Entre Grecs et Celtes en Gaule méridionale protohistorique : de la culture matérielle à l’identité ethnique*
p. 211-221
Texte intégral
1Pour saisir la dialectique Grecs/indigènes dans leurs revendications respectives d’identité, la Gaule méridionale est un observatoire privilégié où une seule colonie grecque, Marseille, se trouvait, depuis le début du VIe s., « pour ainsi dire baignée des flots de la barbarie » selon le mot de Cicéron. Le thème que j’ai retenu peut sembler un véritable défi face aux études ethnologiques montrant que la culture matérielle se superpose rarement à un groupe ethnique et après la claire mise en garde de Jonathan Hall (1997) : l’archéologie seule est impuissante pour fournir les signes d’une revendication ethnique. Alors vaut-il la peine de tenter malgré tout d’avancer dans une opération vouée à l’échec puisque la Gaule méridionale protohistorique présente précisément une situation où l’archéologie constitue la source quasi unique d’information ? (Boissinot 1998). N’y a-t-il vraiment aucune possibilité d’isoler dans le cadre culturel les signes d’une communication significative de la différence, revendiquée au plan ethnique ?
2Rappelons d’abord dans quel arrière plan conceptuel je me situe.
Le contenu de l’ethnicité et de l’identité ethnique
3Selon Barth (1969), l’ethnicité ne serait que l’organisation sociale de la différence culturelle, le produit d’un processus d’identification activé par la volonté de se différencier, de créer une frontière entre Eux et Nous. Mais une telle définition peut s’appliquer à toute forme d’identité collective (religieuse ou politique par exemple). Ce qui différencie l’identité ethnique des autres formes d’identité collective, c’est qu’elle est orientée vers le passé, qu’elle repose sur la croyance dans une origine commune. Or l’idée d’une origine commune peut être mise en relation avec les traits culturels partagés lorsqu’ils sont mobilisés pour créer ou entretenir le mythe de l’origine commune. Ni le fait de parler une même langue ou d’occuper le même territoire, ni la similarité des coutumes ne représentent en eux-mêmes des attributs ethniques ; ils le deviennent lorsqu’ils sont utilisés comme des marqueurs d’appartenance par ceux qui revendiquent une origine commune. Le problème est alors bien sûr de pouvoir identifier les traits culturels qui seront dotés de cette fonction emblématique et ce sera toujours par hypothèse, en dehors de toute information textuelle, que l’archéologue décidera qu’il s’agit bien d’une revendication ethnique du groupe destinée à ériger ou maintenir une frontière entre lui et les autres.
Les objets de la culture matérielle
4Les objets appartiennent à un univers de l’indicible, mais s’ils ne parlent pas, et s’ils relèvent plus du faire que du dire, leurs producteurs et leurs utilisateurs ont pu en parler et c’est le cas pour les objets de la civilisation grecque. La première caractéristique des objets, c’est leur matérialité : ils ont des formes, des couleurs, des dimensions, une matière, mais ils ont aussi une fonction : « ils véhiculent du sens » (Barthes), mais ils sont polysémiques, car c’est le sujet (producteur et consommateur) qui construit ou reconstruit sa signification. En outre, un changement de contexte peut en modifier la nature même. J. Hall admettait à juste titre que les objets (artefacts) pouvaient être appréhendés et utilisés consciemment comme des indices emblématiques de frontières ethniques au même titre que la langue ou la religion.
Situation de contact et acculturation
5Zone de contact avec les indigènes, la Gaule méridionale représente d’abord pour les Grecs de Marseille un espace économique. Les rencontres de culture y sont, au moins aussi souvent que des rencontres entre individus, des rencontres entre individus et objets. Les marchands grecs fréquentent des lieux d’échange situés sur l’interface maritime/terrestre : les objets y sont transmis directement, puis circulent au-delà par un cheminement où ils ont la possibilité de perdre peu à peu leur sens originel. Dans le premier relais, l’échange matériel peut être accompagné d’un commentaire et devenir un nœud de contact entre sociétés : l’objet joue alors le rôle de diffuseur d’une culture à la fois dans son aspect fonctionnel et idéologique. Mais ces objets étrangers sont intéressants non pas (ou pas seulement) pour ce qu’ils représentent dans la société d’origine, mais pour leur signification culturelle spécifique et l’utilité qu’on leur attribue dans le contexte de leur consommation. Il en résulte que déjà dans le cadre des rencontres directes, et encore plus après un cheminement anonyme, le consommateur est un créateur : l’objet à travers les manipulations qu’il subit est reconstruit par son détenteur et soumis à des réinterprétations et des créations. Dans cette situation de contact entre des cultures différentes, les objets viennent (ou ne viennent pas) intégrer des univers préexistants, les transformant tout en se transformant. Il y a, entre l’offre des produits et leur réception, tout un processus de recompositions permanentes des sociétés par réappropriation d’éléments en provenance de l’extérieur. Il convient alors de les réintégrer à des actions partagées d’une part entre communautés donneuses et réceptrices et d’autre part à l’intérieur de la communauté réceptrice.
6Je prendrai trois exemples pour tenter de confronter ces passages et ces partages au crible de l’identité.
7Et d’abord deux catégories d’objets emblématiques de la culture grecque par leur fonction dans le cadre de l’alimentation et des manières de table dont on peut espérer qu’ils peuvent être utilisés et revendiqués comme marqueurs d’identité : les récipients de cuisine et le cratère.
Les récipients de cuisine
8J’ai déjà plusieurs fois abordé l’analyse de leurs contextes d’usage (Bats 1988, 1994, 1999).
9Il s’agit de récipients aux fonctions spécialisées dans des modes de cuisson spécifiques dans le cadre d’une alimentation en grande partie codifiée par des produits et des recettes (fig. 1) :
- chytra, récipient traditionnel depuis l’Âge du bronze, dans des formes peu changeantes, pour la cuisson du bouilli ;
- caccabê, à partir de la deuxième moitié du VIe s., issue d’un emprunt à la culture phénicienne ou punique, sans doute dans les milieux occidentaux de Sicile, récipient mixte (bouilli et mijoté) ;
- lopas, à partir du dernier quart du VIe s., création grecque pour la préparation du poisson (mijoté) ;
- tagênon, à partir du IVe s., création grecque pour la friture à l’huile à travers de nouvelles recettes des cuisiniers grecs de Sicile et de Grande Grèce.
10Les trois premiers présentent une caractéristique technique commune : un fond bombé impliquant qu’ils soient placés sur un brasero ou des supports mobiles pour des cuissons longues au-dessus de charbons et non d’un feu ardent.
11Or, de façon paradoxale, les Grecs de Marseille, dont les potiers ont élaboré, dès la fondation, des céramiques communes à pâte claire et à pâte grise monochrome, n’ont jamais produit leur propre vaisselle culinaire et, au VIe s., ils utilisent, outre des chytrai importées, aussi des vases indigènes (urnes non tournées) ou étrusques (ollae) à fond plat : la fonction transgresse-t-elle la frontière de la culture ? Pas seulement : on a envisagé l’emprunt de formes indigènes à travers les femmes épousées lors de l’installation des colons et de formes étrusques par la présence d’une communauté emporique.
12On trouve dans certains habitats indigènes, à Martigues à partir du Ve s. et du IVe s. à Lattes, des exemplaires isolés de ces récipients de cuisine grecs et à partir du IIIe s. également des copies/adaptations en céramique non tournée. Enfin, au début du IIe s., c’est un atelier indigène (Arcelin 1985) qui fournit à Marseille et à ses colonies la majorité de leur céramique culinaire en technique non tournée, mais dans les formes des récipients du répertoire grec, à côté des récipients traditionnels indigènes (fig. 2) qui figurent aussi dans la production et sont distribués dans les habitats indigènes où parviennent d’ailleurs quelques récipients « grecs ». La fonction qui prime sur la technique. Soit dit en passant, cette situation apporte une nuance à l’affirmation selon laquelle c’est l’adoption du tournage qui produirait le passage d’une production domestique à une production d’atelier.
13La construction progressive (disparition des urnes et ollae, importation de caccabai et de lopades) d’un trait culturel identitaire, culinaire, par les Grecs de Marseille est bien perçue comme marqueur de différence par les indigènes. Dans son aboutissement du début du IIe s., l’identité matérialisée dans les objets est ici hautement justifiée par un atelier indigène fournisseur de récipients « grecs », dans une double identification reconnue par Eux et par Nous.
Le cratère
14Symbole des manières de boire et de la sociabilité à la grecque, le service à boire comprend une panoplie codifiée : amphore pour le vin et hydrie pour l’eau, cratère pour les mélanger, œnochoé pour verser, coupes pour boire. Dans le bien boire à la grecque, en principe, le vin ne se consomme jamais pur : il doit être coupé d’eau en proportion variable qui déterminera la force du breuvage. Le cratère est donc le vase central du banquet grec. Tel semble bien être le cas à Marseille où le cratère est aux VIe et Ve s. largement présent dans toutes ses déclinaisons : corinthien, grec oriental, laconien, attique et majoritairement en céramique locale (à pâte claire massaliète et grise monochrome) (fig. 3). Et encore au IVe s., où il est essentiellement attique (cratères en cloche). Puis ce marqueur devient évanescent, comme ailleurs dans le monde grec y compris à Athènes, suggérant un changement dans les manières de boire (chacun fait son propre mélange dans son vase à boire).
15Dans le monde indigène, l’image de la consommation du vin est plutôt complexe.
16À côté des amphores de transport, les amphores de table sont absentes. Les indigènes adoptent les œnochoés et les coupes à boire, qui sont les deux formes des céramiques étrangères (attiques, massaliètes, étrusques, campaniennes) les plus présentes du VIe au IIIe s. Au VIe s., le cratère est quasiment absent, sauf dans quelques tombes et sur les grands sites les plus précoces à proximité de Marseille (Saint-Blaise, les Baou de Saint-Marcel, Martigues-Saint-Pierre). Au Ve s., le cratère attique est absent en dehors de Marseille, mais connaît quelques rares copies en céramique tournée à pâte claire peinte issue d’ateliers implantés en milieu indigène du bas Rhône. Au IVe s., les cratères attiques en cloche sont largement présents sur certains habitats d’interface (Lattes, Ensérune) et un seul exemplaire en céramique à pâte claire héraultaise est connu dans une tombe d’Ensérune (fig. 4-5).
17De la soif celtique en Gaule méridionale, M. Dietler (1992, 1998, 2002), après une analyse du rôle de l’alcool dans les communautés tribales, a proposé une explication qui me paraît aujourd’hui la plus satisfaisante : « le vin aurait été considéré comme un jalon supplémentaire de l’hospitalité garante de prestige et de main-d’œuvre lors des travail-festins ; il devait être plus intéressant que les boissons de grains indigènes parce que son entreposage et son transport étaient beaucoup plus faciles, parce qu’il ne demandait pas de production directe et peut-être aussi en raison de ses effets psychoactifs accrus », puisque les Celtes sont réputés pour boire le vin pur. L’acceptation du vin comme objet d’échange s’accompagne de celle des coupes pour le boire, mais l’ensemble se trouve transposé dans un contexte social – ici éventuellement le travail-festin – bien différent du cadre du symposion aristocratique ou rituel où le
18mélange est destiné à atténuer la rapidité de l’aspect psychotrope de l’alcool pour prolonger des partages et des échanges. Il est possible cependant que le cratère soit vu comme le vase-type marqueur de l’Autre grec dans la consommation du vin. Il peut alors prendre au sein du groupe indigène une identité exotique,
- soit de différenciation ostentatoire, élitiste de la part de « grands hommes », « chefs », « leaders », aînés de lignages ou autres personnalités culturellement aptes à accumuler de l’influence politique,
- soit de type commensal, pour honorer l’hôte au cours de partage entre groupes sociaux de culture différente, par exemple pour les partenaires directs (d’où leur présence récurrente dans les habitats des Baou de Saint-Marcel, de Martigues ou de Lattes).
19Mais j’ai proposé aussi (Bats 2002), dans une vision diachronique et historique, à travers l’exemple d’Ensérune, à la fin du IVe s. et au IIIe, une mise en scène significative d’un emprunt religieux : le cratère à peu près absent dans l’habitat, mais présent dans les tombes comme urne cinéraire, pourrait marquer l’adhésion à une idéologie dionysiaque de l’immortalité.
20En définitive, le cratère semble posséder, en milieu indigène, un statut ambigu, mais surtout changeant dans le contexte historique des relations coloniales : il est d’abord marqueur de l’Autre grec et manipulé comme tel avant d’être éventuellement (à Ensérune) revendiqué pour soi-même.
21Mon troisième exemple sera plus périlleux, puisqu’il s’agit du style.
22Au cours du VIe s., deux nouveaux styles de céramique se développent dans les territoires indigènes de la Gaule méridionale, d’abord la céramique grise monochrome, ensuite la céramique à pâte claire peinte (dite sub-géométrique ou pseudo-ionienne). Tout en acceptant les produits céramiques des colons grecs, les indigènes empruntent aussi les techniques de production utilisées pour leur fabrication. Le résultat est un amalgame hybride, complexe, de techniques de production importées (le tour et le four à atmosphère contrôlée), de concepts décoratifs et de formes importés, combinés à des formes et des motifs décoratifs indigènes. Il y a donc la mise en place d’une nouvelle chaîne opératoire avec un investissement lourd tant du point de vue matériel que du point de vue du savoir-faire. Pour rendre compte de ces nouvelles techniques qui permettaient un accroissement de la production, M. Dietler (2002) met en avant une augmentation de la demande en liaison avec une augmentation des activités festives ; cette production est en effet presque exclusivement réservée à la fabrication de vases du service à boire, coupes et cruches, de style grec, et de vaisselle de table dérivée des formes indigènes.
23Combien d’ateliers fonctionnent avec ces nouvelles techniques, nous l’ignorons.
24Pour la céramique grise monochrome, fabriquée dès le deuxième quart du VIe s. à la périphérie de Marseille, puis au-delà, on connaît un seul atelier, de la fin du siècle, au Mourre de Sève à Sorgues, mais l’étude très précise de Ch. Arcelin-Pradelle (1985) postulait l’existence d’une dizaine d’autres en Provence où certains sites (Saint-Blaise, les Baou de Saint-Marcel) ont livré plusieurs centaines de vases. Peu fréquente en Languedoc oriental, cette céramique connaît un succès évident du Languedoc occidental (un four du Ve s. à Béziers) à la Catalogne. Retenons que le décor de base est celui des lignes ou bandes ondées incisées au peigne.
25Mais je voudrais insister plutôt sur la céramique à pâte claire peinte, beaucoup moins répandue, où tout reste à faire. C’est pourtant une catégorie où le style semble prendre une valeur particulière et donner prise à une analyse plus précise.
26Le modèle se trouve dans la céramique ionienne à bandes, relayée dès le premier quart du VIe s. par des productions massaliètes. La décoration y reste toujours sobre et comprend essentiellement, outre des bandes parallèles, plus ou moins larges, des lignes ondulées et des motifs en forme de pétales (fig. 6). L’apparition des productions indigènes se situe dans le dernier quart du VIe s. dans une zone à cheval sur le bas Rhône avec un groupe particulier autour de l’étang de Berre (Goury 1995), puis au Ve s. dans le Var et enfin, au IVe s. dans le Languedoc central entre Vidourle et Aude (Garcia 1993) (fig. 7).
27Je souhaite attirer l’attention sur quelques caractéristiques de la production du bas Rhône (fig. 8-9) :
- en ce qui concerne les vases à boire, les emprunts restent proches des modèles : les potiers s’en tiennent au décor de bandes, en privilégiant la lèvre des coupes qui est toujours peinte ;
- en ce qui concerne les vases à verser ou à stocker, le décor devient envahissant. On peut retenir parmi les motifs non empruntés aux vases grecs des motifs récurrents comme particulièrement significatifs :
- les triangles hachurés ;
- les chevrons ;
- le cercle pointé, de préférence dans les registres supérieurs ;
- les demi-cercles pendants comme décor terminal du registre inférieur.
28Autant le cercle pointé, le triangle hachuré ou le chevron se retrouvent sur d’autres productions indigènes du secteur (céramique non tournée, chenets, plaques-foyers), autant le demi-cercle pendant apparaît étranger à la tradition indigène comme à la tradition ionienne. Il y a là une innovation marquante à côté de la reprise de motifs traditionnels.
29Dans la céramique à pâte claire peinte du Var (fig. 9), la caractéristique paraît être une ligne ondulée fine entre deux bandes peintes étroites.
30Dans le décor des céramiques peintes dites héraultaises, trois motifs se distinguent (fig. 9) :
- les chevrons affrontés de lignes ondulées dessinant des sortes de losanges ;
- les panneaux verticaux à remplissage de lignes ondulées ;
- les vagues.
31Quel sens faut-il accorder à ces divers éléments ?
32Cela revient à poser la question de la place de la décoration dans la définition du style et de sa signification. La littérature anthropologique sur le sujet est vaste. Pour une mise au point critique récente, je renvoie aux travaux de M. Dietler et I. Herbich (1994a, 1994b), particulièrement adaptés à la réflexion en archéologie. Définie par opposition à la fonction et à la technologie, en matière de céramique, la notion de style a été initialement réduite aux aspects déco-
33ratifs et prise comme synonyme de décoration. Dans une conception passive, certains y ont vu le relet inconscient de phénomènes sociaux ou culturels ou celui des structures cognitives profondes sousjacentes à tous les rapports sociaux et toutes les pratiques culturelles. Dans une conception active, la plus répandue a considéré le style comme un instrument servant à l’échange d’information (Wobst 1977) : le style serait “surajouté” aux objets pour remplir une fonction sociale, pour une communication symbolique relative aux frontières et à l’identité du groupe, ethnique en particulier. Sans aller jusqu’à l’échange d’information, beaucoup d’anthropologues ont en tout cas retenu que le style matériel serait essentiellement un moyen d’expression symbolique, certains y voyant même une forme d’écriture qu’il faudrait tenter de déchiffrer. Mais c’est confondre signes et symboles. En l’absence d’une observation directe des comportements liés à la communication, l’archéologue ne pourra pas savoir quels aspects de la culture matérielle sont précisément mobilisés à cet effet.
34Face à ces conceptions dont chacune n’épuise qu’une partie du débat, Dietler, Herbich (1994b) ont proposé la notion de style matériel comme « le résultat d’une gamme caractéristique de réactions visant à relier les choix décoratifs, formels et techniques opérés à tous les maillons de la chaîne opératoire de production ». Le problème pour l’archéologue qui dispose des seuls vestiges matériels est de comprendre à quelles demandes et exigences répondent les choix effectués le long de la chaîne opératoire par les acteurs sociaux, qui peuvent suivre des stratégies différentes, mais sont liés par certaines dispositions communes (l’habitus de Bourdieu). L’expérience ethnologique montre que ces demandes et exigences proviennent aussi bien de la politique économique que des relations entre individus : il n’y a pas un ensemble de règles rigides mais une pratique qui peut aboutir ou non à des changements stylistiques qui n’ont que peu ou point de signification dans le contexte de l’utilisation. À travers une enquête chez les Luo du Kenya, les auteurs ont constaté que les aires finales de répartition spatiale des micro-styles des différentes communautés de potières, qui correspondent aux lieux de consommation, traversent plusieurs frontières de groupes ou sous-groupes ethniques y compris dans des situations d’hostilité ou de concurrence entre ces groupes. Cela signifie pour l’archéologue qu’une carte de distribution d’un style de céramique ne sera pas nécessairement un bon marqueur d’identité ethnique. Cependant on peut penser que si, pour les utilisateurs, le style peut n’avoir pas de signification symbolique apparente comme marqueur d’identité ethnique, cela n’interdit pas qu’il ait ce sens pour les producteurs. Mais nos auteurs ajoutent que les modalités d’apprentissage et les relations personnelles entre les potières semblent plus déterminantes dans le choix d’un répertoire décoratif qu’une stratégie identitaire. Les potières sont incapables d’expliquer consciemment la différence entre leur propre style et ceux des autres communautés. Malgré tout, on constate aussi que « chaque potière dispose d’un répertoire de motifs ornementaux assez limité qu’elle partage à des degrés divers avec les autres potières de sa communauté et dans lequel elle puise pour produire des formes relativement homogènes » ; des innovations de formes ou de motifs peuvent se produire et sont intégrées à la gamme existante en fonction de l’accueil réservé par le marché ou leur reprise par d’autres potières.
35Il ne faudrait pas que l’ethnologie des techniques pousse dans un sens trop technico-centriste. Dietler, Herbich insistent sur la culture matérielle comme phénomène social et sur la situation des artisans comme acteurs sociaux. La transmission de savoir n’est pas limitée à celle d’une technique. Si le répertoire décoratif des potières Luo reste limité et partagé, c’est bien le signe qu’il appartient à une tradition transmise, récurrente et peu renouvelée.
36La situation est pour le moins ambiguë. Est-elle désespérée ?
37Revenons à nos céramiques à pâte claire peintes du bas Rhône. On est ici face à une situation typique d’acculturation spontanée, selon la définition de Roger Bastide (1960, 1971). Une cause externe (la rencontre avec le Grec) provoque un changement en un point d’une culture indigène (la consommation de vin). Ce changement est absorbé par la culture indigène en fonction de sa logique propre (le travail festin) et va entraîner une série de réajustements successifs. Parmi eux, la manière de boire le vin, associée à l’adoption d’objets du service à boire grec, débouche sur une entreprise de production locale impliquant un nouveau savoir spécialisé avec une nouvelle chaîne opératoire. Ce réajustement est-il dû comme le propose Dietler (2002) à « une augmentation considérable de la demande pour ce type précis de céramique » liée à une augmentation des activités festives ? (mais on a déjà noté que, contrairement à la céramique grise monochrome, cette production est toujours restée peu importante). Ne faut-il pas y voir une manifestation d’intégration d’un emprunt réélaboré dans un cadre social et culturel ouvert où, à côté des vases à boire de type grec dont il copie plus ou moins la forme, le potier élabore une vaisselle de table dérivée des formes indigènes et recrée un décor emmêlant modèles grecs, indigènes et innovations ? Ne peut-on parler dans ce cas d’une création en forme de revendication d’identité ? Que sa diffusion traverse ensuite plusieurs frontières de groupes est vraisemblable en fonction des différents espaces définis par des chaînes de sociétés multiples.
38La carte de distribution des céramiques peintes indigènes montre leur absence à Marseille même. Pourtant, elles reproduisent des formes grecques de coupes ou de cruches très proches de celles produites et utilisées à Marseille (et qui d’ailleurs leur ont servi de modèle) et leur utilisation se situe dans des zones où l’on trouve les productions massaliètes (amphores à vin et céramique) ou importées par l’intermédiaire de Marseille (céramique attique). Les possibilités d’échange existent. Mais d’une part, les potiers massaliètes fournissent à suffisance leurs consommateurs et, d’autre part, les Grecs de Marseille avaient sans doute bien du mal à reconnaître dans le style de ces vases, au sens décoratif, quelque appartenance à leur univers ethno-culturel. Du côté des indigènes, la démarche est plus profonde : ils auraient pu se contenter d’utiliser les vases fournis en même temps que le vin. Leur création recouvre un phénomène social total puisqu’ils ajoutent aux vases à boire le vin leur propre vaisselle de table dans une nouvelle technique et un nouveau répertoire décoratif. On a bien là toute la gamme de choix décoratifs, formels et techniques, le long de toute la chaîne opératoire, réclamée par Dietler, Herbich. Nouvelle manifestation de la réceptivité et de la créativité des groupes indigènes à travers la perception de l’identité de l’Autre, en miroir par rapport à celle précédemment décrite des vases culinaires produits pour les Grecs. Mais est-ce pour autant une revendication ethnique ?
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Notes de fin
* Entre Grecs et Celtes en Gaule méridionale protohistorique : de la culture matérielle à l’identité ethnique, dans Les identités ethniques dans le monde grec. Actes du Colloque international de Toulouse (9-11 mars 2006). Pallas, 73, 2007, 191-198, 235-242.
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Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971