Navigations et fondations : Héra et les Eubéens de l’Egée à l’Occident
p. 23-29
Texte intégral
1L’idée que la déesse Héra, plutôt qu’Apollon, avait joué un rôle de premier plan dans la colonisation eubéenne avait été formulée en 1977 par Nazarena Valenza Mele, qui la reprit et l’approfondit dans un second article publié en 1992, en invoquant plusieurs types d’arguments1. En premier lieu, des fondations eubéennes comme Cumes et Naxos ont livré des traces tangibles de cultes d’Héra à l’époque archaïque, à chaque fois à la limite sud-ouest de la cité : sur un promontoire en surplomb du rivage (Fondo Valentino) pour la première, et dans le sanctuaire habituellement, mais sans doute à tort, désigné comme celui d’Aphrodite, pour la seconde2. A Cumes de surcroît, une inscription archaïque sur un disque de bronze associe Héra à la mention d’un oracle, sous la forme d’une interdiction : hère ouk eâi epimanteuesthai, que N. Valenza Mele traduisait, à la suite de M. Guarducci, « Héra proscrit de revenir consulter l’oracle »3. Enfin, un oracle mentionné par Phlégon de Trades, à l’époque d’Hadrien, et rapportant un passage des Livres Sibyllins, fait allusion à l’érection d’un temple et d’un xoanon d’Héra par « les habitants des îles d’en face, quand ils viendront à leur tour (autè) occuper par la force, non par la ruse, la terre de Cumes », ce qui semblerait évoquer les circonstances de la fondation même de Cumes par les Eubéens de Pithécusses, sous la protection de la déesse. Toutes ces données permettraient de reconnaître en Héra la véritable divinité archégète des fondations eubéennes, voire la première détentrice de la fonction mantique à Cumes avant que celle-ci ne soit dévolue à Apollon, relativement tard venu puisque – dans l’état actuel des connaissances – son santuaire au pied de l’acropole n’a rien livré d’antérieur au VIe siècle4.
2Pour expliquer le rôle de guide de la colonisation ainsi conféré à la déesse par les Eubéens, N. Valenza Mele mettait en relief l’importance des mythes et cultes d’Héra en Eubée. L’île passait en effet pour avoir été consacrée à la divinité, ayant abrité son enfance, et aurait dans un premier temps pris le nom de sa nourrice, Makris ; c’est en Eubée, dans une grotte du mont Ochè, qu’une tradition plaçait l’union de Zeus et Héra et c’est encore en Eubée qu’Héra se retire par dépit envers Zeus dans le mythe étiologique des Daidala du Cithéron. Le nom même d’Eubée, qui est aussi celui d’une colline proche de l’Héraion d’Argolide, évoque les bovins chers à la déesse et si fréquents dans ses mythes, en particulier celui de la prêtresse Io dont plusieurs épisodes – la mise au monde d’Epaphos, le meurtre d’Argos Panoptès par Hermès – étaient localisés en Eubée dans certaines traditions5. A cela s’ajoutent les attestations du culte d’Héra à Chalcis, où la déesse figure sur des monnaies du IVe siècle, et à Erétrie où des inscriptions d’époque classique mentionnent la célébration d’Héraia et un mois Héraiôn6. Denis Knoepfler a même supposé que le culte d’Héra, jouant un rôle fédéral, était commun aux deux cités et que son sanctuaire était situé sur leur frontière, à proximité de l’établissement déserté de Lefkandi d’où la déesse aurait régné sur la plaine lélantine contiguë7.
3Tous ces arguments n’ont cependant pas la même valeur. On ne peut guère mettre en doute l’existence d’un culte d’Héra dans les cités et les fondations coloniales eubéennes – mais il demeure hasardeux, en l’état de la documentation, d’évaluer son importance et d’en faire le principal culte de l’Eubée dès les époques géométrique et archaïque, alors que d’autres grands cultes y sont mieux attestés8 ; et l’hypothèse d’un sanctuaire commun, pour séduisante qu’elle soit, n’a reçu à ce jour aucun élément de confirmation. On ne peut douter non plus que les Eubéens aient eu et développé leur propre mythologie d’Héra ; les traces de rivalité avec la mythologie d’Argolide y sont évidentes – mais, décelables dans des sources souvent tardives, difficiles à replacer dans un contexte historique signifiant. On remarque aussi que les traditions paraissant justifier un rapport particulier entre Héra et les Eubéens ne sont pas spécifiques à ces derniers : elles montrent plutôt leur appartenance à une sorte de “communauté culturelle” de Grèce centrale, comprenant aussi la Thessalie et la Béotie9, dont il existe de nombreux autres indices dans les cultes et les mythes – entre autres pour Héra dont l’importance dans ces deux régions (Daidala de Béotie, légende de Jason en Thessalie) est bien connue et, au vu de la documentation disponible, paradoxalement plus manifeste qu’en Eubée. Il existe en revanche d’autres indices de particularités eubéennes pouvant remonter à l’époque archaïque, par exemple le rôle important que jouent les Géants et les Titans dans l’appropriation symbolique de l’espace et la création d’une “géographie mythique” par les Eubéens dans les régions où ils s’aventurèrent et/ou s’implantèrent : le nom de “colonnes de Briarèe” d’abord donné aux colonnes d’Héraclès10, la localisation privilégiée des épisodes de la Gigantomachie dans les lieux de la colonisation eubéenne (identification de “Phlégra”, lieu de la défaite des Géants, à Pallène en Chalcidique et à la plaine de Cumes), peuvent être considérées comme les traces de traditions spécifiques où Héra, précisément, entretient avec Héraclès qui l’assiste et la défend contre les Géants des rapports très différents de ceux que mettent en scène les mythes d’Argolide11.
4De toutes façons, privilégier des traditions qui définissent une certaine identité culturelle dans un contexte historique déterminé, acclimater des mythes locaux dans de nouveaux espaces pour recréer un horizon familier et prendre symboliquement possession d’un territoire, sont une chose ; choisir la divinité à laquelle confier la direction et la protection de l’entreprise même de fondation en est une autre. Or même si l’on admet, en dépit des réserves exprimées, qu’Héra était la principale divinité eubéene au VIIIe siècle, en déduire que pour cette raison elle devint la divinité archégète des Eubéens pose quelques problèmes. La première difficulté provient, paradoxalement, de l’omniprésence apparente d’Héra dans le monde colonial d’Occident12 : il ne semble guère y avoir eu de cité sans culte de la déesse. Même si on se limite à l’époque archaïque et aux cultes clairement attestés, la prépondérance d’Héra paraît bien plus nette encore dans les fondations achéennes où la présence de grands sanctuaires urbains et territoriaux de la déesse, fondés dès les débuts de chaque établissement, montre bien le rôle primordial de la divinité dans l’organisation des cités et de leur espace. De plus, on retrouve dans les mythes qui leur sont associés, en particulier à Crotone (légende de fondation du sanctuaire du cap Lacinien par Héraclès) et à Poséidonia (représentation d’Héraclès défendant Héra contre les Silènes) le même type de relation d’assistance entre Héraclès et Héra qui est censée caractériser les traditions proprement eubéennes. La spécificité supposée des cités eubéennes ne repose plus dès lors que sur l’interprétation de l’inscription archaïque et de l’oracle rapporté par Phlégon de Tralles. Mais si on adopte pour la première une autre traduction possible : « Héra proscrit de prophétiser », la déesse fait figure de détentrice non plus de la fonction mantique, mais seulement d’un droit d’intervention sur un oracle13 ; et dans la phrase décisive du second, autè peut aussi être compris « les habitants des îles d’en face, quand ils viendront à nouveau occuper par la force, non par la ruse, la terre de Cumes », ce qui excluerait toute référence à la fondation de la cité14. Sans remettre en cause l’importance de la divinité à Cumes, ces interprétations n’autorisent donc pas à voir en elle la rivale d’Apollon dans la colonisation eubéenne.
5En second lieu, il paraît nécessaire de souligner qu’on ne peut en aucun cas confondre la divinité principale d’une métropole et la divinité qui guide et protège une expédition fondatrice. Ce sont deux positions, deux fonctions différentes qui s’exercent dans des contextes et à des moments différents. Que l’on fasse ou non crédit à l’Apollon de Delphes de la plupart des oracles de fondation qu’il aurait délivrés aux oicistes venus le consulter, il est évident que le rôle de guide de la colonisation, d’archégétès, que le dieu a joué ou fut parfois censé avoir joué n’a rien à voir avec la place du culte d’Apollon dans les cités d’où partaient les expéditions fondatrices15. C’est bien au contraire en tant que dieu extérieur aux cités qu’Apollon Pythien intervenait, et en tant que dieu protecteur des groupes en transition, en mouvement : l’assimilation fréquente des expéditions en partance aux classes de jeunes soumises aux processus d’initiation (comme les célèbres Partheniai de Sparte), voire à une dîme consacrée (comme les Chalcidiens dans certains récits de fondation de Rhégion : Strabon VI, 257), montre bien que la scission et le départ d’une fraction de la société pour fonder une nouvelle cité ont été pensés par les Grecs en utilisant les paradigmes de la séparation rituelle et de la transition initiatique16. Ce n’étaient donc pas les divinités protégeant la cité constituée, mais bien les divinités associées à ces paradigmes (Apollon, Artémis…), qui étaient à même de protéger un groupe momentanément entre deux statuts, puisqu’il n’appartenait plus à sa cité d’origine (les dispositions visant à prémunir les cités contre le retour des partants le montrent assez) et ne formait pas encore une nouvelle cité. Trouver une même divinité aux deux bouts de la chaîne (la métropole, la cité coloniale) ne suffit donc pas à prouver qu’elle ait joué un rôle actif dans la phase intermédiaire, du départ à la fondation.
6N’étudier les cultes des cités coloniales qu’en fonction des rapprochements qu’on peut opérer avec les cultes des métropoles offre donc une perspective trop étroite. La question n’est dès lors plus de déterminer si le culte d’Héra avait dans l’Eubée du VIIIe siècle une prépondérance telle qu’elle faisait d’emblée de la divinité la guide et protectrice des expéditions fondatrices, mais de discerner quels aspects de la divinité et de son culte pouvaient lui donner un rôle actif, sans doute à plusieurs facettes, dans le processus de la colonisation eubéenne, et peut-être aussi au sein de l’ensemble de l’expansion grecque. On peut en effet se demander si ce rôle d’Héra, à définir, dans les entreprises eubéennes n’était pas seulement une déclinaison particulière de l’intervention plus générale de la déesse dans le monde des fondations coloniales. La protection de la navigation, fréquemment attestée dans ses cultes, la protection du mariage, élément unificateur de sociétés parfois constituées de groupes d’origines différentes, l’exercice de la souveraineté et sa traduction territoriale sont en effet trois aspects de la divinité qui justifieraient pleinement son intervention dans la création de nouvelles cités sur des rivages lointains17. Encore faut-il préciser comment ces aspects se sont combinés dans les conceptions et les pratiques grecques du haut archaïsme pour les rendre opératoires en Occident, et il convient pour cela de revenir sur l’expérience des “modes de contact” que les Grecs, et plus particulièrement les Eubéens, avaient acquis dans l’espace égéen à l’époque géométrique.
7L’archéologie des cultes peut apporter ici une contribution éclairante, en partant du rapprochement que des offrandes très particulières, et bien connues, permettent d’établir entre le sanctuaire d’Apollon à Erétrie et l’Héraion de Samos. Ces deux sanctuaires se singularisent en effet dans le monde grec par la découverte, dans leurs niveaux archaïques, de plusieurs pièces de harnachement de cheval : œillères et frontal en bronze qui, par leur style, leur iconographie, leur provenance de Syrie du nord et, sur certaines, des inscriptions araméennes identiques, forment une catégorie bien distincte par rapport aux autres pièces de harnachement d’origine ou d’inspiration orientale trouvées, en dehors du Moyen-Orient, soit – en abondance – dans les tombes princières chypriotes des VIIIe/VIIe siècles, soit – en bien moindre quantité-dans quelques sanctuaires grecs (Lindos, Samos à nouveau, Milet, Bassae)18 Le sanctuaire d’Erétrie a livré deux œillères, toutes deux de côté droit, sur lesquelles un personnage masculin est représenté debout entre deux lions19. L’une d’elles fut découverte dans une position et un contexte stratigraphique qui permettent de penser qu’elle avait été fixée sur une des colonnes axiales du temple géométrique (l’hécatompédos), dans le dernier tiers du VIIIe siècle. L’autre porte une inscription en araméen qui fut d’abord lue comme une dédicace au dieu20, mais dont la comparaison avec l’inscription identique et mieux conservée figurant sur un très beau frontal trouvé peu après à l’Héraion de Samos montre qu’il s’agit, comme cette dernière, d’une marque d’appartenance datable de la fin du IXe siècle, indiquant que l’objet avait été offert au roi Haza’el de Damas (842-805)21. Le frontal, représentant quatre figures féminines nues sous un soleil ailé, et trois autres œillères semblables à celles d’Erétrie, furent apportés à l’Héraion de Samos avant le milieu (œillères) ou la fin (frontal) du VIIe siècle, époques où ces offrandes furent mises au rebut et enterrées22. Il est évidemment impossible de déterminer exactement quand et dans quelles circonstances ces pièces furent (re)mises en circulation dans le circuit des échanges et quittèrent la Syrie (cadeaux diplomatiques ? butin de guerre à la suite de la prise de Damas par les Assyriens en 732 ?). Il peut paraître également hasardeux de tenter de reconstituer leurs parcours jusqu’au moment de leur arrivée dans les sanctuaires grecs, qui n’est connu avec précision que pour l’oeillère d’Erétrie trouvée en contexte ; et imprudent enfin de fonder une analyse sur l’absence d’objets du même type hors de Samos et de l’Eubée, dans la mesure la découverte de pièces similaires dans d’autres sanctuaires pourrait la remettre en cause. La fragilité des arguments ex absentia ne doit cependant pas dissuader d’explorer certaines hypothèses de travail si celles-ci s’insèrent bien dans l’ensemble des faits connus. Est-il donc envisageable que la distribution de cette catégorie d’objets entre Erétrie et Samos puisse obéir à une autre logique que celle du hasard, et résulter d’une répartition intentionnelle des offrandes entre ces deux sanctuaires ?
8L’absence apparente de pièces semblables dans les régions intermédiaires entre la Syrie et l’Egée (Phénicie, Chypre, Rhodes, où tous les éléments de harnachement retrouvés appartiennent à d’autres types) paraît en premier lieu un argument en faveur d’une relation directe entre les deux extrémités de la chaîne, plutôt que d’un passage successif entre de nombreuses mains et d’une dispersion dans des circuits variés. Leur iconographie de plus semble parfois impliquer un choix des sanctuaires en fonction d’une “logique de l’offrande” bien précise. Les figures féminines (déesses ?) nues qui, sur le frontal de Samos, soutiennent leurs seins de leurs mains, pouvaient évoquer une fonction nourricière, courotrophe, similaire à celle d’Héra, et peuvent être rapprochées de toute une série de figurines féminines nues trouvées à l’Héraion23. Inversement, le dieu Shamash vraisemblablement représenté sur les œillères pouvait être rapproché d’Apollon non seulement du fait de son caractère de dieu solaire, mais aussi en raison de son implication dans la divination et les fondations de villes24. Ces concordances entre le décor de l’offrande et la divinité du sanctuaire laissent ainsi entrevoir, au moins dans certains cas, des choix opérés en pleine connaissance de cause ; peut-on préciser qui était en mesure de les opérer ? Ici intervient ce qu’on pourrait appeler la logique des sanctuaires. On sait que l’Héraion de Samos a vu affluer, aux VIIIe et VIIe siècles, de nombreuses offrandes “exotiques” qui témoignent de la protection de la divinité sur l’univers des relations maritimes et de l’importance du sanctuaire dans les circuits d’échange entre le monde égéen et le Proche-Orient, voire de sa fréquentation par des non Grecs25 ; l’apport du frontal ou des œillères pourrait passer pour un indice de cette fréquentation26. Mais il paraît beaucoup plus difficile de maintenir la même hypothèse pour les offrandes d’Erétrie. A l’inverse de l’Héraion et des autres sanctuaires, ruraux ou maritimes, abritant et régulant les rassemblements et contacts entre populations voisines et/ou des visiteurs occasionnels, le sanctuaire d’Apollon, au coeur de la cité, était celui d’une divinité éminemment politique, étroitement associée à l’exercice et à l’image de l’autorité, y compris de l’autorité cultuelle, de l’aristocratie27. Dans la mesure où la lecture erronée de l’inscription d’Erétrie en tant que dédicace à Apollon était le seul argument décisif pour penser que l’œillère avait pu être offerte par un Araméen de passage, il est beaucoup plus vraisemblable d’y reconnaître l’offrande d’un des seigneurs érétriens dont les tombes contenaient également des objets orientaux28.
9Si l’on tient compte enfin du rôle bien connu des Eubéens de l’époque géométrique dans les relations avec le Proche-Orient, où l’établissement d’al-Mina (quelle qu’ait été sa nature) facilitait l’accès à la Syrie, ainsi que de la valeur symbolique que ces pièces de harnachement, dons princiers et objets de prestige appropriés aux échanges diplomatiques, pouvaient revêtir aux yeux d’une aristocratie d’hippeis ou d’hippobotai29, il apparaît que l’hypothèse qui rend compte de la façon la plus satisfaisante et cohérente de l’ensemble des paramètres en présence est celle qui fait de l’offrande de ces pièces exclusivement dans ces deux sanctuaires une initiative d’Erétriens (et par delà, d’Eubéens en général si la même relation pouvait être établie entre l’Héraion de Samos et d’autres sanctuaires eubéens). Ceux-ci affichaient ainsi une double allégeance vis-à-vis de leur divinité “poliade” d’un côté, de la divinité protectrice des entreprises maritimes et plus particulièrement des relations entre l’Egée et l’Orient, de l’autre. Peut-être certaines de ces pièces (l’hypothèse est particulièrement tentante pour celles du trésor d’Haza‘el) étaient-elles même arrivées groupées dans les mains des Eubéens puis scindées pour être offertes simultanément aux deux divinités en fonction des critères iconographiques30. Un lien étroit entre l’Héra de Samos, maîtresse des navigations égéennes, et les Eubéens, peut donc être postulé très tôt, quelle qu’ait été la place de la divinité en Eubée même. Plusieurs aspects de l’histoire de l’Eubée, de l’Ionie et des fondations eubéennes s’en trouveraient éclairés. Une forte présence eubéenne dans le grand sanctuaire ionien rend en effet plus compréhensible la mobilisation des cités ioniennes dans la guerre lélantine – Samos aux côtés de Chalcis et Milet alliée à Erétrie –, dont les enjeux ont certainement dépassé le cadre étroit d’un conflit territorial et dont les effets – mais sous quelle forme, et à quelle époque ? – se sont peut-être fait sentir dans les sanctuaires fréquentés par l’ensemble des belligérants. Elle jette également une lumière nouvelle sur le passage de la tradition des Sibylles de l’Asie Mineure à Cumes. Le phénomène de la ou des Sibylles est en effet étroitement circonscrit à l’Ionie à l’époque archaïque, qu’il s’agisse des cités dont elles seraient originaires (Erythrées, Ephèse) ou des sanctuaires où elles auraient prophétisé : Claros, mais surtout l’Héraion de Samos, puisque c’est de là que semble provenir le nom d’Hérophile (“aimée d’Héra”) qui finit par être donné à plusieurs Sibylles, y compris celle de Cumes et celles que des traditions plus tardives associèrent aux grands sanctuaires oraculaires apolliniens (Délos, Delphes)31. W. H. Parke en déduisait que l’apparition d’une Sibylle à Cumes avait pu résulter du transfert des traditions samiennes en Italie à la suite de la fondation de Dicearchia, non loin de la cité eubéenne, par des Samiens fuyant la tyrannie de Polycrate dans le dernier quart du VIe siècle32 : quelle que soit la valeur que l’on accorde à cette hypothèse, le choix des Samiens de venir s’installer à proximité immédiate de Cumes, dans sa mouvance si ce n’est même dans sa dépendance, est en lui-même l’indice de relations étroites dont les aspects religieux, via l’Eubée, étaient peut-être les plus anciens et les plus manifestes.
10Peut-on dès lors penser autrement le rôle d’Héra dans l’ensemble de l’expansion grecque, que celle-ci prenne la forme de la multiplication des échanges maritimes ou celle de la fondation de nouvelles cités ? Il ressort clairement de tout ce qui précède que la relation entre Héra et Apollon, par exemple, n’est certainement pas une relation de rivalité et d’exclusion, mais bien plutôt une complémentarité bien illustrée par la répartition des mêmes offrandes entre les sanctuaires de Samos et d’Erétrie ; comment la comprendre ? De même, si la protection accordée par la déesse aux navigations est un fait amplement attesté à la fois dans les légendes (Jason et les Argonautes), les sanctuaires (portuaires ou de façade maritime) et les offrandes (navires en réduction ou grandeur nature)33, ce qui peut expliquer aisément l’étroitesse des liens avec les Eubéens, comment concevoir l’articulation avec le monde des fondations et de la territorialisation ? Il est tentant de recourir pour ce faire à l’opposition entre une Héra maritime, de type samien, déesse de la mobilité, des échanges et des emporia, et une Héra continentale, sur le modèle argien, déesse de la stabilité et de la souveraineté, qui serait celle des fondations achéennes aux larges assises territoriales34. Cette opposition n’est pas entièrement dépourvue de sens, mais on aurait tort de la pousser trop loin au point de ne plus comprender ce qui pouvait faire l’unité, la signification profonde de la figure divine. Ainsi, le même Héraion de Samos qui a livré les traces les plus tangibles du règne de la déesse sur les navigations et les échanges égéens (navires, offrandes exotiques), est aussi celui où d’autres catégories d’offrandes archaïques, des modèles réduits de demeures, apportés vraisemblablement par des femmes, manifestaient aussi clairement sa protection sur le monde de l’oikos, de ses biens et de leur circulation dans le mariage. Héra et la demeure, touchant à la stabilité de l’univers domestique et à transmission des biens, et Héra au navire, touchant au monde de l’échange, ne sont en fait que deux visages de la même réalité fondamentale dont le modèle anthropologique est le mariage, forme primordiale et ressort fondamental de l’échange équilibré, de la régulation et de l’harmonisation des relations entre deux entités d’abord étrangères l’une à l’autre mais se pliant à des lois communes fondatrices d’une nouvelle communauté35. L’ensemble des représentations et des pratiques attachées à la divinité formaient donc ce qu’on peut appeler un “modèle culturel” qui permettait de penser et de déterminer des modes d’agir aussi bien dans les processus d’échange liés aux navigations que dans les processus de stabilisation sociale et territoriale, et c’est bien ce double aspect que l’on retrouve dans les sanctuaires de la déesse en Occident : à Cumes, Héra est simultanément en surplomb de la mer et partie prenante du mouvement de prise de possession de la terre ferme ; en milieu achéen, au cap Lacinien comme à Poséidonia, ses sanctuaires sont tout à la fois des balises de souveraineté territoriale et des points de repère, voire d’ancrage et d’escale, le long des côtes, qui possèdaient eux aussi une vocation particulière à recevoir les offrandes “étrangères”. On peut donc se demander si la naissance des sanctuaires en certains de ces lieux ne résulta pas de la formalisation, lors de la fondation d’une cité à proximité, de pratiques indécelables de prises de contact temporaires entre navigateurs grecs et populations autochtones sous la protection de la divinité, le même lieu de culte assumant ainsi, du fait de l’ambivalence de la divinité, un rôle primordial simultanément ou successivement dans les échanges et dans la prise de possession territoriale36.
11La présence d’Héra dans les colonies eubéennes s’explique donc moins par des traditions cultuelles étroitement locales que par la familiarité des Eubéens avec le “modèle culturel” représenté par la déesse dans tout l’espace égéen, modèle opératoire à la fois dans le domaine des navigations et des échan la fois dans le domaine des navigations et des échanges et dans celui de la territorialisation. Même si l’Héra des Eubéens se rattache à la divinité de Samos plus étroitement qu’à aucune autre, il serait erroné de l’opposer trop rigoureusement à l’Héra des Achéens, de dérivation plus nettement argienne. Les différences entre ces deux “filiations” ne sont que des nuances au sein d’un seul et même système de pensée qui faisait de la déesse une des divinités les plus impliquées dans l’ensemble de l’expansion grecque sous toutes ses formes, présente à la fois “en amont” et “en aval” de l’œuvre d’Apollon sans empiéter pour autant sur les prérogatives du dieu archégète, traceur de droits chemins et de beaux périmètres.
Annexe
Abréviations supplémentaires
Amadasi Guzzo 1987 = M. G. Amadasi Guzzo,’Iscrizioni semitiche di nord-ovest in contesti greci ed italici’, in Dial Arch 5, 1987. 2, pp. 12-27.
Charbonnet 1986 = A. Charbonnet, ‘Le dieu aux lions d’Erétrie’, in AION ArchStAnt 8, 1986, pp. 117-173.
Knoepfler 1981 = D. Knoepfler, ‘Argoura. Un toponyme eubéen dans la Midienne de Démosthène’, in BCH 105, 1981, pp. 289-329.
Kyrieleis 1988 = H. Kyrieleis – W. Röllig, ‘Ein altorientalischer Pfederschmuck aus dem Heraion von Samos’, in AM 103, 1988, pp. 27-75.
Loicq-Berger 1982 = M. – P. Loicq-Berger – M. Renard,‘Sur les traces d’Héra-Junon en Occident’, in Aparchai. Studi in onore di P. E. Arias, Pisa 1982, pp. 97-103.
Mele 1979 = A. Mele, Il commercio greco arcaico. Prexis ed emporie (Cahiers du Centre J. Bérard IV), Naples 1979.
Morris 1992 = S. Morris, Daidalos and the Origins of Greek Art, Princeton 1992.
Parisi Presicce 1985 = C. Parisi Presicce, ‘L’importanza di Hera nelle spedizioni colonialie nell’insediamento primitivo delle colonie greche’, in ArchCl 1985, pp. 44-83.
Parke 1988 = H. W. Parke, Sibyls and Sibylline Prophecy in Classical Antiquity, Londres 1988.
Polignac 1992 = F. de Polignac,‘Influence extérieure ou évolution interne ? L’innovation cultuelle en Grèce géométrique et archaïque’, in G. Kopcke-I. Tokumaru (a cura di), Greece between East and West, Mainz 1992, pp. 114-127.
Polignac 1995 = F. de Polignac, La naissance de la cité grecque, Paris 1995.
Polignac 1997 = F. de Polignac, ‘Héra, le navire et la demeure : offrandes et divinités en Grèce archaïque’, in J. de La Genière (ed.), Héra. Images, espaces, cultes (Collection du Centre J. Bérard 15), Naples 1997, pp. 113-122.
Pugliese-Carratelli 1979 = G. Pugliese Carratelli,’Per la storia dei culti delle colonie euboiche’, in Gli Eubei in Occidente,‘Atti Taranto 18’, Taranto 1979, pp. 221- 230.
Valenza Mele 1977 = N. Valenza Mele,‘Hera ed Apollo nella colonizzazione euboica d’Occi dente’, dans MEFRA 89, 1977, pp. 493-524
Valenza Mele 1992 = N. Valenza Mele,‘Hera ed Apollo a Cumae la mantica sibillina’, in Riv IstArch 14-15, 1991-1992, pp. 5-72.
Notes de bas de page
1 Valenza Mele 1977; Valenza Mele 1992.
2 Valenza Mele 1992, pp. 11-13, 18-20.
3 Valenza Mele 1992, p. 11.
4 Valenza Mele 1992, p. 21.
5 L. R. Farnell, Cults of the Greek States, I, Oxford 1896, p. 253 ; N. Valenza Mele,‘Eracle Euboico a Cuma. La Gigantomachia e la Via Heraclea’, in Recherches sur les cultes grecs et l’Occident 1, Naples 1979 (Cahiers du Centre J. Bérard V), pp. 493-494.
6 IG XII, 9, 189 = Sokolowski 1969, n. 92, pp. 180-182. IG XII, Suppl. 549 ; Valenza Mele 1977, p. 494 ; Knoepfler 1981, p. 326 ; D. Knoepfler, ‘The calendar of Olynthus and the origin of the Chalcidians in Thrace’, in J. P. Descoeudres (a cura di), Greek Colonists and Native Populations, ‘Proceedings of the First Australian Congress of Classical Archaeology held in honour of Emeritus Prof. A. D. Trendall’, Oxford 1990, p. 103.
7 Knoepfler 1981, pp. 326-327.
8 Non seulement le culte d’Apollon à Erétrie, mais aussi celui d’Artémis à Amarynthos ; que ce dernier ait ou non une origine mycénienne, il s’intégrait dans un chapelet de sanctuaires de la déesse (Brauron, Aulis, cap Artemision) dont la floraison sur les rivages du golfe euboïque aux époques géométrique et archaïque souligne l’importance de la divinité dans la région.
9 A. Mele, Ἱ caratteri della società eretriese arcaica’, in Contributiotribution à l’étude de la société et de la colonisation eubéennes, Naples 1975 (Cahiers du Centre Jean Bérard II), pp. 16-17 ; Mele 1979, pp. 35-36.
10 M. Gras, ‘La mémoire de Lixus. De la fondation de Lixus aux premiers rapports entre Grecs et Phéniciens en Afrique du Nord’, in Lixus, Rome 1992 (Coll. EFR 166), pp. 34-35.
11 Valenza Mele 1979, pp. 29-36.
12 Loicq-Berger 1982 ; Parisi Presicce 1985.
13 Pugliese-Carratelli 1979, pp. 222-223.
14 Pugliese-Carratelli 1979, p. 226.
15 I. Malkin, ‘Apollo Archegetes and Sicily’, in AnnPisa 16, 1986, pp. 959-972.
16 J’ai développé ce point dans ma communication ‘Mythes et modèles culturels de l’expansion grecque’, in Mito e Storia in Magna Grecia, ‘36e Congrès de Tarente, 4-6 octobre 1996’, à paraître.
17 Loicq-Berger 1982, pp. 101-102 ; Parisi Presicce 1985, pp. 58-74 ; Polignac 1995, pp. 118-134 ; Polignac 1997, pp. 118-119.
18 Dans la typologie des œillères orientales et orientalisantes utilisée par A. Charbonnet, la catégorie IIa (motif du “maître des lions”) est constituée uniquement par ce groupe d’œillères de Samos et d’Erétrie ; les autres types d’œillères découverts à Samos se retrouvent à Milet, Lindos ou Bassae, mais pas à Erétrie, et proviennent apparemment d’autres circuits (Charbonnet 1986, pp. 130 et 172, tableau 5).
19 Charbonnet 1986, pp. 117-123.
20 Charbonnet 1986, pp. 140-144.
21 Amadasi Guzzo 1987, pp. 17-19, 27 ; Kyrieleis 1988, pp. 62-71.
22 Charbonnet 1986, p. 144 ; Kyrieleis 1988, p. 37.
23 B. M. Fridh-Haneson, ‘Hera’s Wedding on Samos : a Change of Paradigms’, in R. Hägg (a cura di), Early Greek Cult Practice, Stockholm 1988, pp. 205-213 ; Ph. Brize, ‘Offrandes de l’époque géométrique et archaïque à l’Héraion de Samos’, in J. de La Genière (ed.), Héra. Images, espaces, cultes, Naples 1997, pp. 126-127, 131-132, 136.
24 Charbonnet 1986, pp. 149-152.
25 I. Kilian-Dirlmeier,‘Fremde Weihungen im griechischen Heiligtumern von 8. bis zum Begin des 7. Jahrhunderts’, in JRGZM 32, 1985, pp. 236-240 ; I. Strom, ‘Evidence from the sanctuaries’, in G. Kopcke – I. Tokumaru (a cura di), Greece between East and West : 10th-8th cent. BC, Mayence 1992, pp. 46-60.
26 Morris 1992, p. 134.
27 Polignac 1995, pp. 114-115.
28 Amadasi Guzzo 1987, p. 18.
29 Mele 1979, pp. 77, 85.
30 Cette interprétation est à l’opposé de celle de Sarah Morris (Morris 1992, p. 134) qui voit dans ces offrandes la trace du passage d’un “entrepreneur” levantin en quête de minerais. Son analyse, qui repose trop souvent sur la confusion entre l’origine de l’objet et l’origine du porteur, dont on sait à quelles impasses elle peut mener, ne tient en outre guère compte ni des divergences entre les modes de consécration et d’immobilisation des objets en contexte rituel des différentes civilisations, ni des articulations propres aux pratiques rituelles grecques (Polignac 1992, pp. 117-125).
31 Parke 1988, pp. 64-67 ; Valenza Mele 1992, pp. 32-33, 38.
32 Parke 1988, pp. 87-89.
33 Parisi Presicce 1985, pp. 64-67 ; Polignac 1997, pp. 115-116.
34 Parisi Presicce 1985, pp. 60-62.
35 Je résume ici l’analyse que j’ai développée dans : Polignac 1997.
36 Un autre sanctuaire d’escale, celui du cap de S. Maria di Leuca qui “fermait” le golfe de Tarente avec le cap Lacinien (mais ne semble pas avoir abrité un culte d’Héra), offre une comparaison utile dans la mesure où le culte n’y apparaît, comme au cap Lacinien, qu’à partir de la fin du VIIIe siècle, mais n’acquit jamais un caractère monumental du fait de l’absence de cité proche (voir AA. VV., Leuca, Galatina 1978).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971