Conclusions
p. 299-304
Texte intégral
1À travers les parcours qu’ils ont proposés dans l’œuvre d’Euphorion, les auteurs des contributions que nous avons eu le plaisir de rassembler ont permis de faire progresser la connaissance de la technique poétique d’Euphorion, de confronter, lorsque c’était possible, ses versions des mythes à celles que l’on peut observer dans l’iconographie, d’étudier la manière dont Euphorion suscite la création d’images mentales chez son lecteur, de rendre lisible, à travers les fragments qui nous sont parvenus, une géographie poétique par laquelle Euphorion semble se distinguer des autres poètes hellénistiques, de mettre en évidence des aspects méconnus de sa réception à Rome et de porter une attention nouvelle aux problèmes que soulève la chronologie habituellement supposée pour cet auteur.
2La connaissance de la technique poétique d’Euphorion se trouve ainsi enrichie par les analyses littéraires que C. Cusset et B. Acosta-Hughes, V. Lanzara et A. Kolde ont consacrées à différents passages pour mettre en évidence leurs allusions à des hypotextes. Les contributions de C. Cusset et B. Acosta-Hughes, de V. Lanzara et d’E. Sistakou ont proposé d’étudier les points communs et les différences qui permettent de confronter deux poètes probablement séparés par quelques décennies à peine : Euphorion et Lycophron, dont la chronologie relative fait – dans ce volume même – l’objet d’un débat. Une autre possibilité consistait à comparer Euphorion et son modèle Callimaque : É. Prioux voit ainsi dans les Aitia l’un des modèles possibles pour le projet des Chiliades ; E. Magnelli a pour sa part souligné qu’Euphorion propose une vision du monde et de ses équilibres géostratégiques a priori assez différente de celle du poète alexandrin. Autre sujet de débat : la place de l’humour, de l’ironie et de la parodie dans l’œuvre d’un poète qui aime à manier la malédiction. On pourra, à cet égard, comparer les approches de F.-H. Massa-Pairault, de V. Lanzara, de J. A. Clúa Serena et d’A. Kolde.
3Parmi les formes poétiques qui semblent intéresser Euphorion et qui sont étudiées ici, A. Kolde a souligné, outre le goût de ce poète pour l’ara (malédiction), la présence de catalogues, par exemple dans le Thrace. B. Acosta-Hughes et C. Cusset ont en outre qualifié l’écriture d’Euphorion de digressive : ses évocations sont incomplètes, livrées à traits rapides et de manière allusive, et la logique des catalogues qu’il dresse veut qu’elles se succèdent rapidement les unes aux autres. Étudiant la disposition des mots dans les rapides vignettes mythologiques qu’esquisse Euphorion, V. Lanzara et A. Kolde ont relevé l’euphonie et les allitérations signifiantes que le poète a élaborées dans plusieurs passages. Enfin, la présence possible d’images métapoétiques dans les fragments d’Euphorion a été étudiée par É. Prioux.
4Mais c’est aussi le portrait d’un Euphorion philologue qui s’est dessiné au fil de ces pages : son emploi des hapax a permis à A. Kolde de tirer des conclusions sur l’état du texte homérique qu’il connaissait. Le travail qu’Euphorion propose autour des noms propres en livrant, par epexegesis des étymologies des noms mythologiques, témoigne lui aussi de sa familiarité avec les commentaires sur l’œuvre d’Homère où figurent parfois de semblables explications mythologiques des noms des héros (voir la contribution d’É. Prioux). Ce procédé, qui passe souvent par la création de fausses étymologies, nous montre aussi comment Euphorion répond, de manière originale, au maniement des glôssai (mots rares qui peuvent par exemple être dialectaux, désuets ou empruntés à une langue étrangère) et des onomata dipla (termes composés) de la génération de poètes qui l’ont précédé. Loin de composer des onomata dipla inédits ou d’emprunter des termes techniques à la langue des métiers comme avait pu le faire un Posidippe de Pella, ou encore d’insérer dans le poème des glôssai dont l’interprétation repose sur l’érudition du lecteur comme avait pu le faire Callimaque, Euphorion choisit bien souvent de créer de fausses glôssai en resémantisant l’un des composants d’un onoma diplon largement attesté dans la littérature grecque ou en réactivant son sens étymologique : par exemple, κηπουρός, dans le fr. 109 Acosta-Hughes/Cusset, perd son sens banalisé de « jardinier » pour redevenir le « gardien du jardin ». Ailleurs, un jeu de mots peut inviter le lecteur à s’interroger sur le sens d’un adjectif assez courant et sur les allusions qu’il peut recouvrir : F.-H. Massa-Pairault a par exemple commenté l’amusante paronomase πελώριος Ὠρίων. Les créations d’Euphorion ne sont donc pas des hapax pour la forme, mais bien des hapax pour le sens. C’est donc volontiers que nous empruntons, dans cette conclusion, une expression que F.-H. Massa-Pairault avait employée à l’oral lors du colloque pour caractériser ces procédés : « Euphorion ou l’énigme limpide ».
5Les rapports entre la poésie d’Euphorion et les images ont été étudiés sous plusieurs aspects. L’un d’eux est la question de l’enargeia et des moyens par lesquels le texte sollicite la phantasia du lecteur en suscitant la création d’images mentales. Parmi les procédés que les critiques anciens associent aux notions de mimesis et d’enargeia, les jeux de sonorités occupent une place importante : or, Euphorion est – comme nous l’avons rappelé plus haut – un maître de l’allitération. Mais l’enargeia repose aussi sur le choix des instants décrits et sur la sélection des éléments évoqués dans la représentation poétique : B. Acosta-Hughes et C. Cusset ont ainsi comparé l’abondance des effets de sonorités dans le naufrage de la flotte d’Ajax tel qu’il est conté par Lycophron à l’insistance d’Euphorion sur une impression visuelle par la multiplication de termes renvoyant au champ lexical de la mer pour traduire, dans les mots, l’excès d’eau du tourbillon marin où disparaît Iphimaque. Euphorion sélectionne pour son évocation l’instant précis de la noyade, où le héros déjà essoufflé par sa lutte contre les éléments a la bouche ouverte : ce procédé qui sert évidemment la sub oculis subiectio peut évoquer les procédés explorés, quelques années plus tôt, par le Posidippe des nauagika – pour le poète de Pella, la représentation du naufrage permet vraisemblablement de mettre en œuvre les théories de Douris sur la mimesis1. De fait, Euphorion tend à concentrer les représentations mythologiques qu’il nous livre autour d’une scène unique et particulièrement saisissante : le Thrace voit ainsi se succéder des exempla mythologiques qui sont évoqués en trois vers et juxtaposés les uns aux autres. Dans le texte d’Euphorion, la présence des images ne se limite pas aux phantasiai que le poète sait susciter par quelques mots seulement. Même si les fragments conservés ne nous livrent pas d’ecphrasis prise au sens restreint et moderne de description d’œuvre d’art, le texte fait, à l’occasion, allusion aux ecphraseis archaïques : V. Lanzara a ainsi étudié des allusions au Bouclier d’Héraclès, et commente le rappel allusif d’une scène ornant le bouclier d’Achille dans l’Iliade, à travers l’emploi du verbe ῥήσσοιτο dans la description de Cerbère (fr. 87 Acosta-Hughes/Cusset). Ce terme emprunté au motif de la danse représentée sur le bouclier est ici appliqué au bruit des marteaux battant le fer dans les forges de l’Etna pour évoquer les étincelles métalliques qui semblent surgir du regard de Cerbère. Dans la mesure où ce sont précisément ces forges qui produisent le bouclier d’Achille, on peut noter qu’Euphorion souligne avec humour l’origine même de l’image qu’il est en train d’élaborer. Euphorion insiste sur la facture d’une image cyclopéenne qui servait d’emblème à la poésie d’Homère : le bouclier d’Achille.
6Ce volume propose en outre plusieurs confrontations entre les fragments poétiques d’Euphorion et les documents figurés qui nous sont parvenus. Les représentations figurées permettent parfois d’éclairer les traditions évoquées dans le texte, comme celle des modifications successives des couronnes décernées lors des Isthmia, et de s’interroger sur la manière dont Euphorion illustre ou non des realia (voir la contribution de N. Icard et A.-V. Szabados). S. Wyler a pour sa part montré comment Euphorion, poète que la tradition représente comme initié, s’inspire, dans sa représentation de Dionysos, des traditions liées à l’orphisme. De fait, la confrontation avec les images permet d’étudier la spécificité des traditions mythologiques qu’Euphorion retient : ainsi pour la confrontation proposée par P. Linant de Bellefonds entre la Sémiramis d’Euphorion et la Sémiramis connue par un relief d’Aphrodisias de Carie. Mais les images conservées peuvent aussi permettre de comprendre l’intérêt de tel ou tel motif pour Euphorion et d’en vérifier la présence dans la culture visuelle de l’époque hellénistique. Il en va ainsi pour le motif des devins ou pour la représentation des Éolides dont fait partie Béotos, l’éponyme des Béotiens (voir les contributions d’É. Prioux et de C. Pouzadoux), ou encore pour la figure d’Anios, personnage en partie lié à l’Eubée. On peut en effet constater l’existence de convergences entre certains thèmes choisis par Euphorion de Chalcis et les sujets que retient, dans le dernier tiers du ive siècle, un peintre d’Italie du Sud dont l’œuvre témoigne d’une connaissance intime de la culture béotienne : le Peintre de Darius. De fait, la présence récurrente de figures et de traditions liées à la Béotie ou à l’Eubée paraît caractériser une part significative de l’œuvre d’Euphorion, poète originaire de Chalcis, dont la curiosité pour les mythes locaux paraît évidente. C’est à cette conclusion que nous a conduits, aussi, l’étude que F.-H. Massa-Pairault a consacrée à la figure d’Orion. Deux contributions, enfin, celles de C. Pouzadoux et de P. Linant de Bellefonds, ont posé le problème – insoluble – du rapport entre certains fragments d’Euphorion et des chefs-d’œuvre disparus de la peinture de chevalet : Euphorion se souvient-il de représentations mythologiques dues aux peintres eubéens et thébains ? Euphorion s’inspire-t-il d’une image de Sémiramis associée au tableau d’Aétion qui faisait de la reine une ancienne courtisane ?
7Plusieurs contributions se sont attachées en propre au traitement des mythes et à celui qui, à travers eux, est réservé à la géographie. J. Pagès Cebrian a ainsi mis en évidence, au sujet des géants et gigantomachies, le rôle probable d’Euphorion comme créateur de mythes, réélaborant des traditions très anciennes, mais opérant aussi des sélections et des réécritures. F.-H. Massa-Pairault a montré combien les Métamorphoses d’Ovide semblent conserver des éléments tirés du traitement par Euphorion du mythe d’Orion ou du mythe d’Anios. Euphorion apparaît ainsi comme un poète qui opère un travail original de réélaboration de la matière mythologique : les versions déviantes qu’il expose pour certains mythes et dont il est peut-être l’inventeur ont retenu l’attention de ses imitateurs et il y a peut-être plus de vestiges d’Euphorion qu’on ne le soupçonne généralement dans l’œuvre d’Ovide.
8Le présent volume a voulu mettre en évidence, par son plan, la géographie originale qui se dessine dans l’œuvre d’Euphorion – géographie qui tranche, comme l’a montré E. Magnelli, avec celle d’un Callimaque ou d’un Apollonios. Euphorion fait la part belle aux traditions locales de sa terre natale avec l’ensemble Eubée – Béotie, mais la Mopsopie permet aussi de deviner son intérêt pour l’atthidographie (cet aspect a notamment été souligné par la contribution de S. Wyler). Euphorion se montre aussi fort intéressé par l’Asie Mineure et le Proche-Orient, qu’il cherche, à l’occasion, à mettre en rapport avec l’Attique par la recherche de traditions rares (voir sur ce point la contribution d’E. Magnelli). Il est à la fois tentant et malaisé de mettre les différents fragments qui se rapportent à une zone géographique précise en rapport avec les différentes étapes de la carrière d’Euphorion : les fragments eubéens sont-ils les vestiges de l’activité d’Euphorion à la cour d’Alexandre et de Nikaia de Chalcis ? Les fragments concernant le Proche-Orient sont-ils nécessairement liés à la dernière phase de la carrière d’Euphorion, au service de la cour séleucide ? E. Magnelli a, à très juste titre, proposé une réflexion méthodologique qui met en évidence les limites et les dangers d’une approche qui voudrait, à la suite de P. Treves, trop étroitement lier les différents fragments de récits à l’influence des patronages successifs qu’obtint Euphorion et se fonder, pour ce faire, sur le seul examen de la géographie dans laquelle s’ancre le récit.
9Une question étroitement corrélée à celle soulevée par E. Magnelli est celle de la part qu’occupe, dans la carrière d’Euphorion, le séjour à la cour séleucide. La Souda indique qu’Euphorion naquit vers l’époque où se déroula la Bataille de Bénévent (275 av. J.-C.). Si ce témoignage doit être pris au sérieux, Euphorion a donc déjà plus de cinquante ans lors de l’avènement du jeune Antiochos III Megas, puis de son mariage avec Laodicé III (figure qui pourrait avoir justifié, comme l’a récemment suggéré A. Coppola, l’intérêt d’Euphorion pour les traditions relatives à Laodicé, princesse troyenne – sur ce point, voir la contribution d’É. Prioux). Dans le présent volume, F.-H. Massa-Pairault a toutefois posé la question de savoir si Euphorion se trouvait encore à Chalcis en 191, lors des noces d’Antiochos III et d’Euboia qui se déroulèrent dans la ville natale du poète. À supposer que cet épisode ait joué un rôle déterminant dans la carrière d’Euphorion, il faudrait sans doute suggérer de le faire naître plus tard que ne l’indique la Souda. De même, la réécriture des traditions relatives aux agônes des devins Amphilochos, Calchas et Mopsos se comprend surtout, comme l’a souligné R. Robert, dans le contexte des campagnes militaires préparées ou effectuées par Antiochos III dans les premières années du iie siècle av. J.-C. Un Euphorion πρέσβυς cherchait-il alors, par son travail sur la matière mythologique et sur les mythes de fondation, à légitimer les projets de conquêtes et les conquêtes effectives d’Antiochos III ? Peut-être faut-il mettre en doute la chronologie reconstituée d’après la notice de la Souda et reconnaître en Euphorion une figure plus décisive encore qu’on ne le pensait jusqu’à présent pour la genèse de monuments culturels illustrant et défendant l’idéologie séleucide ?
Notes de bas de page
1 Voir par exemple les épigrammes 90 A.-B et 96 A.-B. du P. Mil. Vogl. VIII, 309.
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