Euphorion, la malédiction mythique et le comique intentionnel
p. 267-279
Résumé
Ce texte explore les liens possibles entre les poèmes d’Euphorion et la pratique de la defixio. On examine ainsi le sens qui peut être prêté à l’ara (malédiction) dans ses poèmes. Qui vise-t-elle ? S’agit-il de poèmes sérieux ? Tous les poèmes de malédiction d’Euphorion relèvent-ils d’un projet unifié ?
Dédicace
Au professeur Esteban Calderon, de l’université de Murcie (Espagne), modèle et parádeigma de saphéneia philologique.
Texte intégral
1Euphorion, qui a écrit des épè mythologiques (le Thrace), des épigrammes et un poème satirique sous forme de malédictions (les Ἀραί) dans le sillage du poème polémique qu’est l’Ibis de Callimaque, rend son langage très obscur par l’économie de son texte. Comme le disait Adelmo Barigazzi, auquel je veux ici rendre hommage en témoignage de reconnaissance pour tout ce qu’il m’a appris sur le poète de Chalcis et pour le courage qu’il m’a donné pour affronter les difficiles circonstances dans lesquelles j’ai pu étudier sa poétique et éditer ensuite ce poeta doctus : Euphorionis oratio ambagibus et anfractibus, at minime rebus ad argumentum pertinentibus indulget.
2Mais notre poète a créé aussi, dans la trame de ses poèmes, une « énigme par fragmentation », pour reprendre une belle et juste expression employée par Antje Kolde à la suite d’André Hurst. Tantôt on le voit accélérer, par des effets de brachylogie, le flux du récit, tantôt on le voit proposer des variations sur la forme stéréotypée qui associe de manière binaire une ara à un exemplum – Euphorion n’hésite pas, en effet, à introduire dans ce schéma de courtes digressions qui n’arrêtent pas le flux narratif. Par ailleurs, Euphorion n’est ni un poète des hapax legomena ni un poète de l’euphonie : pour reprendre l’opinion d’Enrico Magnelli1, il n’est pas le poète euphoniste que Van Groningen a toujours vu en lui.
3La structure des compositions d’Euphorion manifeste aussi la richesse intellectuelle, idéologique et le travail soigneux de ciselure auquel s’est appliqué le poète. Et comme une bonne partie de la poésie d’Euphorion est imprécatoire – surtout les Arai, le Thrace et les Chiliades –, nous voyons que chaque ara correspond à un exemple mythologique et à l’explication2 d’un châtiment que le poète envisage d’appliquer, à l’identique, à son ennemi anonyme. En outre, chaque imprécation occupe trois ou quatre vers. Et la variatio est évidente au fil des poèmes : on la constate par exemple quand le poète introduit une nouvelle malédiction par un optatif et sans la particule ἤ, pourtant caractéristique de ce type de poésie rédigée sous forme de catalogue.
4Par ma contribution à cette rencontre3, je voudrais voir quel sens peut être prêté à l’ara (ou malédiction) et ses antécédents mythiques, à l’époque hellénistique et plus particulièrement chez Euphorion. En effet, nous conservons de nombreux vestiges de l’intérêt d’Euphorion pour le thème de la malédiction. La présente étude se présente comme une proposition visant à étudier des liens possibles entre les poèmes d’Euphorion et la defixio ou la flagitatio de son époque, et à comprendre comment le poète a choisi cet objet mais a aussi subi l’influence d’autres motifs.
5Les defixiones nous laissent en général soupçonner derrière leurs auteurs un monde de marchands, d’ouvriers, de gens humbles, etc. La flagitatio est un rite qui n’appartient pas au domaine de la prière4. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à un type de littérature très différent de celui des arai, en particulier lorsqu’elles se font littérature. Comme le souligne L. Watson, les Ἀραί littéraires que nous conservons partagent les caractéristiques suivantes : « their occasions were usually so trivial, the identity of their targets so nebulous, and their procedures so learned or opaque that they lack much connection with real life. They were pure private outbursts of pseudo-rage ». Il me semble que Watson, a raison d’affirmer que « Ἀραί may have been particularly cultivated in the Hellenistic period as a kind of release-valve, as a safe and acceptable outlet for the deeply-rooted impulse to λοιδορία that was otherwise frowned upon by the authorities5 ».
6Je voudrais proposer ici, à titre de confrontation, la lecture d’une très intéressante tabella defixionum (n. 63) du ier siècle av. J.-C., éditée par Elderkin6, où nous voyons comment le defigens réclame l’aide de la puissance qu’il invoque et justifie son action :
[....]ες [έ]βου μὲ τὸ [κ]αταγρ-
φονα κὲ τὸν ἀπολέ[σαντα] ὅτι οὐκ ἕ-
κων ἀλλὰ ἀνανκαζ[όμεν]ος διὰ οὺ
κλέπτας τοτο ποιε.
Débarrasse-moi (scil. ἐκ των θλίψεων), moi qui ai écrit cette defixio et qui suis responsable du maléfice, parce que je le fais non de ma propre initiative, mais y ai été obligé par les voleurs.
7H. S. Versnel7 a adopté a posteriori la leçon εξξερουμε au lieu de [....] ες σ[έ]βου με, mais nous nous trouvons ici devant un bon exemple du besoin qu’a l’auteur de se justifier, selon A. López Jimeno8. On peut penser que cette defixio est un de ces textes qui relèvent tout à la fois d’une demande d’aide adressée à la divinité pour se venger d’une offense subie et de la pensée du maléfice.
8Le motif du vol figure dans le titre du poème Les Malédictions ou le voleur de la coupe (Ἀραὶ ἢ Ποτηριοκλέπτης), qui comprenait une série de malédictions (araí) adressées à un adversaire potentiel (ποτηριοκλέπτης) par Euphorion en personne9. L’aition paraît dérisoire : le vol d’une coupe pour boire.
9L’objet des arai ou malédictions serait donc un trickster, un pseudo-ami (caractérisé par l’infidélité et l’abus de confiance) privant autrui d’un bien : un trickster rappelant éventuellement la figure d’Hermès comme archétype du voleur10. Parmi les modèles possibles, on peut citer la poésie iambique – archaïque ou hellénistique (nous y reviendrons). Autre modèle éventuel : la figure de l’Érysichthon callimachéen, qui, dans l’Hymne à Déméter, se caractérise par sa voracité et par d’autres particularités typiques du trickster. On peut considérer que ce personnage, qui détonne avec le contexte de l’hymne, appartient au domaine iambique : sa faim est comique et il lance des σκώμματα contre Déméter. Sa parole est agressive, son visage sauvage11. Citons encore le précédent archaïque que pourrait constituer Hipponax, auteur d’invectives contre Boupalos, qui était auparavant son ami (τὸ πρὶν ἑταρος ἐών)12.
10Dans les Chiliades et les Arai, le « crime » commis contre Euphorion est, au moins en apparence, d’ordre économique. Mais dans le cas du Thrace, nous nous trouvons apparemment devant un « crime de sang », certainement lié aux banquets d’hospitalité et aux tables de Zeus, si le coupable porte bien l’épithète de xeinophonos, mais celui-ci a été récemment identifié comme un simple chien. Par ailleurs, si les Ἀραὶ ἢ Ποτηριοκλέπτης (Malédictions ou Le voleur de la coupe) et les Χιλιάδες (référence aux oracles millénaires ?) ont des titres qui renvoient au moins schématiquement à leur contenu, ce n’est pas le cas du Θρᾴξ (Thrace).
11La critique n’a pas vraiment trouvé d’accord sur l’origine de ce titre. Antje Kolde a exposé récemment les interprétations relatives à cette question13. La matière mythologique est toutefois imprécatoire, comme dans les deux autres poèmes. Dans le cas des Chiliades, nous savons, grâce à l’article de la Souda sur Euphorion, que le poète a lancé sa malédiction « sur ceux qui l’ont privé de l’argent qu’il avait prêté ». Ainsi, par exemple, dans le Thrace, tout nous amène à penser que « siamo di fronte a un locus communis delle imprecazioni poetiche », pour reprendre les termes de V. Bartoletti14, ou que « es ist der gleiche Stil, den die Verwünschungen des Berliner Fragments zeigten », selon l’affirmation de K. Latte15.
12Euphorion a utilisé tous les matériaux que lui apportaient diverses croyances et traditions culturelles antérieures, ainsi que les traits caractéristiques du genre imprécatoire. La ressemblance avec les Arai de Moero de Byzance, l’Ibis de Callimaque et celui d’Ovide, ainsi qu’avec les fragments papyrologiques, comme le fr. 970 du Supplementum Hellenisticum (élégie du tatouage), et d’autres comme les Dirae de Caton, peut nous aider à mieux comprendre la complexité de ce genre.
13Par ailleurs, il semble difficile de penser qu’Euphorion, malgré son caractère érudit et pleinement hellénistique, n’ait pas tenu compte de l’abondante tradition imprécatoire qui a précédé la rédaction de ses poèmes. Nous pensons bien plutôt qu’il a su en tirer profit pour ses propres fins.
14À mon avis, il faut reconnaître en Euphorion un maillon très particulier de la chaîne. Sa spécificité tient notamment à l’importance que revêt, dans ses œuvres imprécatoires, la critique – qu’elle soit raillerie ou ironie. La dimension ironique peut être perçue dans le Thrace mais aussi dans les Arai et, dans une moindre mesure peut-être, dans les Chiliades. Euphorion ne s’intéressait probablement pas particulièrement aux théories qui voulaient que le châtiment divin s’abatte parfois au bout de mille ans, ni au combat contre l’hédonisme, mais au jeu littéraire, à l’excès pléonastique et littéraire des malédictions (exempla), ainsi qu’à la parodie complexe et à l’érudition mise au service d’un paignion finement ciselé.
15Comme le disent B. Acosta-Hughes et C. Cusset, « la poésie d’imprécation, tout comme le mime littéraire, témoigne de l’intérêt que les poètes hellénistiques trouvaient à reprendre des formes simples et populaires pour les élaborer ; la dimension obscure des imprécations, qui dérive concrètement de la magie ou de la sorcellerie, offre au poète la possibilité de déployer un langage et des expressions rares. Les figures mythologiques représentées dans le Thrace comprennent par exemple Harpalycé (dont l’histoire constitue le sujet de Parthénios, Passions amoureuses, 13), qui est opportunément transformée en chalcis, ainsi que Médée, Sémiramis et Pandore. Les conséquences de la méchanceté humaine, souhaitées à un adversaire, étaient un des thèmes de la poésie d’invective iambique en particulier : ils entrent désormais dans le domaine de la poésie savante16 ».
16L’ara protohistorique, comme nous le savons, avait un caractère social, et n’était nullement une activité secrète, illicite, ni privée. Souvent elle produisait des réactions collectives17 du type de la lapidation. Elle était conçue pour agir directement sur les éléments de la société. La légende de Méléagre et la malédiction de sa mère Altea en sont un bon exemple mythique. Euphorion devait ressentir une forte curiosité pour des formes culturelles ancestrales, encore présentes dans la defixio ou la flagitatio à son époque, et il a choisi cet objet, mais d’autres raisons ont influencé son choix.
17La « rupture du serment » ou la « violation du pacte », notions essentielles des arai littéraires, ont été, souvent, très importantes pour les lyriques grecs archaïques18. Euphorion insiste sur l’attaque et la satire contre quiconque a rompu les pactes établis.
18Dans ces manifestations littéraires, les attaques imprécatoires sont pratiquement synonymes des iambes ou des censures littéraires. Lorsque nous parlons à propos des poèmes d’Euphorion de critique, de raillerie ou d’ironie, nous voulons évoquer plus précisément la poésie iambique. Euphorion, en bon poète hellénistique et en fin connaisseur et sympathisant de la poésie lyrique archaïque grecque, s’est senti attiré par la maniera poétique de ces poètes. Bien qu’ils ne connussent pas encore un genre imprécatoire établi en tant que tel, ces poètes étaient une source d’inspiration pour Euphorion avec ses attaques virulentes et cruelles et avec sa dérision ou sa raillerie ironique.
19Le titre des Χιλιάδες d’Euphorion suggère l’influence d’une croyance dont l’origine est certainement pythagoricienne : celle qui veut que la vengeance des dieux (la τίσις qui apparaît dans le Thrace et à laquelle s’est référée Antje Kolde19) ait des effets observables sur une période de mille ans20. Pythagore lui-même disait, selon Jamblique (Vita Pyth., VIII, 42) :
... τν γὰρ βαρβάρων καὶ τν Ἑλλήνων περὶ τὴν Τροίαν ἀντιταξαμένων ἑκατέρους δι᾿ ἑνὸς ἀκρασίαν τας δεινοτάταις περιπεσεν συμφορας, τοὺς μὲν ἐν τ πολέμῳ, τοὺς δὲ κατὰ τὸν ἀπόπλουν καὶ μόνης τς ἀδικίας τὸν θεὸν δεκετ καὶ χιλιετ...
… Tant les barbares que les Grecs, lorsqu’ils se sont affrontés entre eux autour de Troie, sont tombés dans les plus terribles malheurs par l’intempérance d’un seul, les uns dans la guerre, les autres à leur retour par mer, et pour cette seule injustice la divinité, durant une décennie, durant un millénaire...
20Dans la tradition pythagoricienne, la responsabilité de mener à bien la vengeance incombait aux dieux. Chez Euphorion, en revanche, et dans tout le genre imprécatoire, cette responsabilité revient non seulement aux dieux, mais s’attache aussi en propre, et plus spécifiquement, à Diké, comme l’a souligné A. Barigazzi. En effet, Diké, avec Thémis, apparaît dans le Thrace comme celle qui punit les infractions (avec son pied gréion, comme nous le rappelle A. Kolde21, adjectif qui produit un oxymore avec l’óka du vers du Thrace d’Euphorion). Mais, dans les Arai, c’est Artémis qui est chargée de poursuivre de ses flèches le voleur de la coupe, et c’est également Artémis qui se venge, dans les fr. 129 et 134, qui appartiennent éventuellement aux Chiliades.
21Par conséquent, cela montre deux choses : d’une part l’introduction par Euphorion d’une divinité, Diké, dont la présence constitue un facteur unifiant pour le genre imprécatoire ; d’autre part, le fait que cette référence à Diké n’est pas unique, car le poète de Chalcis avait choisi de lui adjoindre d’autres divinités également chargées de punir le crime.
22Le poète de Chalcis a repris, en bon philologue, tous les éléments caractéristiques et constitutifs d’une ara « littéraire » à l’époque hellénistique, éléments que nous avons notés dans notre étude sur les trois poèmes imprécatoires22 et que nous pouvons résumer comme suit :
- Présence de paradeigmata.
- Caractère étiologique. On expliquait la colère d’un dieu, et sa cause (οὕνεκα, ὅτι, ἕνεκα).
- Caractère certain de l’accomplissement de la malédiction (le poète est sacerdos d’Apollon, fils de Zeus et de Léto, chez Ovide. Cette divinité accomplit toujours ses oracles23). Diké rend la malédiction inévitable.
- Particules répétitives : ἤ... ἤ... ; ἤ... ὡς... ; aut... aut... ; et... et... ; ut... ; qualis... sic...24.
- Présence ou absence d’éléments lyriques et mythiques25.
23Quant au type d’infraction, il convient de prévoir une forme de subdivision typologique entre (a) les crimes de type économique et (b) les délits de sang. Une caractéristique commune à tous ces crimes est la trahison de la confiance ou la rupture du serment.
24En effet, les Chiliades nous montrent un exemple de confiance trahie (« l’ont privé de l’argent qu’il avait prêté », comme dit la Souda) et les Arai, celui d’un vol également économique, mais dans un environnement plus courant, à savoir le banquet. Cette caractéristique ressort également des mots mêmes d’Euphorion qui, dans un passage du Thrace, fait allusion aux trois infractions qui méritent une ara (v. 50-53, fr. 38C) : « les hommes de cette sorte, qui provoquent les dieux, pervertissent les lois ou qui traitent avec arrogance leurs faibles parents, prenant en horreur les encouragements des vivants et des morts, ou qui violent les repas offerts aux étrangers et la table de Zeus ».
25Il en ressort que le crime des Arai que nous avons mentionné – le vol d’une coupe – semble être lié au troisième type de crimes que nous venons de trouver évoqués dans cette dernière citation (à savoir les banquets offerts aux étrangers). Et s’il faut bien lire dans le Thrace comme épithète du coupable l’adjectif xeinophónos (v. 19), alors ce poème a trait à l’hospitalité et vise un coupable qui serait allé à l’encontre des obligations ancestrales de l’hospitalité, ce qui est en partie différent du crime des Arai.
26Tout en laissant de côté la possibilité – de plus en plus acceptée – que derrière les vols se cache un motif de pure invention, on peut souligner que la caractéristique essentielle de toutes les arai d’Euphorion tient à la « foi en la justice », fondée certainement sur la conception hésiodique, qu’Euphorion partage avec Rhianos, Aratos, Cléanthe et Léonidas26, ainsi que d’autres auteurs hellénistiques.
27Si nous refusons d’ajouter foi à ces manifestes pseudo-biographiques – vol, auto-raillerie, etc.27 –, nous pouvons nous demander quel est le véritable sens des imprécations et, donc, de l’œuvre poétique d’Euphorion. Il est vrai que la malédiction elle-même est réduite à un simple cadre, ou à un simple prétexte, pour obtenir une vraisemblance littéraire nécessaire.
28Il est vrai également que les annotations rares et les allusions obscures, typiquement alexandrines, font penser à des créations comme l’Alexandra de Lycophron ou les énigmatiques Technopaegnia, qui ne peuvent avoir été écrites de façon sérieuse. Euphorion, certes, critique et censure les abus de confiance, mais, sous son masque de sérieux et d’agressivité, il convient de reconnaître une dérision qui s’inscrit dans la tradition iambique. Celle-ci ridiculise, mais est aussi caractérisée par son érudition qui vise un lectorat habitué à ce type de « poésie verbale » et non le vulgaire ignorant.
29Nous pouvons en outre voir que les Arai, ou plutôt les mythes des Arai, font de manière répétée allusion à Athènes. Ce constat est corroboré, d’une part, par les mythèmes relatifs à cette ville, et d’autre part, par la reprise verbale des termes employés dans l’Hécalé de Callimaque, œuvre qui, à son tour, trouve sa source littéraire dans les chroniques historiques de l’Attique28.
30Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’autre fragment – d’un seul vers – des Arai (fr. 8C) contient un vocable, κελέβην, qui apparaît également dans l’Hécalé (fr. 246 Pf) et dans quelques autres occurrences. En ce qui concerne les parallèles lexicaux avec Callimaque, nous pouvons signaler par exemple : fr. 9 = 7 πόδεσσιν avec fr. 245, 2 Pf (terme χύτλα = eaux et expression ποσὶ πόδεσσιν (Euphorion) ou même v. 11 avec fr. 527 Pf, etc.29.
31D’autres remarques peuvent être formulées au sujet des optatifs présents dans ces textes imprécatoires. Voici la série d’optatifs (2e/3e pers.) imprécatoires du Thrace, fr. C30 :
φορέοις (v. 3) : « mène... eau » ; ἵκοιο (v. 5) : « parvient à ... un lit vide » ; δαίσαις (v. 6) : « tiens ... noces... » ; μνήσαιο (v. 8) : « fête... une Leipéfile » ; ἀγκάσσαιτο (v. 9) : « t’embrasse... (Sémíramis) » ; κροτέοι (v. 11) : « danse pour toi... » ; κίχοιο (v. 25) : « trouve... une mer en tempête ».
32Cette longue série d’optatifs imprécatoires du fragment C du Thrace est presque entièrement constituée de deuxièmes personnes, c’est-à-dire qu’elle représente des imprécations dirigées par le poète (plutôt que par un personnage du poème) contre un adversaire. Par ailleurs, la plupart de ces optatifs font référence explicitement au domaine amoureux. Le domaine de crime apparemment fustigé serait donc lié à la question des vicissitudes amoureuses et tragiques.
33Il est révélateur que le Thrace dispose d’un nombre aussi abondant d’optatifs et de particules ἤ (11 % des vers environ), et que, malgré la présence de ces caractéristiques saillantes du genre imprécatoire, on ait pu mettre en doute l’appartenance de ce texte à la poésie des arai : cette appartenance est, à notre avis, tout à fait claire, comme le démontre au moins la structure du poème.
34Il convient de voir comment se combinent dans le poème le domaine comique, le domaine judiciaire et l’aspect rituel. Avant tout, il faut souligner que nous nous trouvons ici encore engagés dans un terrain peu exploré dans l’hexamètre et mieux connu dans la poésie iambique, même si le terme de σίλλος désigne une invective poétique en hexamètres31. L’esprit et la forme de ce poème d’Euphorion ne s’accorderaient donc pas au mètre choisi, mais l’Hymne à Déméter de Callimaque est la preuve manifeste que l’interdépendance entre mètre et contenu n’est, bien souvent, pas stricte.
35Alors que l’Hymne V de Callimaque est écrit en distiques élégiaques, l’Hymne VI (à Déméter), marqué par son caractère comique, est composé en hexamètres et forme un diptyque contrasté avec la pièce qui le précède immédiatement. La tonalité comique et satirique peut ainsi dominer dans un poème en hexamètres et, de fait, le Thrace d’Euphorion – œuvre comique d’un poète exclusivement epopoios – est en hexamètres.
36En plus d’appeler de ses vœux une malédiction conditionnelle, l’auteur d’une defixio pouvait aussi, par la pratique rituelle que ce geste représente, se livrer à une malédiction effective et immédiate. On pouvait ainsi se rendre à la porte de celui qui était maudit avant de proférer des mots qui auraient un pouvoir magique. De ce fait, le cas d’Erysichthon et de ses σκώμματα peut nous aider à mieux comprendre ce qu’Euphorion prétend faire dans des vers qui relèvent du domaine comique, et qui ne sont probablement pas, comme on l’a traditionnellement soutenu, proférés de manière sérieuse par un poète confronté à un échec financier.
37Cette hypothèse a été défendue dans quelques lignes suggestives de H. Lloyd-Jones32 : « the best specimen of his art that we possess is the Florentine fragment of the Thrax. It shows several touches of humour, but not all critics have perceived the lightness of the poet’s touch. If the murdered person spoken of at the end was human, his sad fate is spoken of in a way that seems curiously perfunctory. But if he was, as I suspect, a pet animal or bird, no difficulty arises ».
38Il me semble, pour conclure, que mon analyse de quelques poèmes d’Euphorion contenant des arai, placent ce dernier aux côtés de Lycophron, Théocrite et Callimaque. Comme souligne A. Kolde à propos du Thrace, « il apparaît donc clairement, comme le soulignent aussi Lloyd-Jones, Magnelli et Clua, que le reproche du trop grand sérieux et du manque d’ironie, formulé à maintes reprises à l’égard de notre auteur, n’est pas tenable ». Il ne faut pas oublier qu’Euphorion et Callimaque, tous deux auteurs d’arai, sont des poètes de leur temps, éloignés du lyrisme de la ἰαμβικὴ ἰδέα.
39Quoi qu’il en soit, il ne faut pas en déduire que leur adhésion à ce modèle poétique soit, pour autant, peu fidèle et peu profonde. Il est vrai que pour de nombreux poètes alexandrins « buveurs d’eau » – comme Callimaque et Euphorion, qui rejettent toujours le pathos de toute poésie inspirée – le iambographe Hipponax représente un modèle de poésie dont le registre principal est celui de l’invective, dirigée le plus souvent contre Boupalos et Athénis.
40B. Acosta-Hughes33 a souligné, à propos d’Hécate dans l’Hymne homérique à Déméter, que cette figure « points to an essential artistic necessity, that of maintaining the mask of the Hipponactean figure, although Hecate does not appear in the extant fragments of Hipponax ». Je crois, à sa suite, qu’Hipponax était un « poète culte », qui connaissait très bien l’epos mais savait aussi déformer les vibrantes modulations homériques et mélanger habilement la forme aulique et le contenu « vulgaire », à condition d’apporter, à tout moment, des effets parodiques. À cela il faut ajouter, comme le signale E. Degani34, « l’alta maestria tecnica, l’ironía, il singolare, spiccantissimo Humor, il tono scherzoso disincantato, talvolta beffardo... » qui rapprochaient l’iambographe archaïque de Callimaque et peut-être d’Euphorion. Mais il faut dire, en outre, que la recherche du terme rare, pittoresque, ainsi que la recherche de ce qui était paradoxal appelait également l’attention des poètes hellénistiques sur l’œuvre d’Hipponax. Et c’est que, en dehors de la métrique et de l’art d’Hipponax (« raffinato esempio di Unterhaltungsliteratur35 »), le lusus aristocratique de cet iambographe, burlesque et irrévérant, a réussi à plaire aux poetae docti Callimaque et Euphorion. Le poète de Cyrène a utilisé ce παράδειγμα notamment dans ses iambes ; l’Ibis – pour ce qui, du moins, ressort de son titre – dépendait également du modèle hipponactéen. Dans le cas d’Euphorion, les exempla mentionnés confirment la prégnance de ce modèle archaïque.
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Leclercq-Neveu 1998 : B. Leclercq-Neveu, Jeux d’esprit et mystifications chez Callimaque, dans M. Trédé et P. Hoffmann (dir.), Le rire des Anciens. Actes du colloque international (Université de Rouen / ENS, 11-13 janvier 1995), Paris, 1998, p. 189-200.
Lloyd-Jones et Parsons 1983 : H. Lloyd-Jones et P. Parsons, Supplementum Hellenisticum, Berlin-New York, 1983.
López Jimeno 1999 : M. A. López Jimeno, Nuevas tabellae defixionis áticas, Amsterdam, 1999.
Magnelli 2002 : E. Magnelli, Studi su Euforione, Rome, 2002.
Miralles et Pórtulas 1983 : C. Miralles et J. Pórtulas, Archilocus and the iambic poetry, Rome, 1983.
Van Groningen 1977 : B. A. Van Groningen, Euphorion. Les témoignages. Les fragments. Le poète et son œuvre, Amsterdam, 1977.
Versnel 1991 : H. S. Versnel, Beyond Cursing : the Appeal to Justice in Judicial Prayers, dans Faraone et Obbink 1991, p. 60-106.
Watson 1991 : L. Watson, Arae. The Curse Poetry of Antiquity, Leeds, 1991.
Webster 1964 : T. B. L. Webster, Hellenistic Poetry and Art, Londres, 1964.
West 1980 : M. L. West, Delectus ex iambis et elegis graecis, Oxford, 1980.
Notes de bas de page
1 Magnelli 2002, passim.
2 Cette explication est introduite par un ὅτι causal ou un γάρ.
3 Mes propres travaux de commentaire, d’édition et de traduction de l’œuvre d’Euphorion ont débuté avec ma thèse de doctorat, soutenue en 1989 et publiée sous forme de d’articles réunis en un livre en 2005 : Clúa Serena 2005. Ils se sont poursuivis avec la publication d’une édition/traduction en catalan : Clúa Serena 1992.
4 Cf. Cairns 1972, p. 93-94.
5 Cf. Watson 1991, p. 191. Sur ce même thème, voir Versnel 1991.
6 Elderkin 1937.
7 Dans Faraone et Obbink 1991, p. 66. Voir SEG 30, 326.
8 Cf. López Jimeno 1999, et le compte rendu de M. García Teijero dans Minerva. Revista de filología clásica, 14, 2000, p. 296-300.
9 Voir le μευ du fr. 8 De Cuenca = 10 Van Groningen = 8 Clúa = fr. 8 Acosta-Hughes/Cusset.
10 Sur la notion de trickster, voir par exemple Brown 1947.
11 Comme le soulignent Garriga 1985, p. 310, ou Miralles et Pórtulas 1983, p. 35 et suiv., sur le type du trickster et Erysichthon. Voir aussi Leclercq-Neveu 1998.
12 Cf. West 1980, fr. 115 et 117 ; Degani 1983, fr. dubia 194-196.
13 Kolde 2006.
14 Bartoletti 1957, p. 35-61, no 1390 : « Il Thrax era un’invettiva, un’imprecazione poetica, di quel genere che fu caro alla poesia ellenistica » (p. 46). Voir la réponse d’A. Barigazzi à cette affirmation : « non raramente la poesia ellenistica ha carattere catalogico, con elenchi di miti collegati per qualche analogia : e ricorrere ogni volta al genere delle imprecazioni, che è per natura catalogico, è troppo facile e pericoloso » (Della Corte et al. 1965, p. 176).
15 Latte 1935, p. 153.
16 Cf. Acosta-Hughes et Cusset 2012, p. XXII.
17 Cf. Gernet 1980, p. 206 et suiv.
18 Cf. fr. 194 dubium Dg d’Hipponax ; fr. 129 V. d’Alcée ; fr. 172-181 W. d’Archiloque.
19 Kolde 2006.
20 Cf., par exemple, Barigazzi 1948, p. 52, ou bien De Cuenca 1976, p. 11.
21 Cf. Kolde 2006, p. 149.
22 Cf. Clúa Serena 1988a ; 1988b ; 1988c. Voir aussi Clúa Serena 1990 ; 1991a ; 1991b ; 2004 ; 2005.
23 Cf. Ovide, Ibis, 127-128.
24 L’alternative concerne les mythes précédents. La manière de présenter les araí est pleinement hésiodique : elle imite les Ἠοαι, l’un des poèmes qui trouva un accueil extrêmement favorable auprès des poètes hellénistiques.
25 Dans les poèmes d’Euphorion, les mythes sont, comme nous l’avons signalé, prépondérants (voir par exemple les Chiliades).
26 Cf. Webster 1964, p. 224-228.
27 P. Treves (cf. Della Corte et al. 1965) signale aussi ses doutes sur le fr. 8 Powell (= fr. 8 Acosta-Hughes/Cusset) des Araí d’Euphorion et considère ce poème comme « pseudo-biographique », contre l’opinion d’A. Barigazzi.
28 Éventuellement l’Atthis de Philochore, sur lequel s’appuie Plutarque (Vie de Thésée, 14) pour narrer la vie du héros. Comme on le sait, Philochore d’Athènes (actif aux tournants des iiie et ive siècles av. J.-C.) fut le plus célèbre des atthidographes.
29 Cf. De Cuenca 1976, p. 45.
30 Cette idée est empruntée à Van Groningen 1977, p. 76, qui parle de la « chaîne d’optatifs ».
31 Garriga 1985, p. 309 ; 1989a ; 1989b.
32 Cf. Lloyd-Jones et Parsons 1983, p. 199, n. 413-415.
33 Acosta-Hughes 2002, p. 55.
34 Cf. Degani 1973, p. 101.
35 Degani 1973, p. 100.
Auteur
Université de Lleida (ACUP Catalogne).
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