D. Caecilius Hospitalis et M. Iulius Hermesianus (CIL, VI, 1625b et 20742)1
p. 315-322
Texte intégral
D. Caecilius Hospitalis
1Une base de marbre trouvée à Rome porte une dédicace à M. Petronius Honoratus, préfet de l’annone (probablement de 144 à 146), préfet d’Égypte (en 147 et 148)1, gravée à leur patron par les negotiatores ol[eari] ex Baetica, curatoribu[s] Cassio Faus[to], Caecilio Ho…2. La fin du dernier cognomen est mutilée. Elle a toujours été restituée en Ho[norato]. Mais nous connaissons à cette époque, par les amphores du Monte Testaccio et par une inscription d’Astigi, un D. Caecilius Hospitalis qui ne peut être que négociant en huile de Bétique. Il est nommé seul sur six fragments d’amphores dont deux portent des dates consulaires de 145 et deux de 1473 ; il est associé sur un fragment à D. Caecilius Onesimus et sur dix-sept, dont six sont datés de 154, à D. Caecilius Maternus4. Il exerçait donc son activité à l’époque où la dédicace a été gravée : il ne fait pas de doute que c’est son nom, Caecilio Ho[spitale], qu’il faut restituer à la dernière ligne de notre inscription. Ajoutons que, si l’on n’y connaît pas de Cassius Faustus, du moins le gentilice Cassius est lui aussi bien représenté sur les tessons du Testaccio : dix-huit fragments, dont un daté de 149 et deux de 1545.
2En Bétique, à Astigi sur le Genil, qui est la ville la plus souvent nommée comme lieu d’embarquement des amphores du Testaccio, une autre inscription lapidaire mentionne D. Caecilius Hospitalis. En compagnie de Caecilia D. f. Materna et de Caecilia Philete, il élève une statue d’argent à Pietas au nom de Caecilia Trophime et de son mari Caecilius Silo, dont ils sont tous trois cohéritiers6. On peut faire bien des hypothèses sur les liens de parenté entre les D. Caecilii. Dans l’une d’elles, Caecilia Materna pourrait être la fille de Maternus, l’associé d’Hospitalis au Testaccio ; elle aurait hérité, par exemple, d’un oncle sans enfants, et si Hospitalis, son cohéritier, est son frère, il s’est trouvé associé à son propre père. Emilio Rodríguez Almeida a bien voulu confirmer la vraisemblance de ce genre d’association : elle est justement attestée au Testaccio par une inscription inédite au nom de Caecilius Onesimus et Caecilia Charitosa filia ainsi que par celles des S(ociorum) IIII Pomp(eiorum) Corneliani patris et filiorum7. D. Caecilius Hospitalis apparaît maintenant comme un des mieux connus des négociants en huile dont le nom se retrouve sur les amphores et sur des inscriptions lapidaires. Espagnol, domicilié à Astigi, il a cependant passé dans les années qui ont suivi 147 quelque temps à Rome, où il s’occupait certainement des affaires commerciales de sa famille. Les D. Caecilii constituaient une des plus puissantes dynasties de négociants en huile que l’on connaisse, nouant et dénouant entre les membres de la gens et leurs affranchis des associations temporaires, au-delà desquelles se discerne l’unité familiale, renforcée par des liens comme ceux que manifeste, dans l’inscription d’Astigi, le mariage entre Caecilia Philete et Caecilius Silo. Le nom des D. Caecilii se retrouve avant 79 sur une amphore de Pompei8 : D. Caecilius Hospitalis est donc l’héritier de plus de soixante ans de commerce d’huile de Bétique.
Les inscriptions sur les amphores du Testaccio et l’épigraphie lapidaire
3Complétons la courte liste des personnages connus à la fois sur les amphores du Testaccio et sur des inscriptions lapidaires. Il y a ceux dont l’activité est explicitement indiquée : P. Olitius Apollonius, sévir augustal, est naviculaire à Narbonne9 ; L. Marius Phoebus, viator tribunicius est mercator olei hispani ex provincia Baetica à Rome10. Sex. Fadius Secundus Musa11 est, comme P. Olitius Apollonius, un Narbonnais, mais c’est un membre important de la noblesse municipale12, probablement naviculaire comme son compatriote. L’amphore qui porte le nom des Fulviorum II Charisianorum et Rogati13 nous ramène en Espagne, plus précisément à Arva, dans un des grands centres de l’oléiculture14, où des « centuries » ont fait une dédicace à Q. Fulvius Carisianus, pontife d’Arva et leur patron15. Dressel n’admettait pas le rapprochement, sans doute parce que Hübner place, d’après la qualité des lettres, l’inscription d’Arva aux alentours du règne de Trajan, alors que le point de découverte de l’amphore du Testaccio la date de Marc Aurèle ou du début du règne de Commode. II est pourtant difficile de se laisser arrêter par le critère de la gravure, si l’on remarque que le cognomen de Charisianus n’est connu du CIL que sur nos deux inscriptions16, et qu’il est parfaitement prévisible de trouver à Arva un important négociant en huile, comme on en trouve à Astigi. Au moins s’agit-il de membres de la même famille.
4Le dernier cas pose des problèmes un peu plus complexes. À Astigi encore, M. Iulius Hermes Frontinianus et M. Iulius Hermesianus font une dédicace à leur père et grand-père, qui porte comme son petit-fils le nom de M. Iulius Hermesianus17. Leur profession n’est pas indiquée mais on sait celle du bénéficiaire M. Iulius Hermesianus, le père : il est diffusor olearius. Avec un père concerné par le commerce de l’huile de Bétique, M. Iulius Hermes Frontinianus peut s’identifier au M. Iulius Hermes dont le nom est peint sur une amphore du Testaccio18.
M. Iulius Hermesianus à Rome
5C’est ici que la chance épigraphique intervient une seconde fois. Une modeste inscription funéraire de Rome porte le texte suivant : D(is) M(anibus) / Iuliae Zotice / vix(it) ann(is) XXVIII / M. Iul(ius) Hermesianus / lib(ertae) bene meritae19. Il ne serait pas question d’affirmer qu’il s’agit d’un des M. Iulius Hermesianus d’Astigi – le grand-père ou le petit-fils –, si le dépouillement des indices du CIL ne nous montrait que le surnom Hermesianus y est totalement absent en dehors des trois occurrences – deux sur l’inscription d’Astigi, une sur celle de Rome –, que nous venons de citer20. Le rapprochement devient contraignant. S’il faut choisir entre le grand-père et le petit-fils, ou peut-être d’autres Hermesiani de la même famille, nous aurions naturellement tendance à préférer le diffusor olearius : l’inscription du CIL, VI témoignerait alors de son activité au point d’arrivée d’un commerce auquel participe (ou participera) son fils, ainsi que d’autres Iulii astigitains21.
Conclusion
6Deux familles – au sens large du terme – de négociants en huile de Bétique ont envoyé résider temporairement à Rome un de leurs membres. Il y a toutes chances en effet pour que D. Caecilius Hospitalis – qui a pu s’occuper de l’érection d’une statue ou d’un monument – et M. Iulius Hermes – qui y a enterré son affranchie – aient passé à Rome plus que le temps d’une escale.
7Les mêmes gentilices, souvent précédés des mêmes prénoms, reviennent à de nombreuses reprises sur les tessons du Testaccio22. Les D. Caecilii sont loin d’être les seuls à pratiquer l’entreprise familiale, qui paraît au contraire dominer le commerce de l’huile de Bétique. Il fallait à ces entreprises des agents au point d’arrivée et de vente du produit exporté. Les deux mosaïques de la place des Corporations qui représentent des navires chargés d’amphores sphériques témoignent, malgré l’absence d’inscription, de l’existence d’une statio à Ostie23. Les agents ont un rôle, en particulier financier, essentiel, et leur contrôle est une des grandes difficultés qu’une maison de commerce doit affronter24. Une solution simple est de mettre à contribution les membres de la famille. Comme le dit, par la bouche d’un des compagnons de Trimalcion, la plus triviale des sagesses populaires, rien ne vaut les liens du sang, et de se méfier des autres : Longe fugit quisquis suos fugit… Numquam autem recte faciet qui cito credit, utique homo negotians25. Ainsi ces négociants, s’ils ne sont sans doute pas des navigateurs, comptent parmi eux des voyageurs, qui faisaient peut-être de longs séjours loin de leur pays d’origine. Il resterait, si l’on voulait aller plus loin dans cette étude, à expliquer pourquoi les entreprises familiales ont si souvent éprouvé le besoin de créer entre leurs membres, et parfois entre différentes familles, des societates dont la durée paraît en général avoir été bien courte26.
8[La chronologie de la dynastie des M. Iulii Hermesiani et Hermes a été précisée par Rodríguez Almeida d’après les positions sur le Monte Testaccio des découvertes de tessons portant leurs noms27. Le premier exerçait son activité sous Antonin et Marc Aurèle, Hermes Frontinianus est d’époque sévérienne (plutôt après le début du IIIe siècle, d’après les données apportées par une amphore de Mayence portant son nom28) et le second Hermesianus fait partie des marchands dont on retrouve les noms sous Sévère Alexandre. Michel Christol en a tiré plus récemment des propositions de dates biographiques : 130-200 pour le premier, 160-225 pour le second, 190-240 pour le troisième29. Une inscription de Séville publiée en 200130 qualifie M. Iulius Hermesianus (senior) de diffusor olearius ad annonam urbis et de curator corporis oleariorum. Elle ne laisse plus douter des liens des diffusores avec les services annonaires, et de leur place éminente parmi les marchands d’huile de Bétique31. Du reste, la première inscription mentionne que la statue dédicacée à Astigi à Hermesianus (senior) s’élevait en un emplacement offert par l’ordo32, ce qui fait de lui et de son fils des personnages éminents de la colonie.
9Chic García et Remesal33 ont remarqué à juste titre que Maternus était encore attesté au Testaccio en 160, et qu’il est très difficile de voir en lui le père d’Hospitalis. Remesal a ajouté qu’à ses yeux Hospitalis est un affranchi, puisqu’à la différence de Materna, il n’indique pas sa filiation. Hospitalis toutefois est très rarement un nom servile (un affranchi sur trente-six occurrences dans Kajanto34) et indiquer sa filiation était utile à Materna pour revendiquer son appartenance aux D. Caecilii et pas à d’autres ; je continue à penser que le curateur de la dédicace au préfet de l’annone est probablement de naissance libre35. Philete en revanche ne peut être qu’une affranchie. S’il est permis de proposer une hypothèse un peu aventureuse, et différente de celles envisagées par Remesal, je verrais maintenant les choses ainsi : Trophime et Silo sont un couple d’affranchis fortunés sans enfants. Silo est mort avant Trophime ; celle-ci a trois cohéritiers à qui elle enjoint d’élever une statue d’argent à la pietas Augusti, dans le cadre du culte impérial astigitain36. Parmi ses trois cohéritiers, l’un est la fille de Maternus, un important marchand de Bétique, un autre a été souvent associé à son père ; c’est un marchand encore plus important sans doute ; la troisième est une affranchie. Je supposerai que Trophime était au moment de son affranchissement serva communis d’Hospitalis et de Maternus. Elle leur doit légalement au moins la moitié de son patrimoine. Maternus est mort (l’inscription est donc postérieure à 160), et c’est à sa fille Materna, son héritière, que revient sa part de l’héritage de Trophime. Hospitalis, âgé, retiré des affaires, est retourné au pays après avoir séjourné à Rome. Philete, affranchie de Trophime, a été désignée par celle-ci comme bénéficiaire de la part de legs dont elle pouvait disposer. On voit dans ce cas, si on accepte la reconstitution, comment le succès économique d’affranchis, même menant librement leurs affaires, finit par profiter à la famille de leurs anciens maîtres].
Notes de bas de page
1 Pavis d’Escurac 1976, 343-344.
2 CIL, VI, 1625b = ILS, 1340.
3 CIL, XV, 3762-3764 et Rodríguez Almeida 1974-1975, 206-207.
4 Rodríguez Almeida 1974-1975, 207-208 ; CIL, XV, 3769-3781 ; Rodríguez Almeida 1972, 164-165.
5 CIL, XV, 3804-3809.
6 CIL, II, 1474.
7 CIL, XV, 3984-3985.
8 CIL, IV, suppl. 3, 9480. Cf. Tchernia 1964 (où l’interprétation des associations familiales est un bel exemple de naïf anachronisme) [et p. 76-81].
9 CIL, XV, 3974-3975 et CIL, XII, 4406.
10 CIL, XV, 3943-3959 et CIL, VI, 1935 = ILS, 7489. [L. Marius Phoebus est aussi attesté en Bétique, dans une inscription conservée au musée de Cordoue : Remesal Rodríguez 2000 ; CIL, II, 7, 544].
11 CIL, XV, 3863-3873 et CIL, XII, 4393 = ILS, 7259 ; voir Héron de Villefosse 1914. [En dernier lieu sur les Narbonnais, Christol 2008, 288-291].
12 On a eu tort de vouloir pendant longtemps voir en lui un affranchi : Cels 1978.
13 CIL, XV, 3876. L’inscription n’est pas parfaitement claire : aussi bien sur les inscriptions peintes que sur les estampilles des amphores Dr. 20, quand le gentilice au pluriel est précédé du chiffre II, il est suivi des deux cognomina des membres de la gens concernés. Faut-il supposer ici qu’il y avait deux Fulvii portant le cognomen Charisianus et que II est une erreur pour III – ou penser que le génitif pluriel de Charisianus est une erreur entraînée par l’analogie avec la terminaison de Fulviorum ?
14 Actuellement El Castillejo ; voir Ponsich 1974, 155-168.
15 CIL, II, 1064 = ILS, 6919. Ces centuries restent mystérieuses. Dessau suggère d’y voir des sortes de tribus du municipe d’Arva.
16 On trouve une fois Carisianus comme gentilice : CIL, VI, 29565.
17 CIL, II, 1481.
18 CIL, XV, 3897. D’autres rapprochements avec l’épigraphie de la Bétique sont encore possibles mais plus discutables : Q. Ennius Ennianus d’Hispalis (CIL, II, 1195) est probablement apparenté au C. Ennius Ennianus dont le nom est inscrit sur une amphore des « Orti Torlonia » (CIL, XV, 3852) ; le cognomen n’est connu que sur huit inscriptions (Kajanto 1965, 146). Le L. Aelius Optatus d’Ulia, sous Sévère Alexandre (CIL, II, 1533), descend peut-être des négociants du même nom connus au Monte Testaccio à l’époque antonine (CIL, XV, 3693-3694 ; cf. Thevenot 1952). Dressel a noté tous les rapprochements possibles entre les noms inscrits en capitales sur les amphores du Testaccio et les inscriptions du CIL, II ; on en trouve la liste dans Héron de Villefosse 1914, 174.
19 CIL, VI, 20742.
20 Le cognomen le plus voisin que l’on connaisse est Hermetianus attesté à trois reprises : CIL, III, 8364 ; IX, 24, add. ; X, 5936.
21 CIL, XV, 3894 et 3901.
22 Voir la liste commode donnée par Rodríguez Almeida 1972, 130-137.
23 Becatti 1961, pl. CLXXXII, n. 127.
24 « Because of the slowness of communications a great stumbling block was the control of agents abroad » : De Roover 1974, 74, à propos des compagnies florentines du XIVe siècle.
25 Pétrone, XLIII, 6. [En langage plus moderne, Frier, Kehoe 2007, 126-134].
26 Cette note était déjà prête à être imprimée quand j’ai écouté, au cours du symposium sur le commerce maritime organisé par l’Académie américaine à Rome, une remarquable communication de Silvio Panciera sur les olearii de Rome. L’auteur y fait les mêmes rapprochements pour les inscriptions CIL, VI, 1625 b et 20742 ; il ajoute beaucoup d’autres données (Panciera 1980).
27 Rodríguez Almeida 1990 ; 1991.
28 Ehmig 1998.
29 Christol 2008, 281.
30 Chic García et al. 2001 ; AE 2001, 118.
31 Voir p. 78, n. 75.
32 Accepto loco ab splendissimo ordine asti(gitanorum). Cf. Granino Cecere 1994, 714 ; Tran 2006, 256.
33 Chic García 1987-1988, 371 ; Remesal Rodríguez 1989, 500-501.
34 Kajanto 1965, 306.
35 Cf. Bang 2008, 274.
36 Chic García 1987-1988.
Notes de fin
1 Paru dans Producción y comercio del aceite en la antigüedad, Primer congreso internacional, Madrid, Universidad Complutense, 1981, 155-160. La partie concernant le sens du mot diffusor, caduque depuis la publication d’une nouvelle inscription de Séville (AE 2001, 118), a été coupée. Sur la concomitance de cet article et d’un travail de Silvio Panciera, voir n. 26.
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