Le héros Narkittos et le système tribal d’Erétrie*
p. 105-108
Texte intégral
1Jusqu’à ces dernières années, le système tribal de l’Etat érétrien est demeuré passablement mystérieux. Comme l’indiquait, en 1987 encore, N. F. Jones dans Public Organization in Ancient Greece, commode “étude documentaire” sur les structures politiques des cités grecques, une seule tribu d’Erétrie était nommément connue. On devinait cependant que la division en tribus avait dû jouer un rôle important dans les institutions de cette cité puisque le traité d’isopolitie entre Erétrie et Kéos, publié en 1954 (Staatsverträge, II, 232), atteste que les magistrats érétriens inscrivaient les nouveaux citoyens non seulement dans une circonscription territoriale (chôros ou bien plutôt, croyons-nous, dêmos), mais aussi dans une phylè. C’était déjà un progrès considérable dans nos connaissances, car, chose notable, il n’y avait rien sur Erétrie dans l’étude de base qu’est le mémoire centenaire d’E. Szanto, Die griechischen Phylen (Wien 1901), ni non plus dans le gros et plus récent article “Phyle” de la Real-Encyclopädie dû à K. Latte (1941).
2A cette date, pourtant, était déjà apparu un premier témoignage, fourni par le décret IG XII Suppl. 549. Ce document connu depuis 1935 fait mention, en effet, d’une tribu exerçant l’épiménie (ou présidence mensuelle), à savoir la Μηϰιστὶς φυλή. On reviendra plus loin sur cette appellation fort intéressante, nécessairement tirée d’un nom héroïque. Cela prouvait que dès avant le milieu du Ve siècle avant J.-C. – date approximative de l’inscription – Erétrie s’était dotée d’un système tribal “moderne”, puisque les anciennes tribus ioniennes y avaient manifestement cédé la place (du moins dans l’organisation politique) à des tribus de type attique. Il faut donc penser qu’Erétrie connut une révolution démocratique assez semblable à celle qui fut réalisée à Athènes par Clisthène. De fait, ce changement de régime peut sans peine être identifié au renversement de l’oligarchie des hippeis qu’Aristote attribue à l’aristocrate Diagoras (Pol. V 6, 14, 1306a), révolution qui dut avoir lieu peu de temps après la chute des Pisistratides (alliés des hippeis érétriens), sans doute dès l’époque de la victoire d’Athènes sur Chalcis (506).
3Avant d’examiner les nouvelles données relatives aux tribus d’Erétrie, il convient de rappeler que ce décret IG XII Suppl. 549 nous a apporté une autre information de premier intérêt pour l’histoire de l’Eubée archaïque, soit le nom de mois Héraiôn, longtemps resté méconnu même des spécialistes de l’étude des calendriers grecs (ainsi A. E. Samuel, Greek and Roman Chronology, 1972). Or ce nom assez rare, j’ai pu montrer en 1985, à l’occasion du congrès de Sydney sur la colonisation grecque, qu’il se retrouvait dans un acte de vente d’Olynthe où l’éditeur avait lu et restitué à tort Hérakleios. Combiné avec d’autres, c’était un indice très fort en faveur de l’origine eubéenne des Chalcidiens de Thrace, plus d’une fois contestée par d’excellents historiens. Depuis, ce nom est réapparu ailleurs encore en Chalcidique dans deux documents publiés par M. Hatzopoulos, qui a défendu indépendamment la même thèse, ce dont je ne puis que me réjouir (voir mon article du J. Savants, 1989, pp. 23-59, sur les calendriers eubéens, dont les conclusions sont acceptées par C. Trümpy, Untersuchungen zu den altgnechischen Monatsnamen und Monatsfolgen [1997], pp. 39 sqq.). La rencontre de Naples ayant pour thème la présence eubéenne au nord de l’Egée comme en Occident, il n’était peut-être pas inutile de signaler cette convergence des recherches épigraphiques menées parallèlement en Eubée et en Macédoine.
4Mais revenons à notre problème. Quel était le nombre des phylai érétriennes ? Sur la base d’une documentation trop restreinte, le regretté Nikolaos Kontoléon a supposé qu’il y en avait trois, la Mékistis, celle des Aeinautai, que P. Thémélis baptisa assez audacieusement Mélanéïs, et une autre. Cette théorie a été jugée sévèrement par N. F. Jones dans l’ouvrage précité, et il faut bien dire que, appliquée à une cité ionienne comme Erétrie, elle était dépourvue de vraisemblance. Ce que l’historien américain n’a pas su voir, en revanche, c’est qu’on pouvait la réfuter sans appel grâce à des inscriptions, certes toujours inédites, mais sur lesquelles l’attention avait été attirée dès le moment de leur découverte voici vingt ans (AntK, 19, 1976, p. 57). Il s’agit de deux bases de trépied consacrées par un chorège vainqueur, d’un type qui était déjà connu à Erétrie et dont il y a à Oropos de beaux exemples qu’a fait connaître naguère V. Pétrakos (cf. maintenant ’Επιγραφὲς τοῦ ’Ωρωποῦ [1998], n° 511-519). L’une de ces bases fut trouvée en 1973 dans les fouilles du quartier Ouest par Christiane Dunant (aujourd’hui hélas décédée), l’autre en 1976 par moi-même sur les pentes de l’Acropole. Dans le premier texte, amputé de sa moitié droite, on croyait avoir affaire à une dédicace pour une divinité féminine dont le nom se serait terminé en -ΤΙΣ – comme Thétis – et pour le héros Narkittos : -]τίδι ϰαὶ Ναρκίττ[ωι ?]. Mais la vérité était un peu différente, ainsi que le montra bientôt, en dépit de sa plus grande mutilation, le second texte, où l’on peut lire Ναρϰιττίδ[ος], puis (après une lacune) φυλῆς. Il était donc fait mention d’une tribu, ou mieux de deux, la Narkittis et une autre, ce qui permettait (pour le dire en passant) de restituer à coup sûr le mot [φυλ]ής dans une splendide dédicace chorégique mise au jour il y a plus d’un siècle (IG XII 9, 273).
5L’intérêt de la découverte tient d’abord au fait que ces bases chorégiques autorisent des conclusions entièrement nouvelles – et beaucoup plus solides – sur le nombre des tribus. En effet, elles attestent l’une et l’autre sans ambiguïté qu’à Erétrie les tribus s’associaient deux à deux pour constituer un chœur (d’enfants ou d’hommes), exactement comme cela se pratiquait a Athènes – au témoignage d’Aristote (Ath. Pol. LVI 3) et de nombreuses inscriptions – lors du concours des Thargélia en l’honneur d’Apollon (tandis qu’aux Dionysia les dix tribus concouraient séparément). Autrement dit, cela implique qu’à Erétrie aussi l’ensemble des phylai formait un nombre pair. En outre, il semble clair que ce nombre était supérieur à quatre, car avec quatre tribus seulement un tel regroupement par deux aurait été dénué de sens (voir l’exemple des quatre chorèges de la Délos hellénistique). De fait, une série d’indices de nature très diverse – qui ont été présentés en détail dans une étude sur le territoire d’Erétrie (voir note ci-dessus) et ne seront mentionnés ici que pour mémoire (nombre ordinaire des chœurs cycliques, composition du collège des stratèges et répartition des dèmes en unités non territoriales) – rend extrêmement probable, pour ne pas dire assuré, qu’il y avait six tribus dans cette cité, et non pas dix comme à Athènes, malgré l’influence indéniable du modèle attique.
6Par ailleurs, la révélation de l’existence d’une tribu Narkittis constitue, sinon une surprise totale, du moins un enrichissement considérable. Certes, on savait qu’à côté du Narkissos de la mythologie classique, héros solidement attaché au pays de Thespies, il existait un Narkissos érétrien – qu’il sera commode d’appeler désormais Narkittos, puisque telle était sûrement la forme dialectale de son nom. Le témoignage principal à son sujet est un passage de Strabon signalant la présence près d’Oropos “d’une tombe héroïque de Narcisse l’Erétrien” (IX 2. 10, C 404: Ναρκίσσου τοῦ ’Έρετριέως μνήμα). Le Géographe précise que ce Narkissos était surnommé Sigêlos du fait qu’on devait observer un complet silence en passant devant son monument. On a mis ce rite en relation avec le culte des Erinyes et celui de Perséphone, car plusieurs auteurs permettent d’établir un lien entre la plante dénommée narkissos et ces divinités chthoniennes. Par ailleurs, le grammairien Probus, dans son commentaire des Eglogues de Virgile, indique que le narcisse a reçu son nom a Narcisso Amarynthi qui fuit Eretrieus (II 48); or ce nom d’Amarynthos désigne parfois un des chiens d’Actéon (cf. Pseudo-Apollodore, Bibl. III 4, 4). De ces quelques données il paraît légitime d’inférer que Narkittos était, comme son homonyme thespien, un héros chasseur et qu’il se trouvait en contact étroit avec Artémis Amarysia, la grande déesse des Erétriens. C’est probablement elle qui, dans le mythe érétrien par ailleurs inconnu, le punissait et le métamorphosait en narcisse, cette mort violente rendant compte à son tour du silence rituel observé à Oropos.
7Ce qui est sûr, c’est que l’on a affaire à une divinité très ancienne, puisque νάρκισσος est – comme le toponyme Amarynthos, attesté maintenant en mycénien (cf. CRAI, 1988, pp. 383-421) – un mot d’origine préhellénique. Le mythe de Narcisse a été, de fait, rangé au nombre de ceux qui témoignent en Grèce d’une civilisation de type préhistorique ou plus exactement “précéréalière” (cf. Ileana Chirassi, Elementi di culture precereali nei mitie riti Greci, 1965). Il paraît certain aussi que la figure de Narkittos – à mettre sur le même plan que celle de Hyakinthos à Sparte et ailleurs – occupait une place en vue dans la mythologie érétrienne. Ainsi seulement s’explique que, vers la fin du VIe siècle, les Erétriens aient retenu son nom pour désigner l’une de leurs six nouvelles tribus, la Narkittis. L’ancienneté et l’importance de ce culte découlent également, bien entendu, de son implantation à Oropos, car c’est nécessairement avant le début du Ve siècle, date où Erétrie perdit sa Pérée au profit d’Athènes, que Narkittos l’Erétrien devint objet de vénération chez les Oropiens. Il est probable que ce transfert remonte à l’époque même (VIIIe siècle ?) qui vit la fondation du comptoir d’Oropos par les Erétriens en pleine expansion. On peut dès lors présumer que le culte de Narkittos connut une certaine diffusion dans les autres colonies érétriennes (ou plus généralement eubéennes) en Occident comme en Chalcidique. Un jour, tel site de la Pallène ou du golfe de Naples en fournira peut-être la preuve.
8Il faut maintenant revenir un instant sur la Mékistis, première des tribus d’Erétrie à être sortie de l’ombre. Nul doute que l’éponyme en était aussi un héros de grande importance. On a tenté de l’identifier à l’Argien Mékisteus, l’un des Sept contre Thèbes, mais la langue n’est pas favorable à cette solution, les dérivés féminins des noms en -εύς étant d’ordinaire en -ηίς (cf. Αἰγηίς, Θησηίς, etc.). On songera donc bien plutôt à Mékistos / Makistos, héros fondateur du bourg triphylien de Mékiston/Makiston, et cela avec d’autant plus de conviction que c’est justement de là – selon une tradition dont Strabon se fait l’écho (X 1,10, C447) – que venait l’éponyme de la ville d’Erétrie, Erétrieus. Au surplus, le culte de Mékistos devait être largement répandu en Eubée, comme le prouvent les Μακίστου σκοπαί d’Eschyle (Agam. 289), sommet eubéen situé entre la Thrace et la Béotie, le démotique Μηϰίστιος à Histiée-Oréos et l’hapax Μηϰιστόδωρος, nom théophore à Erétrie même. A ce héros eubéen me paraît devoir être rapporté aussi le démotique Μηϰιστεύς apparu tout récemment dans une stèle de Cassandreia (SEG XXXIX 628), car depuis sa refondation par Cassandre – qui, on le sait, y installa les survivants de la chalcidienne Olynthe et y rattacha le territoire de l’érétrienne Mendè – la population de l’antique Potidée devait être en bonne partie d’origine eubéenne.
9Il se peut, d’autre part, que le nom d’une troisième tribu, sous la forme abrégée (et jusqu’ici méconnue) Ώρεων(ίδος), se trouve dans une célèbre inscription d’Erétrie (IG XII 9, 191 A 41), car il ne peut s’agir ni d’un démotique ni d’un anthroponyme. En tout cas, ce choix ne saurait surprendre, car l’Eubée joue un rôle non négligeable dans le mythe d’Orion (cf. Diod. IV 55 = Hésiode fr. 149 M.-W.) – dont le nom était mis en rapport avec celui de la ville d’(Histiée) – Oréos (Strab. X 1. 4, C446). D’autre part, son culte, avec des Oreionia, est spécialement attesté dans la toute voisine Tanagra, où Orion avait même son tombeau (Paus. IX 20. 3; cf. L. Robert, Op. Min. Sel., III, 1392).
10Pour les trois tribus encore anonymes on est réduit provisoirement aux conjectures. L’hypothèse d’une tribu Mélanéïs, déjà avancée par P. Thémélis, ne manque certainement pas de vraisemblance, puisque la forme même Μελανηίς est fournie par Strabon (X 1. 10, C447) comme un des anciens noms d’Erétrie. Mais à la différence de ce qu’a fait l’archéologue grec, qui y voyait un toponyme en rapport avec l’activité maritime des Aeinautai, il faut rattacher ce nom au héros Mélaneus, père du roi Eurytos. Car le mythe d’Eurytos paraît avoir eu chez les Erétriens, qui s’enorgueillissaient de posséder la ville prise par Héraklès (de fait, Oichalia était l’un des quelque soixante dèmes de l’Erétrique), une importance considérable, qui rend même assez probable qu’ils firent d’Eurytos le héros éponyme d’une de leurs six tribus: cette hypothétique Eurytis pourrait être la phylè dont le nom est à rétablir dans l’inscription chorégique trouvée en 1973: [Εύρυ?]τίδι ϰαι Ναρϰιττ[ίδι φυλῆι] (mais le nom de la Mékistis conviendrait aussi). D’autres noms mythiques encore pourraient être envisagés: ainsi ceux des héros fondateurs Aiklos et Kothos (dont le culte est attesté épigraphiquement à Erétrie par la borne SEG XXVI 1037, bien que Kothos passât pour être le fondateur “athénien” de Chalcis) ou celui de Chalkôdôn (avec les dérivés Χαλϰωδοντίς et Χαλϰωδοντίδαι, désignation poétique de l’Eubée et de ses habitants). On doutera en revanche qu’il y ait eu à Erétrie une tribu Abantis (IG XII 9,946), puisque l’ancêtre des Abantes avait été choisi comme héros éponyme d’une tribu de Chalcis, la seule connue à l’heure actuelle pour cette cité (si ne m’échappe pas le témoignage d’un document inédit).
11Concluons. Vu la date relativement tardive (vers 500 avant J.-C.) où le système tribal érétrien fut mis en place, il y a peu de chances pour qu’on le retrouve tel quel dans un établissement eubéen d’Occident ou de Chalcidique (si ce n’est peut-être chez les Dikaiopolitains de Thrace, qui paraissent avoir suivi de près les innovations de la métropole). Mais les cultes héroïques qui ont fourni les noms aux tribus de la cité démocratique doivent en revanche, eux, avoir fait partie des νόμιμα ’Eρετριϰά (cf. Thucydide VI 5. 1, à propos d’Himère), et on peut sans doute les considérer plus généralement comme un héritage commun à tout le γένος Εύβοϊϰόν.
Notes de fin
* N'ayant pu rédiger une version développée de sa communication, l'auteur se permet de renvoyer, en particulier pour le problème de la distribution des dèmes dans les six tribus, au mémoire qu'il a publié chez M. H. Hansen, The Polis as an Urban Centre and as a Political Community, Copenhagen, 1997 (Acts of the CPC, vol. 4), 352-449: “Le territoire d'Erétrie et l'organisation politique de la cité (dêmoi, chôroi, phylai)”, avec une carte et un tableau.
Auteur
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