Préface. Autour d’une antiquité rêvée
p. 9-12
Texte intégral
1« Fabriquer l’antique. » Depuis que les œuvres d’art sont devenues objets de collection, donc de spéculation, une marchandise pour tout dire, nombreux sont ceux qui se sont appliqués à fournir aux amateurs de quoi assouvir leur passion sans avoir les compétences ou la lucidité pour en apprécier l’ancienneté. Martial, au ier siècle de notre ère, dénonçait déjà la naïveté de ceux qui, épris de l’art des toreutes grecs, n’avaient rien plus à cœur que d’en posséder une création, au point que l’aveuglement étouffait en eux tout sens critique : quod sine te factum est hoc magis archetypum est (VIII, 34). Certains déjà – mais pas tous – accordaient donc bien de l’importance à la notion d’original. Mais le poète mettait également en lumière l’activité des faussaires, attachés à tromper les naïfs.
2Pour les uns comme pour les autres, avec le début du xviiie siècle s’ouvre une période faste : celle de la découverte des cités campaniennes ensevelies par le Vésuve en 79, et du début de leur exploration systématique, donc de la révélation d’un monde qu’à bien des égards les contemporains n’imaginaient pas. C’est en particulier le moment où la peinture romaine, connue jusqu’alors par quelques lambeaux, apparaît d’un coup en pleine lumière. On imagine mal le choc que cet événement a pu représenter : des parois, entières ou plus fragmentaires, revenaient au jour, livrant à l’admiration de quelques-uns un monde dont on n’avait jusqu’alors aucune idée. Le peu que l’on savait par les textes de la peinture antique et de ses maîtres était brutalement mis à l’épreuve de la réalité.
3C’est alors le moment de la création par le roi de Naples du Musée de Portici, accompagnée de mesures draconiennes pour réserver au souverain et à quelques privilégiés la jouissance d’un monde considéré comme fabuleux : la collection n’a de valeur que si elle est unique, la rendre accessible au grand nombre la dévalorise. Invisible, elle suscite l’envie, jouissance profonde pour son propriétaire qui en retire un sentiment de supériorité flatteur, aiguillon particulièrement aiguisé pour tous les autres amateurs, terreau propice enfin aux travaux des faussaires.
4Or, c’est à ce moment clé de l’histoire culturelle que s’attache le livre de Delphine Burlot : partant d’un personnage plutôt modeste, un peintre médiocre, Giuseppe Guerra, elle montre avec finesse comment une activité destinée avant tout à tromper les amateurs fortunés se trouve au centre de l’Histoire, de l’histoire culturelle tout d’abord, mais aussi des débats sociaux et politiques : les rapports entre Naples et Rome, entre le pape, les cardinaux et Ferdinand, et la question des jésuites. Curieux destin que celui de ce Guerra, dont la vie même est mal connue et s’entremêle avec celle de deux peintres homonymes ; son œuvre, y compris celle de faussaire, ne l’est guère mieux, et il a fallu toute la sagacité de l’auteur pour en dresser le catalogue : à peine plus d’une douzaine de peintures « antiques », dont certaines d’ailleurs n’ont pu être localisées. Cela suffit toutefois à Delphine Burlot pour en caractériser le style et suivre avec une relative certitude les destins de ces fragments, en interrogeant les motivations du faussaire : financières avant tout, mais peut-être pas seulement. Il faudrait sans doute en savoir plus sur la personnalité même de ces peintres pour pouvoir apprécier jusque dans le détail les raisons de leur engagement dans la falsification. Le goût du lucre n’exclut pas une certaine satisfaction à tromper des connaisseurs – ou se disant tels –, d’autant plus agréable sans doute qu’elle peut constituer une forme de compensation à une certaine absence de talent dans le domaine de la peinture. Il faut à vrai dire toujours tenir en visà-vis les motivations de l’artiste et celles de sa clientèle, au fond étroitement imbriquées les unes dans les autres. Guerra d’ailleurs n’était pas seul, et ce sont plusieurs autres figures de ce milieu dont, chemin faisant, le portrait est dressé : Gaetano Piccini, Raphael Mengs, Camillo Paderni – auquel Delphine Burlot pense pouvoir attribuer, à titre d’hypothèse au moins, la paternité de la fameuse Muse de Cortone – et d’autres encore. On mesure d’ailleurs toute la difficulté des recherches dans ce domaine en observant que, dans les années 1930 encore, certains restaient farouchement attachés à l’antiquité de la Muse, devenue emblématique de la cité. À plus forte raison Winckelmann avait-il pu se laisser abuser, dans un premier temps au moins, par la peinture. Dans cette question comme dans bien d’autres la démonstration scientifique passe après l’intime conviction, c’est-à-dire, bien souvent, les sentiments.
5Ce n’est d’ailleurs pas un des moindres mérites de ce livre que d’introduire le lecteur dans le milieu des érudits et des collectionneurs. On observe à quel point ces peintures antiques ont été objets de débats et de rivalités entre ceux qui croyaient à leur authenticité, ceux qui avaient fini par en douter et ceux qui l’avaient refusée. On voit s’exacerber les rivalités et comment, à propos de ces œuvres, deux grands savants, Winckelmann et Caylus, ont pu échanger une série de passes d’armes. On observe aussi comment les mêmes érudits voient leur jugement parfois délibérément faussé en fonction des liens qu’ils entretiennent avec leurs protecteurs, eux-mêmes collectionneurs des précieuses peintures. Il est vrai que les événements que décrit Delphine Burlot tiennent parfois presque du vaudeville : tout tourne autour des cités campaniennes, d’Herculanum et de Pompéi, du mystère qui les entoure et de la convoitise qui accompagne les peintures qui en proviennent. C’est à qui peut se vanter d’avoir déjoué les interdictions royales, d’avoir vu les peintures et d’en avoir récupéré. C’est une pièce qui se joue, d’une certaine manière, entre un souverain jaloux des merveilles sorties du sol de son royaume et des collectionneurs romains, cardinaux ou savants, d’autant plus désireux d’en détenir une parcelle que ces peintures sont rares – et pour cause puisque beaucoup de celles ainsi acquises, avec force mystères, se révèleront être des faux. Mais s’y ajoutent des rivalités au sein de la société romaine, entre les gens d’église eux-mêmes. La clientèle ordinaire des faussaires est évidemment celle des voyageurs du Grand Tour, français et anglais (on ne s’étonnera pas qu’une partie des peintures attribuées à Guerra ait été retrouvée dans des collections britanniques). Mais les amateurs les plus ardents ont été les cardinaux, dont on connaît par ailleurs les collections. Toute une série de figures apparaissent au détour des pages du livre, parmi lesquelles celles des jésuites, avec le musée qu’avait fondé à la fin du xviie siècle au Collège romain le père Kircher. Or, c’est l’époque où la Compagnie de Jésus fait l’objet de vifs débats partout en Italie, à Rome comme à Naples, avant d’être interdite en 1773. Les jésuites apparaissent ainsi, d’une certaine manière, comme des protagonistes des intrigues qui se nouent autour des peintures.
6La contrefaçon des peintures antiques appelait évidemment une étude technique : elle est faite, magistralement, par l’auteur, que sa formation de restauratrice rendait mieux que quiconque susceptible de la mener à bien. Mais le livre entraîne le lecteur bien au-delà d’une simple question d’érudition : c’est bien évidemment la personnalité de Guerra et ses méthodes qui sont scrutées de près ; mais c’est surtout une bonne partie de la société romaine qui défile ainsi sur la scène, du peintre sans grand talent aux plus grands érudits, en passant par les pontifes de la Curie, et c’est aussi le milieu napolitain, celui qui touche au Musée de Portici tout au moins, que l’on entrevoit à l’arrière-plan de ces querelles autour des peintures. Oui, il s’agissait bien de fabriquer l’antique, c’est-à-dire de donner à croire aux amateurs qu’ils allaient acquérir une de ces peintures tant vantées, mystérieusement récupérée malgré les interdictions, et donc d’autant plus précieuse. Mais cette « fabrication » ne se fait pas sans règles : elle doit avoir une forme de vraisemblance, évidemment d’autant plus facile à acquérir que l’on sait finalement bien peu de choses de ces peintures – les vraies – que l’on commence à recueillir en Campanie. C’est donc en quelque sorte une vraisemblance rêvée plus qu’une ressemblance avec une réalité que l’on connaît encore trop mal. La passion de la collection étouffait trop facilement l’esprit critique, mais les érudits eux-mêmes étaient prêts à accepter des œuvres que l’on avait fabriquées à l’image de ce qu’ils attendaient.
7On a quelque peine à imaginer aujourd’hui la place que ces peintures ont tenue dans la vie de la société romaine du xviiie siècle. Il fallait la triple qualification de Delphine Burlot comme restauratrice, antiquisante et spécialiste des milieux romains autour de 1750 pour les replacer aussi minutieusement dans le contexte complexe qui était le leur, fait de sens des affaires, de passion, d’érudition et de politique.
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