Chapitre 9. Le choix des matériaux
p. 167-177
Texte intégral
1Le choix des matériaux de fabrication d’une contrefaçon s’avère crucial dans la réussite de la supercherie. Aujourd’hui, avec les progrès de la recherche scientifique et le développement de nouvelles méthodes d’analyses, il est de plus en plus difficile pour le faussaire d’utiliser des matériaux qui créent l’illusion d’ancienneté. Ainsi, une peinture peut avoir l’apparence d’une œuvre antique à l’œil nu, alors que des analyses peuvent révéler l’emploi de pigments dont la synthèse n’est apparue qu’au xviiie ou au xixe siècle et prouver, de ce fait, la contrefaçon. Il existe une course entre le faussaire et les experts cherchant à dévoiler les contrefaçons. Le faussaire doit toujours avoir de l’avance sur ses clients et prévoir les moyens qu’ils auront en leur possession pour détecter le faux. Un faux du xviiie siècle est donc plus facilement détectable au xxie siècle qu’au moment où il a été créé. Mais l’inverse n’est pas vérifié : les faussaires n’ont pas plus de difficultés à fabriquer les faux aujourd’hui qu’autrefois. Les progrès de la science et la mise en place d’une méthodologie plus rigoureuse dans l’étude de l’archéologie n’empêche en rien l’apparition de faux. Comme le remarque Anthony Grafton, « seuls les faussaires maladroits [sont] incapables de faire passer leurs œuvres au travers d’un réseau de détection devenu plus serré. Pour le faussaire doué d’imagination, ces conditions – qu’on pourrait croire dissuasives – ne sont qu’un stimulant qui le pousse à atteindre de nouveaux sommets1 ».
2Les collectionneurs et antiquaires du xviiie siècle qui ont été dupés par Guerra étaient moins armés que nous pour dévoiler la supercherie. Les moyens d’analyse qu’ils utilisaient étaient leurs sens : la vue, le toucher et l’odorat. Lorsqu’ils cherchaient à faire admettre à Guerra que les peintures antiques qu’il vendait étaient des faux, ils lui objectaient « que les couleurs sentent encore l’huile ». Caylus et ses proches tentèrent cependant de connaître le liant avec lequel avaient été exécutées ces prétendues peintures antiques avec des moyens plus élaborés : « J’aurois beaucoup de peine à croire que le grand tableau fût peint à l’huile. J’ai brûlé quelques petits fragments éclatés, et je n’ai senti aucune odeur d’huile, et c’est, je crois, la preuve la plus sûre. Mais n’avez-vous pas le savon, l’urine, l’eau seconde que vous pouvez essayer, et dont on connoît l’effet sur les tableaux peints à l’huile, le savon sur-tout2 ? » Les éléments actifs des produits que La Condamine suggère d’employer sont respectivement la soude, l’eau de chaux, l’urée et la potasse3. Ces éléments sont des bases plus ou moins fortes qui, en réaction avec l’huile, produisent une saponification. Utilisés sur une peinture à l’huile récente, ces produits vont dissoudre la peinture et la lessiver. En revanche, leur action sur une peinture à fresque est faible. Par cette expérience, La Condamine voulait montrer que les peintures avaient été réalisées très récemment, à l’huile qui plus est4.
3La Condamine est un scientifique, il est membre de l’Académie des Sciences depuis 1730. Il n’est donc pas étonnant qu’il suggère à Caylus d’établir des preuves de la supercherie par d’autres moyens que la simple observation visuelle, afin de pouvoir consigner les résultats dans le Recueil d’antiquités. Cette démarche reflète l’esprit du siècle, ouvert à l’expérimentation et au savoir, que l’on retrouve dans l’Encyclopédie.
4La réponse du faussaire aux doutes de ses clients est simple : Guerra propose de frotter les peintures à l’émeril5. « Comment ces couleurs pourroient-elles ainsi se maintenir, si elles étoient appliquées depuis peu de temps ? », leur disait-il6. Si cet argument pouvait peut-être faire changer d’avis les indécis, il ne tient pas, car une peinture à l’huile sèche, c’est-à-dire appliquée trois mois auparavant, résisterait à un tel traitement. L’expérience proposée par La Condamine était sans doute plus efficace, mais elle aurait détruit les œuvres. Elle ne pouvait donc pas être effectuée dans l’atelier du faussaire ; il ne l’aurait pas toléré.
Le support
5La réalisation d’une contrefaçon suppose d’imiter l’intégralité des matériaux qui composent l’œuvre originale, y compris son support. Guerra avait recours à deux types de support différents. Il utilisait deux astuces pour imiter le support des enduits peints antiques : soit il réutilisait des fragments d’enduit antiques trouvés à Rome ou dans les environs afin de peindre une nouvelle composition par-dessus, soit il fabriquait lui-même l’enduit.
Fragments d’enduit réemployés
6La première technique est décrite par Piaggio : Guerra prenait des fragments de « murailles souterraines », en détachait la partie superficielle – c’est-à-dire l’enduit – et la mettait sur une plaque d’ardoise, appelée alors « pierre Lavagne »7. La description de l’Inscription de Palmyre par Barthélemy mentionne des lettres formées de petits filets de cuivre enchâssés dans un lit de plâtre monté « sur une pierre de six à sept pouces de diamètre », vraisemblablement une plaque d’ardoise8.
7Guerra pouvait facilement trouver ces murailles souterraines dans Rome ou ses environs, et les catacombes devaient constituer pour lui une source simple de matière première. Si l’on en croit les récits des voyageurs du xviiie siècle, l’excursion dans les catacombes, réservée aux plus téméraires car il fallait s’équiper de torches, de cordes et de marteaux, permettait de se procurer des petites antiquités (lampes) et des fragments d’enduit peint. Hans Christian von Mannlich, un peintre allemand ayant effectué un séjour à Rome dans la seconde moitié du xviiie siècle, a décrit dans ses mémoires les excursions dans les catacombes en octobre 1767 : « Peu après, etant a diner chez ce même chevalier Bellfontaine, son antiquaire (car il etudoit ausi les antiquités) lui parlà des catacombes, qui selon lui s’etendoient sous terre a plus de 20 milles tout autours de Rome. Il nous proposà en meme tems de nous en faire voir une partie qui touchoient aux Soûterrains de St Sebastian, et de St. Laurent. Nous y allames en sortant de table. Mais comme ces catacombes etoient visités tous les jours par les voyageurs et les curieux, que tous les tombeaux étoient ouverts et vides, cette visite ne fit que m’exciter a aller visiter ceux de la campagne dont l’antiquaire m’avoit dit qu’on trouvoit des ouvertures dans les champs, qui ordinairement etoient entourés et couvert par des broussailles et des épines. [...] Les Soirs j’en parlois a mes camerades, tous montrerent le desir de les visiter. Heurtier, Alizart, Vanloo, Voldré et moi, nous allames des le lendemain, muni de plusieurs pélotes de ficelle, de martaux, tenailles, de briquets, de mêches, d’allumettes, de flambaux, de bougies, sans oublier de grosses cordes pour descendre dans les ouvertures ou puits que nous devions trouver dans les campagnes9. [...] En pousant toujours en avant, nous trouvames un petit salon avec quelques colonnes de marbre ; et en suitte deux autres dans lesquels il n’y avoit également point de tombeaux. Ils étoient l’un et l’autre revetu de Stuc bien uni, tans les murs que les platfonds, l’une etoit orné de peintures a fresque, répresentant des feuilles de vignes et des grapes de raisin, des oiseaux, et quelques fables d’Esope. Dans la dernière petite salle, il y avoit un Autel adossé au Mure, et audessus etoit peint a fresque notre Seigneur en Croix, la Sainte Vierge et Saint Jean. [...] la curiosité et le desir d’emporter un souvenir de ce saint lieu, prit bientot le dessus, nous coupames chacun quelque morcau de peinture des mures de l’avant Salle, en respectant le crucific, et les de(ux) figures au pied de la croix dans la dernière. + + Je coupois hors du mur la fable de l’agneau et du Loup, un oiseau fort bien peint, et une grape de raisin avec ses feuilles. Rien n’etoit plus aise que de couper ce Stuc, qui etoit mou come du fromage, et qui se detachoit aisement de la terre sur la quelle il etoit simplement appliqué. Mais pour l’emporter sans le casser, il falloit les plus grandes precautions. J’avois trouvé une ardoise sur laquelle je le possais et emportois avec soins. Chacun de mes camerades avoit pris quelques choses de ces peintures.10 »
8Une fois le fragment d’enduit récolté, il suffisait à Guerra de peindre pardessus une nouvelle composition, dont l’authenticité était appuyée par la présence sous-jacente de l’enduit antique. Le montage de l’enduit sur une plaque d’ardoise permettait de renforcer la solidité d’un matériau ramolli par l’humidité des catacombes, mais également de parfaire la supercherie car cela imitait la technique de restauration utilisée par Canart à Portici, dans l’atelier de restauration des peintures d’Herculanum11. Ainsi, l’illusion que les fragments fabriqués par Guerra provenaient d’Herculanum était encore plus grande.
9La Scène égyptisante est montée sur ce type de support. En comparaison avec les peintures murales antiques montées sur plaque d’ardoise, l’épaisseur d’enduit conservée est beaucoup plus importante. Ce détail est probablement voulu par le faussaire, parce qu’il sert à appuyer l’authenticité de l’œuvre (pl. 5). En effet, l’épaisseur conservée permet au client de constater qu’il est bien en présence d’un enduit antique. Du fait de la grande épaisseur d’enduit conservée, l’œuvre devait être particulièrement lourde, d’autant qu’à l’origine elle était deux fois plus grande qu’elle n’est actuellement, car elle a subi un changement de format à une époque indéterminée. Elle apparaît en effet dans le septième volume du Recueil d’antiquités avec, dans sa partie basse, une prolongation par un champ blanc orné d’une ligne sombre (fig. 43). Lorsqu’elle entre au Louvre, sa hauteur est de douze pouces, soit environ 33 cm, sa dimension actuelle12. Des traces de sciage sont nettement visibles sur le chant inférieur de l’œuvre ; ils sont la marque de ce changement de format.
10La Scène égyptisante n’est sans doute pas la seule contrefaçon que Guerra a réalisée sur ce type de support. L’aspect très lisse de l’enduit de la Mort de Pallas et des Figures féminines laisse supposer qu’ils ont été peints sur un fragment d’enduit antique réemployé13. Un badigeon blanc a été appliqué à la surface de l’enduit avant de peindre la Mort de Pallas. Ces deux peintures ainsi qu’Hélène et Ménélas sont enchâssées dans des caisses en bois qui empêchent l’observation de leur support, mais leur poids très élevé n’exclut pas la présence d’ardoise à l’intérieur. Seul un examen de ces œuvres en laboratoire pourrait permettre de le déterminer. Il est fort probable que la Scène égyptisante se trouvait à l’origine également dans une caisse en bois, qui a sans doute été éliminée lors du changement de format.
11Ce type de montage est celui qui était le plus communément utilisé pour les fragments de peinture et de mosaïque antiques. Il est similaire à celui qui était fabriqué dans l’atelier de restauration des peintures d’Herculanum à Portici. Il n’est pas étonnant que Guerra ait imité jusqu’au montage des peintures antiques.
Enduit neuf
12La Scène d’épousailles et la Minerve sont peintes sur un enduit très fragile et très friable, probablement réalisé par le faussaire. À cause d’un défaut de mise en œuvre, peut-être volontaire, cet enduit manque de cohésion et il en résulte de nombreuses pertes de matière sur chacun des deux fragments. Nous n’avons pas pu identifier la présence d’ardoise au revers de ces œuvres, qui montrent un enduit très blanc – peut-être du plâtre – ayant pour armature un grillage métallique. Ce support n’est peut-être pas contemporain de la réalisation des contrefaçons, il est sans doute le produit d’une restauration plus récente.
13De toutes les œuvres de Guerra parvenues jusqu’à nous, ces deux peintures sont les seules à avoir été peintes sur un enduit neuf. Mais cet enduit, de faible qualité, est très peu résistant en raison d’un défaut dans sa mise en œuvre. Il est difficile de savoir aujourd’hui si ce défaut est volontaire ou non, mais il est possible que Guerra ait consciemment réalisé un enduit qui s’altère facilement, afin que ses œuvres, dégradées, paraissent plus anciennes.
14Le faussaire a probablement réalisé d’autres contrefaçons sur ce type de support. L’aspect de l’enduit fabriqué par Guerra est très éloigné de l’aspect lisse et satiné que l’on observe sur les peintures de Pompéi, et ces œuvres ne sont pas réalisées à fresque mais peintes à sec – probablement à l’huile – sur un enduit neuf. Comme l’indique Winckelmann, « cet homme, à l’effronterie fondée sur l’ignorance des autres, n’a pas pris la peine de peindre à fresque pour appuyer sa tromperie : tout est peint à l’huile14 ».
15Il est possible que la plupart des contrefaçons qui se trouvaient au Collège romain aient été peintes sur ce type d’enduit, ce qui expliquerait leur disparition : ces peintures étaient sans doute en trop mauvais état pour survivre au déménagement du Collège romain au Musée national romain. Peut-être même n’a-t-on pas pris la peine de les emporter.
La couche picturale
16Un faussaire qui cherche à peindre une fausse peinture de chevalet peut aisément prendre une toile ancienne et peindre par-dessus une composition imitant l’œuvre qu’il cherche à contrefaire. Mais le faussaire de peinture murale antique est confronté à la difficulté de l’imitation de la fresque : s’il réutilise un fragment d’enduit antique, il ne peut peindre à fresque par-dessus car cela nécessiterait l’application d’un nouvel enduit, ce qui serait trop visible et détectable. S’il peint à sec sur le fragment d’enduit antique, l’aspect de la contrefaçon sera conforme à l’œuvre antique sur les chants, mais la surface n’aura pas l’aspect de la fresque. Enfin, s’il fabrique son propre enduit pour peindre à fresque, il aura des difficultés à imiter l’aspect d’un enduit antique. En effet, cet enduit était le produit d’une longue tradition et d’un savoir-faire particuliers transmis dans les ateliers des peintres de l’Antiquité, et les peintres modernes en ignoraient les clés.
Les liants
17La Scène égyptisante est peinte à la détrempe, probablement avec une gomme de type gomme arabique. Aucune analyse n’ayant été faite sur les autres peintures du faussaire que nous avons réussi à retracer, il est difficile de savoir avec quel liant elles ont été peintes. Les expériences effectuées sur les œuvres par La Condamine et Caylus, destinées à déterminer la nature du liant employé par Guerra et surtout à prouver le caractère contrefait de ses œuvres, n’étaient pas assez précises pour que leurs résultats soient pris comme des informations sûres. Après avoir réalisé quelques tests sur les œuvres, Caylus conclut que le faussaire avait utilisé l’huile, ce qui est probable. Cela n’exclut pas pour autant l’emploi par Guerra de différents types de liants pour réaliser ses œuvres, comme il le fit pour la Scène égyptisante15. L’observation de la peinture d’Hélène et Ménélas laisse envisager que Guerra l’a réalisée à l’huile. En effet, la facture de l’œuvre et la présence d’empâtements sont caractéristiques de cette technique16. Il serait toutefois nécessaire de faire des analyses de liant sur les peintures de Guerra pour mieux comprendre sa technique, l’observation à l’œil nu ne permettant d’avoir qu’une indication sur le liant employé.
Les couleurs
18La palette du faussaire est plutôt restreinte. Selon Caylus, « le ton de couleur et l’accord des Anciens diffèrent absolument » des peintures de Guerra. La Scène égyptisante comporte essentiellement des teintes rouges et brunes, la plupart des pigments employés étant des terres auxquelles s’ajoutent le blanc de plomb et le noir de carbone17. La même palette, avec des teintes cependant plus vives, est employée dans la Mort de Pallas, les Figures féminines sur rinceaux, Hélène et Ménélas, la Minerve et la Scène d’épousailles. Notons la présence, dans cette dernière scène, d’une teinte rose-orangé très vive sur la couche des époux. Le bleu et le vert n’ont pas été utilisés par le faussaire, même dans la représentation des feuillages dans les Figures féminines. Toutes ces peintures sont sur fond blanc, mise à part la peinture d’Hélène et Ménélas, peinte sur fond noir. Dans tous ces exemples, Guerra n’a donc utilisé que quatre couleurs : le rouge, le jaune, le noir et le blanc. Il a cherché à respecter le texte de Pline l’Ancien, qui recommande aux peintres l’emploi de ces seules quatre teintes18.
La patine
19Pour achever l’illusion, Guerra appliquait sur ses œuvres une patine destinée à imiter les résidus terreux et les concrétions présents sur les peintures antiques venant d’être découvertes et que l’on appelait « tartre » (tartaro). Selon La Condamine, cette patine « n’étoit qu’un mélange de terre ou de cendre et de sable qu’on faisoit distiller sur le tableau, en pressant contre le bord supérieur les poils d’une brosse qui en étoit chargée, et qu’on retiroit en arrière19 ». La Condamine s’était « toujours défié de cette couche de tartre », qu’il soupçonnait « postiche ». Or, il avoua que cette patine avait dissipé les doutes qu’il avait sur une des peintures qu’il avait achetées : « Je croyois [...] reconnaître le faire moderne […] mais je voyois partout, même à la loupe, un reste de tartre ou de crasse brune dans les stries ou les sillons que tracent les poils du pinceau, ce qui achevoit de m’abuser20. »
20Ce tartre est visible sur plusieurs des peintures de Guerra que nous avons pu observer. On le trouve sur la Minerve, la Scène d’épousailles et sur les Figures féminines sur rinceaux. Il se présente sous la forme de résidus superficiels noirs et granuleux (pl. 3). Ce tartre a été retrouvé également sur la Scène égyptisante mais en moins grande quantité. Localisé sur les bords de l’enduit, il est moins noir sur cette œuvre que sur les autres peintures. La Scène égyptisante a subi plusieurs campagnes de restauration alors qu’elle se trouvait au Louvre, et il est probable que le tartre a été nettoyé lors de cette opération, quelques résidus sur les bords ayant toutefois été oubliés21.
21Piaggio note que Guerra vieillissait ses œuvres non seulement par l’application de cette couche de tartre, mais également en provoquant des altérations volontaires sur les œuvres : il les altérait, les enfumait, les griffait, les écaillait afin de faire croire qu’elles avaient subi les dommages et les inondations de lave22.
22Une des trouvailles du faussaire fut de proposer à ses clients de nettoyer ce tartre pour quelques sequins de plus23. Cette opération consistait à faire chauffer le tableau, et le tartre prenait alors une couleur rousse « comme celle d’une brique pilée ou d’un pot de terre cassé ». Il l’enlevait ensuite en passant une éponge humide sur l’œuvre24. Afin de mettre en évidence son habileté à exercer une telle tâche, il montrait les dégâts réalisés par une personne peu experte ayant essayé de nettoyer le tartre de l’une des peintures. Or, ce tableau, « chauffé trop fort » selon La Condamine, pourrait bien en réalité être une œuvre que Guerra avait altérée lors de l’élimination de la fausse patine25.
23Une autre technique du faussaire pour éliminer la patine était l’application à la surface des peintures d’une couche de protection que ses clients pensaient être de l’huile : « La Peinture est un espece de Fresque qui n’est point tout a fait egal avec cellui d’apresant », écrit la margrave de Bayreuth. « Pour enlever le Tartre dont comunement ces morceaux sont couverts et refaire paroitre les Coulleurs Ternies par l’humidité, come aussi pour les Consserver, on y mett un empatement d’huile. Celles d’Herculane sont toutes accomodées de même ainsi que celles des Jesuites a Rome que j’ai vues26. » Cette couche de protection était en effet destinée à imiter le vernis Moriconi, appliqué sur les peintures antiques dans l’atelier de Portici27.
24La patine apparaît comme l’un des éléments clés de la contrefaçon, puisqu’elle feint une altération produite par le temps : le développement de concrétions à la surface de l’œuvre à la suite de son enfouissement prolongé. Elle achève d’abuser ceux qui ne sont pas certains de l’antiquité de la peinture, comme La Condamine. Cet artifice est destiné à faire croire au vieillissement d’une œuvre qui vient d’être réalisée. La facétie de Guerra est de demander un prix plus élevé pour des œuvres dont il aurait ôté la patine.
Évolution technique et stylistique
25L’observation du corpus des œuvres attribuées à Guerra montre que les matériaux utilisés dans la réalisation de ses contrefaçons semblent changer d’une peinture à l’autre. Les œuvres peuvent être classées en trois groupes suivant leur technique :
- Les peintures à l’huile sur fragment d’enduit réemployé : Hélène et Ménélas (1756) ; Scène de sacrifice (1750) ; Guerrier grec (1752) ; Figures féminines sur rinceaux (1752) ; Mort de Pallas (1758).
- Les peintures à l’huile sur enduit neuf : Scène d’épousailles (1756) ; Minerve (1756).
- Une peinture à la détrempe sur fragment d’enduit réemployé : Scène égyptisante (1761).
26La technique de Guerra ne semble pas suivre une évolution chronologique parfaite, puisque la réalisation d’œuvres sur enduit neuf a sans doute coexisté avec la réalisation de peintures sur enduit réemployé. Une seule œuvre, la Scène égyptisante, a été peinte à la détrempe ; elle fait partie de la production tardive du faussaire.
27L’observation du corpus permet de distinguer dans la production de Guerra deux types d’œuvres différents par leur technique et leur style : le faussaire a d’abord peint des scènes à l’huile, avec beaucoup d’empâtements et une facture presque baroque, comme la peinture d’Hélène et Ménélas. Les peintures qui sont publiées dans le Virgile et qui étaient conservées au Collège romain devaient avoir un aspect semblable à celui de cette œuvre. Cet ensemble constituerait la première période de Guerra.
28La Scène d’épousailles et la Minerve, peintes sur un enduit neuf, présentent des scènes diurnes avec une tonalité plus claire et des compositions plus sobres que les grands sujets représentés dans la première période. Ces caractéristiques sont présentes dans les autres œuvres du faussaire, la Mort de Pallas, les Figures féminines sur rinceaux et la Scène égyptisante. Il est possible que Guerra ait changé de style et de composition afin de rendre la supercherie moins évidente. L’œil du client guide la main du faussaire. L’emploi de la détrempe dans l’exécution de la Scène égyptisante est sans doute un choix destiné à éviter que la peinture ne sente l’huile, comme le lui reprochaient les clients avertis de la fraude. Cela permettait également de se conformer aux nouvelles théories selon lesquelles les peintures antiques étaient peintes avec cette technique.
Notes de bas de page
1 Grafton 1993, p. 74.
2 Lettre de La Condamine au comte de Caylus du 17 février 1756 : Barthélemy 1802, p. 105.
3 D’après le Cours de chimie (Lemery et d’Hénouville 1756), p. 749, le savon est composé d’huile d’olive, de lessive de soude calcinée et d’amidon auxquels on ajoute quelquefois de l’eau de chaux. L’eau seconde (eau seconde des peintres) est le nom donné à une solution de potasse : voir Thénard 1827, p. 384.
4 Notons cependant que les produits conseillés par La Condamine pour tester les peintures ont une action sur les peintures à la détrempe, même anciennes. Il est difficile de savoir s’il avait pris cet élément en compte.
5 L’émeril est l’ancien nom de la pierre émeri, une roche dure dont la poudre sert d’abrasif pour les pierres, les métaux et le cristal. Selon le Littré, il s’agit d’un composé d’alumine, de silice et d’oxyde de fer.
6 Lettre de Paciaudi au comte de Caylus du 2 septembre 1760 : Paciaudi 1802, p. 174.
7 « Prendeva adunque de’frammenti di sotterranee antiche muraglie, ne separava la superficie o sia intonacatura, e riportava questa sopra una lastra di pietra detta di Lavagna » (mémoires du père Piaggio) : Bassi 1908, p. 326.
8 Barthélemy 1802, p. 111.
9 Jean-François Heurtier (1739-1822), architecte, pensionnaire de l’Académie de France de 1766 à 1769 ; Jean-Baptiste Alizard, peintre, pensionnaire de 1766 à 1771 ; Jules-César Denis Van Loo (1743-1821), fils de Carle Van Loo, peintre, fut admis par faveur au prix de Rome en 1767 et logé à l’Académie de France. Sur les pensionnaires de l’Académie, voir Alaux 1933, p. 401 ; nous n’avons pas retrouvé d’informations sur Voldré.
10 Mannlich 1989, p. 276-281. Plus loin, Mannlich indique avoir « fait mettre sous verre dans un cadre doré ma fable de l’agneau et du Loup, mon oiseau et mes grapes de raisin : je les ai conservés soigneusement ainsi que ma phiole de martyr, mon hochet d’enfant, mon instrument de Musique, mon Bracellet et mes agraffes, etc. jusqu’à mon rétour aux Deuxponts » (p. 283).
11 Les peintures murales antiques déposées au xviiie siècle conservaient le plus souvent une grande partie de leur enduit, du fait de la technique de dépose, a stacco ou a stacco a masello. Depuis le début du xviiie siècle, une ardoise était souvent appliquée au revers du fragment pour consolider l’enduit et éviter qu’il ne se brise. L’ensemble pouvait ensuite être inséré dans une caisse en bois pour permettre une meilleure manipulation de l’œuvre. Ce procédé a été systématiquement appliqué aux peintures d’Herculanum et de Pompéi par le restaurateur de Portici, Joseph Canart. Sur la technique de dépose et la conservation des peintures murales antiques au xviiie siècle, se reporter au glossaire en fin de volume.
12 Archives du Louvre, inventaire Durand, 1 DD 84.
13 La Scène de sacrifice semble présenter le même aspect, mais n’ayant vu qu’une photographie de l’œuvre, nous ne pouvons nous prononcer sur sa technique.
14 « La sfacciataggine di quest’uomo fondata sull’ignoranza d’altri non s’è preso fastidio di dipingere a fresco per avvalorare il suo inganno : è tutto dipinto à oglio » (lettre de Winckelmann à Bianconi, du 22 juillet 1758) : Winckelmann 1952, I, p. 397.
15 Dans une lettre au père Paciaudi, Caylus mentionne les peintures antiques de Guerra et sa conviction qu’il s’agit de contrefaçons : « Ce que j’en ai vu m’a pleinement confirmé, c’est-à-dire que la matière sur laquelle la peinture est appliquée, le dessin, la manière et, pour comble, l’huile que j’ai mise en expérience m’en ont convaincu » (lettre du 7 février 1757) : Caylus et al. 1877, I, p. 1-2.
16 Voir cat. 13.
17 Une analyse de spectrométrie de fluorescence X a été effectuée en 2002 au C2RMF par Éric Laval. Elle a montré que les rouges appartenant à la composition antique réemployée contiennent du cinabre et que les blancs de la scène peinte par Guerra contiennent du plomb. Il s’agit donc de blanc d’argent, un carbonate basique de plomb. Les noirs n’ont pas donné de résultat spécifique lors de cette analyse ; il s’agit probablement de carbone, élément qui n’apparaît pas en spectrométrie de fluorescence X.
18 Sur les peintres tétrachromatiques, voir Brécoulaki 2006.
19 Barthélemy 1802, p. 102.
20 Barthélemy 1802, p. 101.
21 Ces résidus correspondent à un mélange de colle, de cendre et de terre ; ils ont été analysés par Marie-Christine Papillon au laboratoire de l’INP en 2002 : voir Burlot 2002. Notons que le même type de patine a été retrouvé sur le Guerrier grec, conservé au Cabinet des médailles. Son analyse, effectuée par Nathalie Buisson, a mis en évidence la présence d’éléments similaires à ceux retrouvés dans la couche de tartre de la Scène égyptisante.
22 « Questi colori poi egli artificiosamente offuscava, ed affumicava, altri sgraffiava, e scrostava per farli credere più facilmente avanzi delle note rovine ed inondazioni di fuoco » : Bassi 1908, p. 327.
23 Lettre de Barthélemy au comte de Caylus du 1er décembre 1755 : Barthélemy 1802, p. 45 (citation supra p. 66).
24 La Condamine à Caylus : Barthélemy 1802, p. 104.
25 Ce tableau à été envoyé à M. de Bombarde par La Condamine et il a ensuite été mis à l’examen par Caylus. La Condamine a pensé un moment qu’il s’agissait d’un fragment antique, ce qui laisse penser qu’il pourrait s’agir d’une contrefaçon réalisée sur un fragment d’enduit antique réemployé. Voir Barthélemy 1802, p. 105. Notons que des traces de brûlures sont visibles sur la peintures du Guerrier grec.
26 Lettre de Wilhelmine von Bayreuth à Frédéric le Grand du 25 octobre 1755 (GSPK, BPH Rep. 46 W Nr : 17 Bd III, 6, fol. 3v).
27 À cause de l’écaillage des peintures qui se produisait sur certains fragments sortis d’Herculanum, on avait cherché un vernis qui permettrait d’endiguer cette altération. Plusieurs recettes avaient été proposées, et le roi choisit celle de Moriconi (ou Mariconi), qui lui avait été recommandée par Marcello Venuti : voir D’Alconzo 2002, p. 29. Ce vernis était composé d’un mélange de résines naturelles et son efficacité pour la conservation des peintures n’est pas prouvée. Au contraire, dans certains cas, notamment lorsqu’il a été appliqué plusieurs fois sur une même peinture, il tendrait à provoquer leur altération au bout de quelques années : voir Prisco 2009, p. 48. En réalité, ce sont ses propriétés optiques qui sont sans doute les plus appréciées et recherchées : en effet, l’application de ce vernis change l’indice de réfraction, ce qui augmente la saturation des couleurs et fait disparaître les blanchiments dus aux sels. En d’autres termes, la pose de ce vernis permet une meilleure lecture des peintures. D’après l’étude menée par Gabriella Prisco en 2009, il n’a pas été appliqué sur tous les fragments sortis de fouille mais seulement sur certains d’entre eux, probablement sur ceux dont la lecture était la plus problématique à cause des résidus de terre et des sels. Le vernis Moriconi, plus qu’une protection contre la dégradation des peintures, était donc utilisé pour raviver les couleurs.
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