Annexe 4. Emplois figurés du lexique des peaux et du cuir
p. 221-224
Texte intégral
1Les textes comiques et leur langue vulgaire1 sont riches en métaphores relatives au travail des peaux, à commencer par les images relevant de l’écorchement (verbe δέρειν ou composé), tant les coups pleuvent dans les comédies et meurtrissent, voire arrachent la peau2.
« Gare à ta peau ! »
« Écorcher quelqu’un » à force de le battre : δέρειν et composés
2C’est Aristophane qui fournit le plus grand nombre d’occurrences du verbe δέρειν et de ses composés dans cet emploi figuré3.
3AR. Cav. 370
Le Charcutier menace le Paphlagonien : « Je t’écorcherai, qu’on fasse <de ta peau> un sac à rapines », δερῶ σε θύλακον κλοπῆς.
4AR. Gr. 619
Xanthias propose à Éaque de mettre l’esclave à la question : « Donne-lui du fouet à pointes, écorche-le », ὑστριχίδι μαστιγῶν, δέρων.
5AR. Gu. 485
Bdélycléon au Chœur : « Voulez-vous me débarrasser de votre présence ? Ou est-il décrété que je serai écorché et écorcherai toute la journée ? », Ἢ δέδοκταί μοι δέρεσθαι καὶ δέρειν δι’ ἡμέρας;
6La même métaphore se retrouve, sans surprise, dans un Mime d’Hérondas, mais aussi dans un fragment de discours de l’orateur Hypéride, confirmant ainsi qu’elle est passée dans l’usage4.
7HER. III, 3 et 88
Métrotimé donne l’ordre au maître d’école de son fils, qui fait l’école buissonnière, de ne pas cesser de le fouetter avec une queue de bœuf (v. 68) : « Ce garnement [...] écorche-lui la peau du dos (au point que son âme ne tienne plus qu’au bord des lèvres) », τοῦτον κατ’ ὤμον δεῖρον ; « écorche-lui la peau jusqu’au coucher du soleil », δεῖρον δ’ἄχρις ἥλιος δύσῃ.
8HYPER. fr. 200 (attribué au discours Contre Dorotheüs (no 36) par Sauppe) = POLL. III, 79
« Après l’avoir suspendu à la colonne il l’écorcha, si bien qu’aujourd’hui encore sa peau est couverte d’ecchymoses », Κρεμάσας ἐκ τοῦ κίονος ἐξέδειρεν, ὅθεν καὶ μωλώπων ἔτι νῦν τὸ δέρμα μεστὸν ἔχει.
9On rencontre enfin, en AR. Lys. 364, une double métaphore du même registre. Le Coryphée y menace la Coryphée en ces termes : « Si tu ne te tais pas, à coups de bâton je t’arracherai la dépouille », θενών σου’ κκοκιῶ τὸ γῆρας5. Le verbe ἐκκοκκίζω signifie au sens propre « enlever le pépin, égrener », d’où « faire disparaître, arracher » ; τὸ γῆρας désigne depuis Homère la vieillesse et, métaphoriquement, la peau abandonnée par le serpent lors de sa mue6.
La menace de s’attaquer « au cuir » (βύρσα) de quelqu’un
10Si le grec ne connaît pas l’usage familier français de « tanner quelqu’un » au sens de l’« importuner », la langue comique atteste celui du terme relatif au cuir, βύρσα, dans des menaces de violence physique : la peau, durcie, voire noircie, à force d’être frappée, devient métaphoriquement du « cuir ». Il n’est pas exclu d’y voir un usage péjoratif lié au caractère ignoble du matériau.
11AR. Cav. 369
Le Paphlagonien au Charcutier : « Ton cuir sera étalé sur un chevalet », ἡ βύρσα σου θρανεύσεται7.
12HER. III, 80
Métrotimé, à son fils Cottalos qui demande combien de coups il va subir : « autant qu’en pourra supporter ton vilain cuir », φέρειν ὅσας ἂν ἡ κακὴ σθένῃ βύρσα.
13Un fragment de Platon le Comique recourt à la même image de la peau endurcie à force de subir les coups : « Et toi, misérable, à force de te taper sur le cuir, je te laisserai sur la place » (trad. Taillardat), Σὲ μέν, ὦ μοχθηρέ, παλινδορίαν8 παίσας αὐτοῦ καταθήσω (PLAT. COM. fr. 180 K.-A., vol. VII, p. 504 = 164 K.).
14Il n’est par conséquent pas étonnant que les personnages dont on « bat le cuir » envient la dure carapace des tortues, nommée en grec au moyen du terme générique δέρμα.
15AR. Gu. 429
Le Choeur menace Bdélycléon : s’il ne lâche pas son père, « [il] envier[a] aux tortues leur carapace », <φημι> τὰς χελῶνας μακαριεῖν σε τοῦ δέρματος.
16AR. Gu. 1292-1295
Le serviteur qui a accompagné Philocléon au banquet entre en scène, après avoir été battu : « Ô tortues bienheureuses d’avoir cette carapace ! Quelle bonne idée [...] de mettre avec des tuiles votre dos comme vos flancs à couvert ! Moi, je suis mort, piqueté de coups de bâton », Ἰὼ χελῶναι μακάριαι τοῦ δέρματος. | Ὡς εὖ κατηρέψασθε [...] | κεράμῳ τὸ νῶτον ὥστε τὰς πλευρὰς στέγειν. | Ἐγὼ δ’ἀπόλωλα στιζόμενος βακτηρίᾳ.
Produits dérivés du cuir
17La peau de l’homme victime étant associée à du cuir, il est courant de menacer l’homme de finir sous forme de produits dérivés du matériau en question : semelles, lanières.
18AR. Ach. 301
Le Choeur avoue haïr Cléon : « [lui] que je découperai en morceaux pour en faire des semelles aux cavaliers », ὃν κατατεμῶ τοῖσιν ἱππεῦσι καττύματα.
19AR. Cav. 768-769
Le Paphlagonien jure sa loyauté à Démos : « Si je te hais, [...] puissé-je périr, être scié par le milieu et découpé en lanières », εἰ δέ σε μισῶ [...] | ἀπολοίμην καὶ διαπρισθείην κατατμηθείην τε λέπαδνα.
Sens obscène
20Dans plusieurs occurrences, l’emploi de (ἐκ)/(ἀπο) δέρειν dans le même type de construction prend un sens nettement obscène9 : l’image est celle de la peau qui est près de partir sous l’action d’un frottement excessif, appliqué contre un autre ou sur soi-même (masturbation)10.
21AR. Gu. 450
Philocléon à un de ses serviteurs : « [Ne te souviens-tu pas du jour où t’ayant pris à voler mon raisin,] je te menai contre l’olivier et t’enlevai la peau bien et virilement, [au point de te faire des jaloux ?] », προσαγαγὼν πρὸς τὴν ἐλάαν ἐξέδειρ’ εὖ κἀνδρικῶς.
22AR. Lys. 158
Lysistrata déclare : « Selon le mot de Phérécrate11, il nous faudra « écorcher une chienne écorchée » [c’est-à-dire « nous masturber »] », κύνα δέρειν δεδαρμένην.
23AR. Lys. 739-740
Une des femmes qui veut repartir chez elle pour retrouver son mari prétexte devoir s’occuper du lin qu’elle a laissé non teillé : « je ne fais qu’ôter l’enveloppe et reviens à l’instant ! », ἔγωγ’ ἀποδείρας αὐτίκα μάλ’ ἀνέρχομαι. Lysistrata reprend le jeu de mots grivois et lui rétorque : « Non, n’ôte pas ! », Μή, μἀποδείρῃς.
24AR. Lys. 953
Cinésias retrouve son épouse Myrrhinè avec laquelle il désire s’unir au plus vite. Mais après l’avoir fait patienter en le parfumant, cette dernière s’échappe, au grand dam du mari frustré : « Après m’avoir ôté la peau, la voilà partie ! », κἀποδείρασ’ οἴχεται.
25Sch. Nu. 734 [vet]
« dermullei : il commet des obscénités ; d’autres emploient : ekderei », δερμύλλει· αἰσχροποιεῖ, οἱ δὲ ἐκδέρει.
L’homme rustre
26On trouve chez Lucien l’image de l’épaisseur de la peau comme signe de vulgarité. Ploutos se plaint des mauvais traitements que lui infligent les héritiers lors de la lecture des testaments.
27LUC. Tim. 23
« [Il s’est précipité sur moi d’un bond] cet homme grossier, au cuir épais », ἀπειρόκαλος καὶ παχύδερμος ἄνθρωπος.
Notes de bas de page
1 Sur la définition de la « langue vulgaire » de la comédie aristophanesque, voir Taillardat 1965, § 6 : Aristophane lui-même (fr. 685 K. = fr. 706 K.-A., vol. III. 2, p. 362) oppose à la langue moyenne de la ville (μέση διάλεκτος) ses deux extrêmes (ἀστεῖα ὑποθηλυτέρα, « élégante, raffinée, un peu trop précieuse » / ἀνελεύθερος ὑπαγροικοτέρα, « basse, vulgaire, un peu trop grossière »). Appartiennent à la langue vulgaire « les expressions figurées qu’on rencontre seulement chez les Comiques et chez certains auteurs comme Archiloque, Hipponax, Hérondas… ». Mais pour J. Taillardat, ces trois degrés de langue appartiennent à la ville. Contra Loraux 1991, p. 215 et n. 25, qui redonne à ἄγροικος un sens plus fort : ce serait le langage empreint d’une « grossièreté spécifique de l’homme de la campagne ».
2 Voir Taillardat 1965, § 593.
3 On peut rappeler ici la glose de Sch. Ach. 724 [vet] qui, avec un autre terme, propose la même synonymie : « Les lanières venant de/en cuir de Leprôs : pour certains, <le mot> vient de lepein, « écorcher », au sens de tuptein, « frapper » », τοὺς δ’ ἱμάντας ἐκ Λεπρῶν· οἱ μὲν ἀπὸ τοῦ λέπειν, ὅ ἐστι τύπτειν.
4 On notera toutefois que, dans la langue comique, le verbe est construit de manière intransitive ou a pour complément d’objet direct le pronom personnel désignant l’individu qui va recevoir les coups, parfois sous-entendu (métaphore ab absentia : la peau, élément référent, n’est pas citée). Chez Hypéride, si c’est cette dernière construction que nous avons, le terme derma est tout de même rappelé ensuite, comme pour atténuer la vulgarité de l’image, comme si la langue de l’orateur recourait à la métaphore pour dire la violence des coups et émouvoir les juges, sans aller trop loin dans la négligence stylistique… Elle relèverait ainsi de la langue familière dont font partie « tous les mots, toutes les expressions autrefois vulgaires, mais dont le temps a quelque peu effacé la bassesse ; dans une conversation de ton libre, on peut les avoir à la bouche sans se déconsidérer et ils ne déshonorent plus un ouvrage » ; « les images familières sont définies par leur commune apparition chez les Comiques, où elles sont fréquentes, et chez les prosateurs, où elles restent sporadiques » (Taillardat 1965, § 6).
5 Taillardat 1965, § 66 et 608, traduit ainsi : « … je t’arracherai le galuchat à coups de bâton ».
6 ARIST. H.A. V, 17 : ἐκδύνουσι [...] οἱ ὄφεις τὸ καλούμενον γῆρας, « les serpents rejettent ce qu’on appelle leur dépouille » ; VIII, 17 : ἔνιοι τὸ καλούμενον ἐκδύνουσι γῆρας· ἔστι δὲ τοῦτο τὸ ἔσχατον δέρμα, « certains <des animaux qui hibernent> perdent ce qu’on appelle leur dépouille : c’est la partie extérieure de leur peau ».
7 Le passage est cité comme exemple type d’expression de la langue vulgaire par Taillardat 1965, § 6.
8 HESYCH. παλινδορία· τὸ σκύτος.
9 Voir Taillardat 1965, § 103 et § 593.
10 Les verbes latins glubo, « enlever l’écorce » et rado, « raser, raboter, écorcher » ont ce même sens. Cf. Adams 1982, p. 168.
11 Poète comique contemporain d’Aristophane.
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