L’alun dans la littérature des recettes du Ier au XIIe siècle
p. 9-12
Texte intégral
1Les textes antiques et médiévaux qui traitent des substances appelées stypteria en grec et alumen en latin relèvent de plusieurs traditions : l’histoire naturelle, la pharmacopée, les arts et métiers, l’alchimie. Jusqu’au XIIe siècle, ces textes constituent un ensemble homogène, qui reflète essentiellement les connaissances antiques. Au XIIe siècle, les traductions arabo-latines introduisent de nouvelles variétés (l’alun d’Edesse, l’alun du Yemen), ainsi que de nouvelles pratiques et de nouvelles idées.
2Les naturalistes nous apprennent assez peu : Diogène Laërce (V, 44) attribue à Théophraste un traité Sur le sel, le natron et l’alun. Association certes significative dans la théorie des quatre éléments, puisque les trois substances, prenant corps à partir de l’eau, retournent à l’eau par dissolution. L’ouvrage lui-même est perdu. Il est peut-être utilisé par Pline l’Ancien dans son livre XXXI pour le sel et le natron, et XXXV pour l’alun, puisque Théophraste y est cité dans la table des sources (I,31 ; I,35).
3En revanche une information abondante provient des recettes pharmaceutiques, techniques et alchimiques. Une recette, en anglais recipe, ainsi appelée d’après son premier mot le plus fréquent recipe, en latin “prenez”, est une combinaison d’ingrédients et d’opérations concaténés en vue d’un résultat. En principe, elle reflète une pratique, même s’il faut faire une place aux expériences de pensée, aux recettes inapplicables, et aux corruptions générées par la tradition manuscrite. Nous traiterons successivement des recettes pharmaceutiques, des recettes d’arts et métiers et des recettes alchimiques.
L’alun en pharmacie
4L’index de la pharmacopée du Ier au Xe siècle, publié en 1985 par Carmélia Opsomer, qui analyse toutes les recettes médicales latines éditées, recense 373 occurrences de alumen. C’est le 49e ingrédient par ordre de fréquence décroissante.
5L’alun est décrit dans les herbiers, et mis œuvre dans les réceptaires et les antidotaires. Les herbiers sont des traités des médicaments simples, décrivant les substances naturelles utilisées dans les médicaments. Les plantes y prédominent, d’où le nom. L’herbier fournit, pour chaque simple une description succincte, la provenance, les variétés, le mode de préparation, de conditionnement et de conservation, les falsifications et les moyens de les déceler, les vertus thérapeutiques générales. C’est le manuel de base du speciarius ou pigmentarius, c’est-à-dire du droguiste ou de l’apothicaire. Les réceptaires ras- semblensemblent des recepta, compositions faciles à petit nombre d’ingrédients, classées par maladies de la tête aux pieds. C’est le genre favori de la médecine domestique ou monastique. Les antidotaires, quant à eux, conservent des antidota ou spécialités médicales, compositions compliquées, avec un grand nombre d’ingrédients et d’opérations, mises au point par des médecins fameux. Ce sont les réceptaires qui nous font le mieux connaître les effets prêtés à l’alun. Dans les antidotaires, ils sont perdus dans la masse des ingrédients.
6L’herbier le plus célèbre est le traité De la matière médicale de Dioscoride, en 5 livres (Ier s.) qui fut traduit en latin au VIe siècle (Dioscoride Lombard). Cette traduction fut elle-même remise dans l’ordre alphabétique au Mont Cassin au XIe siècle (Dioscoride alphabétique). Galien, au IIe siècle, fonda sur Dioscoride son traité sur les Complexions et les vertus des médicaments simples. Enfin, attribué faussement à Galien mais datant du VIe siècle, l’Alfabetum Galieni, ou Traité des médicaments simples à Paternianus dérive de sources grecques aujourd’hui perdues. La tradition se clôt au milieu du XIIe siècle avec le De simplici medicina ou Circa instans du médecin salernitain Mathieu Platearius, qui combine l’héritage antique avec les premières infiltrations arabes.
7La description canonique de l’alun, qui fait autorité pour plus d’un millénaire, est celle de Dioscoride V, 106. « On trouve à peu près toutes les espèces d’alun dans les mêmes mines, en Egypte. Il se forme aussi en d’autres lieux, à Mélos, en Macédoine, aux Îles Lipari, en Sardaigne, à Hiérapolis de Phrygie, en Libye, en Arménie, et dans beaucoup d’endroits, comme l’ocre rouge ». Ce qui correspond à l’exposé de Pline XXXV, 183 qui utilise, comme Dioscoride, le pharmacologue romain Sextius Niger et ajoute l’Espagne. L’Alfabetum Galieni mentionne Mélos, l’Egypte et la Macédoine. Le Dioscoride alphabétique omet les provenances. Parmi les réceptaires, les Dynamidia pseudo-galéniques mentionnent l’alun d’Afrique, Caelius Aurelianus et Mustio l’alun de Judée.
8Dioscoride continue ainsi : « Il y a de nombreuses espèces mais pour l’usage médical on prend l’alun lamelleux, le rond ou l’humide. Le meilleur est le lamelleux, et dans ce genre celui qui est frais, très blanc, d’odeur forte, fortement astringent et sans pierre et qui à la pression ne s’effrite pas en boules ou en fragments mais se divise en unités semblables à des cheveux gris. Tel est celui qu’on appelle pileux (,trichitis), qui se forme en Egypte. Pour l’alun rond, celui qui est façonné à la main est falsifié. On le reconnaît à la forme. Il faut choisir celui qui est naturellement rond avec la forme de bulles, tirant sur le blanc et fortement astringent, contenant une certaine proportion de jaune et d’onctuosité ; en outre, sans pierre, facile à concasser, comme celui de Mélos et d’Egypte. Quant à l’alun humide, il faut préférer le plus diaphane et laiteux, lisse et entièrement plein de suc, sans pierre, exhalant une odeur de feu ». Ce signalement est reproduit fidèlement dans le Dioscoride Lombard, le Dioscoride alphabétique et YAlfabetum tandis que Galien mentionne le conditionnement en mottes et en briques (plinthites).
9Les réceptaires utilisent 54 fois l’alumen fissum, 140 fois Yalumen scissum (c’est le même), 29 fois Yalumen rotundum, 24 fois Yalumen liquidum. Depuis longtemps, des érudits comme Kenneth Claude Bailey, Charles Singer, Dietlinde Goltz ont observé que le signalement correspond en partie à notre alun, mais aussi à divers autres sulfates comme la fibro ferrite ou l’halotrichite. Leur point commun est l’astringence qui est l’origine du nom, puisque têrios est un suffixe instrumental et styphô signifie resserrer (constringere en latin).
10Cette astringence est le commun dénominateur des usages médicinaux. Dans la théorie des quatre éléments cet effet est attribué à la chaleur. Pour Dioscoride, l’alun est échauffant et astringent; pour Galien, il est chaud et sec ; selon Platearius, « l’alun est chaud et sec au quatrième degré. C’est une manière de terre selon certains, selon d’autres une veine de terre qui par décoction excessive prend une couleur blanche et devient l’alun. Il est produit dans des régions très chaudes et surtout dans des endroits sulfureux et ignés ». On l’emploie donc dans les recettes pour sécher plaies internes et externes, pour les nettoyer, les cicatriser, arrêter les hémorragies et ronger les excroissances de chair superflues : chancres, fistules, enflure des gencives, dents branlantes, infections de la peau et des ongles. On l’associe à d’autres astringents, comme la noix de galle et le vinaigre ; pour usage interne, on recommande d’y ajouter du miel.
L’alun dans les arts et métiers et dans l’alchimie grecque
11Pour la période considérée, les recettes techniques forment aussi un ensemble homogène qui pourrait même dériver d’un texte unique. L’alun est un des principaux ingrédients des papyrus chimiques de Leyde et de Stockholm. Ces textes qui datent des environs de 300 de notre ère consignent des procédés relatifs à l’or, à l’argent, aux pierres précieuses et à la pourpre. J’en ai donné l’édition critique dans la Collection des Universités de France en 1979. Depuis lors, il est apparu que les recettes des papyrus se retrouvent, mot pour mot, dans deux traités du corpus des Alchimistes Grecs, la Chimie de Moïse (BN gr. 2327, s. XV f 268v sq, éd. Berthelot-Ruelle t. II p. 300-315) et le Livre du Sanctuaire (BN lat 2325, s. XIII, f 160v sq ; BN lat 2327, s XV, f 147r sq ; ed Berthelot-Ruelle p 350-364). D’autre part, bon nombre de ces recettes grecques trouvent un correspondant exact dans un réceptaire latin connu sous le nom de Mappae Clavicula traduction impropre d’un titre grec « petite clé des tours de main ». Dans sa tradition manuscrite, la Mappae Clavicula originelle est amalgamée avec un récep-taire latin traduit du grec vulgaire, les Compositions de Lucques.
12Les papyrus de Leyde et de Stockholm, la Chimie de Moïse, le Livre du Sanctuaire et la Mappae clavicula sont ce qui nous reste d’un vaste réceptaire grec des premiers siècles de notre ère, relatif aux métiers d’art et à l’alchimie. En effet, on y trouve à la fois des procédés d’application dans l’industrie et des recherches de laboratoire visant à perfectionner les recettes artisanales d’or, d’argent, de pierres précieuses et de pourpre, pour passer de l’industrie d’imitation au secret de la transmutation.
13L’alun y est un réactif essentiel dans le travail des métaux, des tissus et des pierres précieuses.
Les métaux
14Pour les métaux, Strabon déjà (III, 2, 8, p. 148) décrivait qu’en Espagne on purifie l’or en le cuisant avec une certaine terre alumineuse (stypteriodei tini gêi). Il s’agit d’un procédé de cémentation, où le métal est cuit avec une pâte qui en modifie les qualités. Ici, le soufre présent dans l’alun se combine avec l’argent, souvent présent dans l’or natif, donnant un sulfate et laissant l’or inaltéré.
15C’est l’objet de la recette 24 du papyrus de Leyde. « Enduit d’or, autrement dit purification de l’éclat de l’or. Misy, 4 parties; alun 4 parties, sel 4 parties; broyez dans l’eau. Enduisez l’or et mettez-le au four dans un vase d’argile luté tout autour jusqu’à ce que les drogues précitées soient consumées. Ensuite enlevez et lavez à grande eau avec beaucoup de soin ». L’alun est associé au misy (sulfure de fer) et au sel de cuisine dans une composition qui attaque l’argent, formant une croûte qu’il faut laver. À la surface au moins, l’or est plus pur. C’est un procédé de remonte du titre.
16Ces procédés peuvent s’appliquer par voie humide, comme dans la recette 19. « Prenez un statère ptolémaïque, car ils contiennent du cuivre dans l’alliage et trempez. Voilà la composition du bain de trempe : alun lamelleux, sel commun dans du vinaigre de teinturier, consistance visqueuse ». Il s’agit ici de dissoudre le cuivre allié à l’argent dans les vieilles monnaies ptolémaïques pour qu’apparaisse, au moins en surface, l’argent pur.
17Avec ces solutions d’alun, on se trouve à l’origine des aquae acutae ou eaux corrosives et décapantes, ainsi dans la Mappae Clavicula (245 p. 233 Phillipps = Compositiones Lucenses. Κ 16. 25 p. 24 Hedfors).
18« Sur la dorure du fer. Si vous voulez dorer le fer, prenez de la chalcitis (pyrite de fer) et de l’alun d’Asie en quantités égales et du sel semblablement et du vitriol (sulfate de cuivre et de fer) en poids égal aux trois autres, mêlez ces substances avec de l’eau dans un chaudron de cuivre et faites bouillir pendant une heure, et enduisez le fer où vous voulez dorer ». C’est donc un décapage préalable à la dorure. À la fin du XIIe siècle, artisans et alchimistes appliqueront à ces solutions corrosives le procédé de la distillation hérité des Arabes. Ce sera l’origine de nos acides minéraux dont la fabrication est décrite en détail au XIIIe dans un traité alchimique, la Summa perfectionis magisterii du pseudo Geber, alias Paul de Tarente.
Les textiles
19Le but des recettes du papyrus de Leyde et surtout du papyrus de Stockholm est de réaliser la perfection de la pourpre de Murex trunculus et de Murex brandaris, à partir de colorants qui pour la plupart ne sont pas grand teint, comme le fucus (. Rytiphloea tinctoria Ag.) ou l’orcanette (Anchusa tinctoria L.). Mais les phases du procédé sont celles de la teinturerie classique: la laine est d’abord dégraissée avec de l’urine, de l’eau de chaux, des cendres tamisées, de la terre à foulon, la lessive de soude, la saponaria. Elle est ensuite mordancée (stypsis) avec de l’alun, des composés de fer (scorie de fer, alun lamelleux, acétate de fer) souvent dans du vinaigre. On y ajoute d’autres substances astringentes, telles que la fleur de cuivre (oxyde cuivreux), le vitriol (sulfate de cuivre), la noix de galle ou l’écorce de grenade.
20Ainsi dans la recette 99 de Stockholm : Mordançage de la pourpre sicilienne. Mettez, dans un chaudron de cuivre huit conges d’eau, 1/2 mine d’alun, 1 mine de fleur de cuivre, 1 mine de noix de galle. Quand cela bout, mettez une mine de laine lavée et quand elle a bouilli deux ou trois fois, enlevez ».
Les pierres précieuses
21Le papyrus de Stockholm, le Livre du sanctuaire et la Mappae Clavicula fournissent aussi des procédés pour produire émeraudes, béryls, escarboucles, chrysolithes, sardoines, à partir de matériaux bon marché, comme le cristal de roche et le tabashir, concrétion de silice qui se forme dans les nœuds de certains roseaux. Ce n’est pas une coloration dans la masse, mais une teinture au bain qui dépose un film coloré et qui transpose à la pierre les méthodes de teinture des étoffes : dégraissage, mordançage et teinture. Ainsi la recette 41 du Livre du sanctuaire : « Fabrication de l’émeraude. Mouillez (le cristal de roche) avec de l’alun liquide pendant 3 jours. Après avoir pris un petit vase contenant du vinaigre, faites cuire sur un feu doux de bois de pin, puis laissez refroidir. Après avoir enlevé, mettez dans l’huile avec le vert-de-gris. de-gris du cuivre de Chypre et laissez pendant 6 jours ». Il y a donc mordançage à l’alun et au vinaigre, teinture en vert à l’huile mêlée de vert-de-gris.
22Mais peut-on mordancer des pierres précieuses ? Quelle que soit leur efficacité, les recettes consignées ici mettent en œuvre un modèle théorique de la teinture où les propriétés de l’alun jouent un rôle clé. La teinture se décompose en trois opérations : le relâchement de la structure de la matière (araiosis), la teinture (baphê), la fixation (stypsis). « Toute pierre, affirme le Livre du Sanctuaire (§ 13), a besoin de relâchement, de teinture et de mordançage car il fixe ». Ainsi, qu’il agisse sur les chairs, sur les textiles ou sur les pierres, l’alun n’est pas seulement un réactif industriel. C’est la matérialisation d’un principe actif, celui du resserrement des parties constitutives d’un corps dans l’intuition d’une structure discontinue de la matière.
Auteur
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