Chapitre 10. Le choix des modèles : iconographie
p. 179-190
Texte intégral
1Grâce à l’identification de plusieurs peintures de Guerra et à l’utilisation des informations apportées par la littérature qui lui est contemporaine, par laquelle nous avons des reproductions et des descriptions de ses contrefaçons, nous pouvons connaître les sujets qu’il a peints et tirer quelques conclusions sur les thèmes qu’il a choisi de représenter1. En effet, le sujet représenté est un élément important de la contrefaçon car c’est ce qui va toucher en tout premier lieu l’éventuel acquéreur. Le sujet participe pleinement à la séduction élaborée par le faussaire. Le thème est choisi en fonction du goût du public : ainsi Guerra préfère peindre des épisodes de la mythologie rarement représentés et dont l’interprétation ne peut être faite que grâce à une bonne connaissance des textes antiques. C’est avec la même intention que le faussaire va représenter des scènes plus simples, comme des scènes de sacrifice à des divinités auxquelles il aura le soin de donner des attributs étranges afin que leur identification soit rendue plus difficile. Nous verrons aussi que Guerra se plaît à peindre des personnages priapiques pour séduire les collectionneurs qui avaient sans doute eu vent de la découverte de peintures et sculptures à caractère érotique dans les fouilles d’Herculanum2.
Illustrer les textes classiques
2Sur la cinquantaine d’œuvres de Guerra que nous avons pu identifier, vingt-sept peintures (soit plus de la moitié) sont inspirées de la littérature classique3. Tite-Live, Horace, Apollodore, Diodore de Sicile, Homère et surtout Virgile sont les auteurs les plus chers au faussaire. Ainsi, un cinquième de ses œuvres ont un sujet tiré de l’Énéide et des Géorgiques. Or, parmi les complices de Guerra se trouvait le père Contucci, directeur du musée du Collège romain mais également antiquaire instruit. L’affirmation de Paciaudi selon laquelle il soufflait ses compositions au faussaire est donc fort plausible4. Qui d’autre qu’un antiquaire féru de littérature classique pouvait s’inspirer si précisément de la mythologie et de l’histoire romaine ?
3Les autres sujets représentés dans les contrefaçons de Guerra sont moins spécifiques et n’ont pu être rapportés à un texte précis. On peut cependant imaginer que le faussaire s’est inspiré de thèmes mythologiques en vogue à son époque5. Les sujets peints par Guerra sont pour la plupart des épisodes mythologiques dont les représentations antiques n’avaient pas été retrouvées, alors qu’ils étaient chers à ses contemporains et que de nombreuses compositions de peintures modernes en étaient inspirées. Guerra comblait un manque en représentant des scènes que l’on s’attendait à trouver dans l’art antique. Il répond à une attente et au désir inconscient de ses contemporains de retrouver dans la peinture antique l’illustration des textes classiques qu’ils connaissent bien.
4Guerra choisit la plupart du temps de peindre des sujets difficiles à identifier, permettant à l’antiquaire de retirer une certaine fierté lorsqu’il réussit à reconnaître l’épisode représenté dans la peinture qu’il prend pour antique. L’histoire de l’épée de Damoclès, relatée par Horace, a été identifiée par La Condamine sur l’une des œuvres de Guerra, tandis que Winckelmann voyait dans la Scène de sacrifice, conservée dans la collection Albani, Octavie et Livie sacrifiant à Mars, un autre épisode relaté par le même auteur6.
5Certaines compositions foisonnent de détails et semblent essayer d’illustrer le texte le plus précisément possible. Ainsi, dans la peinture d’Hélène cachée derrière la statue de Minerve, Guerra a représenté les vers 559 à 621 de l’Énéide avec une grande précision : Hélène, qui s’était réfugiée près du temple de Vesta, est rattrapée par Énée qui conçoit une grande fureur lorsqu’il comprend qu’elle peut être sauvée alors qu’il voit en elle la responsable des malheurs de Troie. Il s’apprête à la tuer mais Vénus lui apparaît pour l’en empêcher. C’est cet instant précis qu’a choisi de représenter le faussaire : Hélène se cache derrière la statue du temple pour échapper à la colère d’Énée, Vénus apparaît au héros, allongée sur une nuée, et le fond de la scène laisse voir la ville de Troie en flammes. Par ce type de représentation le faussaire produit une œuvre au style plus baroque qu’antique. Nous verrons que plusieurs de ses contrefaçons ont été élaborées sur ce schéma.
S’inspirer d’œuvres antiques... ou modernes
6La dissemblance entre les peintures de Guerra et les peintures murales antiques dans le style, la facture et l’agencement de la composition nous apparaît aujourd’hui comme une évidence et nous permet de voir au premier coup d’œil qu’il ne s’agit pas d’œuvres antiques.
7Le faussaire, croyant imiter les peintures antiques, reproduisait la vision de l’Antiquité qui prévalait à son époque. Ainsi, si ses œuvres présentées comme antiques n’ont pas fait naître immédiatement le doute chez ses contemporains car elles étaient conformes à l’image qu’ils s’en faisaient, elles ont étonné les conservateurs du xxe siècle lorsqu’ils les retrouvaient dans les réserves de leur musée. Les contrefaçons sorties de leur contexte ne ressemblaient plus à aucun modèle connu et ne pouvaient être classées ni parmi les œuvres antiques, ni parmi les œuvres modernes.
8La différence d’aspect entre les peintures de Guerra et les peintures d’Herculanum nous paraît si grande aujourd’hui qu’on se demande comment certains collectionneurs ont pu lui acheter des œuvres après avoir visité le musée de Portici. D’ailleurs, Winckelmann écrit qu’elle sautait aux yeux de quiconque, même de ceux qui n’avaient pu voir que les peintures antiques conservées à Rome sans jamais être allés à Portici7. Mais lorsque l’antiquaire fit cette remarque, la supercherie de Guerra avait été découverte ; il était alors facile pour lui de se moquer des dupes... dont il a probablement fait partie, comme nous allons le voir. Pourtant, plusieurs collectionneurs se sont laissé prendre alors même qu’ils s’étaient rendus à Portici auparavant, comme par exemple La Condamine et la margrave de Bayreuth, et sans doute aussi Thomas Hollis. Il n’existe cependant pas de témoignage précis du voyage de Hollis à Rome et à Naples qui permettrait de l’affirmer. En revanche, il est certain que le père Agostini a eu l’occasion de comparer les œuvres qu’il avait achetées au faussaire avec les peintures d’Herculanum, puisqu’il se rendit à Portici dans ce but précis. Blessé par les propos de Piaggio qui tenta en vain de lui faire comprendre qu’il avait été dupé, il repartit convaincu d’avoir acheté de véritables peintures antiques et, qui plus est, beaucoup plus belles que celles d’Herculanum. C’est justement là que réside la différence entre les contrefaçons de Guerra et les peintures antiques trouvées dans les cités campaniennes : les œuvres de Guerra étaient beaucoup plus séduisantes, ce qui peut paraître étrange aujourd’hui où, le goût ayant changé, on leur préfère les peintures originales.
9Le style de Guerra est aisément identifié aujourd’hui comme propre au xviiie siècle, alors qu’il passait pour antique aux yeux de ses contemporains. Il s’agit du period eye, la marque de l’époque que Guerra a imprimée involontairement dans ses œuvres. Alors qu’en ce milieu du xviiie siècle, les amateurs d’antiquités ne voient dans les peintures d’Herculanum qu’un témoignage historique d’une civilisation disparue, sans réelle valeur esthétique, les œuvres de Guerra, adaptées au goût en vigueur, leur paraissent plus belles8. En revanche, tous les antiquaires ne s’y sont pas laissé prendre : Barthélemy, enthousiasmé par les peintures en vente à Rome, comprend la supercherie après avoir vu les peintures d’Herculanum9. Lorsqu’il arrive à Rome et qu’il voit les peintures exposées au Collège romain, Winckelmann les croit authentiques, mais son opinion change rapidement au fur et à mesure que son œil s’aiguise. Il écrira en 1762 qu’il n’a jamais été dupé par les peintures du faussaire, affirmation à nuancer quand on connaît l’histoire du Jupiter et Ganymède10.
10Profitant de l’ignorance de ses clients, et de leurs goûts, Guerra se sert de sa liberté d’invention pour corriger ce qui était considéré comme des défauts dans les peintures antiques : il respecte les lois albertiennes de la perspective, il veille à l’harmonie des couleurs, à la disposition des personnages, à leurs attitudes et expressions11. En un mot, il réalise la peinture antique telle que ses contemporains voudraient la voir. C’est ce qui fait son succès : si la margrave semble peu émue de sa visite à Portici qu’elle mentionne à peine dans son journal, elle accorde une grande place dans ses lettres à son acquisition de peintures antiques et montre un grand enthousiasme à leur sujet.
Modèles antiques
11S’il n’est pas toujours évident de retrouver les modèles antiques dont le faussaire a pu s’inspirer, la similitude avec certaines œuvres ou avec leurs reproductions dans les ouvrages sur l’Antiquité est parfois frappante. C’est le cas, par exemple, de la peinture du Soldat mort (cat. 18), similaire au sarcophage du Rachat du corps d’Hector, autrefois à la villa Borghèse12 (fig. 44). La scène représentée sur le bas-relief est imitée très maladroitement par le faussaire : le soldat du premier plan, qui fléchit les genoux dans le sarcophage, a des jambes très courtes sur la peinture de Guerra, qui n’a visiblement pas compris le raccourci ; les armures romaines ont été changées en armures du Moyen Âge, ce dont se moqua Winckelmann, qui voyait dans la figure de Pallas l’attitude d’un Christ mort du Caravage13. Les tours de la peinture sont copiées de la petite tour au second plan dans le sarcophage, dont le faussaire a conservé l’allure générale et l’aspect des fenêtres, mais dont il a sensiblement augmenté la taille afin de donner plus d’importance aux murailles de Troie.
12Les sarcophages de la collection Borghèse faisaient partie du répertoire des antiquités connu et fréquemment copié par les artistes à Rome au xviiie siècle. De nombreux dessins d’artistes, notamment de pensionnaires de l’Académie de France, reproduisent des scènes prises aux œuvres exposées sur le Pincio. L’on peut citer, parmi les plus célèbres, le bas-relief représentant la Mort de Méléagre, qui a inspiré de nombreux tableaux14. Le fait que le faussaire se soit servi de l’un d’eux pour réaliser une contrefaçon n’est donc pas étonnant. Il est cependant possible qu’il se soit contenté de reproduire la composition d’après une gravure du sarcophage, sans s’être donné la peine de se déplacer pour copier l’œuvre. Le piédestal de la statue de Minerve représenté dans Hélène cachée derrière la statue de Minerve est, lui, inspiré d’un bas-relief qui se trouvait alors à la villa Madama (fig. 45)15.
13Si nous soupçonnons que Guerra ne s’est pas directement inspiré de marbres exposés à Rome mais de leurs gravures, c’est parce que certains des modèles sont sans équivoque des reproductions qu’il trouvait dans les livres sur l’Antiquité. Trois ouvrages semblent avoir eu sa préférence : L’Antiquité expliquée en figures, de Montfaucon, le Treatise on Ancient Painting de Turnbull et l’édition de 1750 des Picturae antiquae de Bartoli et Bellori.
14Ainsi, la composition des Figures féminines sur rinceaux (pl. 4) est inspirée des planches 31 et 32 de l’ouvrage de Turnbull, représentant précisément des figures féminines assises sur des rinceaux. Pour rendre l’emprunt moins évident, Guerra a peint le tambourin tenu par le personnage représenté sur la planche 42 du même ouvrage dans les mains de l’une des femmes (fig. 46 et 47)16. Les oiseaux picorant des cerises sont directement copiés d’une peinture trouvée à Herculanum avant 1755, que Guerra a probablement vue de ses yeux puisque la gravure la reproduisant ne sera publiée qu’après sa mort, en 1762, dans le troisième volume des Antichità di Ercolano (fig. 48)17. L’œuvre a été réalisée avant 1752, alors que Guerra résidait peut-être encore à Naples, ce qui lui a sans doute facilité l’accès au modèle, qu’il a pu voir au musée de Portici ou dans l’atelier de Canart18. Enfin, le modèle du mascaron de stuc est à rechercher dans les antéfixes à tête de Méduse (fig. 49)19. Le faussaire a donc créé une nouvelle composition à partir de plusieurs modèles différents : des peintures antiques trouvées à Rome et à Herculanum, auxquelles il a ajouté un élément en relief, un faux stuc copié d’une antéfixe, qu’il a probablement réalisé en plâtre. Ce patchwork lui a permis de copier l’antique en brouillant les pistes : les motifs sont antiques mais la composition est nouvelle, afin qu’elle ne puisse pas rappeler une œuvre existante. C’est dans la recomposition que le faussaire fait preuve d’invention ; nous avons vu que ce truchement est bien connu des faussaires et qu’avant Guerra, Gaetano Piccini l’avait déjà utilisé20.
15C’est le même procédé de recomposition qui est mis en œuvre dans la Scène égyptisante (cat. 12 ; pl. 5). Comme Mariette De Vos l’a remarqué, le réagencement de deux compositions antiques différentes, dont l’une est prise sur une gravure, a servi à créer une nouvelle composition21 : Guerra a copié un détail de la Table isiaque, dont une gravure a été publiée par Montfaucon, et l’a arrangé comme les personnages de la peinture d’Herculanum publiée dans le deuxième volume des Antichità di Ercolano (fig. 50 et 51)22. Là encore, une peinture de la collection du roi de Naples a servi de modèle. Mais il est possible cette foisci que le faussaire ne l’ait connue que par une gravure : la Scène égyptisante, réalisée avec un style différent des autres œuvres, a sans doute été fabriquée plus tard, une fois la supercherie découverte, alors que Guerra avait changé de procédé pour duper ses clients : cette œuvre à caractère égyptisant a perdu le style baroque que l’on note par exemple dans la peinture d’Hélène et Ménélas. Il est probable que Guerra l’a peinte en 1760, en prenant pour modèle l’une des peintures reproduites dans le deuxième volume des Antichità di Ercolano, qui venait d’être publié.
16Enfin, la Scène de sacrifice est elle aussi inspirée de gravures publiées dans des ouvrages modernes. Les deux sacrifiantes peuvent être rapprochées des figures des prêtresses qui se trouvent dans les Noces Aldobrandines, dont on ne compte plus les représentations gravées (fig. 52)23. Un bas-relief représentant une scène de sacrifice publié dans le Montfaucon a peut-être également servi de modèle pour cette peinture, car la sacrifiante tient un plateau de figues dans sa main gauche, tandis qu’elle dépose des offrandes sur l’autel (fig. 53)24.
Modèles baroques
17Les compositions à caractère baroque de Guerra, comme la plupart des peintures de la série illustrant l’Énéide25, semblent plutôt avoir été inspirées par des œuvres modernes. La Fuite d’Énée est ainsi plus proche de l’interprétation qu’en font des sculpteurs comme le Bernin, dont Guerra a probablement vu l’Énée et Anchise conservé à la villa Borghèse, que des représentations romaines antiques du même thème (fig. 54). La composition est d’ailleurs très similaire à la gravure que Gérard Jean-Baptiste Scotin l’aîné (1671-1714) réalisa pour la nouvelle traduction des œuvres de Virgile faite en 1716 par le père Catrou, un jésuite (fig. 55)26. Il est fort probable que la bibliothèque du Collège romain conservait un exemplaire de l’ouvrage auquel Guerra a pu avoir facilement accès.
18La peinture d’Hélène cachée derrière la statue de Minerve a elle aussi un style très baroque. Les mouvements des personnages sont outrés et Vénus apparaît sur une nuée. La composition est plus proche des gravures d’Eisen et Pasquier illustrant l’Émile (fig. 56) ou d’une peinture de Solimena représentant Didon et Énée réalisée pour le palais Buonacorsi à Macerata (pl. 8) que des peintures antiques relatives à l’histoire de Troie (pl. 8)27. Enfin, la peinture représentant Junon et les Furies semble avoir été directement copiée d’une gravure publiée dans une version hollandaise de Virgile ou d’un modèle approchant (fig. 57).
19Certains détails dans les peintures de style baroque de Guerra sont inspirés de modèles contemporains que nous n’avons pas pu identifier jusqu’à présent, ou bien tout simplement issus d’un imaginaire collectif sur l’Antiquité. C’est le cas, par exemple, du lustre dans la peinture d’Hélène et Ménélas. Il est constitué de trois figurines ailées qui ressemblent à des anges et qui n’ont aucun parallèle dans l’art antique (fig. 58).
20L’inspiration de Guerra est donc à rechercher à la fois dans les œuvres antiques et les œuvres modernes, mais on la retrouve surtout dans les reproductions gravées et publiées de ces œuvres. Cela n’est pas surprenant, car copier des gravures demandait moins d’efforts au faussaire que d’aller copier les modèles in situ. Il pouvait ainsi tranquillement fabriquer ses compositions dans son atelier.
Œuvres à caractère érotique
21Guerra avait compris que ses peintures seraient plus attractives s’il y ajoutait des motifs qui pourraient susciter la curiosité de ses clients, voire les choquer. La découverte de scènes érotiques à Pompéi ne lui avait pas échappé, non plus qu’à ses contemporains. La Condamine remarque que « comme la religion payenne n’étoit pas un frein à la débauche, les ornemens peints, sculptés, moulés ou cizelés des meubles domestiques des anciens, au lieu de ce sérieux & de cette gravité que notre vénération pour l’antiquité nous porte à y chercher, offrent souvent ou des objets obscènes, ou les caprices d’une imagination bizarre & folâtre28 ».
22Guerra a sans doute vu de ses propres yeux ces « ornements obscènes » – ou il en a entendu parler – et cela lui a inspiré des sujets érotiques ou « priapiques », pour reprendre l’expression de Winckelmann29. Plusieurs peintures conservées au Collège romain peuvent correspondre à cette tendance ; malheureusement elles sont perdues aujourd’hui et l’on n’en a pas conservé l’image. On sait par les descriptions laissées par les visiteurs que Guerra peignait des faunes et des satyres priapiques : l’un d’eux fut remarqué par Maffei au Collège romain, puis par Winckelmann30. Deux autres œuvres conservées au Collège romain et dont Winckelmann a donné la description sont également à caractère érotique : « Venus u. Minerva Egyptiaca auf einem Crocodil stehend u. ein Priapus ; Un Fauno giovane Etrusco con un gran cazzo31. »
23Outre ces œuvres à caractère résolument érotique, Guerra peignait très fréquemment des femmes à la poitrine dénudée (Hélène et Ménélas, Junon et les Furies, Fête en l’honneur de Cérès et Ménades dansant) et des hommes entièrement nus (Mort de Pallas, Pêcheur sur la grève, La fuite d’Énée), dans le but sans doute d’attiser la curiosité de ses clients. Cela s’ajoutait au caractère sulfureux de ses œuvres, qui étaient vendues clandestinement car elles avaient été prétendument dérobées au roi de Naples. Les collectionneurs ne résistaient pas à la tentation de transgresser la bonne morale en achetant ces peintures.
24Plus largement, l’ajout d’éléments à caractère érotique dans des compositions censées imiter l’antique reflète une approche de l’Antiquité propre à la seconde moitié du xviiie siècle, selon laquelle les pratiques religieuses des Anciens mettaient en avant des divinités nues et priapiques32. La représentation de la Vénus Médicis dans Hélène et Ménélas est l’exemple qui illustre le plus clairement la volonté du faussaire de se conformer aux canons d’une esthétique archéologique contemporaine de son époque. On connaît l’impact que cette œuvre a eu sur les dillettanti et elle est souvent représentée dans les caricatures se moquant des amateurs d’antiquités, qui les montrent plus amateurs de nudité féminine que d’art à proprement parler33.
Répétitions et commandes
25L’établissement d’un catalogue des œuvres attribuées à Guerra a permis de constater que le faussaire a traité plusieurs fois le même sujet. Ainsi la Mort de Pallas (aujourd’hui au Musée archéologique national de Naples) et le Soldat mort publié par Ambrogi sont deux peintures illustrant probablement le même épisode de l’Énéide, la première avec une composition plus sobre que la seconde, puisque les personnages et la ville dans l’arrière-plan du Soldat mort ne figurent pas dans la Mort de Pallas. De même, Hélène et Ménélas et Hélène cachée derrière la statue de Minerve présentent une composition similaire, qui a probablement été utilisée également dans la réalisation de la peinture représentant un massacre autour de la statue de Minerve, vendue à la margrave de Bayreuth et perdue aujourd’hui (cat. 13-14 ; tableau 1, no 5).
26D’autres sujets, plus simples, ont également été représentés plusieurs fois par le faussaire, comme s’il s’était plu à répéter et à décliner à l’infini un nombre limité de motifs. Les descriptions de ses peintures mentionnent fréquemment des divinités sur des globes ou sur des piédestaux. Des personnages élèvent des coupes ou une corne à boire, ou bien ils sont assis sur des trônes. Guerra semble obéir à un schéma préconçu de représentation qui lui fait peindre toutes les statues sur des globes et les rois sur des trônes. Cette iconographie, qui nous paraît aujourd’hui bien éloignée de l’iconographie classique, ne paraissait pas anachronique à ses contemporains. Bien au contraire, les clients de Guerra voulaient voir dans les peintures antiques des représentations des héros grecs et n’hésitaient pas, à l’instar du père Paciaudi, à lui passer commande : « Je priai le P. Contucci de m’en procurer une d’une grandeur déterminée, représentant un sujet héroïque avec plusieurs figures : dans huit jours il me la procura et me la donna pour antique ; mais ce n’étoit qu’une œuvre de Guerra : je ne tardai point à m’en convaincre34. »
Les modes et les mystères
27En matière d’iconographie, Guerra cherchait plus généralement à créer des scènes à l’interprétation obscure, peignant des sujets à caractère égyptisant, étrusque ou palmyrénien, ajoutant des lettres étranges prétendument tirées des langues de ces cultures antiques. L’art égyptisant était à la mode à cause de la diffusion de la mosaïque de Palestrina, l’art étrusque commençait à être étudié par les antiquaires et l’art palmyrénien intriguait depuis la publication du livre de Dawkins et Wood35. Les lettres étrusques, égyptiennes ou palmyréniennes que les antiquaires voyaient sur les peintures de Guerra excitaient leur curiosité. Barthélemy, épigraphiste talentueux, avait bien remarqué ces inscriptions sur les peintures du Collège romain, mais il n’avait pas reconnu les caractères, ce qui avait éveillé sa curiosité36. C’était un moment où l’on découvrait de nouvelles écritures, où des savants avaient réussi à déchiffrer le palmyrénien. Guerra avait senti que s’il ajoutait des caractères indéchiffrables sur ses peintures, celles-ci n’en gagneraient que plus d’importance aux yeux des antiquaires.
28Il n’est pas étonnant que Barthélemy n’ait pas reconnu les caractères se trouvant sur les peintures de Guerra, puisqu’il s’agissait d’écritures fantaisistes inventées par le faussaire à partir de modèles pris sur des gravures. Cela pouvait être des inscriptions latines, comme le S.REX.PT (ou S. RC.X.PT ?) visible sur le bras d’Hélène dans la peinture d’Hélène et Ménélas (fig. 59), ou bien des inscriptions fantaisistes, comme sur le bras d’un soldat dans la Mort d’Épaminondas, qui « ressemblaient à l’arithmétique d’un certain empereur chinois plus ou moins comme ça37 »: | . | . | . || . || .. || .. Le même type d’écriture se trouvait sur le bras du père de Virginie dans la Mort de Virginie38. Les inscriptions à même le corps des personnages sont inspirées des statuettes en bronze que l’on pouvait voir au musée Kircher et que Contucci a publiées dans son catalogue (fig. 60)39. Une écriture « pseudo palmyrénienne » est par exemple visible sur le socle de la statue de Minerve, dans la peinture publiée par Ambrogi (cat. 14). Elle est inspirée de l’écriture se trouvant sur un bas-relief montrant Héliogabale, conservé au musée du Capitole, dont Spon avait donné une gravure (fig. 61). Pour parfaire sa supercherie, une fausse inscription en cuivre avec les mêmes caractères fut réalisée par lui ou l’un de ses complices, inscription que le père Contucci présentait comme la preuve de l’authenticité des peintures40. Lorsque Winckelmann, intrigué lui aussi par ces étranges caractères, lui demanda ce qu’ils pouvaient bien signifier, Contucci lui répondit que les peintures provenaient de Palmyre41.
29Guerra use du même procédé dans la Scène égyptisante, où il reproduit des pseudo-hiéroglyphes librement inspirés de ceux qu’il a pu observer sur la Table isiaque de Turin. Caylus, lorsqu’il décrit la peinture dans le Recueil d’antiquités, écrit à ce propos : « Je n’ai vu les hiéroglyphes que sur le dessin, ainsi je ne garantis point une exactitude à laquelle peu de gens attachent des idées42. » Il souligne par là le fait que personne ne sait déchiffrer les hiéroglyphes et son « je ne garantis point » exprime peut-être un doute vis-à-vis de ces caractères ou de la façon dont le dessinateur les a reproduits43.
30Au bout de quelque temps, quand le doute commence à poindre, ces inscriptions ne sont plus un gage d’authenticité mais au contraire une preuve de la contrefaçon. La Condamine en témoigne : « Ces caractères […] suffiroient pour donner un soupçon violent, par l’affectation d’en mettre sur tous les tableaux44. »
Notes de bas de page
1 En tout, cinquante-six peintures ont été identifiées comme possiblement ou effectivement réalisées par Guerra. Se reporter au tableau 1 en annexe.
2 Le Pan avec une chèvre, sculpture en marbre découverte en 1752 à la Villa des papyrus d’Herculanum, était déjà célèbre au xviiie siècle. Voir Carabelli 1996, p. 93. Cette œuvre est aujourd’hui conservée au Musée archéologique national de Naples (inv. 27709).
3 Voir tableau 1 en annexe.
4 Voir supra p. 85.
5 Sur l’engouement pour certains épisodes particuliers de la mythologie au xviiie siècle, voir Seznec 1957. Dans la liste des œuvres de Guerra (voir tableau 1), il y en a six pour lesquelles nous ne connaissons pas le sujet. Il est possible que ces œuvres aient, elles aussi, été inspirées de textes classiques. Vingt-trois peintures sont des représentations de divinités antiques sans que la composition ne soit rattachée à un épisode particulier de la mythologie. La plupart nous sont connues par la description de Winckelmann et nous estimons que si l’antiquaire n’a pas identifié un épisode particulier, c’est qu’il n’y en avait pas à reconnaître dans la composition.
6 Voir cat. 7.
7 « L’ingano doveva saltare agl’occhi d’ognuno da quello che ci è rimasto di Pitture antiche à Roma senza andar a vedere quelle di Portici » (lettre à Bianconi du 22 juillet 1758) : Winckelmann 1952, I, p. 397.
8 On a vu l’importance qu’attachait la margrave de Bayreuth à ces peintures (supra p. 69).
9 Se reporter au tableau 2 en annexe.
10 Voir le chapitre 4.
11 Guerra respecte les lois de la perspective dans les premiers tableaux qu’il réalise. Ensuite, l’opinion générale considérant que les maîtres antiques ne respectaient pas ces lois, le faussaire ne les respecte plus non plus pour rendre ses œuvres moins décelables.
12 Cette œuvre est décrite par Winckelmann dans une lettre au comte de Brühl sous le nom de Mort d’Épaminondas : Winckelmann 1997, p. 87. Le sarcophage de la Mort d’Hector est aujourd’hui conservé au musée du Louvre (achat 1808, MR 793 ; Ma 353). Il est daté de 190-200 apr. J.-C. : voir Baratte et Metzger 1985, p. 46-49.
13 L’antiquaire décrit cette œuvre ainsi : « Epaminonda il quale mori poco più di 40 anni e in età di farsi amare da due amasj renduti celebri, è dipinto come un sceletro scombussolato e un spilungone nello stile di Giotto, e piu tetro d’un Cristo morto di Caravaggio. Vien portato da’Soldati coperti da capo a piè con armature de’Ferravecchi all’uso del Secolo XIII » (lettre de Winckelmann à Bianconi du 22 juillet 1758) : Winckelmann 1952, I, p. 396.
14 Voir à ce sujet Pellegrini 1991. Pour la copie d’après les sculptures antiques, voir Cuzin, Gaborit et Pasquier 2000.
15 Ce monument est aujourd’hui conservé à Naples. Il a été dessiné par Guiard : voir le manuscrit Ms 306, fol. 89, conservé à la bibliothèque de l’INHA.
16 Les peintures des planches 31 et 32 de Turnbull ont été retrouvées en 1709 dans les « Bains de Constantin », sous le palais Rospigliosi.
17 Cette peinture est mentionnée dans le Catalogo de Baiardi (Baiardi 1755).
18 La peinture des Figures féminines sur rinceaux a été vendue à Thomas Hollis en 1752.
19 Au sujet de ces antéfixes, voir Kästner 1988. Il pourrait aussi s’agir d’un fragment de décor provenant d’un contexte funéraire, comme nous l’a suggéré Nicole Blanc à qui nous avons montré une photographie du médaillon de stuc. Nous la remercions vivement de nous avoir donné son avis sur la question. Nous avons vu que d’autres contrefaçons alliaient stuc et peinture, notamment la peinture de Middleton (voir cat. 4).
20 D’ailleurs, plusieurs modèles utilisés par Piccini sont publiés dans la Collectanea de Borioni et Venuti (Borioni et Venuti 1736), ouvrage auquel le dessinateur et graveur avait contribué (voir supra p. 45).
21 De Vos 1986, p. 327-330.
22 Montfaucon 1719, II, 2, pl. 138 ; Antichità di Ercolano, II, pl. XIV.
23 À ce sujet, voir Fusconi 1994.
24 Montfaucon 1719, II, 1, pl. LXXV. Le bas-relief se trouvait dans la collection Vitelleschi ; il a été publié également par Bellori et Bartoli 1693, pl. 17.
25 C’est-à-dire quatre des cinq peintures publiées par Ambrogi (le Soldat mort ayant pour modèle un sarcophage) et Hélène et Ménélas, que possédait le cardinal Feroni.
26 Virgile 1716, p. 174-175.
27 Pour l’illustration de l’Émile de J.-J. Rousseau, voir Touchefeu 1995, fig. 3.
28 La Condamine 1762, p. 370. Ces œuvres, d’abord cachées aux yeux des visiteurs et montrées sur autorisation, furent réunies dans le « Cabinet secret » à partir de 1821. Ce « Cabinet secret » est aujourd’hui encore présenté au Musée archéologique national de Naples en respectant la muséographie du xixe siècle : voir De Caro 2000.
29 « Die größte Fruchtbarkeit der Ideen dieses Malers bestehet in ungeheuren Priapen » : Winckelmann 1997, p. 87. Sur la mode de collectionner des objets à caractère érotique, voir Carabelli 1996.
30 Voir supra p. 71-72.
31 Winckelmann 2000, p. 133.
32 À ce sujet, voir Carabelli 1996.
33 Sur la fortune de cette œuvre et sa vénération par les voyageurs du Grand Tour au xviiie siècle, voir Haskell et Penny 1981, p. 325-328.
34 Lettre de Paciaudi au comte de Caylus du 2 septembre 1760 : Paciaudi 1802, p. 175-176.
35 Wood et Dawkins 1753.
36 Voir supra p. 65.
37 « Vien portato da’Soldati [...] e sopra il braccio d’uno si legge un carattere simile a quel Aritmetico d’un certo Imperador Chinese mi pare, dal più o meno cosi » (Winckelmann, lettre à Bianconi du 22 juillet 1758) : Winckelmann 1952, I, p. 396.
38 « Poi v’è la morte di Virginia e il Padre d’essa ha pure segnato il braccio di simil carattere » : ibid.
39 Contucci 1763.
40 Voir supra p. 80-83.
41 « Tutte le Pitture hanno qualche Carattere. Intorno a quel strano Carattere il Custode si disimpegnava con disinvoltura, dicendo, che le Pitture erano venute da Palmira : conveniva appagarsene » (lettre de Winckelmann à Bianconi, de Rome, le 22 juillet 1758) : Winckelmann 1952, I, p. 396.
42 Caylus 1752, VII, p. 7.
43 Rappelons que Caylus n’a jamais vu la Scène égyptisante que le bailli de Breteuil avait achetée pour lui mais dont il ne lui avait envoyé qu’un dessin : Caylus, à la vue de ce document, a probablement compris qu’il s’agissait d’un faux et n’a pas jugé utile que le bailli lui envoie la peinture. Le septième volume du Recueil d’antiquités est posthume. Il a été réalisé sur la base des notes que Caylus avait laissées ; il est donc possible que l’antiquaire n’ait pas eu l’intention de publier cette œuvre initialement ou qu’il ait changé d’avis sur son authenticité, ce qui n’apparaissait pas dans ses notes. Voir cat. 12.
44 Lettre de La Condamine au comte de Caylus du 17 février 1756 : Barthélemy 1802, p. 102.
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