Peut-on parler de “classes” à propos des sociétés du monde grec antique ?
p. 93-96
Texte intégral
1Le sujet que j’ai proposé pour cet hommage à J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet peut n’apparaître pas essentiel dans ce que la postérité retiendra de leur œuvre à l’un et à l’autre. Et pourtant cette question se trouve posée dans deux articles qu’ils publièrent dans le courant des années soixante, c’est-à-dire au moment où se constituait l’équipe du Centre de Recherches comparées sur les sociétés anciennes, devenu ensuite Centre Louis Gernet1. Le premier, celui de J.-P. Vernant intitulé « La lutte des classes » fut publié en 1965 dans la revue tchèque Eirénè et repris dans Mythe et Société en Grèce ancienne en 1974. Le second, celui de P. Vidal-Naquet, intitulé « Les esclaves grecs étaient-ils une classe ? » fut publié dans Raison présente en 1968 et repris dans Le chasseur noir en 1981. Il avait fait préalablement l’objet d’une communication lors d’un colloque organisé à Saint-Cloud en mai 1967 à l’initiative de Daniel Roche et dont le thème était « Ordres et classes ».
2Pourquoi l’emploi de ce mot “classe” dans ces deux articles ? Le titre même de l’article de J.-P. Vernant fournit la réponse. Le marxisme était alors une référence pour nombre de jeunes chercheurs en sciences sociales, membres ou non du parti communiste. J.-P. Vernant avait repris sa carte après l’expérience de la Résistance, tout en manifestant son indépendance par rapport à l’orthodoxie, en particulier dans les articles qu’il donnait à Action. P. Vidal-Naquet quant à lui n’adhéra jamais, tout en s’affirmant marxien, sinon marxiste. Or, le marxisme orthodoxe, reprenant la célèbre formule du Manifeste interprétait l’histoire en termes de lutte des classes. Et, pour ce qui était du monde antique, cette lutte des classes opposait esclaves et hommes libres.
3L’article de J.-P. Vernant était en fait une réponse à un article de Charles Parain paru dans la Pensée en 1963. Parain, spécialiste de l’histoire de Rome avait tenté de montrer que la lutte des classes dans l’Antiquité était plus complexe que ramenée à une simple opposition entre maîtres et esclaves, en marquant la différence entre « contradiction fonda mentale » qui correspondait au « mode de production esclavagiste » et « contradiction principale » qui se révélait dans les groupes sociaux qui s’étaient effectivement affrontés à un moment précis de l’histoire, dans une situation historique concrète. Une discussion autour de l’article de Parain avait réuni quelques-uns d’entre nous au moment de sa parution et avait fourni à J.-P. Vernant l’occasion de développer une brillante analyse. C’est cette analyse qu’il reprenait dans l’article d’Eirénè. Il s’appuyait en particulier sur des textes de Marx antérieurs à la rédaction du Capital et alors peu connus, pour montrer que dans la société grecque, à l’époque archaïque où l’économie était essentiellement agricole, les conflits de classe étaient liés à la possession du sol. Avec l’apparition d’une production artisanale séparée de l’économie domestique, le développement d’un secteur marchand, la diffusion de la monnaie s’affirmant à partir de la fin du Ve siècle, surgissaient de nouvelles contradictions. Mais, elles ne s’exprimaient que dans les conditions propres à la cité : c’est dans le fonctionnement de la vie politique que la lutte des classes se manifestait. Et J.-P. Vernant de montrer que si les groupes humains entraient en lutte en fonction d’intérêts matériels, ces intérêts étaient toujours en relation avec la place qu’occupaient ces groupes dans cette vie politique « qui joue dans le système de la Polis le rôle principal ». Peut-on alors parler de “classes”, quand les antagonismes au sein de la cité opposent les pauvres aux riches ? Et peut-on considérer que l’opposition entre les esclaves et leurs propriétaires constitue la “contradiction principale” au sein d’une société comme la société athénienne ? J.-P. Vernant ajoutait : « Dans les luttes sociales et politiques au cours desquelles s’affrontent avec une telle violence les hommes de cette époque, jamais les esclaves ne figurent en tant que groupe social homogène, jamais ils n’agissent comme une classe jouant sa partie propre dans la série de conflits qui forment la trame de l’histoire des cités ». Il concluait que « pour rester fidèle à l’inspiration profondément historique du marxisme », il fallait se méfier des anachronismes et éviter d’appliquer les notions de classe et de lutte des classes pour rendre compte des antagonismes dans l’histoire du monde grec.
4C’est précisément ce qu’allait démontrer P. Vidal-Naquet dans sa contribution au colloque de Saint-Cloud, publiée dans Raison présente et reprise dans Le chasseur noir. P. Vidal-Naquet partait de la constatation que le terme “classe” pouvait avoir des contenus différents, selon qu’il s’agissait de la place occupée par un groupe humain dans l’échelle sociale, de la classe au sens marxiste du terme, c’est à dire de la place occupée dans « les rapports de production ou encore d’un ensemble ayant conscience d’intérêts communs et menant une action commune dans le jeu politique ».
5Mais, plutôt que de chercher à appliquer ces trois aspects différents du mot “classe“, P. Vidal-Naquet démontrait que la représentation d’une société antique composée de maîtres et d’esclaves, selon la définition de Marx dans le Manifeste ne pouvait être retenue sans tenir compte du fait de l’évolution des rapports sociaux au cours de l’histoire du monde grec ancien. Même à l’époque classique il importait de distinguer deux modèles de société dont un seul pouvait être considéré comme esclavagiste au sens plein. Le premier était évidemment le modèle athénien, fondé sur la distinction entre citoyen, métèque et esclave ; l’autre, le modèle spartiate, où entre les homoioi, les “semblables”, qui ne formaient pas en dépit de leur nom un groupe homogène, et les hilotes au bas de l’échelle sociale, il existait toute une série de statuts intermédiaires. Quel rôle jouaient les esclaves dans les conflits qui divisaient ces deux types de société ? À Athènes, la réponse est simple : il était nul. Ainsi, les esclaves qui au nombre de vingt mille s’enfuient au moment de l’occupation de Décélie par les Spartiates, ne revendiquent-ils rien, sinon la liberté dans la fuite. L’esclave néanmoins « rend possible le jeu social, non parce qu’il assure la totalité du travail matériel (cela ne sera jamais vrai) mais parce que son statut d’anti-citoyen, d’étranger absolu, permet au statut de citoyen de se développer ». Et P. Vidal-Naquet ajoutait : « Je suis persuadé certes que l’opposition entre maîtres et esclaves est bien la contradiction fondamentale du monde antique, mais à aucun moment ces maîtres et ces esclaves ne s’affrontent directement dans la pratique sociale courante ».
6En revanche, dans les sociétés de type spartiate, les choses se présentent autrement : « une revendication politique des hilotes à Sparte est possible, alors qu’une revendication politique des esclaves à Athènes est proprement inconcevable ». Mais le but de cette revendication n’est pas d’établir une société sans classe, mais soit de faire sécession, comme les hilotes de Messénie l’ont fait au IVe siècle, soit d’être intégrés à la société civique, comme ce sera le cas sous la tyrannie de Nabis.
7P. Vidal-Naquet concluait en montrant comment le même terme, doulos, désignait des réalités sociales différentes. De cette différence, les Grecs ne prirent conscience que tardivement, lorsque les statuts de type hilotique commencèrent à disparaître. Mais la généralisation du système esclavagiste en Grèce à l’époque hellénistique coïncidait avec une situation nouvelle : l’état de dépendance des paysans du monde oriental qui constituaient la force de travail dont dépendait l’essor aussi bien des cités grecques que des monarchies, ceux-là même dont Aristote faisait des esclaves « par nature ».
8J’ai bien évidemment laissé de côté dans cette présentation de ces deux articles certains développements qui mériteraient qu’on les examine plus longuement. Mais ce que je voulais montrer c’était le souci, chez J.-P. Vernant comme chez P. Vidal-Naquet de se situer dans une optique marxiste, tout en en soulignant les limites. C’était bien là un tournant important dans la façon d’écrire l’histoire du monde grec dont le Centre de Recherches comparées sur les sociétés anciennes, fondé en 1964, allait être l’initiateur, en mettant au premier plan l’importance du politique et en le plaçant au cœur non seulement des institutions et de la vie politique proprement dite, mais aussi des systèmes de représentation, des mythes et des différentes formes d’expression de ce politique à travers les pratiques religieuses, le théâtre, les images, la réflexion philosophique, l’histoire.
9Très tôt, des contacts seront établis avec des collègues étrangers. Finley, en premier lieu, mais aussi des Italiens comme Ettore Lepore qui participa au second ouvrage collectif sur Les problèmes de la terre. Dans les années soixante-dix, ceux qui parmi nous demeuraient fidèles aux analyses de Marx se tournaient volontiers vers l’Italie où l’orthodoxie marxiste de type soviétique était de plus en plus marginalisée. Ce fut le début d’une longue collaboration amicale qui, ce qui nous rassemble aujourd’hui en témoigne, est toujours vivante, même si la référence à Marx a cessé depuis longtemps d’être pour la plupart d’entre nous essentielle à nos recherches.
10Si j’ai choisi de retenir ces deux textes, ce n’était pas seulement pour les replacer dans un moment de l’histoire intellectuelle de notre groupe, mais parce que j’étais moi-même impliquée dans ce problème de l’utilisation du terme “classe” pour définir les rapports sociaux et les conflits internes à la cité grecque. J’étais présente à la réunion où fut discuté l’article de Ch. Parain, et J.-P. avait cité ma thèse qui venait de paraître et dont il fit une analyse qui m’avait éblouie, un éblouissement qu’ont connu tous ceux qui ont eu le privilège de travailler avec lui. Mais j’avais également participé au colloque de Saint-Cloud, et mes conclusions sur « les classes sociales à Athènes à l’époque classique » rejoignaient celles de Pierre, le terme de classe au sens marxiste ne convenant pas pour décrire une société qui n’était pas fondée sur les « rapports de production ».
11Ce moment allait s’achever avec mai 68. J.-P. et Pierre me soutinrent dans l’expérience de Vincennes (J.-P. faisait partie du “noyau cooptant” de ce qui était au départ un centre expérimental rattaché à la Sorbonne). Ce fut une expérience exaltante à l’origine, mais qui fut très vite rattrapée par les querelles entre groupuscules, puis la “normalisation”. Mais ce fut aussi le début du rayonnement du Centre hors de France, singulièrement en Italie et dans le monde anglo-saxon. Et c’est de ceux qui en furent successivement les Directeurs, J.-P. et Pierre que j’ai voulu célébrer ici la mémoire.
Notes de bas de page
1 Le Centre Louis Gernet fait aujourd’hui partie de l’UMR 8210 du CNRS qui rassemble différentes équipes de recherche sous le titre ANHIMA (Anthropologie et histoire des Mondes Antiques).
Auteur
Université Paris VIII.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Recherches sur les cultes grecs et l’Occident, 2
Ettore Lepore, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et al.
1984
Nouvelle contribution à l’étude de la société et de la colonisation eubéennes
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
La céramique grecque ou de tradition grecque au VIIIe siècle en Italie centrale et méridionale
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 1
Pier Giovanni Guzzo, Renato Peroni, Giovanna Bergonzi et al.
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 2
Giovanna Bergonzi, Vittoria Buffa, Andrea Cardarelli et al.
1982
Il tempio di Afrodite di Akrai
Recherches sur les cultes grecs et l'Occident, 3
Luigi Bernabò Brea
1986