Les régions productrices d’alun en Turquie aux époques antique, médiévale et moderne : gisements, produits et transports
p. 59-68
Texte intégral
1L’objectif que nous nous sommes fixé pour cette communication est d’exposer diverses observations et de proposer quelques directions de recherche qui devraient permettre de jeter les bases d’un premier schéma de la production et de la commercialisation de l’alun en Turquie, à l’époque romaine. Les indications fournies par les textes de l’Antiquité étant particulièrement rares, et de surcroît peu utilisables sans recoupement, on a pris le parti de s’appuyer sur les données bien plus nombreuses et sûres des époques médiévale et moderne. Et de tenter ensuite de remonter vers des périodes plus anciennes.
2Après avoir apporté quelques précisions sur les sources que nous avons utilisées, pour le Moyen Âge et pour l’époque moderne, on présentera l’ensemble des données recueillies, sous forme de carte. Ces données seront complétées par celles qu’apportent les études géologiques actuelles.
3On examinera ensuite dans quelle mesure certaines de ces données recoupent les quelques indications qui figurent dans les textes de l’Antiquité. Enfin on s’interrogera, à partir des cas de Phocée et de Lesbos, sur les démarches qui pourraient être mises en œuvre, et qui nous permettraient de confirmer les hypothèses concernant l’ancienneté et les caractéristiques de la production des sites évoqués.
1. Des sources à compléter
4Indiquons d’emblée que les sources écrites dont nous nous sommes servis sont majoritairement de seconde main, la paléographie médiévale et ottomane n’étant la spécialité d’aucun d’entre nous1. Aussi nous nous en sommes tenus, pour la période médiévale, aux données réunies par différents chercheurs qui se sont occupés de la production et de la commercialisation de l’alun en Orient (Heyd 1959; Singer 1948; Delumeau 1962). Ces données constituent un ensemble dont la cohérence plutôt satisfaisante résulte de l’utilisation par ces auteurs d’une même source : le manuscrit du florentin Francesco Balducci Pegolotti, “La pratica della Mercatura”, rédigé probablement autour de 13402. Nous-mêmes, nous nous référons souvent à cet ouvrage, dans son édition de 1936 (Pegolotti 1936-circa 1340). Il est vraisemblable que des données complémentaires pourraient être trouvées dans d’autres sources manuscrites, la relation de Guillaume de Rubrouk en étant un exemple bien connu pour la région de Konya3. Mais ce n’était pas là notre premier objectif. Celui-ci consistait, en partant de quelques zones de production qui semblent avoir été relativement importantes, d’examiner la possibilité d’en retrouver la trace chez les auteurs de l’Antiquité. Notons d’ailleurs que l’importance de plusieurs des zones productrices d’alun signalées par Pegolotti se trouve confirmée par la persistance de leur mention à l’époque ottomane4.
5Il ne faut toutefois pas sous-estimer les difficultés que peut présenter la localisation de certains sites de production, dans la mesure où ce ne sont pas nécessairement les zones d’extraction (et de transformation, éventuellement) qui sont mentionnées, mais parfois les villes qui ont en charge la gestion de la production de l’alun ou sa commercialisation, voire les entrepôts et les ports qui interviennent dans cette commercialisation (sans compter les questions que posent les inévitables homonymies)5. Il n’y a pourtant guère d’hésitation semble-t-il sur la localisation des lieux de production les plus importants que signale Pegolotti, par suite de la notoriété de certains d’entre eux et des recoupements qu’offre la période ottomane, par suite aussi des confirmations apportées par les données géologiques locales qui seront évoquées plus loin.
2. Des zones productrices peu nombreuses
6On a reporté sur la carte de la figure 1 les données dont nous disposons sur la production et la commercialisation de l’alun en Turquie aux époques médiévale et moderne. Cela concerne évidemment le territoire actuel de la Turquie, mais aussi quelques régions voisines. Pour l’essentiel, les données rassemblées ici proviennent de “La pratica della Mercatura” de Pegolotti. Aussi la carte de la figure 1 reflète-t-elle-quoique de façon évidemment incomplète, cela va sans dire-une situation qui correspond à la fin de la période médiévale.
7On évoquera successivement les différentes zones productrices indiquées sur la carte. Pour chacune d’elles on discutera brièvement des difficultés de localisation, lorsqu’elles sont présentes, on notera les sources complémentaires qui ont pu être utilisées, et l’on présentera quelques données géologiques utiles ou peu connues.
8La plus célèbre (au moins en Occident) de ces zones productrices est celle de Phocée (Foglia)6. Trop célèbre pour que sa localisation à Yenifoça, la nouvelle Phocée, à une dizaine de kilomètres au nord-est de la Phocée antique, soulève la moindre difficulté. En revanche on connaît mal, en dehors des spécialistes, son contexte géologique et même géographique. C’est pourquoi on a reporté sur la figure 2 (infra, p. 65) un schéma de situation des gisements d’alunite de –Yenifoça, et une coupe simplifiée de ces mêmes gisements (Ôzgenç 1992). Selon Pegolotti l’alun produit à Phocée à partir de l’alunite comptait, avec celui de Karahissar, parmi les meilleurs de Turquie7.
9De localisation tout aussi assurée, et toujours exploité de nos jours, le gisement de Karahissar (ou Sebinkarahissar), près de l’ancienne Coloneïa ou Colonia, se situe à proximité de la vallée du Lycus (l’actuel Kelkit Çayi) (Pegolotti 1936-circa 1340, p. 369). Ce gisement est régulièrement cité pour l’époque ottomane8. Il s’agit d’un gisement d’alunite, comme à Phocée, qui a fait l’objet de plusieurs études géologiques et géochimiques (Özgenç 1993; Karakaya et Karakaya 2001).
10On notera que la situation de Karahissar est bien moins favorable que celle de Phocée quant aux possibilités d’exportation par mer, puisqu’il fallait compter 7 jours de voyage jusqu’au port de Cerasonte (l’actuelle Giresun) sur la Mer Noire (Heyd 1959, p. 566). À ces difficultés de transport s’ajoute aussi l’éloignement des marchés occidentaux, compensé en partie, peut-être, par l’exceptionnelle qualité que l’on reconnaissait à ce produit (Pegolotti id.). En revanche, la position de Karahissar constituait plutôt un atout pour une partie au moins du commerce à destination du Proche-Orient (cf. fig. 1).
11Avec l’alun de Kütahya les premières difficultés sérieuses de localisation se font jour. Il se trouve en effet que la ville et ses alentours paraissent dépourvus de formations volcaniques pouvant comporter des gisements d’alunite ou d’alun naturel, susceptibles d’avoir été exploités en grand. De telles formations existent plus au sud, à près d’une centaine de kilomètres, les unes en direction du sud-est, les autres vers le sud-ouest. Si l’on se réfère aux données géologiques, le gisement d’alunite le plus connu de la province de Kiitahya serait celui de Saphane à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Kiitahya (Özgenç, unpublished)9. On hésiterait à y voir le site d’où proviendrait l’alun de Cottai dont parle Pegolotti, si les textes ottomans ne mentionnaient, avec Phocée et Karahissar, un alun de Gediz (Veinstein 1989, p. 216 ; Inalcik 1994, p. 341). Or cette cité de la province de Kutahya est justement celle qui est la plus proche de Saphane. En outre l’écoulement de la production vers les ports d’Ephèse (Altoluogo) et de Milet (Palatia) semble normale dans une telle situation (Heyd 1959, p. 567). Le fait que l’alun de Kutahya soit de moins bonne qualité que ceux de Karahissar et de Phocée n’est pas une objection à son identification comme alun d’alunite, les gisements d’alunite étant loin d’avoir tous les mêmes qualités (mais les aluns d’alunite restent malgré tout très supérieurs aux aluns naturels, en qualité et en régularité).
12Le site d’où proviendrait l’alun d’Ulubad (allume Lupai ou Lupajo), de qualité comparable à celui de Kutahya, est encore plus difficile à identifier (Pegolotti 1936 –circa 1340, p. 369; Heyd 1959, p. 566-567). Si l’on admet qu’Ulubad désigne le lac qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de la presqu’île de Cyzique, et la localité qui se trouve sur son émissaire, il ne peut s’agir de la zone d’extraction elle-même. En effet les formations volcaniques susceptibles de renfermer des gisements exploitables pour l’alun sont plus au sud, à une cinquantaine de kilomètres, ce qui rendrait mieux compte du trajet de quatre jours indiqués pour son transport jusqu’au point d’embarquement, le port de Triglia (l’actuelle Tirilye) sur la côte sud de la mer de Marmara. La localisation de ce centre de production demeure donc, et pour une large part, imprécise.
13Une absence mérite d’être signalée, il s’agit de Konya (Iconium) qui n’est pas mentionné comme site producteur d’alun, dans le manuel de Pegolotti. Cette absence est d’autant plus surprenante que Guillaume de Rubrouk, lors de son passage à Iconium un siècle plus tôt, note la présence de négociants italiens s’occupant de l’exportation de l’alun et bénéficiant d’un véritable monopole10. De plus Konya possède de nombreux gisements d’alunite dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres, à l’ouest et au sud-ouest principalement (Çelik et al. 1997 ; Çelik 1999). Mais cette région est aussi très riche en manifestations volcaniques du type solfatare, qui peuvent avoir été une source importante d’aluns naturels. La qualité souvent très médiocre de ces aluns pouvant peut-être expliquer leur effacement au XIVe siècle 1111.
14En dehors, mais à proximité de la Turquie, l’alun de Chios, si souvent mentionné, n’est évidemment qu’une appellation commerciale. Il n’existe pas d’alun qui soit originaire de Chios, le terme désignant en principe l’alun de Phocée qui était entreposé à Chios et commercialisé à partir de là. Sans doute le même qualificatif a-t-il été employé pour d’autres aluns d’alunite qui ont emprunté le même circuit commercial, aux mains des Génois.
15Rappelons aussi qu’il y eut des fabrications d’alun d’alunite à Lesbos, que possédaient les Gattilusii, et qu’un autre centre de production existait à Cypsella (l’actuelle Sapes) en Thrace, qui relevait de la même famille génoise (Heers 1971-1961, p. 274-275). Il n’est pas sans intérêt de noter que Pierre Belon du Mans passant à Cypsella en 1547, longtemps après que les Gattilusii eurent perdu leurs possessions de Lesbos et de Thrace, signale que l’alun qui était fabriqué à Cypsella était toujours vendu sous le nom d’alun de Mytilène (Lesbos) (cf. dans ce même volume la communication consacrée à l’alun de Macédoine) (Belon du Mans 1553, livre I, 61 ; 2001, p. 195-197)12.
16Un retour à la carte de la figure 1 suggère que si les gisements d’alunite sont loin d’être rares en Turquie, il n’y a qu’un petit nombre d’entre eux qui ont permis le développement d’exploitations importantes13. Sans doute peut-on imaginer que les sites où les pierres à alun présentaient les qualités requises pour une exploitation en grand n’étaient pas très nombreux. Il fallait que les pierres à alun fussent d’extraction aisée, qu’elles ne fussent ni trop dures ni trop friables, mais suffisamment riches en alunite, qu’elles se désagrégeassent presqu’entièrement au cours de la macération, etc. Il fallait aussi que les ressources en combustible fussent abondantes et, surtout, que le produit final fût suffisamment pur. Toutes conditions qui ne devaient pas se trouver réunies bien souvent, compte tenu des trajets très importants qui étaient parfois nécessaires pour que les aluns de la plupart des exploitations médiévales fussent acheminés jusqu’à leur port d’embarquement, ces trajets pouvant être en certains cas d’une quinzaine de jours.
17Cette relative rareté des sites exploitables permet de penser que si la production de l’alun d’alunite était déjà répandue en Turquie à l’époque romaine, il n’est ni impossible ni même improbable que la carte des sites producteurs de cette époque présente de nombreux points communs avec celle de la figure 1. C’est la question que nous aborderons maintenant.
3. D’étranges coïncidences?
18La première coïncidence que nous pouvons relever entre les textes antiques et la carte de la figure 1 concerne les trois sites de production de Cypsella, Ulubad et Karahissar, que l’on serait tenté de rapprocher des trois régions productrices d’alun consignées par Pline l’Ancien : la Macédoine, le Pont et l’Arménie (Pline H. N. XXXV, 184)14.
19Le rattachement de ces trois sites de production aux régions précitées soulève-pourtant quelques interrogations, que nous évoquerons plus particulièrement pour deux d’entre eux, Cypsella et Karahissar15. Il est vrai que les questions de rattachement sont complexes, d’autant que les limites des unités politiques et territoriales concernées ont beaucoup varié dans le temps, au gré des luttes d’influence, des alliances et des conflits. Même pour des régions bien documentées et bien étudiées, des incertitudes sur le tracé des frontières demeurent, aggravées par le décalage qui existe souvent entre les appartenances politiques et géographiques, aggravées aussi par les habitudes et les approximations du langage. Enfin, et pour ne rien arranger, nous ne savons pas bien, dans le cas des régions productrices d’alun, à quelle époque se réfèrent les sources utilisées par Pline et Dioscoride.
20Karahissar se trouve précisément dans une de ces régions aux limites incertaines, entre l’Arménie et le Pont, puis l’Arménie et Rome, où furent créés, modifiés, supprimés, selon les exigences de la politique, des royaumes vassaux ou clients servant de tampon entre l’Arménie et ses voisins. Cette situation allait perdurer, au profit de l’un ou l’autre camp, jusqu’à la création du protectorat romain de l’Arménie Mineure qui incluait semble-t-il la région de Karahissar16.
21Dans ces conditions rien ne s’oppose vraiment à ce que la zone productrice de Karahissar puisse être celle que Pline situe en Arménie.
22Pour Cypsella on retrouve une situation un peu comparable, avec pour acteurs la Macédoine, la Thrace et Rome; elle rend fort plausible que ce site de production soit celui que Pline dit être en Macédoine17.
23Mais il faut quand même reconnaître que l’imprécision des textes antiques sur l’alun ne permet pas d’aller au-delà. Il n’est certes pas impossible que les trois sites d’exploitation de l’époque médiévale, Cypsella, Ulubad et Karahissar, aient déjà fait l’objet de travaux d’exploitation dans l’Antiquité, et que ces travaux soient à l’origine des mentions de Pline et Dioscoride. Mais on ne saurait l’affirmer en l’état actuel de nos connaissances. D’ailleurs, si c’était le cas, il faudrait admettre aussi que la fabrication de l’alun à partir de l’alunite fut une pratique courante à l’époque romaine, puisque les trois zones d’exploitation médiévale concernées fabriquaient de l’alun d’alunite. Or il existait jusqu’ici un large consensus pour voir dans ce procédé une innovation médiévale18. On reviendra sur cet aspect important de l’histoire des techniques et de l’histoire de la chimie des Anciens, quand on étudiera les moyens qui devraient permettre de lever quelques-unes des incertitudes des textes de l’Antiquité.
24Auparavant on évoquera deux autres coïncidences, un peu plus précises, au moins en apparence. Ainsi les textes antiques parlent-ils, occasionnellement, de l’alun de Milet et de Hierapolis de Phrygie19. Or aucune mine d’alun ne semblant pouvoir être exploitée alentour, il ne peut s’agir que d’alun fourni par le commerce, et, peut-on le penser, en quantité suffisamment importante pour que la trace en ait été conservée par les textes. Le développement dans l’Antiquité de l’artisanat textile des deux cités concernées pouvant expliquer ce fait (Labarre et Le Dinahet 1996).
25Ce qui mérite éventuellement d’être souligné c’est que ces deux cités se trouvent sur l’axe principal emprunté à l’époque médiévale par les transports d’alun en provenance de Kiitahya (fig. 1). Mais il peut ne s’agir là que d’une simple coïncidence, l’importance de la consommation en alun des deux cités durant l’Antiquité pouvant justifier bien d’autres approvisionnements.
26Puisqu’on évoque des concordances qui semblent exister entre les sites de production d’alun, dont la mémoire nous a été transmise par les quelques rares textes de l’Antiquité, et les productions médiévales bien mieux connues, on ne peut ignorer des divergences qui sont tout aussi surprenantes. Les textes antiques ne nous parlent en effet ni de Phocée, ni de Lesbos, alors que le premier de ces deux sites fut certainement l’un des plus célèbres pour la fabrication de l’alun à l’époque médiévale. Faut-il y voir un simple oubli des auteurs anciens, ou l’explication tient-elle à une exploitation tardive du site, postérieure à l’époque de Pline, voire médiévale comme on l’a souvent pensé ? On reviendra plus loin sur le cas de Phocée et sur les arguments qui permettent d’affirmer que ses exportations étaient déjà très développées au Bas-Empire. On reviendra aussi sur le cas de Lesbos qui a fourni récemment des installations anciennes de préparation d’alun d’alunite dont la datation est encore problématique20. Mais si les études sur Phocée suggèrent bien que des fabrications de ce type ont existé dans l’Antiquité, elles ne nous disent pas quand elles ont commencé. En revanche ces études et découvertes nous donnent des outils qui devraient nous permettre de le savoir un jour. C’est ce qu’il nous reste à examiner ici.
4. Des ouvertures possibles
27L’une des méthodes susceptibles d’être employées pour établir l’ancienneté de la fabrication et de la commercialisation d’une zone de production d’alun-bien attestée à l’époque médiévale-est celle qui a été développée pour Phocée. On admettait jusqu’ici, en dépit de quelques indices peu convaincants, que la fabrication de l’alun n’y était pas antérieure à l’époque médiévale21. Mais l’examen critique d’un certain nombre de données archéologiques, et notamment de celles qui concernent la répartition des sigillées phocéennes, Late Roman C, des Ve et VIe siècles de notre ère, dans le bassin méditerranéen, suggérait qu’une fabrication d’alun, bien antérieure à l’époque médiévale, avait existé à Phocée (Picon 2000, p. 527-528). Plusieurs observations permettaient de penser que ces céramiques avaient été un matériel d’accompagnement de cargaisons d’alun, en provenance de Phocée. Il y avait d’abord leur extrême abondance sur certains sites, connus pour avoir été des centres textiles importants dans l’Antiquité. C’était le cas de sites prestigieux comme Antioche (et son port Séleucie de Piérie où la profusion des sigillées phocéennes était telle qu’on avait pu croire à l’existence d’un atelier local, ce que les analyses devaient démentir, confirmant qu’il s’agissait bien d’importations en provenance de Phocée)22. Mais c’était également le cas de sites bien plus modestes comme ceux que G. Volpe avait étudiés sur la côte adriatique du sud de l’Italie (Volpe 1996, p. 323-324). Volpe notait l’opposition qui existait par exemple entre la répartition des sigillées africaines, et celle des sigillées phocéennes. Les premières étant distribuées régulièrement à l’intérieur du territoire étudié, les autres n’apparaissant que sur certains sites, ce que l’auteur traduisait de façon imagée en parlant d’une «répartition en taches de léopard» qu’il pensait due à la présence de teintureries, et au commerce de l’alun de Phocée.
28L’étude de la répartition des sigillées phocéennes Late Roman C, à l’échelle des régions et non plus à celle des cités, fournit aussi des arguments en faveur de l’ancienneté des exportations d’alun de Phocée. On observe par exemple que deux régions de Méditerranée orientale se distinguent des autres par la rareté de leurs importations de sigillées phocéennes : l’Égypte et Chypre (Ballet et Picon 1987 ; Hayes 1997). Or ce sont justement deux régions productrices d’alun, ce qui peut expliquer la faiblesse des courants commerciaux les reliant à Phocée. La signification attribuée aux Late Roman C dans le commerce de l’alun s’en trouve donc renforcée.
29Des études de ce genre, portant sur des céramiques produites à Phocée à des périodes plus anciennes, pourraient peut-être nous aider à préciser les débuts des exportations d’alun de ce site. Mais pour les autres sites de production d’alun, évoqués précédemment, on devra s’en tenir aux céramiques fabriquées et embarquées dans les ports par où transite l’alun, lesquels sont parfois très éloignés de ses lieux d’extraction et de transformation. Ces ports risquent donc d’être largement ouverts à l’exportation d’autres produits que l’alun, ce qui exigera plus de discernement dans l’interprétation de la répartition des céramiques concernées.
30Actuellement on peut se demander si la voie ouverte par l’étude des céramiques d’accompagnement des cargaisons d’alun reste une priorité pour les recherches sur les sites producteurs de l’Antiquité. Car l’exploration récente des alunières de Lesbos et de Cypsella qui fabriquaient de l’alun d’alunite montre qu’on a affaire à des structures artisanales importantes, associées à des rejets caractéristiques, qu’il devrait être assez facile de repérer en prospection. C’est dire que les recherches sur le terrain pourraient désormais prendre le pas sur l’étude des céramiques d’accompagnement, et conduire au développement des fouilles sur les alunières antiques. D’autant que des ateliers encore plus anciens ont très probablement existé, dans des régions et en des lieux qu’il faudrait pouvoir retrouver un jour. Ce qui nécessiterait pour le moins de combiner les données historiques, les données géologiques et les prospections. Mais on sait aussi que des alunières de conception plus sommaire ont existé aux époques médiévale et moderne, et probablement aussi dans l’Antiquité. Il serait sans doute possible de les étudier, pour peu que les fouilleurs sachent les observer et les identifier.
5. Des hypothèses et quelques certitudes
31En attendant que l’avancement des recherches ait apporté la preuve indiscutable que les concordances qui ont été relevées entre les textes antiques et les textes médiévaux ne sont pas fortuites, on peut faire plusieurs observations sur les faits eux-mêmes, ceux qui viennent d’être exposés à l’appui des hypothèses précédentes.
32Ainsi apparaît-il clairement qu’à partir du XIVe siècle, et sans doute avant, les Génois ne s’intéressaient guère qu’à l’alun d’alunite, le seul qui dût probablement justifier à leurs yeux les frais et les aléas d’un commerce maritime à longue distance. Mais cela n’implique pas qu’un commerce de proximité, qui aurait sans doute été dans d’autres mains et aurait concerné d’autres catégories d’aluns et une autre clientèle, n’ait pas fonctionné en parallèle sur le territoire actuel de la Turquie. Il se serait agi pour lors d’aluns naturels dont l’usage ancien se serait conservé dans différentes régions d’Anatolie, en dépit de leurs qualités plutôt médiocres, mais grâce à leur prix, très inférieur à celui de l’alun d’alunite. Une situation comparable a existé en Italie où l’exploitation des aluns naturels semble avoir persisté fort longtemps, y compris dans les États Pontificaux, malgré les interventions pressantes de la Chambre Apostolique pour asseoir le monopole de l’alun de la Tolfa (cf. dans ce même volume la communication sur aluns naturels, artificiels et de synthèse; chap. 4). L’époque de l’expansion de l’alun d’alunite fut aussi celle où le commerce des aluns d’Égypte, qui sont des aluns naturels, disparut presque entièrement de Méditerranée, alors que ces aluns continuaient à être exploités, et donc à être utilisés (Cahen 1963)23. Ces différentes situations devraient nous inciter à faire en sorte que l’intérêt porté à l’alun d’alunite ne masque des réalités locales plus modestes, mais peut-être plus répandues qu’on ne pense.
33Toujours à propos de l’alun d’alunite, il importerait d’avoir quelque idée sur l’évolution du volume de la production et des prix à la consommation, au cours des XIIe et XIIIe siècles particulièrement24. Les taxes annexées aux statuts de Viterbe en Italie (vers 1255) semblent être par exemple incroyablement élevées pour l’alun dénommé “alluminis de castello” qui serait de l’alun d’alunite (taxes peut-on être mille fois supérieures à celles qui frappent les aluns naturels d’origine locale) (Pinzi 1887, p. 551). Aussi peut-on se demander si, dans ces conditions, les prix beaucoup plus raisonnables pratiqués aux siècles suivants ne résulteraient pas d’une très forte augmentation de la production orientale d’alun d’alunite. Et si les Génois n’auraient pas joué quelque rôle dans cette transformation des exploitations, laquelle demeure toutefois encore hypothétique. Parmi les explications possibles on pourrait songer à l’avancée technique déjà évoquée, qui aurait concerné la chaudronnerie, et qui aurait permis la réalisation de cuves de lixiviation en tôles du cuivre épaisses, de grande capacité (voir dans le même volume la figure 6, p. 24). Mais d’autres explications, qui ne s’excluent point, ont encore été avancées, qui trouveraient leur origine dans le développement de l’industrie drapière occidentale (Cardon 1999).
34Quoi qu’il en soit, les questions relatives à l’évolution de la fabrication et de la commercialisation de l’alun d’alunite et de ses concurrents potentiels sont parmi les interrogations majeures que soulève l’histoire des aluns. Et rien ne nous permet actuellement de restreindre ces questions à la seule époque médiévale, en excluant a priori l’Antiquité.
Bibliographie
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Picon 2000 : PICON (M.), La préparation de l’alun à partir de l’alunite aux époques antique et médiévale, in Arts du feu et productions artisanales, XXe Rencontres Internationales d’Archéologie et d’Histoire d’Antibes, Antibes, 2000, p. 519-530.
Pinzi 1887 : PINZI (C.), Storia della Città di Viterbo, vol. I, Roma, 1887.
Sartre 1997 : SARTRE (M.), Le Haut-Empire romain/Les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, in: Nouvelle Histoire de l’Antiquité, 9, Paris, 1997 (Points).
Sartre 2003 : SARTRE (M.), L’Anatolie hellénistique de l’Egée au Caucase, Paris, 2003 (Collection U).
Singer 1948 : SINGER (Ch.), The Earliest Chemical Industry. An Essay in the Historical Relations of Economics and Technology illustrated from the Alum Trade, London, 1948 (The Folio Society).
Sokolowski 1955 : SOKOLOWSKI (F.), Lois sacrées de l’Asie Mineure, Paris, 1955 (EFA, Travaux et mémoires des membres étrangers, IX).
Veinstein 1989 : VEINSTEIN (G.), L’empire dans sa grandeur (XVIe siècle), in: Histoire de l’Empire Ottoman, dir. R. Mantran, Paris 1989, p. 159-226.
Volpe 1996 : VOLPE (G.), Contadini, pastorie mercanti nell’Apulia tardoantica, Bari, 1996.
Will 2003 : WILL (Ε.), Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. J. –C.), t. II, Des avènements d’Antiochos III et de Philippe V à la mort d’Antiochos IV, Paris, 2003 (Nancy, 1967).
Notes de bas de page
1 Il est sûr qu’une telle manière de procéder n’est pas très satisfaisante, mais au point où en sont les recherches, à leur tout début, il semble qu’on puisse s’en satisfaire, au moins provisoirement.
2 Ultérieurement, le manuscrit de Pegolotti sera imprimé et fera l’objet de plusieurs éditions dont celle de G. F. Pagnini en 1765 et celle de A. Evans en 1936.
3 Le franciscain Guillaume de Rubrouk, messager de Saint-Louis auprès des Mongols, passe par Yconium (Konya) au retour de son voyage en Mongolie, en 1255. S’il ne donne aucune indication sur la production de l’alun en Turquie, il signale que celle-ci était entièrement aux mains de deux négociants, un génois et un vénitien (Guillaume de Rubrouk, Voyage dans l’Empire Mongol-1253. 1255 – Traduction et commentaire de Claude-Claire et René Kappler, Imprimerie Nationale, Paris, 1993, p. 220).
4 Dans ce domaine également les recherches pourraient être beaucoup plus développées, même en s’en tenant aux renseignements de seconde main puisés dans les études relatives à l’économie de l’Empire Ottoman, ce que nous n’avons pas renoncé à faire.
5 Ces différentes questions seront évoquées plus loin, et en plusieurs occasions, au cours de cette communication. Elles le sont également dans celle qui est consacrée à l’alun de Macédoine, dans ce même volume
6 Les mines d’alun de Phocée appartenaient en propre à la Maona de Chios-consortium de Génois d’Orient fondé en 1449-qui contrôlait également la production et la commercialisation de la plupart des mines affermées au Sultan, celles de Karahissar, d’Ulubad et de Kutahya notamment, et même des mines comme celles de Lesbos et de Thrace, possessions de la famille génoise des Gattilusii (Heers 1971, p. 279-281). Mais l’exploitation des mines de Phocée par les Génois est bien plus ancienne et remonte sans doute à la seconde moitié du XIIIe siècle (Heers 1954, p. 31-32 ; Heyd 1959, p. 565). On verra plus loin qu’on dispose d’arguments permettant de penser qu’à Phocée l’alun était déjà fabriqué et commercialisé à l’époque romaine (Picon 2000).
7 On rappelle que la fabrication de l’alun (KAl(SO4)2.12 H2O), à partir de l’alunite (KAl3(SO4)2(OH)6) que renferment les pierres à alun, est un procédé assez complexe et fort long qui requiert au moins quatre opérations distinctes : d’abord la calcination des pierres à alun, entre 600 et 700°C, dans un four analogue à un four à chaux, durant une douzaine d’heures, voire plus car l’opération peut être renouvelée, puis la macération qui consiste à maintenir humides par des arrosages réguliers, pendant deux à quatre mois, les pierres à alun calcinées et mises en tas, ensuite la lixiviation qui va permettre d’extraire l’alun qui s’est formé pendant la macération, en portant à ébullition dans de l’eau le produit issu de la macération, l’alun très soluble à chaud se séparant ainsi des impuretés insolubles, enfin la concentration de la solution d’alun, par ajouts successifs de produits de la macération, et sa cristallisation au refroidissement.
On rappelle aussi qu’il existe des produits minéraux naturels qui jouissent de propriétés assez semblables à celles de l’alun d’alunite. Ils ont de ce fait été désignés et utilisés comme aluns. Ces aluns naturels sont souvent mêlés dans la nature à d’autres produits minéraux qui altèrent leurs qualités et restreignent considérablement leurs applications, surtout pour la teinturerie. Mais ils ont quand même fait l’objet d’exploitations importantes, car ce sont des produits beaucoup moins onéreux que l’alun d’alunite. Sur ces questions voir, dans ce même volume la communication relative aux aluns naturels, artificiels et de synthèse.
8 Ainsi dans l’Histoire de l’Empire Ottoman, sous la direction de R. Mantran (Veinstein 1989, p. 216), mais en tout cas pas sous ce nom dans An Economic and Social History of the Ottoman Empire, vol. I (Inalcik 1994, p. 341). Cet ouvrage mentionne quelques autres gisements d’alun dont la localisation, et pour certains l’existence même, soulèvent des interrogations demeurées sans réponse, faute, peut-être, d’avoir pu consulter le travail de S. Faroqhi : Alum production and trade in the Ottoman Empire (about 1560-1830), Wiener Zeitschrift fiir die Kunde des Morgen-landes, LXXI, 1979, p. 153-175.
9 On continue à parler d’alunite ici, et pas d’alun naturel, pour deux raisons, le fait que l’on soit sûr qu’au moins quatre des sites de production de la région (Phocée, Karahissar, Lesbos et Cypsella) fabriquent de l’alun d’alunite, et qu’on peut supposer, la concurrence aidant, que ce produit, de qualité supérieure aux aluns naturels, constituait l’essentiel des exportations d’alun. En outre, le gisement de Gediz, dans la province de Kutahya, que l’on évoquera pour l’époque ottomane, est bien de ce type.
10 Il faut quand même préciser que Guillaume de Rubrouk parle des négociants installés à Konya, mais ne signale aucune des exploitations qui sont affermées à ces négociants.
11 Cela reste très hypothétique, et supposerait, de surcroît, que l’exploitation des gisements d’alunite de la région de Konya n’ait pas pris le relais. Il est vrai qu’on ignore tout de leur facilité d’exploitation. D’ailleurs bien d’autres gisements d’alunite de Turquie, de notoriété moindre, semblent ne pas avoir été exploités, ou ne l’avoir été que temporairement. Mais l’alun susceptible de transiter par Iconium et Adalya (Antalya) soulève d’autres questions, notamment sur les relations éventuelles de Konya et de la Cappadoce (à l’ouest de Kayseri) où des exploitations auraient pu se développer aussi.
12 Pour clore ce tour d’horizon des zones productrices d’alun de Turquie, aux époques médiévale et moderne, on se doit d’évoquer une production qui a occupé une place importante dans la littérature consacrée à ce produit. Il s’agit de l’hypothétique alun d’Edesse, autrefois Rocca ou Roha, dans lequel de nombreux auteurs ont voulu voir l’origine du terme alun de roche (ou de Roche) (Fourcroy et al. 1792, p. 195). D’autres ne voient dans ce terme qu’une allusion évidente au fait que l’alun d’alunite résulte de la transformation d’une roche, par une suite d’opérations complexes, ce qui le distingue des aluns naturels. C’était l’avis de Biringuccio qui écrit au début de son chapitre 6 « L’alun par le vulgaire appelé alun de roche (laissant à vous dire la déduction du vocable)... se peut tirer par artifice des pierres mineralles » (Biringuccio 1572-1540, p. 49). C’est également l’avis de Heyd qui souligne l’incohérence de toute cette affaire d’Edesse, pour un alun qui n’a probablement jamais existé (Heyd 1959, p. 568). Il ne paraît pas nécessaire d’en dire plus.
13 Aux sites reportés sur la carte de la figure 1 il faudrait ajouter les aluns de plusieurs îles ou presqu’îles de la mer de Marmara, qui sont de mauvaise qualité (Pegolotti 1936-1340, p. 369; Heyd 1959, p. 567). Leur production semble ne pas avoir été importante.
14 Dioscoride (De materia medica V, 106) donne une liste très proche de celle de Pline, à l’exception du Pont qui n’est pas mentionné (voir dans ce même volume la communication sur l’alun de la Macédoine).
15 Dans la communication relative à l’alun de Macédoine on avait rappelé l’opinion selon laquelle Pline semblait avoir accordé aux définitions géographiques des régions plus d’importance qu’à leurs définitions politiques. Pour le Pont cette attitude paraît d’ailleurs la seule qui soit envisageable compte tenu de l’histoire particulièrement chaotique de toute cette région (Will 2003, p. 477-503 ; Sartre 2003, p. 233-236). De plus il faut rappeler que la localisation des gisements d’alun d’Ulubad demeure incertaine, et que l’assimilation de cet alun à celui du Pont l’est aussi. On laissera donc, pour l’instant, cette question en attente.
16 Pour l’Arménie ce sont aussi les définitions géographiques qui durent prévaloir, la Petite Arménie ou Arménie Mineure correspondant à une région à l’Ouest de la Grande Arménie, dont le statut politique fut extrêmement changeant, depuis son annexion provisoire par le roi du Pont, Mithridate VI Eupatôr, au début du Ier siècle avant notre ère, jusqu’à la stabilisation de son statut de protectorat romain sous Néron (Grousset 1984, p. 105-108; Will 2003, p. 471, 495, 507, 535; Sartre 1997, p. 22-23, 28-35).
17 Sur les limites de la Macédoine on se reportera, dans ce volume, à la communication consacrée à l’alun de cette région.
18 On a fait beaucoup de cas de la pierre de Phrygie mentionnée dans plusieurs textes de l’Antiquité, car on a voulu y voir de l’alunite (Borgard 2001, p. 73-77). Mais les textes qui la concernent sont si confus et si contradictoires qu’il ne semble pas nécessaire de s’y arrêter ici.
19 L’alun de Milet est cité dans des textes médicaux, une fois par Galien et une fois par Aetius (Borgard 2001, p. 72). Hierapolis de Phrygie est citée par Dioscoride (De materia medica, V, 106).
20 Singer, se fondant sur quelques passages d’Aristote, supposait que Lesbos avait été dans l’Antiquité un centre de production d’alun (Singer 1948, p. 17-18). Il accordait beaucoup d’importance aux caractéristiques géologiques que les deux îles volcaniques de Lesbos et de Melos ont en commun. Mais ces ressemblances ne sont pas aussi marquées qu’il le pensait. Il soulignait encore que Théophraste (372-287 av. J. –C.), originaire d’Eresos dans l’île de Lesbos, était l’auteur d’un ouvrage, malheureusement perdu, sur les sels, la soude et l’alun. De fait on a vu que Lesbos fut effectivement, en tout cas à l’époque médiévale, un centre de production d’alun, et plus précisément d’alun d’alunite. Toutefois l’argumentation de Singer reste peu convaincante, d’autant qu’en l’état actuel de nos connaissances il s’agit à Melos d’aluns naturels et à Lesbos d’alun artificiel.
21 Deux textes ont cependant été invoqués en faveur d’une exploitation ancienne de l’alun de Phocée. L’histoire, rapportée par Hérodote, des 1000 talents d’alun (environ 17 tonnes) offerts par le Pharaon Amasis pour la reconstruction du temple de Delphes, détruit par un incendie en 548, est l’un d’eux (Hérodote, Histoires II, 180). Le rapport avec Phocée n’est pas très probant. Il repose sur une double supposition : le désir que l’on prête aux Delphiens de disposer d’une grande quantité d’alun pour ignifuger la nouvelle construction, l’impossibilité où ils se trouvaient de s’approvisionner à Phocée, occupée par les Perses en 546. Plus concrète, mais guère plus probante, est l’inscription découverte à Thèbes du Mycale (près de l’embouchure du Méandre, donc bien loin de Phocée) qui contient un contrat de cession de la prêtrise de plusieurs divinités, où il est accordé au prêtre la taxe sur la vente de l’alun (Sokolowski 1955, p. 40-41). L’inscription est du IIIe siècle avant notre ère, mais ni Phocée, ni aucun autre centre de production n’est mentionné.
22 La réputation d’Antioche comme centre de production textile est attestée notamment par le creusement, à la fin du Ier siècle de notre ère, d’un canal destiné à l’activité des foulons. Ce canal qui avait 2. 6 km de long pouvait permettre l’installation de plusieurs centaines d’ateliers (Feissel 1985).
23 Peut-être est-il significatif aussi que Chypre soit mentionné à Famagouste pour l’alun et le sel ammoniaque, mais qu’il n’en soit plus fait mention dans le rappel sur les sources de l’alun qui clôt le manuscrit de la Pratica della Mercatura (Pegolotti 1936-circa 1340, p. 77) (cf. également les remarques sur la région de Konya, même article, p. 62).
24 Sur les questions relatives aux prix des aluns, il semble que la plus grande confusion règne souvent dans les publications, sauf cas particulièrement simples, comme pour l’alun d’alunite de la Tolfa. Mais pour les aluns d’autres origines, et surtout d’autre nature, les comparaisons perdent toute signification si on ne sait pas à quelle catégorie d’alun on a affaire. C’est dire qu’un travail préalable d’inventaire et de révision critique des sources serait nécessaire.
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