et le « discours écrit [qui] est en quelque sorte une image »5.
7Pour Testutt, il est une écriture qui, tout comme celle de Platon, est considérée vraie, dans la seule mesure où elle est à même de « copier les sons ». Dans les deux cas une distinction entre deux types d’écriture est établie, l’un chargé de vérité, l’autre dévalorisé. Bien sûr l’idéalisme platonicien fondé sur la déclinaison (terme où s’entend bien celui de « déclin ») du monde allant de la sphère des Idées à celle de la matière pouvait facilement accueillir une théorie de l’écriture, considérée comme seconde par rapport à la langue, cette dernière étant toujours plus proche du monde des Idées. D’autant plus que l’écriture grecque, ainsi que tous les systèmes alphabétiques, semblait bien répondre au souci de représenter le discours parlé qui lui préexisterait nécessairement.
8Au xixe siècle de notre ère, le développement de la recherche archéologique au Proche-Orient apporta un lot considérable de données nouvelles. En quelques décennies on réussit à comprendre comment fonctionnait l’écriture cunéiforme et comment elle servit à transcrire les langues nombreuses et très diverses qui avaient cours au Proche Orient. Furent successivement déchiffrés le vieux perse, l’akkadien (avec ses deux composantes, l’assyrien et le babylonien), le sumérien, etc. En 1801, ce sont les observations du philologue allemand Georg Friedrich Grotefend (1775-1853) sur des inscriptions relevées à Persépolis qui sont à l’origine du déchiffrement de l’écriture cunéiforme. La langue transcrite par ces inscriptions était le vieux perse. Mais ce n’est qu’en 1840 qu’il est réellement déchiffré par Henry C. Rawlinson (1810-1895). Il faudra attendre 1857 pour que le déchiffrement de l’akkadien soit acquis avec les traductions suffisamment concordantes proposées par quatre savants, les trois britanniques W. H. F. Talbot (1800-1877), H. C. Rawlinson, E. Hincks (1792-1866) et le français, de naissance allemande, J. Oppert (1825-1905), d’une inscription royale gravée sur un prisme d’argile octogonal découvert en 1853 par H. Rassam (1826-1910) sur le site d’Assur. C’est également J. Oppert qui établit les bases du déchiffrement du sumérien6.
9Très rapidement, après ses premières explorations au milieu du xixe siècle, l’archéologie fut en mesure d’établir que le cunéiforme fut la toute première écriture (peu avant celle de l’Égypte) dont l’humanité se dota. Mais au moment de cette découverte l’écriture avait déjà, comme nous venons de l’évoquer, fait l’objet de nombreuses théorisations. Pratiquement toutes considéraient la langue comme origine de l’écriture.
10Le catalogue d’une grande exposition consacrée aux écritures cunéiformes et hiéroglyphiques, au Grand Palais à Paris en 1982, précise une nouvelle fois : « L’écriture est la représentation de la pensée et du langage humains par des signes7. » Cette conception est bien compréhensible dans la mesure où les documents sur lesquels elle s’appuyait étaient, depuis le viiie siècle av. J.-C au moins, inscrits en caractères alphabétiques dont l’une des fonctions essentielles semble bien être la restitution la plus exacte possible de la phonè. Parce qu’on y était habitué, cette approche fut utilisée pour l’analyse de l’écriture ancienne de Mésopotamie, bien que cette dernière ne fût pas alphabétique8. La méthode n’était guère adaptée à son objet puisque l’emploi régulier des idéogrammes (signes graphiques représentant des objets ou des notions et pas seulement des sons comme le font les lettres de l’alphabet) dans les textes cunéiformes montre bien que le scripteur n’avait sûrement pas comme souci principal la restitution phonématique. Cependant, notre écriture alphabétique étant perçue comme le dernier maillon d’une longue chaîne évolutive, ceux qui le précédaient furent spontanément considérés comme des ébauches, nécessairement destinées à se transformer. Depuis la découverte de l’écriture cunéiforme, en tout cas, on ne cessa de décrire son évolution comme une lente progression permettant de passer d’images (les pictogrammes) à des signes abstraits dont on ne devait finalement retenir que la valeur phonétique pour transcrire les syllabes composant la chaîne du discours parlé. En définitive, c’était donc bien la langue, a-t-on pensé, qui déterminait l’évolution morphologique des signes d’écriture.
11Cette évolution de la forme, passant successivement du naturalisme à un schématisme de plus en plus poussé pour parvenir à l’effacement de toute ressemblance avec un objet quelconque du monde est apparue comme une téléologie, bien qu’il ne soit ignoré de personne que l’évolution d’une forme peut être conditionnée par un contexte matériel ou technique particulier, variable selon les lieux ou les époques ; ce qui ne saurait se confondre avec une prédisposition naturelle ou essentielle à une évolution quelle qu’elle soit9.
12Nous verrons donc comment cette évolution des signes de l’écriture mésopotamienne vers l’abstraction fut décrite10. Pratiquement tous les manuels d’épigraphie proposent des tableaux de cette évolution11 :
13Les commentaires accompagnant ces tableaux insistent tous sur la nécessaire adaptation de l’écriture à la langue comme facteur déterminant de l’évolution morphologique des signes. Pour noter un son, mieux vaut l’abstraction que le réalisme. En effet, un signe devenu abstrait, ayant donc perdu toute ressemblance avec la réalité empirique, peut renvoyer à un simple son, un phonème, de façon conventionnelle, sans que l’on soit troublé par la signification induite par la représentation réaliste d’un objet quelconque. Cette évolution vers l’abstraction des signes d’écriture pour une meilleure adaptation à la verbalisation ne fut pas pour autant universelle. Certains hiéroglyphes égyptiens sont, en effet, à la fois figuratifs et phonétiques.
Du dessin au coin ou de la pierre à l’argile…
14L’écriture se serait donc manifestée pour la première fois en Mésopotamie, sous forme de dessins (les pictogrammes) que l’on peut aujourd’hui encore aisément identifier, interpréter. Ces premiers signes pictographiques étaient gravés sur des plaquettes de pierre que l’on a retrouvées dans le Sud mésopotamien, dans la région d’Uruk notamment. Très rapidement, la forme de ces signes a évolué pour devenir plus schématique, puis, à un stade ultérieur, totalement abstraite. En raison de la forme particulière en « clou » ou « coin » (du latin cuneus : coin) des éléments qui composaient chaque signe, cette écriture évoluée fut appelée « cunéiforme ».
15Cette schématisation progressive fut, pour une bonne part, déterminée par la nature du support utilisé dans un second temps : l’argile12. En effet, si la pierre dure permet le tracé de lignes courbes, nécessaire à la représentation des objets, en revanche, l’argile fraîche se prête mal à l’exécution de ces dessins (fig. 1). L’application sur l’argile fraîche de l’arête rectiligne d’une tige de roseau taillée (le calame) entraîna mécaniquement la décomposition des courbes du dessin d’origine en segments de droite (les « clous »). Cette transformation radicale de la forme rendit très rapidement méconnaissable le dessin originel. On est donc passé d’images plus ou moins figuratives à des signes abstraits. Cette mutation dans la façon d’écrire les signes s’est accompagnée d’un changement d’orientation des signes originaux de 90°, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. On peut imaginer que les scribes adoptèrent cette nouvelle orientation des signes pour des raisons pratiques ; leur réalisation s’en trouvait ainsi peut-être facilitée.
16Après la pictographie initiale, qu’aucun élément ne permet d’associer à une langue particulière (un signe plus ou moins naturaliste peut, en effet, être compris et verbalisé dans des langues très différentes), lorsque les plus anciens textes cunéiformes sont déchiffrables, ils notent le sumérien, langue n’appartenant à aucun des grands groupes linguistiques connus. Mais, en Mésopotamie du Sud, quelques siècles à peine après l’apparition de ces premiers documents, vers le milieu du troisième millénaire av. J.-C., le bilinguisme prévalait. On pratiquait à la fois le sumérien et l’akkadien (sémitique ancien) : « Un texte akkadien est dans la majorité des cas à deux niveaux d’expression : idéogrammatique sumérien et phonétique akkadien, les signes étant, naturellement, la plupart du temps identiques13. »
17Bien que le sumérien ne puisse être rattaché à un groupe linguistique précis, son fonctionnement et sa structure lexicale sont maintenant connus. On a longtemps affirmé qu’il s’agissait d’une langue dont les items lexicaux étaient principalement monosyllabiques ; un objet, ou une notion, étant généralement désigné par une seule syllabe. Le caractère catégorique qu’eut naguère la formulation de cette proposition est maintenant abandonné14, mais l’on peut néanmoins retenir que ce monosyllabisme, sans être exclusif, était largement attesté. Il était donc aisé de faire correspondre à cet objet un seul signe graphique que l’on a appelé « idéogramme ». Un signe représente donc un objet ou une notion, évidemment associée à un son : un phonème. Dans son principe, le système est d’une extrême lourdeur, puisqu’il doit en théorie mobiliser autant de signes qu’il y a d’objets à désigner dans le monde et de pensées à exprimer. Les possibilités graphiques n’étant pas infinies, plusieurs significations, parfois très éloignées les unes des autres, furent affectées à un même signe. La polysémie ainsi instituée permettait sans doute de faire l’économie d’une partie du répertoire théorique de signes mais, outre les difficultés d’interprétation qu’elle pouvait induire, elle n’empêchait guère qu’il faille malgré tout mémoriser un nombre considérable de signes : pas loin du millier et demi si l’on considère l’ensemble des sites ayant fourni des documents proto-cunéiformes15.
Du monosyllabisme sumérien au pluri-syllabisme akkadien
18A la fin du troisième millénaire av. J-C., les textes cunéiformes notent majoritairement la deuxième langue en usage dans la région, l’akkadien, le sumérien n’étant désormais plus utilisé que comme langue savante.
19L’akkadien étant pluri-syllabique (et non majoritairement monosyllabique comme le sumérien) un enchaînement de plusieurs signes était nécessaire pour noter les différentes syllabes qui composaient un mot. Bien évidemment la signification particulière que chacun d’entre eux avait dans la langue sumérienne était abandonnée, seule sa valeur phonétique étant prise en compte. Pour gagner un peu de place sur une tablette qui n’en offrait pas beaucoup, le scribe choisissait parfois de noter certains mots au moyen des idéogrammes sumériens (un signe par mot) plutôt que les différents signes correspondant aux syllabes du mot akkadien.
20Ainsi, le système monosyllabique des idéogrammes sumériens ne pouvait-il, en théorie, avec quatre signes, noter que quatre notions différentes seulement. Dans le système syllabique akkadien, avec quatre signes, on pouvait, par le simple jeu des permutations de syllabes, composer plusieurs dizaines de mots différents.
21Beaucoup plus tard, au xive siècle av. J.-C., sur la côte syrienne apparut l’alphabet cunéiforme, qui, en vertu du même principe de combinaison de signes, permettait une économie de moyen encore plus grande. Cette fois ce n’était plus les syllabes qu’il fallait enchaîner pour composer les mots, mais plus simplement encore les lettres pour composer les syllabes. Le nombre des possibilités combinatoires des lettres pour former les syllabes multiplié par celui des syllabes pour composer un mot faisait qu’avec une trentaine de signes seulement, on pouvait transcrire très aisément tous les énoncés, quels que soient leur nombre et leur diversité. C’est ainsi que fonctionne toujours notre alphabet latin.
… et leurs difficultés
22Ainsi, l’évolution morphologique de l’écriture cunéiforme aurait été soumise à l’impératif de la meilleure adaptation possible à la langue. L’idéal serait atteint quand l’écriture se présenterait comme le décalque parfait de la langue.
23Le récit de cette évolution, qui de la représentation naturaliste des objets aboutit à la production de signes abstraits transcrivant sur un support visible les énoncés linguistiques, s’est largement imposé pour le sens commun, régulièrement alimenté par nombre d’études de spécialistes. Ainsi, Jean Bottéro16, à la suite de Falkenstein17, retraçait-il les étapes de cette évolution en évoquant d’abord une écriture de « choses » qui serait devenue une écriture de « mots » (les idéogrammes) avant de devenir, à son stade ultime, une écriture de « lettres » notant seulement les sons émis par la voix (les phonèmes). Un examen attentif du système montre cependant que les catégories de « chose », de « mot » et de « son », quelle que soit leur vertu pédagogique pour une première approche, sont par trop simplificatrices.
24Rappelons pour commencer un fait, sur lequel on insiste habituellement fort peu, à savoir que la majorité des signes des tout premiers documents écrits en Mésopotamie ne sont pas figuratifs mais abstraits18. Pour s’en tenir simplement à cet aspect concret et quantitatif du répertoire des signes, on ne peut avancer que l’écriture cunéiforme serait née de la simplification de pictogrammes figuratifs. Les tableaux habituellement publiés dans les manuels, tout en étant exacts, sont trompeurs car ils présentent des cas particuliers tout en laissant croire qu’ils sont représentatifs de l’ensemble du système, ce qui n’est évidemment pas le cas. La forme de quelques dizaines d’entre eux seulement est aisément identifiable sur un total de mille à mille cinq cents, selon le décompte que l’on fait des variantes d’un même signe.
25Par ailleurs, Jean-Marie Durand note que le fonctionnement de l’écriture n’est concevable qu’à partir du moment où la société est parvenue à élaborer un champ notionnel suffisamment structuré et partagé. En dehors de ce consensus, la seule existence d’un lexique (qui peut être très spécialisé et donc très peu utilisé) ne saurait suffire.
Il faut d’autre part se souvenir – précise-t-il – que tous les spécialistes de la préhistoire constatent la prolifération des signes dits « numineux » […]. L’écriture au moment où elle est apparue pouvait donc se servir de signes pour noter autre chose que des objets ou des actions ramenées à des objets, depuis très longtemps. La notation conceptuelle a d’ailleurs d’autant plus dû précéder la notation des « choses », que beaucoup de représentations primitives, figuratives en apparence, doivent être prises comme dérivées (symboliques)19.
26Dans le même article, il montre également que les pictogrammes, ces signes dont le naturalisme est censé faciliter la compréhension, sont en réalité plus difficiles à interpréter que les idéogrammes, plus schématiques et plus récemment apparus20.
27À cela on pourrait ajouter que les « choses » n’existent pour nous que dans la mesure où nous sommes capables de les percevoir, c’est-à-dire d’en prendre conscience, d’en concevoir une image mentale, à la suite d’une chaîne d’opérations intellectuelles dont les sciences neurologiques révèlent de jour en jour toute la complexité.
28Reste que le plus souvent, interpréter un graphisme, quel qu’il soit, consiste à rechercher quel discours il traduit. Mais, après les nombreuses enquêtes ethnographiques et archéologiques qu’il avait menées sur les pratiques symboliques, Leroi-Gourhan parvenait à la conclusion qu’on ne pouvait systématiquement soumettre l’expression graphique à celle de la langue : « Au niveau où nous nous situons encore, la liaison du langage à l’expression graphique est de coordination et non de subordination21. »
29Il notait de plus que, même à l’aube de l’humanité, les représentations du monde extérieur se développant sur les parois des cavernes manifestaient une autonomie radicale, non seulement vis-à-vis de la langue, mais aussi vis-à-vis d’un mimétisme premier et systématique avec la réalité. Ces œuvres n’en étaient pas le simple décalque mais procédaient bien d’un processus de symbolisation extrêmement élaboré dû aux capacités mentales acquises par l’homme à la suite d’une très longue évolution. Il ajoutait surtout que, dans l’art préhistorique, le naturalisme ne fut guère le premier. Ce sont les rythmes que les hommes préhistoriques notèrent d’abord :
Ce qui est particulièrement intéressant […] c’est que le graphisme ne débute [souligné par moi] pas dans une expression en quelque sorte servile et photographique du réel, mais qu’on le voit s’organiser en une dizaine de mille ans à partir de signes qui semblent exprimer d’abord [souligné par moi] des rythmes et non des formes22.
30La morphologie des signes cunéiformes a néanmoins évolué mais, contrairement à ce qui est constamment répété, ce n’est sans doute pas pour s’adapter aux formes de l’élocution. Un seul exemple, parmi de nombreux autres possibles, suffira à montrer que l’adaptation des signes d’écriture à la langue est loin d’être généralisée dans les textes cunéiformes. En effet, à partir de la fin du troisième millénaire av. J.-C., l’utilisation d’un idéogramme sumérien qu’on lisait en akkadien est bien un indice du détachement de l’écrit par rapport à une langue. L’existence d’un complément phonétique correspondant à une désinence en akkadien et accolé à un idéogramme sumérien autorisait à penser que le mot pouvait être lu et verbalisé comme s’il avait été entièrement noté en akkadien. Ainsi, la séquence d’idéogrammes sumériens A. SHÀ, qui signifie « champ », était parfois accompagnée d’un des autres signes suivants (dits compléments phonétiques) : ; ; , se prononçant respectivement um (oum), am ou im, indiquant la terminaison du terme akkadien qui désignait également le champ : eqlum, eqlam ou eqlim, selon le cas grammatical que l’on désirait noter. Il est donc probable que cette séquence se lisait et se prononçait eqlum, eqlam ou eqlim et nom ashà um, ashà am ou ashà im.
31Dans cette façon d’écrire, il n’y avait, en l’occurrence, aucune adaptation à la langue parlée, mais au contraire un éloignement volontaire et considérable de cette dernière puisque, pour des raisons pratiques, on mobilisait les signes d’une autre langue.
32C’est l’espace de la tablette qui détermine l’évolution des signes d’écriture. Jean-Marie Durand a précisément décrit cet état de fait, pour l’écriture cunéiforme :
Les deux paramètres qui ont commandé l’évolution graphique ont été l’argile, par sa qualité plus ou moins fine et son format, ainsi que d’autre part le calame, par le calibre et la taille qui lui étaient donnés. […] Il est plus intéressant d’examiner dans quelle mesure la matière même du support et son format peuvent influer sur la rédaction du texte et de son sens23.
33Même dans le cas de documents juridiques devant servir de preuve, le texte était rédigé en fonction de la place disponible sur la tablette : « Il faut conclure de toutes ces remarques que l’exploitation utilitaire de plus ou moins d’espace à inscrire transforme le texte qui devait servir de preuve en discours mutilé certes, mais caché et secret24. »
Le recours au contexte social et économique
34Les difficultés à saisir, ou cerner, le propre de l’écriture et par conséquent les tenants et les aboutissants de son apparition ont évidemment favorisé le développement de quantités d’analyses, moins ardues, visant à déterminer les conditions pratiques ou matérielles de son apparition. Celles-là, au moins, avaient laissé des traces accessibles à l’archéologie. Les enquêtes concernant les contextes géographique, économique, social, etc., des aires où apparut la première documentation textuelle se sont donc multipliées.
35Selon Leroi-Gourhan, c’est seulement dans le contexte particulier des sociétés pratiquant l’agriculture qu’apparut l’écriture, c’est-à-dire parmi des populations sédentarisées. Puis le phénomène se serait généralisé dans le cadre des premières villes.
On ne connaît avec certitude aucun système graphique assimilable, même de loin à l’écriture linéaire chez d’autres peuples que les agriculteurs. […] La constitution d’actes comptables ou généalogiques écrits est étrangère au dispositif social primitif et ce n’est qu’à partir de la consolidation des organismes agricoles urbanisés que la complexité sociale se traduit par l’apparition de pièces faisant foi à l’égard des hommes ou à l’égard des dieux25.
36La conception de Leroi-Gourhan se retrouve à peu près dans toutes les études d’archéologie mésopotamienne. La référence à la complexité croissante de la société urbaine y est constante. Qu’il nous suffise de citer ici quelques extrait d’études ou de manuels couramment utilisés :
On peut donc avancer avec quelque certitude que l’organisation des structures sociales et de l’économie était déjà bien établie quand on se mit à écrire ; ce qui mettait en lumière des secteurs d’une économie bien développée à cette période26.
L’écriture apparaît d’abord comme un moyen d’enregistrer de l’information dans le contexte d’une complexité croissante27.
On conçoit aisément comment l’expansionnisme économique de la culture de l’Uruk Récent peut être le contexte naturel [souligné par moi] à l’origine du premier développement de l’écriture proto-cunéiforme28.
Le besoin même d’un pareil procédé est né de l’un des paramètres de cette civilisation. Fondée sur l’agriculture céréalière intensive et l’élevage en grand du menu bétail, le tout entre les mains d’un pouvoir centralisé, elle s’est rapidement empêtrée dans une économie tentaculaire, qui rendait inévitable le contrôle méticuleux des mouvements infinis, et infiniment compliqués, des bien produits et mis en circulation. C’est pour subvenir à cette tâche, en la facilitant et la garantissant par la mémorisation, que l’on a mis au point l’écriture : de fait pendant plusieurs siècles après son invention, elle n’a servi à presque rien d’autre29.
37L’urbanisation et l’accroissement de la population qui l’accompagne auraient rendu extrêmement difficile la communication entre les différents segments de la société. Par ailleurs, la spécialisation des tâches, inhérente au mode de vie urbain, instituait un mode d’interdépendance entre les différents individus et entre les classes sociales. L’enregistrement et la gestion des échanges entre les acteurs économiques auraient rendu indispensable la mise en œuvre d’un moyen de communication fiable. Ça aurait été l’écriture…
38Suivant cette logique, on pourrait également évoquer un autre avantage à la pratique de l’écriture. Avant le regroupement au sein de grandes agglomérations, pour vivre ou survivre, c’est avec des éléments naturels ou des partenaires en nombre limité, relativement constants et réguliers (familles, tribus, clans, villages) en tout cas facilement contrôlables, que l’on devait négocier. Dans un contexte urbain, le mode de vie est dépendant d’individus ou groupes d’individus, plus ou moins distants les uns des autres et dont la stabilité n’est jamais garantie. Ils peuvent faire défaut, en disparaissant, se déplaçant, ou pour de tout autres raisons ne plus remplir le rôle ou la fonction qui, à un moment donné, fut le leur. L’extension du groupe social favorise naturellement la diversité des trajectoires et les possibilités de mobilité sociale autant que spatiale. Le bon fonctionnement du groupe et l’organisation des opérations nécessaires à son maintien ainsi que leur pérennisation imposent que les relations soient d’une façon quelconque formalisées et les objets échangés, biens matériels ou valeurs idéologiques, symbolisés dans des formes transmissibles et conservables. L’écriture était de nature à répondre de façon efficace et pratique à ce besoin d’organisation, de gestion et d’archive.
39Mais si l’économie a pu favoriser l’émergence de l’écriture, peut-on indéfiniment répéter que ce serait seulement en raison de la complexité des échanges et de celle de l’organisation sociale ? La complexité d’ailleurs est une notion floue, à laquelle on peine à trouver une définition précise. En effet, de quels traits caractéristiques une société devrait-elle être dotée pour être dite complexe ? Le nombre de ses composantes ? Sa taille ? Le mode de dépendance ou d’interdépendance des segments sociaux dont elle est constituée ? La référence à un système de valeurs ou à des instances transcendantes dont les sociétés plus simples seraient dépourvues ? Aucun ne semble suffisant et nécessaire. La complexité, à ce point difficile à cerner, ne saurait donc être un facteur explicatif convaincant. On peut reconnaître, par ailleurs, que l’économie n’avait pas nécessairement besoin de l’écriture pour fonctionner, même en contexte urbain et même dans le cas de commerce à longue distance. On sait bien, en effet, que celui-ci se développa bien antérieurement à la période de l’apparition de l’écriture. Rappelons que de nombreuses populations totalement illettrées, vivant au sein de grandes agglomérations et très actives sur le plan commercial et économique, se sont passées et se passent toujours fort bien de l’écriture30. On peut également noter que si l’écriture avait été à ce point indispensable à l’essor économique de la Mésopotamie, sans doute aurait-on retrouvé infiniment plus de documents comptables que ce ne fut le cas. Rapporté à l’activité économique globale de la Mésopotamie de la fin du quatrième millénaire av. J.-C., leur nombre est finalement très restreint31.
40Le commerce, en revanche, en tant que modalité d’échange, même sous la forme du troc, favorise les opérations de symbolisation. En effet, à un objet ou à un bien est attachée une valeur équivalente à celle d’un autre objet de nature différente. Deux objets peuvent donc être échangés selon un principe d’équivalence, adopté conventionnellement par chaque société : par exemple, une quantité de grain contre des têtes de bétail, du bétail contre un esclave, un terrain contre une maison, etc. Et quand l’échange se généralise, le système d’équivalence aussi. La symbolisation ainsi entendue et pratiquée a pu sans doute constituer l’une des étapes préparatoires (au niveau des capacités intellectuelles des individus et des groupes) à l’apparition de l’écriture.
41Qu’une longue chaîne de pratiques spécifiques, de techniques, de traditions ait amené à l’écriture a été reconnu par un certain nombre de chercheurs :
Nous pouvons progresser en partant de l’idée que des systèmes aussi parfaits que l’écriture ne sont pas originels […]. Vue sous cet angle, l’écriture n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une longue série d’essais visant à élever le nombre d’informations sur le même médium32.
42L’utilisation des bulles d’argile contenant des jetons ou « tokens » (selon la terminologie anglo-saxonne) représentant les objets d’une transaction et dont la forme et le nombre étaient imprimés à la surface de la bulle a souvent été considérée comme la première manifestation de l’écriture. Les découvertes spectaculaires faites sur l’acropole de Suse, dans les années 1970, représentent un ensemble exceptionnel de données, dont l’étude minutieuse a permis aux fouilleurs de déterminer toutes les étapes parcourues entre la simple utilisation de ces bulles contenant des jetons et l’apparition des premiers signes sur une bulle aplatie : premier exemple de tablette33. Si l’examen de ce matériel est troublant tant cette évolution semble évidente, il semble maintenant difficile de concevoir l’écriture pleinement développée, telle qu’elle apparait très peu de temps après l’utilisation de ces bulles, comme la simple transformation des ces marques, car le nombre de signes alors utilisés dépasse très largement celui des différentes formes de jetons.
et l’appel à l’au-delà…
43Pour aller au-delà des études décrivant le contexte d’apparition de l’écriture, dont on comprend bien qu’elles ne représentent qu’une étape préparatoire dans la démarche explicative, on évoque parfois l’origine.
44Le concept d’origine, en effet, dès lors que l’on s’efforce logiquement d’y voir autre chose qu’un simple commencement (un lieu et un moment précis de l’histoire) embrasse un domaine aux limites si vastes et fluctuantes (au-delà du temps et de l’espace dans le domaine illimité des causes ou des raisons diverses) que l’on s’y perd plus facilement que l’on n’y trouve une explication satisfaisante. Image de l’infini qui, par définition, ne saurait avoir ni commencement ni fin, puisqu’à une origine quelconque il est parfaitement légitime de rechercher une origine ; l’origine de l’origine : la question est inévitable, sans fin réitérée car à jamais sans réponse assignable. Stagnation, peut-être plus intéressée que résignée, de la pensée qui permet de s’en tenir à une évocation aussi vague que confortable de l’inexplicable, d’une dimension métaphysique incommensurable, d’un ailleurs inatteignable, auquel on a pu donner au cours de l’histoire les noms de Dieu, de Providence, de Nature, etc.34. De l’origine on ne peut dire qu’une chose précise : elle a été suivie d’une évolution35.
45Pour l’écriture, au moins, en raison sans doute de sa généralisation dans tous les secteurs d’activités de nos sociétés et de la façon dont on l’a rendue indispensable en tant que moyen de communication et de conservation de l’information (fonctions jadis assumées par la seule tradition orale), les difficultés théoriques généralement liées à l’indétermination de l’origine semblaient levées. L’écriture apparaissait comme un double de la langue parlée, mais un double plus sûr, plus efficace, plus pratique. Bref, l’origine de l’écriture ne pouvait être que la langue. Ainsi, plus l’écriture serait proche de son origine, de ce à partir de quoi elle fut élaborée, la langue, meilleure elle serait.
46Celle que nous pratiquons aujourd’hui semble, en effet, le résultat d’une longue évolution visant à la rapprocher asymptotiquement des énoncés linguistiques. Ce n’est pourtant que très partiellement vrai, comme un examen un peu plus attentif de ce qu’elle donne à lire le montre aisément. Nombre de lettres, de symboles ou de caractères écrits ne se prononcent pas à la lecture (tous les « e » muets, par exemple celui du mot « île », ou encore les graphies renvoyant à des vocables anciens, comme le « s » et le « p » de temps) ; et, inversement, à certains éléments phonétiques de la parole prononcée, même lorsqu’ils sont chargés de signification, ne correspond parfois aucun signe graphique. C’est le cas notamment des locutions comme et caetera que nous écrivons le plus souvent « etc. ».
47Mais dans l’évolution des premières écritures, en Mésopotamie notamment, l’usage d’une graphie témoignant d’un souci d’adaptation de l’écriture à la parole, fût-il seulement occasionnel, a été l’objet d’une attention privilégiée. L’écriture fut donc présentée comme nécessairement seconde et secondaire par rapport à la langue. Analyses et études fournissant les arguments allant à l’encontre de cette conception ne manquent pas, nous le verrons, mais toujours cette dernière fut finalement reconduite. Quels que fussent les nouveaux éléments apportés au dossier, cet incessant retour des mêmes réponses à la question posée, que nous appelons ici la « mésaventure » de l’écriture, révèle pour le moins qu’elles devaient paraître si peu convaincantes sur le fonds qu’il semblait nécessaire de les raviver régulièrement. Elles signalaient de ce fait même l’existence d’une question irrésolue qui ne se laissait guère oublier.
48L’invention de l’écriture a donc été présentée comme une révolution, un miracle. Très tôt, dans les sociétés où apparurent les premiers documents écrits, on proposa des scénarios de l’apparition de l’écriture. On a, dès le départ, pressenti l’extraordinaire puissance de ce nouvel outil de communication, même si les premiers usages qu’on en fit étaient extrêmement limités par rapport à ceux qui se sont développés par la suite. C’est donc spontanément que l’on a attribué cette invention à différentes personnalités divines selon les pays. Dans la tradition antique (en Orient comme en Occident), l’invention de l’écriture relève de la mythologie.
49En Mésopotamie, c’est à Enmerkar, roi légendaire d’Uruk, que l’on devrait l’invention de l’écriture, pour transmettre au souverain d’Aratta (ville lointaine, imaginaire), son ennemi, un message qui devait lui signifier sa reddition. Il est intéressant de noter que, dans ce mythe, c’est un homme et non un dieu qui invente l’écriture. Mais on remarquera tout de même que c’est pour satisfaire à la préférence de la déesse de l’amour et de la guerre Inanna pour le roi d’Uruk que l’écriture apparaît. Le texte dit que le message du roi Enmerkar à transmettre au roi d’Aratta fut noté sur un morceau d’argile car le messager avait « la bouche lourde » :
On comprend – dit J.-J. Glassner – qu’il est stipulé que son “élocution est laborieuse” [… mais] on retient qu’en aucun cas l’invention de l’écriture n’a pour objet de pallier les défaillances du messager incapable de reproduire de mémoire un message trop long ou trop complexe pour être appris par cœur36.
50L’invention de l’écrit aurait bien davantage été motivée par le fait que le récipiendaire du message, le roi d’Aratta, prît dans ses mains ce morceau d’argile couvert de signes qu’il était strictement incapable de déchiffrer mais qui représentait, comme l’indiquerait de façon métaphorique le texte gravé dessus, le symbole même de la puissance de son rival, Enmerkar, un substitut de son sceptre. Le prendre dans les mains signifierait la reconnaissance de la souveraineté d’Enmerkar37. Ce n’est pourtant pas ce qui est généralement retenu. Le message écrit aurait été inventé pour suppléer aux insuffisances du message oral, toujours susceptible d’être déformé ou même oublié. Telle est la conception de l’écriture qui a toujours cours.
51Cette conception logocentrique relève davantage de la métaphysique que de l’observation des faits. Car l’élément originel, l’image ou la langue, est considéré comme n’ayant lui-même aucune histoire. Il y a donc une essentialisation de cet objet premier, fondateur, un peu descendu du ciel. Ainsi, y aurait-il une cause qui elle-même n’aurait pas de cause. Ce qui est un présupposé difficilement acceptable.
52L’invention de l’écriture (dans le sens qui lui est habituellement donné de transcription sur un support visible d’un énoncé linguistique), nous le voyons bien, relève donc difficilement d’une explication simple et univoque. Acceptons l’idée que cette invention puisse, comme bien d’autres, ne répondre à aucune nécessité imprescriptible. Durant des millénaires l’humanité se passa de l’écriture, ce qui ne l’empêcha pas de vivre, de croître, de se développer et de parvenir, nous l’avons déjà signalé, à des formes d’organisation, des modes de production ou de pensée qui ne sont guère moins élaborés que ceux qui ont eu cours depuis son adoption. De plus, un fait nouveau dans nos cultures contemporaines mérite d’être souligné : les technologies nouvelles faisant un usage croissant de la reconnaissance vocale sont en passe de rendre caduque la pratique de l’écriture, non seulement pour le commun des mortels, mais également pour ceux-là mêmes qui sont en charge de produire du savoir, de le diffuser et de concevoir les dispositifs de toutes sortes destinés à supplanter les hommes dans leurs activités techniques ou même créatrices38.
53Les études consacrées à l’écriture évoquent, nous l’avons vu, les origines, la naissance, voire une véritable révolution, mais on sait bien que les techniques, s’il est encore légitime de qualifier ainsi l’écriture, ne s’inventent pas. Elles s’élaborent au cours d’une longue genèse. C’est à petits pas, tout petits pas, difficiles à percevoir sur la longue durée qu’une pratique se transforme, donne forme à une technique qui s’améliore ou régresse. Les facteurs déterminant ces évolutions constantes ont pu changer avec le temps.
La pensée de l’écran
54Nous l’avons souligné, il y a dans l’écriture une partie de ses signes, indispensable à son fonctionnement, qui s’affranchit de l’énoncé linguistique. Il fallait donc accorder une attention particulière à leur nature strictement spatiale. L’observation des idéogrammes (sumériens ou chinois) et des hiéroglyphes égyptiens permettait immédiatement de poser l’hypothèse que l’écriture dans ses réalisations concrètes venait de l’image : « L’écriture est née de l’image et, que le système dans lequel on l’envisage soit celui de l’idéogramme ou de l’alphabet, son efficacité ne procède que d’elle : telle est la thèse qui est défendue dans ce livre39. »
55Cette proposition, qui rappelle utilement une évidence malencontreusement et trop souvent perdue de vue, conduit naturellement à la question suivante : si c’est l’image qui donne naissance à l’écriture, s’agit-il de n’importe quelle image ? Ou alors de quel type particulier d’images s’agit-il ? Selon quels critères les repérer ? Bref, comment serait-on passé de l’image à l’écriture ? Même si l’on tient à accorder une importance déterminante aux pictogrammes, plus ou moins réalistes, devenus peu à peu des signes cunéiformes, rien ne permet d’assimiler les images à de l’écriture, pour la raison que quantité d’images, ou plus exactement de figures, sans doute la plus grande partie, ne furent jamais utilisées comme signes d’écriture et n’ont nulle vocation à le devenir. Le monde des images n’est pas nécessairement celui de l’écriture.
56Pour expliquer ce passage de l’image à l’écriture s’est développée, à partir de l’étude des systèmes hiéroglyphiques orientaux, une pensée dite de l’écran. Pour Anne-Marie Christin, qui défend cette conception40, après avoir observé sur les surfaces, ou écrans, offerts par la nature (le ciel, le foie des animaux, les carapaces de tortues), les marques, les objets ainsi que les configurations qu’ils y formaient et les avoir interprétés comme des signes émis par leurs divinités, les hommes furent sans doute amenés à concevoir leur propre système graphique.
La genèse des écritures idéographiques confirme cette hypothèse, puisque l’on sait qu’elles se sont transformées, pour la mésopotamienne et la chinoise, dans la mouvance de la divination. La divination est une forme de pensée de l’écran, elle aussi : elle est fondée sur l’examen des supports particuliers où sont inscrits, destinés à être déchiffrés puisqu’il s’agit de messages adressés par eux aux hommes, les signes de la langue des dieux41.
57George Didi-Huberman42 développe également cette idée en citant la belle expression de Nougayrol : « Lire ce qui n’a jamais été écrit43. » Pour Anne-Marie Christin, en tout cas, l’écriture est donc affaire d’image, manipulation de l’espace. L’écriture viendrait donc de l’image et non de la parole.
Mais cependant, s’il n’y avait précisément d’écriture que de l’espacement, et du plus matériel, du plus visible ? S’il se trouvait que l’expérience phénoménologique du vide avait été plus déterminante dans l’invention de l’idéogramme que celle de la figure ou du signe ? C’est la question clé que doit poser toute théorie de l’écriture qui place l’origine du système dans la communication graphique. Celle-ci ne s’autorise pas en effet d’analogies linguistiques qui seraient plus ou moins repérables dans l’écrit, comme la linéarité ou le découpage phonétique des signes, mais d’une description élémentaire de l’image. Laquelle peut se résumer en quelques mots : s’il est vrai que l’image relève de la catégorie de l’espace, il faut admettre d’abord que sa surface est première, c’est-à-dire préalable aux figures présentées, et telles que ces figures en soient elles-mêmes tributaires, mais aussi que les intervalles qui les séparent en préservent la valeur44.
58Le grand mérite de la pensée de l’écran est bien d’avoir souligné à quel point l’écriture devait être analysée d’abord en fonction de ce qu’elle est concrètement, de sa matérialité : c’est-à-dire d’un traitement de l’espace. Dans la genèse de l’écriture, nous l’avons vu, la langue a toujours été considérée comme étant l’élément fondamental. Avoir insisté sur ce qu’elle devait à l’image devenait donc essentiel.
59Mais peut-il y avoir perception d’une surface vide de signe ? Le signe, n’est-ce pas ce qui fait apparaître l’écran ? Peut-on, par ailleurs, imaginer que les hommes aient reconnu dans la course des étoiles, la configuration des écailles de tortue ou l’aspect du foie des animaux sacrifiés l’écriture des dieux s’ils n’avaient déjà eu une conception de l’écriture ? Ne peut-on penser que c’est dans la mesure où ils pratiquaient déjà l’écriture qu’ils ont vu dans les phénomènes observés une écriture que leur destinaient les dieux ?
60Les travaux récents de la neurobiologie montrent en tout cas que la perception de l’espace est bien loin d’être spontanée :
« Nous voyons parce que nous agissons et nous pouvons agir précisément parce que nous voyons », écrivait il y a plus d’un siècle George Herbert Mead, en soulignant que la perception serait incompréhensible « sans le contrôle continu de la vue par la main, et réciproquement »45.
61La perception serait entièrement déterminée par nos possibilités d’action. Si l’on évoque une histoire de l’humanité où les hommes à la vue des étoiles dans le ciel, par exemple, auraient été poussés à inscrire sur une surface qu’ils auraient eux-mêmes confectionnée leurs propres signes, on peut s’appuyer sur ces expériences de psychogénèse qui permettent de saisir le rôle capital de l’action, dans la conscience même de l’espace.
Selon lui [Poincaré], en effet, non seulement il faut écarter « l’idée d’un prétendu sens de l’espace qui nous ferait localiser nos sensations à l’intérieur d’un espace tout fait », mais il convient de reconnaître que nous n’aurions « pas pu construire l’espace si nous n’avions eu un instrument pour le mesurer ». Or, « cet instrument auquel nous rapportons tout, celui dont nous nous servons instinctivement, c’est notre propre corps. C’est par rapport à notre corps, en effet, que nous situons les objets extérieurs, et les seules relations spatiales de ces objets que nous puissions nous représenter, ce sont leurs relations avec notre corps46 ».
Or, d’après les analyses précédentes, et grâce aux intuitions de Mach et Poincaré, nous savons que l’espace prend forme à partir des objets et de la multiplicité des actes coordonnés qui nous permettent de les atteindre. Et puisque les objets par eux-mêmes ne sont que des hypothèses d’action, les lieux de l’espace ne se définissent pas comme des « positions objectives » par rapport à une position tout aussi prétendument objective de notre corps, mais comme nous l’enseigne Merleau-Ponty, ils « inscrivent autour de nous la portée variable de nos visées ou de nos gestes47 ».
62Il est difficile ici de ne pas rappeler les propositions de Leroi-Gourhan, que ne citent pourtant pas Rizzolatti et Sinigaglia.
Les tout premiers témoins d’un graphisme mettent en présence d’un fait très important. On a vu […] que la technicité à deux pôles de nombreux Vertébrés aboutissait chez les Anthropiens à la formation de deux couples fonctionnels (main-outil et face-langage), faisant intervenir au premier rang la motricité de la main et de la face dans le modelage de la pensée en instruments d’action matérielle et en symboles sonores. L’émergence du symbole graphique à la fin du règne des Paléanthropes suppose l’établissement de rapports nouveaux entre les deux pôles opératoires, rapports exclusivement caractéristiques de l’humanité au sens étroit du terme, c’est-à-dire répondant à une pensée symbolisante […]. Dans ces nouveaux rapports, la vision tient la place prédominante dans les couples face-lecture et main-graphie48.
L’« archi-écriture » de Derrida
63Pourquoi donc avoir voulu si obstinément considérer l’écriture comme un simple substitut de la parole ? Évidemment, dans nos sociétés occidentales, la pratique régulière d’un système alphabétique pendant plus de deux millénaires, plus proche en effet du rendu phonétique que tout autre, a fait perdre de vue que d’autres interprétations étaient possibles, y compris parmi ceux qui prenaient pour objet d’étude des écritures non alphabétiques. Mais, il y a un demi-siècle déjà, Derrida49 montra les présupposés puissants qui sous-tendaient le scénario sans cesse reconduit de la langue donnant naissance à l’écriture. Sa « déconstruction » pointait ainsi des enjeux idéologiques, dans lesquels la tradition philosophique occidentale – en accordant une préférence marquée et régulièrement rappelée à une interprétation devenue ainsi la vulgate de l’invention de l’écriture – devait assurer sa prééminence et même sa domination sur les autres cultures.
Le privilège de la phonè – écrit Derrida – ne dépend pas d’un choix qu’on aurait pu éviter. Il répond à un moment de l’économie (disons de la « vie » de l’« histoire » ou de l’« être comme rapport à soi »). Le système du « s’entendre parler » à travers la substance phonique – qui se donne comme signifiant non extérieur, non mondain, donc non empirique ou non contingent – a dû dominer pendant toute une époque de l’histoire du monde, a même produit l’idée du monde, l’idée d’origine du monde à partir de la différence entre le mondain et le non-mondain, le dehors et le dedans, l’idéalité et la non-idéalité, l’universel et le non-universel, le transcendantal et l’empirique, etc. 50.
64Ainsi l’écriture, depuis Platon, apparaissait bien comme un dérivé de la langue substance dans laquelle se manifeste d’abord la pensée.
La voix s’entend – c’est sans doute ce que l’on appelle la conscience – au plus proche de soi comme l’effacement absolu du signifiant : auto-affection pure qui a nécessairement la forme du temps et qui n’emprunte hors de soi, dans le monde ou la « réalité », aucun signifiant accessoire, aucune substance d’expression étrangère à sa propre spontanéité. C’est l’expression unique du signifié se produisant spontanément, de dedans de soi, et néanmoins, en tant que concept signifié, dans l’élément de l’idéalité, ou de l’universalité51.
65Parvenu à son ultime conclusion, le propos de Derrida était explosif.
[…] la prétendue dérivation de l’écriture, si réelle et si massive qu’elle soit, n’a été possible qu’à une condition : que le langage « originel », « naturel », etc., n’ait jamais existé, qu’il n’ait jamais été intact, intouché par l’écriture, qu’il ait toujours été lui-même une écriture52.
66Ce propos prenait la forme d’un renversement total du modèle explicatif que des générations de penseurs n’avaient cessé de consolider, puisqu’il avançait que c’est l’écriture qui est l’origine de la langue et non l’inverse. La résistance – qui témoigne d’une crainte que l’on peut imaginer – à cette remise en cause radicale et spectaculaire prit la forme d’un silence obstiné. En effet, la quasi-totalité des études sur l’apparition ou l’histoire de l’écriture, dues aux différents spécialistes des aires culturelles où sont attestés ce que l’on considère comme étant les premiers témoignages d’écriture, pourtant nombreuses après la publication des travaux de Derrida, ne prit pas en considération ou – plus grave peut-être – ne prit jamais connaissance de ses propositions53.
67Pour expliquer une telle situation, sans doute peut-on évoquer le cloisonnement disciplinaire qui caractérise le monde de la recherche. À cela il faut peut-être ajouter que la difficulté de lecture des textes de Derrida n’encourageait guère à aborder une pensée dont on disait, de plus, qu’elle battait en brèche ce que l’on avait toujours pensé et qui semblait fondé sur des évidences difficilement contestables. Pourtant Derrida ne céda jamais, il suffit de le lire, à la simple facilité ou au plaisir du geste iconoclaste qui balaie idées, théories ou attitudes parce qu’elles seraient aussi pesantes que paralysantes pour avoir trop duré. Faire table rase du passé n’était pas de sa stratégie, l’était en revanche de démonter patiemment tous les enchaînements, toutes les stratégies, les jeux et les ruses que les systèmes de pensée ont mis en œuvre pour opposer à l’extrême complexité de la réalité une vision sous-tendue par un déterminisme simple, rassurant, et qui promet une certaine (mais très problématique) maîtrise sur les faits, comme une maîtrise certaine sur ceux qui y croient. Tant d’attention à la fluidité des phénomènes étudiés et à la subtilité des mécanismes mis en œuvre pour les analyser n’en parvenait pas moins à des propositions aussi étonnamment denses, claires et strictement délimitées que celle qui faisait, contre toute attente, de l’écriture le modèle de la langue. La piste de réflexion, aujourd’hui encore nouvelle, dépasse largement les limites du champ particulier de l’écriture et de son histoire pour traverser tous les domaines de la pensée occidentale, vers des horizons jusque là insoupçonnés. La reformulation de la question de l’écriture par Derrida entraînait avec elle toute celle de la pensée occidentale : « Le problème de l’écriture et de la maîtrise de sa puissance a pour enjeu la distinction entre la philosophie et la sophistique, distinction sans laquelle la philosophie ne pourrait ni se différencier, ni s’instituer54. »
68L’écriture ne saurait être un substitut de la langue. Si elle l’était, ce ne pourrait-être qu’une langue originaire qui, dans son fonctionnement, doit peu à la langue parlée dont on ne cesse pourtant de répéter qu’elle dérive.
69De plus, la langue n’aurait jamais pu naître et se développer sans l’existence préalable d’une écriture, à l’état de modèle ou de système théorique qui a très bien pu être à l’œuvre sans pour autant avoir connu de réalisation concrète, c’est-à-dire la production de texte lisible sur un support. Cette écriture théorique, ce modèle, Derrida l’a appelée « archi-écriture » pour la distinguer justement de l’écriture au sens courant du terme. Si l’on osait une formule paradoxale, on dirait que l’écriture était là avant même d’être visible et que malgré les évidences, en l’occurrence trompeuses, de l’histoire, l’écriture ne fut pas un sous-produit, une suite, un supplément de la langue mais bien sa condition de possibilité. L’écriture aurait donc, in abstracto, précédé et non suivi la langue.
70Pour déterminer en quoi l’écriture ou l’archi-écriture est une condition de l’élaboration et du fonctionnement de la langue, il convient de rappeler très brièvement la définition de la langue telle que la linguistique structurale l’a établie.
71La langue se définit comme un système de signes55, entités à deux faces dont l’une est le signifié (SE), c’est-à-dire la signification, l’autre le signifiant (SA), le mot, encore appelé « image acoustique ». Ce qui lie ce signe linguistique à la réalité (le ou les « référents ») qu’il sert à désigner est « arbitraire », c’est-à-dire strictement conventionnel. Il n’y a aucun lien naturel (de ressemblance, d’identité fonctionnelle ou autre) entre le signe linguistique et les objets du monde. Le mot « table » n’a rien à voir avec l’objet table, le mot « soleil » avec l’astre, etc. À cette définition, qui semble s’être définitivement imposée depuis les travaux de Saussure, Derrida ajoute :
Si « écriture » signifie inscription et d’abord institution durable [souligné par moi] d’un signe (et c’est le seul noyau irréductible du concept d’écriture) l’écriture en général, couvre tout le champ des signes linguistiques […]. L’idée même d’institution – donc d’arbitraire du signe – est impensable avant la possibilité de l’écriture et hors de son horizon56.
72En effet, la permanence d’une forme, sa durée dans le temps, ne serait guère repérable sans la marque ou l’inscription dans la matière.
73Par ailleurs, nous savons depuis Saussure que la signification des énoncés, comme celle des termes qui les composent, ne s’élabore que par le jeu des oppositions que l’on peut établir entre eux. « Si les mots et les concepts ne prennent sens que dans des enchaînements de différences – poursuit Derrida –, on ne peut justifier son langage, et le choix des termes, qu’à l’intérieur d’une topique et d’une stratégie historique57. »
74C’est alors que le philosophe fait intervenir la notion de trace. Elle renvoie précisément à ce qui n’est pas présentement là. S’il est difficile d’admettre l’existence d’un signifiant, toujours-déjà-là, permanent et universel, puisque c’est le jeu des oppositions qui fait sens, l’arbitraire de ce qui lie le signifiant et le signifié ne peut que désigner l’effacement d’une signification transcendante. La valeur sémantique et sa manifestation matérielle (graphique ou phonique) ne sont jamais que des traces :
Cette notion [celle de trace] signifie […] l’ébranlement d’une ontologie qui, dans son cours le plus intérieur, a déterminé le sens de l’être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole58.
75C’est bien pourquoi la langue n’est pas ce pur objet où se manifestent le concept, la pensée, l’être, l’essence, etc. qui aurait, un jour, été pris en charge par un médium plus pratique : l’écriture. Non ! La langue, la parole, est toujours en soi une écriture : « […] toute marque, fût-elle orale, [est] un graphème […]59 ».
Conclusion
76Que l’écriture, au sens courant du terme, fût, au moment de ses toutes premières réalisations, une forme d’image, il est difficile de le réfuter ! Qu’elle fut engendrée par la lecture comme l’a souligné Anne-Marie Christin ? Sans doute. Rappeler que les hommes avaient pu voir dans l’espace, marqué de multiples phénomènes, une forme d’écriture était essentiel pour aller au-delà des interprétations traditionnelles, fondées sur une conception strictement linguistique.
77On devait donc ramener les relations entre l’écriture et la langue à une plus juste vision : l’écriture, comme la parole, est une manifestation de l’activité symbolique sans que la première soit nécessairement soumise à la seconde. La relation de l’une à l’autre n’est pas verticale ou de descendance, mais horizontale.
78L’écriture apparaît donc, nous l’avons vu, quand un champ notionnel est suffisamment élaboré pour être exprimé par un moyen autre que celui de la langue. Jusqu’à une date récente, la reconnaissance de tels phénomènes, même adossée à une longue expérience de l’observation et de la recherche, relevait de l’hypothèse. Désormais, les travaux effectués en neurobiologie60 lui donnent l’assise expérimentale qui lui manquait : la mise en évidence du substrat biologique que constitue le mécanisme des neurones miroirs dans la transmission des savoir-faire comme de la constitution d’un champ notionnel partagé. Ces avancées scientifiques sont fascinantes, mais jamais, bien sûr, elles ne mettent au jour quelque déterminisme biologique absolu que ce soit. Ce qui passe de génération en génération, qui se sédimente, qui se renforce ou disparaît pour ressurgir éventuellement plus tard et aboutir à ce que nous appelons des inventions, relève de choix, de circonstances dans lesquels le mélange de la conscience ou de l’inconscient opère et que la recherche se doit de déconstruire.
79« Il faut sans doute entreprendre aujourd’hui une réflexion dans laquelle une découverte “positive” et la “déconstruction” de l’histoire de la métaphysique, en tous ses concepts, se contrôlent réciproquement, minutieusement, laborieusement61. »
Bibliographie
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Testart 2005 : A. Testart, Éléments de classification des sociétés, Paris, 2005.
Notes de bas de page
1 Christin 2001.
2 <http://www.cnrtl.fr/definition/écriture>.
3 Destutt de Tr., Idéol., 2, 1803, p. 282, cité par le TLF.
4 Sur cette opposition entre une écriture vraie et une écriture « déchue », voir les analyses de Derrida 1967a, p. 26-27, qui montrent bien comment elle a perduré dans la pensée occidentale de Platon à la période moderne en passant par les interprétations théologiques du Moyen Âge.
5 Platon, Phèdre, 276d-276e (trad. L. Brisson, Platon, Œuvres complètes, Paris, 2008, p. 1293).
6 Lion, Michel 2008 et 2009.
7 André-Leickman, Ziegler 1982, p. 13. Nous renvoyons à cette publication remarquable pour le nombre considérable de documents cunéiformes et hiéroglyphiques, des plus anciens au plus récents, qu’elle présente et pour l’ensemble des introductions, commentaires et notices qui les accompagnent.
8 Durand 1985, p. 25-43, développe précisément tout l’argumentaire.
9 Durand 1982, p. 57.
10 Cette évolution fut de multiples fois décrite : cf., parmi bien d’autres, les présentations rassemblées dans Christin 1982 ; 1985 ; 2001 ; André-Leickman, Ziegler 1982 ; Talon, Van Lerberghe 1997, et les ouvrages de Labat 1948 ; Gelb 1973 ; Glassner 2000.
11 Nous reproduisons ci-dessous, à titre d’exemple, celui que Gelb publia dans son ouvrage (Gelb 1973).
12 Toute la problématique concernant l’influence des conditions matérielles de l’exécution de l’écriture (espace disponible, nature, dimensions du support, etc.), la typologie des textes comme leur contenu est largement traitée dans les contributions rassemblées dans les ouvrages majeurs édités par A.-M. Christin (Christin 1982 ;1985 ; 1995).
13 Durand 1977, p. 42, cité par Christin 1995, p. 53.
14 Edzard 2003, p. 4, évoque même un « monosyllabic myth ».
15 <http://cdli.ox.ac.uk/wiki/doku.php?id=late_uruk_period>. Voir également Nissen 1997.
16 Bottéro 1982b.
17 Falkenstein 1936.
18 Une simple consultation du répertoire des signes mis en ligne par le Cuneiform Digital Library Initiative (CDLI) permet de prendre immédiatement connaissance de ce fait : <http://cdli.ox.ac.uk/wiki/doku.php?id=late_uruk_period>.
19 Durand 1985, p. 31.
20 Ibid., p. 30.
21 Leroi-Gourhan 1964, p. 272.
22 Ibid., p. 265.
23 Durand 1982, p. 51-52.
24 Ibid., p. 54.
25 Leroi-Gourhan 1964, p. 275 et 280.
26 Nissen, Damerow, Englund 1993, p. 19 : « Hence, it can be adduced with some degree of confidence that the organizational structures of society and economy were already well established when literacy came into being, shedding direct light on parts of a well-developed economy of the time. »
27 Les propos de Matthews 1997, p. 13, extraits d’une contribution à un ouvrage collectif particulièrement riche en informations et ici rapportés à titre d’exemple, sont l’expression d’une conception largement partagée par les différents auteurs du volume.
28 Ibid., p. 14.
29 Bottéro 1982a, p. 28-31.
30 À ces remarques de simple bon sens, qu’il nous soit permis d’ajouter les citations des travaux d’A. Testart, dont une grande partie n’a cessé de soumettre à l’analyse la pertinence et les limites des systèmes classificatoires des sociétés. L’insistance avec laquelle ce recours à la complexité croissante des sociétés se manifeste dans les analyses des sciences humaines, pour expliquer à peu de frais tout ce que l’on a du mal à comprendre, justifie à nos yeux la longueur de la note que nous imposons au lecteur. Dans Éléments de classification des sociétés (Testart 2005), l’auteur, faisant l’historiographie de l’usage de ce concept montre bien sur quelles « erreurs d’appréciation » il est fondé (p. 19) : « En premier lieu, sur le préjugé qui nous fait considérer comme simples et rudimentaires les peuples et les cultures aux mœurs trop éloignées des nôtres [qui par opposition seraient nécessairement plus complexes]. […] en second lieu, sur la méconnaissance de la différence fondamentale qui sépare les lois de l’évolution technique et celles qui président aux transformations des sociétés […]. On peut (sous certaines réserves, d’ailleurs) parler de complexité croissante pour l’infrastructure matérielle des sociétés [les progrès techniques sont indéniables ; en ce qui concerne leurs structures sociales, on ne voit pas quel sens cela pourrait avoir]. » Dans la même page, A. Testart rappelle que « l’organisation de la société capitaliste de la société moderne, pas plus que son organisation politique, ne supposent […] l’organisation lignagère des sociétés africaines, ni l’esclavage des sociétés antiques, ni la vassalité du Moyen Âge ». Dès lors, on ne voit pas de quelle évolution il peut s’agir. « L’idée de complexification croissante se fonde en troisième lieu sur la métaphore biologique, la comparaison abusive entre organisme vivant et société… » L’anthropologue consacre une annexe entière à la critique de cette comparaison, intitulée « Du simple et du complexe, de la métaphore biologique et des attendus implicites du terme d’“organisation” » (p. 135). Reconnaissons que la complexité à laquelle le chercheur est confronté n’est pas nécessairement celle de la société qu’il étudie mais celle de la recherche elle-même. Aussi, évoquer la complexité du système économico-social de la Mésopotamie pour expliquer la naissance de l’écriture devient un topos, peut-être même une sorte de conte étiologique.
31 C’est à Camille Lecompte que je dois cette remarque, je l’en remercie.
32 Nissen 1997, p. 26.
33 Pour l’étude de ces bulles et scellements, on se reportera à la publication de ces données premières (Lebrun, Vallat, 1978), qui constitue actuellement la base documentaire la plus sûre sur laquelle on puisse s’appuyer. Des objets du même type ont été découverts sur de nombreux autres sites proche-orientaux, mais seules les fouilles de Suse ont fourni un ensemble aussi complet, dans un contexte stratigraphique clair et parfaitement contrôlé. Par ailleurs, Schmandt-Besserat 1998 et 1992, notamment, a largement développé l’hypothèse selon laquelle nous disposions avec ces bulles et les marques qu’elles portent des tout premiers documents écrits.
34 Derrida 1967a, p. 90, n. 28 ; voir aussi son introduction à Husserl 1962, p. 60.
35 L’utilisation de ce concept problématique a sans doute incité à la prudence et à lui préférer celui de naissance, qui semblait plus neutre. Mais une nouvelle difficulté venait de l’usage métaphorique de ce terme qui signale un moment particulier, ou plus précisément un instant, un court instant, dans la très longue histoire des pratiques symboliques mises en œuvre par l’humanité. Or, il n’y eut jamais de naissance de l’écriture à proprement parler ou, plus exactement, cette naissance fut si longue qu’elle ne correspond pas à un moment. Ainsi, pour étayer l’hypothèse de la naissance, les historiens de l’écriture (qu’ils soient archéologues, anthropologues, linguistes ou épigraphistes) mobilisent-ils des données matérielles inscrites dans un cadre spatio-temporel déterminé, qui peut difficilement rendre compte du phénomène dans son ensemble.
36 Glassner 2000, p. 30.
37 Ibid., p. 38-39, où l’auteur propose une interprétation stimulante de ce mythe.
38 Selon un documentaire récemment diffusé sur une chaîne de télévision, certaines écoles, aux Etats-Unis, ont fait le choix de ne plus enseigner aux jeunes enfants l’écriture manuelle et de les initier seulement au maniement de tablettes numériques. Bien que celles-ci fassent encore appel à des claviers tactiles et supposent au moins la connaissance des lettres ainsi qu’une activité dactylographique, on peut penser qu’à plus ou moins brève échéance elles les abandonneront au profit de la commande vocale, plus rapide, plus facile puisque ne nécessitant aucun apprentissage, comme le signalait déjà Leroi-Gourhan en 1964 : « On peut se demander si l’écriture n’est pas déjà condamnée, malgré l’importance croissante de la matière imprimée à l’époque présente. L’enregistrement sonore, le cinéma, la télévision sont intervenus en un demi-siècle dans le prolongement de la trajectoire qui prend son origine avant l’Aurignacien » (Leroi-Gourhan 1964, p. 294).
39 Christin 1995, p. 5.
40 Ibid., particulièrement chap. 1, p. 11-31.
41 Ibid., p. 6. Rappelons les propos de J.-M. Durand sur lesquels se fonde A.-M. Christin : « Les conditions de l’apparition de l’écriture ont dû être réalisées lorsque furent constitués des champs notionnels qui s’imposèrent suffisamment à la conscience des utilisateurs pour pouvoir être notés, hors analyse phonétique de la langue, fait de l’époque où apparurent des systèmes proto-alphabétiques. Le notionnel (noté) est premier dans l’écriture, non le phonétique (dit). Cette approche conceptuelle, non phonétique des réalisations de base de l’écriture sumérienne se constate bien à l’occasion de la notation des toponymes ou des divinités. Le sumérien pouvait noter du phonétique pur [… mais] il ne l’a pas fait pour ses toponymes car, pour ces derniers, leur valeur conceptuelle était la plus forte. Ainsi pour la ville sainte de /Nippur/ notée par sa divinité principale enlil auquel est jointe la notion de lieu. La ville est donc enlil-lieu. La conceptualisation est antérieure au moment où a été fixé le code du sumérien linéaire. […] L’apparition de l’écriture a été conditionnée par l’élaboration de ces notions fondamentales, permettant d’analyser le monde et de l’exprimer. […] Il convient donc d’introduire […] les notions de “texte” et de “lecture” […] ceux qui le [ce texte] rédigeaient voulaient lui donner une valeur de commémoration, non de communication […]. Cette notion de texte complexe s’est imposée parce que, au moins pour la Mésopotamie, il faut considérer l’activité de lecture comme ce qui a dû être la première pratiquée […]. Parmi ces textes constitués arbitrairement, deux genres ont dû avoir à l’origine une importance considérable, quoique nous ne les connaissions bien que par leurs formes récentes : celui qui consiste à lire la volonté des dieux à partir des astres et celui qui le permet à partir de la surface du foie […]. On peut dès maintenant supposer que l’écriture en Mésopotamie est apparue, non pour les besoins utilitaires de la tenue des comptes […], mais comme la conséquence d’une conduite religieuse, peut-être au service de l’État en train de se constituer, ou pour prévoir les grands déplacements des marchands sumériens d’Uruk » (Durand 2001, p. 22-25).
42 Didi-Huberman 2011, p. 30.
43 Nougayrol 1968, p. 32.
44 Christin 1995, p. 17.
45 Mead 1907, p. 388, cité par Rizzolatti, Sinigaglia 2008, p. 59.
46 Poincaré 1989, p. 55, cité par Rizzolatti, Sinigaglia 2008, p. 78.
47 Merleau-Ponty 1945, p. 164, cité par Rizzolatti, Sinigaglia 2008, p. 88.
48 Leroi-Gourhan 1964, p. 262.
49 Derrida 1967a.
50 Ibid., p. 17.
51 Ibid., p. 33.
52 Ibid., p. 82. Tout l’ouvrage de Derrida, De la grammatologie, est consacré à cette remise en question.
53 Sans doute fallait-il le regard d’un observateur extérieur au champ disciplinaire, où la nécessité du traitement immédiat des données empiriques n’autorise guère le recul indispensable à l’avancée théorique, pour s’appuyer sur ses travaux et avancer une nouvelle thèse. Ce fut celui d’Anne-Marie Christin qui, à plusieurs reprises, rassembla les spécialistes des différentes écritures et défendit la thèse de la pensée de l’écran.
54 Goldschmit 2003, p. 32. Outre la lecture indispensable des ouvrages de Derrida 1967a ; 1967b et son introduction à Husserl 1962, on lira l’ouvrage, très synthétique et éclairant, de Goldsmith 2003.
55 Saussure 1976.
56 Derrida 1967a, p. 65.
57 Ibid., p. 102.
58 Ibid., p. 103.
59 Derrida 1972, p. 378.
60 Rizzolatti, Sinigaglia 2008.
61 Derrida 1972, p. 124.
Auteur
UMR 7041-Archéologies et Sciences de l’Antiquité, équipe Histoire et Archéologie de l’Orient cunéiforme (CNRS-Université Paris I-Université Paris X-Ministère de la Culture), Maison René Ginouvès, Nanterre; luc.bachelot@mae.u-paris10.fr
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