L’alun : une résurrection nécessaire
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Texte intégral
1« La grande histoire a longtemps oublié l’alun, parce qu’il était un personnage discret, comme elle a longtemps négligé de s’intéresser au blé, à l’huile, et en général à tout ce qui est indispensable à la vie quotidienne » déclarait Jean Delumeau au début de la conclusion de son ouvrage L’alun de Rome, paru en 1962. La réhabilitation de la place de l’alun dans l’histoire économique du Moyen Âge et des Temps Modernes avait en réalité commencé dès le début du XXe siècle, avec l’article de G. Zippel sur l’alun de Tolfa1. C’est qu’une fois identifiée la place centrale de cette substance pour l’industrie textile, et dans une moindre mesure pour la mégisserie, voire la métallurgie, il était relativement aisé, grâce à une abondante documentation archivistique, d’en retracer les fluctuations économiques et politiques durant les périodes médiévales et modernes. Rien de tel pour l’Antiquité et le Haut Moyen Âge. Nul doute que la place de l’alun y était aussi essentielle que par la suite, mais faute de sources documentaires, on était bien incapable d’en discerner même quelques linéaments. L’archéologie semblait d’aucun secours, ne pouvant offrir que des vestiges matériels alors que le produit est par nature fugace et que textiles et cuirs sont périssables. On se résignait à laisser en friche ce champ de recherche sur l’histoire de l’économie et des techniques : c’est à peine si les grandes synthèses mentionnent l’alun. Rostovtseff n’en parle qu’à propos de l’Egypte ptolémaïque, parce que précisément c’est une contrée sur laquelle on dispose de quelques sources écrites2. De même, la synthèse dirigée par T. Frank, An economic survey of Ancient Rome3, traite essentiellement de l’alun d’Égypte, en particulier en ce qui concerne le monopole d’État et les droits de douane. L’ouvrage évoque l’alun de Lipari en une demi page et n’accorde qu’une ligne aux aluns d’Afrique et de Palestine, d’après le tarif de Zarai et le Talmud. R. J. Forbes consacre à l’alun trois pages seulement dans ses Studies in Ancient Technology ; là encore, il ne peut que se référer aux rares textes, en premier lieu Pline (H. Ν. 33, 88 et 35, 183-190), et aux sources papyrologiques traitant de l’alun d’Égypte4.
2Or le voile s’est déchiré grâce à la découverte par Madeleine Cavalier et Luigi Bernabo Brea d’un atelier de fabrication d’amphores sur l’île de Lipari. Étant donné la nature particulière des productions de cette île volcanique, il a été établi que ces amphores, désormais dénommées amphores de Lipari (et initialement « Richborough 527 »), ont servi à exporter de l’alun natif dans tout le bassin occidental de la Méditerranée. À travers ces amphores, une carte de distribution de l’alun éolien pouvait être établi ; dans le même, temps, une nouvelle clef de lecture des vestiges archéologiques était disponible, un groupement important d’amphores de Lipari étant susceptible de signaler la présence d’une officine utilisant leur précieux contenu. Tout un pan de l’économie, essentiel pour les sociétés anciennes lorsqu’on songe à la place du textile et du cuir dans l’habillement et l’armement, devenait accessible. Rapidement, on a vu émerger des concentrations d’amphores de Lipari là où on pouvait les attendre : à Pompéi par exemple, dans la teinturerie V 1, 4 et la tannerie I 5, ou encore à Padoue, fameux centre de fabrication textile au témoignage de Strabon. À l’inverse, des ateliers artisanaux ont été découverts là où l’on n’avait pas su les identifier : ainsi en Arles, qu’il faut peut-être mettre en rapport avec l’élevage des moutons en Crau, ou à Dijon, assurément lié au traitement des petites peaux.
3Mais les amphores de Lipari n’étaient pas les seules sur le marché méditerranéen. D’autres conteneurs, tournés dans une pâte différente et donc d’une origine diverse, voisinent avec elles dans certains dépôts, à Arles et Milan notamment. Ils proviennent très probablement de Milo, autre île volcanique possédant des gisements d’alun natif. Grâce à cette identification, le bassin oriental de la Méditerranée s’ouvre à de nouvelles recherches, analogues à celles qui sont en cours en Italie et en Gaule.
4Un tel bouleversement de nos connaissances sur un agent chimique essentiel valait la peine de prendre le temps de « faire le point ». Communiquer l’avancement des travaux en cours, susciter de nouvelles investigations archéologiques et archivistiques, provoquer la réinterprétation de sites déjà fouillés, poursuivre l’inventaire des sources d’alun exploitées durant l’Antiquité et le Moyen Âge: tels étaient les buts du colloque organisé à Naples et à Lipari en juin 2003 par le Centre Camille Jullian, l’UMR 5648, la Maison de l’Orient et de la Méditerranée et le Centre Jean Bérard avec le soutien financier du CNRS et de la Regione Campania. Les résultats ont été à la hauteur de nos espérances : les communications et les débats ont fixé les acquis et tracé les perspectives de recherches. D’emblée Maurice Picon a brossé le cadre général dans lequel s’inscrit toute l’histoire du produit, depuis la récolte des aluns natifs jusqu’à la mise au point des aluns de synthèse. François Delamare et Bernard Monasse ont expliqué le phénomène du mordançage à l’alun des fibres textiles. Claire Chahine, de son côté, a montré comment agit l’alun dans le traitement des peaux, explicitant le processus de la mégisserie.
5Au titre des acquis, citons en premier lieu les recherches sur les gisements d’Égypte, de Macédoine, de Turquie, de l’Aveyron en France, conduites par Maurice Picon, Michèle Vichy, Pascale Ballet, Mümtaz Çolak, Valérie Thirion-Merle, Francine Blondé et Chryssa Karadima-Matsa. De première importance durant l’Antiquité, l’alun de Milo a suscité deux approches, l’une technique de la part d’Alan J. Hall et d’Effie Photos-Jones, la seconde archéologique de la part de Sotiris Raptopoulos qui publie les amphores à alun trouvées dans l’île. Quant aux amphores de Lipari, Claudio Capelli et Philippe Borgard en ont précisé la typologie et les modes de production.
6Aglaia Archontidou, quant à elle, grâce aux fouilles qu’elles conduit à Lesbos sur l’atelier d’Apotheka, a relancé le débat sur la date des plus anciennes officines de transformation de l’alunite en alun.
7L’étude de la distribution des amphores à alun a tenu une place non moins grande. Stefania Pesavento a présenté les exceptionnels dépôts découverts à Padoue. D’autres ensembles moins denses mais très significatifs, recensés en divers points de la Vénétie, ont été présentés par Silvia Cipriano, Stefania Mazzocchin, Giampaolo De Vecchi et Angela Zanco, celui de San Lorenzo à Naples a été analysé par Lydia Pugliese, celui de la tannerie I 5 de Pompéi a été étudié par Emmanuel Botte. La diffusion des amphores à alun en Gaule a fait l’objet d’un programme collectif dont les résultats sont présentés au nom de tous les participants par Frédéric Berthault. Mais la diffusion des amphores de Milo en Orient n’est pas oubliée grâce aux travaux de Sandrine Marquié, Michèle Vichy, Jean-Christophe Sourisseau et Maurice Picon sur Chypre.
8Si l’archéologie a permis un renouvellement des approches et l’accès à une documentation nouvelle, textes et archives restent la source fondamentale. Dès l’époque mycénienne, le tu-ru-pte-ri-ja était mentionné dans les tablettes de Pylos, Cnossos et Tirynthe : Massimo Perna analyse les contextes de ces mentions qui ne traitent jamais de l’utilisation de l’alun mais de sa fonction de produit d’échange. La vaste palette des emplois de l’alun a également été abordée à travers les textes antiques et médiévaux, grecs et latins : en médecine, dans l’industrie du textile et du cuir, mais aussi dans la métallurgie : Robert Halleux offre une synthèse de ces diverses utilisations à travers un choix d’ouvrages pharmaceutiques, techniques et alchimiques proposant des recettes-fonctionnelles ou chimériques-échelonnés entre le Ier après J. –C. et le XIIe siècle.
9Mais c’est bien sûr à partir du Moyen Âge que les archives tiennent une place prépondérante. En Orient d’abord, pour lequel David Jacoby brosse un tableau très complet de la situation entre le XIe et le XVe siècle. Puis en Occident où les sources abondent à la fin du Moyen Âge et à la période moderne. En Italie, Amedeo Feniello a cerné la place de l’alun de Naples au XVe siècle, Didier Boisseuil celle de l’alun de Toscane, Giuseppe Occhini et Maurice Picon celle de Viterbe. L’Espagne ensuite : Ricardo Córdoba de la Llave, Alfonso Franco Silva et German Navarro Espinach traitent de l’alun produit en Castille et en Aragon. De son côté, Eva Halasz Csiba évoque le « cuir de Hongrie » utilisé en France entre les XIVe et XVIIIe siècles.
10Enfin certains auteurs ont abordé des usages particuliers de l’alun, allant de l’industrie verrière à la métallurgie en passant par certains traitements des cuirs. Bernard Gratuze et Maurice Picon présentent l’industrie verrière à base des sels d’aluns des oasis égyptiennes au début du premier millénaire avant notre ère. Alessandra Giumlia-Mair décrit l’utilisation de l’alun dans la métallurgie antique, Fulvia Lo Schiavo s’interroge sur le tannage des cuirs en Sardaigne à l’âge du Bronze, tandis que Cheryl Porter rappelle l’utilisation des cuirs traités à l’alun pour relier des ouvrages entre le XIe et le XVe siècle.
11Grâce à l’ensemble de ces travaux, l’objet d’étude sort de l’ombre. Antérieurement au IIe siècle avant notre ère, faute de « clef », la situation reste obscure. Les quelques attestations d’alun dans les textes sur tablettes d’argile trouvées en Mésopotamie, notamment à Mari, et dans les palais mycéniens sont fondamentales, mais ces lueurs sur la haute Antiquité sont trop rares et dispersées pour permettre de brosser un tableau cohérent de l’exploitation et de l’utilisation de l’alun aux époques préhistorique et protohistorique. Entre le IIe siècle avant J. –C. et le IVe siècle après notre ère, les amphores de Lipari servent de guide pour l’Occident romain et celles de Milo offrent le même service pour l’Orient jusqu’au Ier siècle de notre ère et peut-être jusqu’au IIIe selon les indications données par les fouilles de Kition à Chypre. Mais que se passe-t-il ensuite, c’est-à-dire à partir du IIIe siècle en Orient et du IVe siècle en Occident, dates où ces conteneurs disparaissent ? Une tentation naïve serait d’imaginer une crise du textile et du traitement des cuirs qui aurait ruiné en amont la production d’alun. Une telle explication n’est pas envisageable : au IIe siècle, la population de l’Empire reste stable et au IVe siècle, si tant est qu’elle ait été affectée par la crise politique et militaire du IIIe siècle, elle se maintient à un bon niveau. Au cours de toute la période, la demande reste donc élevée et probablement constante. Il n’y a pas de rai- son de croire non plus que les gisements d’alun de la première génération se soient taris, puisque plusieurs d’entre eux seront encore exploités à l’époque moderne.
12Mais rappelons d’abord ce fait d’évidence : les amphores, pour essentielles qu’elles soient aux yeux de l’archéologue, ne sont pas le reflet exact de la vie économique. Au cours du colloque, il a été insisté à plusieurs reprises sur la pluralité des gisements d’aluns. Les célèbres gisements d’Égypte, connus par les textes et désormais par les prospections, livraient des aluns naturels différents de ceux de Lipari ou de Milo. Ceux-là se présentaient sous la forme de blocs ou de granulés et ne nécessitaient pas l’emploi de conteneurs étanches. Sans doute étaient-ils transportés en sacs ; or les sources antiques et médiévales –renvoyons sur ce point à la communication de D. Jaboby – montrent leur place constante sur le marché méditerranéen jusqu’à la diffusion universelle de l’alun de roche. Bien d’autres gisements d’importance locale ont pu jouer un rôle discret, mais permanent, tout au long de l’histoire — il suffira de rappeler ceux de Chypre, de Viterbe ou de l’Aveyron. La part la plus considérable de la production d’alun de l’Antiquité nous échappera toujours même lorsque des fouilles seront entreprises sur les sites d’extraction.
13Les amphores ne sauraient donc être qu’un indice, significatif dans certains contextes mais sujet aussi à des mutations techniques. Pour expliquer la fin de la production des amphores de Lipari et de Milo, ne doit-on pas envisager qu’à l’instar d’une autre production essentielle, le vin, une invention technique a entraîné un changement de conteneur ?
14Il est désormais acquis que, dès la fin du Ier siècle avant J. –C., une part grandissante de la production de vin, notamment en Gaule Cisalpine et Transalpine, a été commercialisée dans des tonneaux de bois qui remplacent totalement ou partiellement les amphores. Le phénomène s’amplifie au cours de l’Empire et des vignobles tels que ceux de Lusitanie, d’Aquitaine, de Lyonnaise et de Germanie ont certainement vendu leurs vins principalement dans des tonneaux. Du fait de leur destruction presque universelle par les agents organiques, leur existence a longtemps échappé aux archéologues et mesurer leur place effective sera toujours impossible. Pour l’alun, la question se pose différemment dans la mesure où les disponibilités en bois d’œuvre sur les îles concernées sont très limitées et où la mise en place d’un artisanat de la tonnellerie suppose un long savoir faire qui n’est pas attesté dans ces régions. Il faut peut-être envisager un changement d’une autre nature : serait-on passé de la récolte de l’alun naturel dont le transport nécessite des conteneurs étanches à la production de l’alun artificiel à partir de l’alunite qui peut être aisément transporté dans des sacs, voire en vrac ?
15On a longtemps pensé que l’invention du procédé de fabrication de l’alun d’alunite était datable de l’Antiquité, mais qu’à l’instar de la diffusion de l’énergie hydraulique, l’utilisation en grand de l’alun de roche ne se serait répandue qu’à la fin du Moyen Âge. Or, les recherches conduites ces dernières années sur la diffusion de la céramique Late Roman C fabriquée à Phocée ont conduit à dater du Ve siècle de notre ère les débuts de l’exportation de l’alun de roche de cette région5. Une exportation d’une telle ampleur supposait que le processus de transformation avait été mis au point bien antérieurement. S’il est avéré que la découverte du procédé de cuisson de l’alunite remonte à l’Empire romain, il faudrait envisager la disparition des amphores à alun non comme le signe d’une crise mais comme la manifestation « en négatif » d’une considérable avancée technique, le début du remplacement des aluns naturels par l’alun de roche transporté non plus en amphores mais dans d’autres conteneurs périssables. La problématique reste ouverte. Le mérite de cet ouvrage ne sera pas mince s’il contribue à stimuler les recherches dans un champ encore largement à défricher.
Notes de bas de page
1 J. Delumeau, L’alun de Rome. XVe –XIXe siècle, Paris, 1962 ; G. Zippel, L’allume di Tolfa e il suo commercio, Archivio della Società Romana di Storia Patria, 30, 1907, p. 5-51, 389-392.
2 M. Rostovtzeff, Histoire économique et sociale du Monde Hellénistique, Paris, 1989, p. 207 et 217.
3 T. Frank (dir.), An economic survey of ancient Rome. Baltimore, 1933-1940 (6 volumes) [rééd. Paterson (N. J.), Peageant, 1959]. Sur l’Egypte : II, p. 241, 326-387, 543 ; sur Lipari : III, p. 354 ; sur l’Afrique : IV, p. 54) ; sur la Palestine : (IV, p. 157).
4 R. J. Forbes, Studies in ancient technology III. Leyde, 2e éd., 1965, p. 189-191. Autre courte mention dans IV, 2e éd., 1964, p. 134-135.
5 L’existence d’un lien étroit entre la distribution de l’alun-de roche-de la région de Phocée et celle de la céramique Late Roman C était déjà exprimée en 1988 par Pascale Ballet et Maurice Picon (La céramique témoin des échanges économiques. Dossiers d’Archéologie, 133, décembre 1988, p. 80-87). Voir plus récemment : G. Volpe, Contadini, pastori e mercanti nell’Apulia tardoantica, Bari, 1996, p. 323-324 et M. Picon, La préparation de l’alun à partir de l’alunite aux époques antique et médiévale, in : Arts du feu et productions artisanales, XXe Rencontres internationales d’Archéologie et d’Histoire d’Antibes, 1999. Antibes, 2000, p. 527-528.
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L'alun de Méditerranée
Ce livre est cité par
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- Harsch, Mathieu. (2022) L'impatto dell'attività tintoria sull'ambiente. Firenze alla fine del Medioevo. IMPRESE E STORIA. DOI: 10.3280/ISTO2022-045002
- Ferrari, E.. Mercier, F.. Foy, E.. Téreygeol, F.. (2021) New insights on the interpretation of alum-based fake silver recipes from 3rd century CE by an experimental archaeology approach in the laboratory. Journal of Archaeological Science: Reports, 36. DOI: 10.1016/j.jasrep.2020.102742
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