Conclusion
p. 229-231
Texte intégral
1Un artisanat invisible. Parce qu’elle ne laisse que des traces discrètes, la vannerie peut être ainsi qualifiée si on la compare, dans le monde romain, à d’autres activités artisanales. Ces dernières peuvent laisser des vestiges plus variés et offrir matière à des études diversifiées, tributaires d’activités dans lesquelles entraient en jeu des matérieux pérennes. Elles peuvent encore disposer d’indicateurs tels que les estampilles, témoins d’une production à plus ou moins grande échelle dans des ateliers plus ou moins importants, mais à partir desquels on peut mesurer l’emprise géographique des échanges commerciaux de produits finis.
2En apparence, la vannerie cumule contre elle les obstacles : les matériaux sont périssables ; les objets produits ont largement disparu et, lorsqu’on en met au jour, on peine à les exploiter parce qu’ils sont rarement intacts. La documentation épigraphique concernant le statut des producteurs et les modalités de production est bien rare ; les structures ou les outils susceptibles d’aider à repérer une officine sont difficilement identifiables en propre, en raison de l’usage d’un minimum d’installations et d’outillage, polyvalents de surcroît. Ce constat légitime, à n’en pas douter, l’absence manifeste d’intérêt pour cet artisanat. D’ailleurs, par une sorte de cercle vicieux, ce dédain à l’égard d’une production périssable a lui-même été à l’origine de négligences dans le traitement des rares vestiges mobiliers, jusqu’à une époque toute récente abandonnés dans les dépôts de fouilles ou dans les réserves des musées, voire perdus, freinant ainsi toute étude. Les exemples de cette situation sont multiples, comme sont également nombreux les objets demeurés inédits faute de critères permettant leur approche.
3Invisibilité ne signifie pourtant pas inexistence. L’aspect banal, quotidien, familier de la vannerie ne veut pas dire qu’on ne la considère pas. Largement pratiqué, cet artisanat a été présenté par le poète Virgile comme un art enseigné aux hommes par une divinité. C’est dire l’importance qui était accordée dans le monde romain à ces objets souvent simples, tout modiques qu’ils fussent, à cette uirgea uilisque supellex issue de techniques d’entrelacement des végétaux parfois très élaborées, remontant à des temps très anciens. La vannerie puise sa simplicité et son authenticité dans cette épaisseur anthropologique où se conjuguent l’exercice d’une technique souvent répétitive établissant une communauté de savoir-faire, l’adaptation du geste aux contraintes du matériau ou de la forme choisie et son lien avec la nature. En effet, l’implication profonde des matériaux fournis par la nature dans la technique et la forme de l’objet réalisé rend celui-ci intrinsèquement proche d’elle. C’est la beauté de certains matériaux qui donne la beauté de certains objets. Ainsi, naissant presque toujours là où les matériaux nécessaires se trouvent, ces ouvrages valent eux-mêmes comme des images de la nature et illustrent à leur manière la cohésion et l’harmonie entre les hommes et les sols qu’ils occupent, chères aux poètes bucoliques.
4Bien que la documentation antique disponible soit hétérogène et lacunaire au point de laisser subsister de nombreuses interrogations, elle permet d’entrevoir l’utilisation récurrente des produits de vannerie dans le monde romain. Les sources épigraphiques ne livrent que des informations partielles sur ce qu’étaient les producteurs, les conditions de production ou encore les tarifs. L’archéologie permet de déceler un savoir technique parfois très abouti dans la création des objets. Mais les textes antiques et surtout d’innombrables documents iconographiques soulignent la place majeure occupée par cet artisanat indispensable à la vie quotidienne. Les auteurs latins, tout en transmettant une vision partiale sur la condition des artisans en général, sont prolixes en indications sur les plantes et sur la nature des ouvrages de vannerie. En vantant, à l’occasion, la renommée de certains types de produits, ils constituent de sûrs témoins de leur diffusion. L’iconographie avec, certes, les approximations qu’elle génère en matière d’analyse technique des ouvrages, donne à regarder dans les multiples contextes de leur utilisation des objets d’abord utilitaires, sans prétention artistique. L’imitation des motifs de la vannerie dans des matériaux pérennes tels le marbre, la céramique ou encore le métal vient souligner la place tenue par cette production manuelle.
5La vannerie participe de la civilisation. Dans le monde romain, la diversité de ses emplois (ruraux, domestiques, militaires mais aussi cultuels), le fait que paniers et corbeilles soient reproduits dans l’iconographie de manière récurrente, soient si fréquemment mentionnés dans les textes à l’aide d’un vocabulaire abondant pour les désigner le montrent incontestablement. Combien d’artisanats peuvent se prévaloir d’une telle figuration, d’une telle présence dans autant de sources ? Comme l’a souligné Jacques Anquetil, « le développement et la complexité des techniques de vannerie ne dépendent pas de l’évolution générale d’une civilisation » (Anquetil 1989, p. 27). Par la variété des modèles, les objets étudiés sont venus témoigner que la vannerie est une des activités qui doivent le moins aux progrès techniques. L’art de tresser des objets en matériau végétal est et sera toujours indépendant d’eux : « No matter how far sciences advances, religion retains its meaning ; more so, in fact. There is no change in the basic importance of the hand or its work. » La vannerie s’inscrit parfaitement dans cette réflexion de Yanagi Soetsu (1889-1961) sur les artisanats du Japon (The Unknown Craftsman, 1972). L’originalité de cette activité est d’avoir traversé le temps sans évolution majeure. Non seulement l’outillage luimême, simple et rudimentaire, n’a pas subi de modifications notables, mais encore les modes d’assemblage des ouvrages et les formes variées qui existent dès l’époque préhistorique se retrouvent de nos jours encore : une corbeille préhistorique, antique, médiévale ou moderne est en tous points identique à une corbeille contemporaine ; sa fabrication obéit aux mêmes contraintes et aux mêmes processus techniques. Là encore, peu de productions de l’Antiquité s’inscrivent à ce point dans la continuité temporelle des formes et des usages.
6L’exemplarité des sites ensevelis par le Vésuve. Devant une documentation de travail disparate dont on a souligné le caractère lacunaire, cette exemplarité doit être mise en avant. Dans leur ensemble, à travers les installations artisanales et les objets finis variés qu’ils ont livrés, sans oublier la diversité, voire la beauté des représentations figurées sur les peintures, Pompéi, Herculanum et Oplontis sont d’un apport considérable pour la connaissance des techniques antiques de vannerie. Le premier a offert l’opportunité unique pour le monde romain d’étudier un atelier de vannier urbain, confirmant la présence concrète de la vannerie dans le quotidien. Des artisans vanniers spécialisés ont pu être tout à la fois resitués dans leur cadre quotidien de travail et, plus largement, replacés dans le tissu économique et social d’une cité. Du point de vue philologique, l’attestation épigraphique de tegetarii mise en parallèle avec la découverte d’un atelier de fabrication de nattes (tegetes) vient valider ce que nous ne connaissions que par l’intermédiaire des glossaires latins : le nom de métier prend ici tout son sens. Cet hapax devient donc un précieux témoin de l’extrême spécialisation de certains professionnels de la vannerie. Les découvertes réalisées dans l’officine I 14, 2 confirment en effet que la précision lexicale latine en matière de noms de métiers correspond bien à une réalité, au moins au niveau de la confection de vanneries. Enfin, par leur relative abondance et leur qualité souvent exceptionnelle, les vestiges de vanneries constituent quant à eux de remarquables exemples de la persistance et de la perennité d’un savoir-faire, parfois enrichi d’une haute technicité digne d’admiration.
7Un artisanat aux contours épistémologiques originaux. En définitive, des recherches sur un artisanat manuel non pérenne ne peuvent être menées qu’en faisant appel à des documents de toute sorte, tandis que les conclusions proposées ne peuvent qu’être validées par le recours aux connaissances techniques d’une personne de métier. Ainsi, grâce à la conjonction d’informations disparates, éparses, à première vue peu parlantes isolément, et grâce à l’aide d’un vannier, il a été possible de tracer les contours d’une activité artisanale jusqu’ici peu étudiée et mal connue. Elle était pourtant très largement exercée à l’époque romaine afin de répondre à une demande massive ; les témoins matériels conservés sont sans commune mesure avec la place de ces objets dans la vie quotidienne. Les éléments recueillis ont offert l’occasion d’aborder, de plus ou moins près, à la fois les modalités et contraintes techniques de fabrication, les conditions de production et de diffusion, les objets finis dans leur désignation, leur forme et leurs emplois. Certes, les conditionnels souvent utilisés dans le texte expriment combien de doutes subsistent : sur l’identification botanique des matériaux, sur les noms de métiers et leur signification précise, sur le niveau de vie des producteurs, sur les conditions de travail dans les officines urbaines, sur la manière dont on écoulait la marchandise, sur le sens exact des termes latins déclinant une large palette de vanneries… Souhaitons cependant que ce travail ait au moins pour conséquence d’attirer désormais l’attention sur des vestiges qui, récemment encore, étaient absents des publications ou mentionnés seulement marginalement.
8De même que j’ai commencé en citant Claude Lévi-Strauss, je terminerai par l’un de ses propos : « L’idée nous est commune qu’avec des moyens limités l’esprit engendre d’innombrables combinaisons » (Lévi-Strauss 1988, p. 161). Cette phrase peut finalement s’appliquer aussi bien à l’artisan qu’à la méthode que j’ai utilisée pour cette recherche. Tout comme le vannier entrelace, dans des combinaisons variées plus ou moins complexes, les éléments naturels recueillis dans son environnement immédiat, j’ai tenté dans ce livre d’entrelacer de brèves informations pour faire vivre, dans sa fragile présence, un artisanat historiquement évanoui mais techniquement et artistiquement toujours bien présent.
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