Un atelier de préparation de l’alun à partir de l’alunite dans l’île de Lesbos1
p. 85-88
Texte intégral
1Lesbos est la troisième île de la Grèce en superficie, après la Crète et l’Eubée. Elle forme un pont entre deux mondes, l’Europe et l’Asie, et se trouve au carrefour des voies maritimes de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud.
2Les cinq villes antiques de Lesbos2, de l’Antiquité lointaine jusqu’au XXe siècle, tiraient leur grand dynamisme et leur richesse de la fertilité de leurs terres cultivables, de leurs forêts et de leur exceptionnelle situation géographique. Les deux baies de l’île, celle de Geras et celle de Kalloni, assuraient de riches ressources et des ports naturels, offrant une protection aux bateaux de commerce et permettant les échanges faciles de biens et l’organisation de relais commerciaux.
3Un bon exemple de relais de commerce de ce type est Apothika, à l’entrée de la baie de Kalloni autour du port naturel spacieux, protégé des vents (fig. 1). Il est significatif, pour l’histoire du lieu, que le petit habitat qui s’est formé, ait maintenu du VIIe s. av. J. -C. jusqu’à aujourd’hui non seulement son caractère commercial, mais aussi son nom ancien d’Apothika.
4Parmi les raisons de l’activité du port d’Apothika au cours de l’Antiquité, nous trouvons le commerce des produits de la mer, des blés, et celui très rémunérateur de l’alun.
5Près de la côte, à l’embouchure d’une petite rivière se situait un quartier artisanal, spécialisé dans l’extraction et la production de l’alun3 (fig. 2). Sur une petite éminence, à 2. 14m d’altitude par rapport au niveau actuel de la mer, on a découvert une construction quadrangulaire A, presque carrée, de 14. 30m sur 16. 80 m, constituée de murs de terrasse. Le centre est occupé par quatre fosses tronconiques4 (fig. 3), que l’on employait pour le stockage et probablement pour le traitement de petites et de grandes pierres friables, de matériau “volcanique” constitué d’alunite, de quartz et de feldspath5. Autour des fosses tronconiques l’espace comprend au moins cinq fours et des lieux de stockage rectangulaires plus petits utilisés lors du traitement et du stockage de la matière première.
6Aux deux angles nord de la construction A se trouvent des lieux de stockage X6 et X7 dont on a fouillé celui situé au nord-ouest de X1. Il mesure 2. 60m sur 2. 70m et il a une profondeur de 0. 92m. Son sol est couvert de fragments de céramiques et les murs d’une épaisse couche de boue. Il était employé pour le stockage du matériau extrait sous forme pâteuse, et qui se trouve maintenant sous forme de poudre fine solidifiée. Il est intéressant de remarquer que la couleur mauve a viré au blanc peu après son contact avec l’air et son exposition au soleil.
7Sur le côté nord de la construction A se trouvent deux fours presque identiques (celui situé à l’est nommé I et celui de l’ouest, II) de 1. 90 m de diamètre et d’une profondeur de 2 à 2. 20m, avec leur entrée au nord. Ils présentent vers l’intérieur une ouverture qui se termine en arc, et vers l’extérieur un linteau monolithique et des pilastres des deux côtés de l’entrée6 (fig. 4).
8Le remblai des fours I et II était composé de terre, de pierres avec des fragments de céramiques culinaires glaçurées d’époque romaine tardive. Le sol des fours, à un niveau de 2. 19m, était couvert d’une épaisse couche brûlée, de 30 cm d’épaisseur. Cette couche qui continue aussi à l’extérieur du four contient de rares tessons et des fragments d’amphores à deux anses, des vases ouverts en terre sigillée et des charbons de bois.
9Les trouvailles les plus significatives pour l’interprétation de l’emploi et du fonctionnement des fours sont deux fragments de lames de cuivre rouge et 220 têtes de clous discoïdes. Ces clous ont été probablement employés pour la fixation et le jointoiement des lames, avec lesquelles étaient construits les grands ustensiles en cuivre, vraisemblablement pour les dernières phases de l’extraction du matériau.
10À peu près au milieu des côtés sud et ouest de la construction A se situent deux petits fours de même plan. Celui du sud, nommé III, présente un diamètre de 1. 20 m et une profondeur de 1. 65 m, celui de l’ouest, nommé IV, un diamètre de 1. 30 m et une profondeur de 1. 10 m. Jusqu’à 50 cm de profondeur, le remblai contient des pierres, de la terre et quelques rares céramiques de l’époque romaine tardive. Dans les couches plus profondes (à partir de 50 cm jusqu’au substrat), on rencontre une terre sableuse mauve qu’on retrouve en différents endroits de la construction A7.
11À l’ouest de la construction A, et à une profondeur d’environ 50 cm, se trouve le four V, de 1. 60 m de diamètre. Il était rempli de sable mauve, sans céramique, ni autre trouvaille.
12À côté de celui-ci, se trouve un espace orthogonal nommé X5, peut-être une citerne, de 4. 30m sur 2. 90m et d’une profondeur de 50 cm, dont les parois sont couvertes d’un enduit blanc. Cet espace était comblé de terre et de rares pierres mêlées à des fragments d’amphores et de céramiques culinaires.
13L’étude archéologique n’est pas ençore terminée, mais on dispose de sérieux indices pour penser que l’atelier s’étend bien au-delà de ce qu’on a pu fouiller jusqu’à maintenant. À seize mètres au sud-est de la construction A, et à une altitude de 1. 13 m a été découvert le four VI, d’un diamètre de 5 m pour une profondeur de 1,20 m dont les parois sont couvertes d’une épaisse couche vitrifiée.
14Les quatre fours (I à IV) de la construction A, comme le four V, auraient servi au traitement de la matière première que contenaient les fosses tronconiques, situées à côté. Le fait qu’il n’y ait pas de témoin de vitrification sur les parois de ces fours permet de supposer qu’au cours de l’élaboration du matériau les températures n’étaient pas très élevées.
15En revanche, le four VI, qui présente une épaisse couche vitrifiée sur les parois et dont la sole est soutenue par un petit support central trouvé dans la couche de démolition, pourrait-être un four de potier. Il appartiendrait, par son type connu par d’autres exemples, à l’époque hellénistique. Le choix du lieu, près de la rivière, où était installé le four VI permet de supposer qu’on faisait usage de l’eau douce de la rivière dans le traitement de la matière de base.
16Comme les données archéologiques le montrent, c’est dans le centre du quartier artisanal avec les fosses tronconiques et les fours au nord et autour de la petite éminence artificielle de la construction A, que se faisaient le traitement et le stockage de la matière première, tandis que dans les autres lieux plus bas et à une distance plus grande de la construction A, avaient lieu d’autres activités de l’atelier.
Les trouvailles
17Dans le remblai des fours I et II on a trouvé de la céramique commune, de la terra sigillata et peu de tessons de l’Antiquité tardive, glaçurés à l’intérieur. La trouvaille la plus importante est formée de 220 têtes de clous en cuivre, qui se trouvaient dans les couches les plus profondes du remblai. Elles sont toutes martelées et identiques dans les dimensions et dans la forme. La plupart des clous sont intacts avec leur bout tordu vers l’intérieur ; ils ont été employés, comme on l’a dit, pour la fixation et le jointoiement d’éléments en cuivre, qu’on employait pour la fabrication de grands récipients ouverts qui étaient indispensables au traitement des matériaux. Dans un cas d’ailleurs une lame, à laquelle était ajusté un clou, a été conservée.
18Dans le remblai du four III, avec de la terre et des pierres, ont été trouvés des fragments de vases communs ouverts et fermés et quelques tessons de terra sigillata.
19Du comblement de l’espace entre la construction A et le four VI proviennent des fragments d’amphores à deux anses des Ier-IIe siècles mais aussi du VIe s., des fragments de lékanés, de terra sigillata et des morceaux de pierres à feu.
Les monnaies
- dans le carré VI, une monnaie en bronze (N4) datant de la première moitié du 3e s.
- dans le carré XIII, une monnaie de bronze (N2) de l’Empereur Honorius et datant de 395-408
- deux monnaies de bronze (N 6-7), l’une provenant du nettoyage du four VI, ainsi qu’une autre provenant du matériel ramassé en surface, sont des assaria, datant de l’époque romaine tardive.
20Quant à l’analyse stratigraphique, qui s’est faite à l’extérieur de l’entrée du four III, elle visait à étudier la chronologie de l’installation et de l’utilisation du four. Elle a permis de distinguer six couches.
21Dans la couche 1, d’une épaisseur d’environ 21 cm, de terre et de racines de plantes, on a trouvé un petit nombre de tuiles et de tessons de vases d’usage quotidien (céramique commune), surtout des fragments d’amphores de l’Antiquité tardive.
22Dans la couche 2, d’une épaisseur de 33cm de terre brûlée et d’un peu de pierres, on a trouvé surtout des fragments d’amphores, de tuiles et de vases ouverts de couleur rougeâtre (terra sigillata) et de pierres à feu. Les trouvailles les plus récentes de cette couche sont une anse et un col d’un vase fermé, probablement d’une amphore, datant des VIe-VIIe siècles.
23Dans la couche 3, d’une épaisseur de 12 cm, avec des cendres grises et quelques petits morceaux de charbons, on a trouvé des fragments de vases fermés de transport, comme des amphores et des oinochoés. Les plus caractéristiques sont des fragments d’amphores gauffrées et un fragment de lèvre d’une amphore de l’époque romaine tardive. Toutes les trouvailles étaient brûlées.
24La couche 4, d’une épaisseur de 13 cm, de couleur brun clair, a donné des fragments d’amphores et de terra sigillata. Les fragments les plus récents ici sont deux tessons de vases fermés des VIe - VIIe siècles. La couche 4 correspond par sa composition à une perturbation des couches précédentes (peut-être une fosse qui aurait percé les couches 2 et 3).
25La couche 5, de 23 cm d’épaisseur, avec une terre sableuse mauve, la même qu’on a trouvée dans les fours III à V, était sans tesson, ni autre trouvaille.
26Dans la couche 6, de 15 cm d’épaisseur, on a trouvé, avec la terre brûlée, des tessons de vases communs d’usage quotidien, de vases ouverts, de pithoi, d’amphores, une anse d’amphore de type d’imitation de Cos et des fragments de terre sigillée.
27De la brève fouille dans les ateliers d’Apothika on peut constater que les trouvailles les plus anciennes datent des Ier-IIe siècles, comme l’amphore intacte du type Pompéi 6, provenant d’un remblai entre la construction A et le four 6.
28À l’époque romaine Lesbos connut une croissance notable, principalement après 68 avant J.-C. à cause du revirement de la politique de Rome, après la victoire de Pompée lors de la guerre contre Mithridate, événement qui contribua au développement économique, en encourageant les productions et l’exploitation des richesses minérales de l’île.
29La Pax Romana d’ailleurs, en pacifiant la mer, facilita le commerce et les transports de produits. La création de la fabrique d’alun à Apothika se place dans le cadre de la fondation de relais commerciaux autour des ports protégés. Sa destruction ou mieux son abandon à l’époque des incursions arabes, au VIIe siècle, illustre le retrait des populations vers l’intérieur des îles et l’abandon des relais commerciaux près de la mer.
30La production de l’alun est attestée par les sources écrites à Lesbos à partir du XVe siècle. Le voyageur et archéologue Cyriaque d’Ancone, qui visita Lesbos en 1431, indique que les Gatillusii tenaient sous leur contrôle des ateliers de fabrication d’alun à Lesbos et à Phocée, fondements de leur aisance économique8.
31Il n’existe pas de témoignages philologiques ou historiques plus anciens sur la fabrication et la commercialisation de l’alun à Lesbos, mais d’après les recherches effectuées sur l’atelier d’Apothika, il semble bien que cette fabrication commença dès la période romaine.
Notes de bas de page
1 Arch. Delt., Chronique 1998, sous presse.
2 Antissa, Eressos, Mithymna, Mytilène, Pyrra.
3 À l’occasion des travaux entrepris pour l’installation de lignes téléphoniques par l’OTE (téléphone), un quartier artisanal a été découvert par la 20e Éphorie d’Antiquités préhistoriques et classiques. Les premières analyses, faites par la géologue Myrsini Varti-Mataragka à l’IGME (avec la méthode de fluorescence-X, d’IR et d’analyse chimique) ont montré que cet atelier a produit de l’alun à partir de l’alunite.
4 Inscrites chacune dans un carré, elles sont construites de pierres locales petites et moyennes, intercalées avec des fragments de tuiles dans les joints et un matériau de liaison à base de chaux. Elles ont un diamètre supérieur de 4. 65 m pour les deux plus petites et 5. 80 m pour les plus grandes. De ces quatre structures; on a dégagé une des deux grandes qui a une profondeur de 2. 19 m et un diamètre supérieur de 5. 80m et inférieur de 2. 11 m.
5 Selon les analyses de la géologue Madame Varti.
6 Ces entrées ont une hauteur minimale de 1. 25 m pour une largeur de 0. 88m, et une hauteur maximale de 1. 65m pour une largeur de 0. 92m.
7 Ce remblai des fours III et IV étaient à peu près sans tesson ni autre trouvaille.
8 W. Miller, Οι Γατελούζοι στη Λέσβο 1544-1562, p. 84 ff.
Auteur
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