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Identités ethno-culturelles et espaces en Gaule méditerranéenne (principalement aux VIe-Ve s. av. J.-C.)

p. 171-187


Texte intégral

De l’Afrique à la Gaule

1Depuis une trentaine d’années, les concepts d’identité et d’appartenance sont au cœur des débats des ethnologues, principalement africanistes, d’où est née la notion ambiguë d’ethnicité (appréhension de l’identité dans son double aspect ethnique – ethnonyme, ascendance commune présumée des membres et, éventuellement, possession d’un territoire commun – et culturel – l’ensemble des traits ou attributs tels que langue, religion, coutumes, codes de comportement, etc) et son interprétation en fonction de deux grandes théories opposées, primordialisme et constructivisme. La première s’appuie sur une « conception qui fait de la similarité intrinsèque entre ceux qui, sans l’avoir choisi, partagent l’héritage culturel transmis par des ancêtres communs, la source d’attachements primaires et fondamentaux (primordiaux) » : primaires, parce que l’individu naît avec un héritage biologique présumé et en possession de biens symboliques transmis par les ancêtres, fondamentaux, dans la mesure où l’identité ethnique constituerait l’identité de groupe de base pour tous les individus. Les constructivistes relèvent que l’ethnicité ne doit pas être conçue comme un élément supra-historique et quasi-naturel dans un groupe, comme une qualité inhérente à l’appartenance acquise une fois pour toute dès la naissance, mais plutôt comme une identité sociale construite à partir de circonstances politico-historiques spécifiques dans un processus dialectique continu qui met l’accent sur le fait que le “nous” se construit par opposition au “eux” : « la formation d’un groupe est toujours un jeu d’ensemble entre la dynamique interne et l’exigence d’équilibrer les rapports de pouvoir et les rapports sociaux au sein du groupe d’un côté et la dynamique de l’interaction et de la nécessité de s’entendre avec le monde extérieur de l’autre côté. Seuls “les autres” peuvent inciter à se développer le sentiment qui mène les gens à se définir comme différents, comme un groupe, mais ce processus a toujours son complément dans une dynamique interne dans le groupe qui se définit ainsi. À la base de cette dynamique interne existe l’idée de ce qui fait le “nous”, mais les bornes d’un tel groupe sont perméables et pas du tout strictes » (De Bruijn, Van Dijk 1997, 20). Dans la construction de ces frontières qui définissent le groupe plus que le matériau culturel qu’elles renferment (Barth 1995), l’influence ne vient pas seulement des autres groupes ethniques, mais aussi des constellations politiques, religieuses et écologiques dans lesquelles ils se trouvent. Amselle (1990) a montré comment l’intervention coloniale est à la base de ce processus de formation de l’ethnicité lié aux rapports avec le monde extérieur : non seulement les formes et les expressions des ethnicités peule ou mandingue d’aujourd’hui ne sont pas des fonds culturels “trouvés” et ne peuvent pas être comprises sans prise en compte de l’histoire, mais elles n’existaient peut-être même pas avant la conquête française. En effet, les historiens et les anthropologues croient aujourd’hui que l’Afrique précoloniale n’était pas constituée de tribus ou de groupes ethniques aux frontières distinctes. Au contraire, les caractéristiques prédominantes des sociétés précoloniales étaient la mobilité, les réseaux croisés, l’adhésion à des groupes multiples et la flexibilité des frontières. Si des processus d’ethnicisation ont dû se produire dans la période précoloniale (notamment dans le contexte d’agression et d’insécurité des razzias et du commerce des esclaves), c’est la colonisation européenne du XIXe s. qui a créé les conditions de renforcement des tendances vers une organisation sur des bases d’identité ethnique. L’administration coloniale exigeait une organisation de la population reconnaissable sur le terrain (il fallait “territorialiser” les groupes) et les fonctionnaires mirent tous leurs efforts pour fixer l’organisation sociale, non seulement, d’ailleurs, en groupes ethniques, mais aussi en hiérarchies sociales.

2Si l’on remplace l’Afrique par la Gaule, la conquête française (ou anglaise) par la conquête romaine, l’administration des colonies françaises (ou britanniques) par l’administration des provinces romaines, on peut essayer de transposer un modèle vraisemblable d’hypothèse et d’analyse. C’est à partir des listes de Pline l’Ancien inspirées de la formula provinciae d’Auguste aux Flaviens (Christol 1994) que l’on dispose d’une série de noms de peuples, indépendants ou regroupés en cités, à l’intérieur de la province de Narbonnaise, alors que l’on ne connaissait auparavant qu’une petite poignée d’ethnonymes. Bien sûr, ces découpages administratifs ne sont pas des “créations” ethniques ex nihilo, mais, comme en Afrique (Lentz 1995), la coopération inévitable entre autorités coloniales et représentants de la culture locale, habituellement les chefs (qui avaient pu en outre fréquenter les écoles massaliètes dont parle Strabon) ou des intermédiaires commerciaux, a provoqué l’entrelacement de plusieurs modèles d’identité. Au cours du processus, des pratiques, des symboles et des histoires pourtant complètement nouveaux ont été introduits comme “traditionnels”, en même temps que des éléments plus anciens étaient adoptés et transformés en une “loi coutumière” dorénavant formulée par écrit. Ainsi se sont mises en place des catégorisations ethniques beaucoup plus rigides et standardisées que ne l’étaient les identités collectives précoloniales. Par la suite, la solidification de ces nouvelles identités par la pratique journalière de la bureaucratie et des frontières fixées par l’administration les a fait apparaître “naturelles” (processus d’essentialisation), d’autant plus que les facteurs assurant leur continuité ont pu ensuite être différents de ceux pris en compte au moment de leur formation. Dans beaucoup de colonies africaines (... comme en Narbonnaise après la conquête césarienne de la Gaule indépendante et, surtout, la réorganisation impériale ?), un changement social rapide, marqué par des migrations de travail, l’urbanisation et la monétisation croissante des relations rurales, favorisait l’insécurité et un recours aux valeurs “traditionnelles”, que de larges secteurs de la population croyaient retrouver dans les nouvelles idéologies ethniques.

3Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la situation antérieure à celle créée par la conquête romaine et, plus précisément, celle qui prévalait au moment de l’arrivée des Phocéens à Marseille et dans les deux siècles qui ont suivi : situation de contacts directs limités à quelques points d’appui sur une ligne d’interface maritime ou fluviale et non pas de conquête et d’administration territoriale. L’espace colonial grec est en effet limité à une colonie au territoire restreint, Marseille, un établissement nommé Emporion (Ampurias) et, à partir du dernier quart du VIe s., peut-être des établissements à Arles (qui s’appellerait Théliné) et à Rhodanoussia (site d’Espeyran ?) et une implantation provisoire à Agde avant la fondation de la colonie massaliète qui date de la fin du Ve s.

4La faiblesse de l’implantation grecque nous permet d’envisager l’espace “gaulois” dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle de l’Afrique avant les conquêtes et les partages coloniaux des puissances occidentales. L’absence de toute source écrite nous interdirait radicalement d’avancer une quelconque définition ethnique de l’espace en admettant bien sûr que des processus d’ethnicisation s’y soient déjà produits. Amselle (1985) nous fournit une méthodologie appliquée à l’Afrique précoloniale. Partant de la primauté des relations intersociétales dans un « espace international » et du fait que « chaque société locale doit être conçue comme l’effet d’un réseau de relations », Amselle propose en effet de commencer par définir ces différents réseaux et de considérer les ethnies comme faisant partie d’ensembles plus larges, des espaces structurés par des facteurs économiques, politiques, linguistiques et culturels (auxquels De Bruijn, Van Dijk 1997 proposent d’ajouter des facteurs écologiques). Ces espaces sont interconnectés, correspondant aux rapports sociaux différents entre les groupes et avec le monde extérieur, et forment « des chaînes de sociétés à l’intérieur desquelles les acteurs sociaux se meuvent ».

5Notre objectif est donc d’essayer de reconstruire les différents espaces sociaux qui pouvaient structurer la Gaule méridionale conçue comme un espace unique où les petits espaces sociaux érigés plus tard en tribus, ethnies et cités étaient eux-mêmes reliés à l’intérieur de “chaînes de sociétés”, de voir comment s’opéraient à travers ces espaces primordiaux les contacts avec les étrangers – c’est-à-dire d’abord les Grecs Phocéens – nouvellement implantés en des lieux précis, d’analyser les divers domaines d’interaction, les manifestations de la dynamique de l’environnement, du monde extérieur et les changements internes susceptibles de constituer des points de départ pour la formation de groupes sociaux ou ethniques. C’est certainement la meilleure façon d’aborder le problème en fonction de la seule source d’information à notre disposition, l’archéologie, source muette à la différence des traditions orales qui alimentent le discours ethnologique.

Espaces géographiques et écologiques

6Il faut envisager les espaces naturels du domaine méditerranéen « gaulois » à plusieurs niveaux. Il y a d’abord les grands espaces géographiques :

  1. les plaines de la basse vallée du Rhône en accent circonflexe centré sur le delta du fleuve ;
    • vers l’est, les plis alpins perpendiculaires au cours du fleuve dégagent de larges espaces (vallées de l’Ouvèze, de la Nesque et du Coulon) dont les plus importants sont occupés par la vallée de la Durance, actuelle au nord de la chaîne des Alpilles, ancienne avec le cône d’alluvions de la Crau au sud de cette même chaîne jusqu’à l’Étang de Berre ; celui-ci est entouré de plateaux morcelés et de crêtes perçés par la vallée de l’Arc vers le bassin d’Aix-en-Provence ; tous ces reliefs sont favorables à l’installation des habitats perchés ;
    • vers l’ouest, les plaines du bas Rhône sont prolongées par la plaine languedocienne ; celle-ci se termine par une côte basse bordée d’une sorte de long cordon littoral qui s’étend depuis le delta du Rhône jusqu’au Roussillon et emprisonne une série d’étangs communiquant avec la mer par des graus et représentant autant de portes d’entrée pour les navigateurs méditerranéens ; entre la plaine littorale et les reliefs des Cévennes et du Massif central, la Garrigue constitue un gradin formé de plates formes calcaires où se sont implantés les habitats perchés ; des fleuves perpendiculaires à la côte (Vidourle, Lez, Hérault, Orb, Aude) offrent autant de voies de pénétration vers l’intérieur ; au-delà, la plaine littorale est directement surplombée par les chaînes des Corbières et des Pyrénées.
  2. les reliefs provençaux, de l’Étang de Berre au Var, d’abord calcaires (massifs de la Nerthe, de l’Estaque de la Sainte-Victoire, de l’Étoile, de la Sainte-Baume), puis cristallins (Maures, Estérel), peu fertiles, d’accès difficile (vallées de l’Argens, du Gapeau, du Var), bordés d’une côte rocheuse abrupte mal accessible à la navigation antique ; à la fois conservatoire et zone de répulsion, on y a vu parfois le prolongement d’une occupation ligure pré-indoeuropéenne restée à l’écart des migrations celtes de l’Âge du bronze jusque dans les plaines rhodaniennes et languedociennes.

7Mais c’est évidemment au niveau d’espaces morphologiques de taille plus modeste, homogènes par leurs caractéristiques bioclimatiques, que l’on pourra saisir les facteurs écologiques qui ont pu interférer dans la mise en place d’espaces sociaux. Des études dans ce sens sont en cours en Provence dans la région de l’Étang de Berre et dans le bassin d’Aix-en-Provence1. Mais nous possédons, grâce aux travaux de M. Py, un exemple emblématique en Languedoc oriental avec la Vaunage (Py 1978, 24-64) (Fig. 1). Il s’agit d’une petite plaine d’effondrement située dans les garrigues de Nîmes, entre 25 et 50 m d’altitude, largement ouverte au sud sur la vallée de la Vidourle et limitée sur les autres côtés par une ligne continue de collines dont l’altitude moyenne est de 150 m. Le fond de la dépression est drainé par un ruisseau, le Rhôny, affluent du Vistre, dont les alluvions sont adaptées à la polyculture. La forêt climax est une chênaie de chênes verts et de chênes pubescents, favorable au développement du gibier et les plateaux calcaires qui l’entourent offrent un espace à l’élevage ovin. Sur les collines ont été repérés et fouillés six habitats protohistoriques : Roque de Viou, La Liquière, La Font du Coucou, Le Roc de Gachonne, Mauressip et Nages. Tous ces sites sont proches les uns des autres et leur occupation s’est succédée dans le temps en se recoupant peu : d’abord Le Roc de Gachonne au VIIe s., puis La Liquière (v. 600-v. 480), Mauressip (v. 480-v. 100) et Nages (v. 250-v. + 10), tandis que La Font du Coucou n’est occupée qu’entre v. 525-v. 480 et Roque de Viou v. 380-v. 250. Quelle entité représente cet espace ? Une tribu, un clan ou des clans ? Quels sont ses rapports avec les autres groupes ? On notera un lien privilégié en rapport avec le monde extérieur puisque La Liquière est un des habitats le plus tôt atteints par les produits importés d’Étrurie et de Grèce, vraisemblablement par l’intermédiaire d’autres indigènes en rapport avec les navigateurs massaliètes.

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Fig. 1 – La plaine de Vaunage (d’après M. Py 1990).

Espaces et ethnonymes antiques

8Si l’impossibilité de faire appel à une information écrite ou orale directe marque les limites radicales de notre interprétation, nous ne sommes pourtant pas complétement démunis. Prenons-en un exemple particulièrement significatif, celui des ethnonymes qui, connus par la littérature grecque contemporaine, nous amènent à nous poser une question essentielle : doit-on considérer la Gaule méditerranéenne antique comme un « espace international » ? Selon Amselle, l’ethnonyme est un “signifiant flottant” et son utilisation de nature “performative”, c’est-à-dire que l’appli cation d’un signifiant à un groupe social crée d’elle-même ce groupe social. Cet ethnonyme peut donc être celui que les individus s’appliquent à eux-mêmes ou celui par lequel les autres les désignent. Ainsi à côté de l’idionyme Dogon, “celui qui appartient à la famille de ceux qui ont le sens de l’honneur”, par lequel se reconnaissent tous les individus se réclamant de cette identité, les populations voisines les identifient par des hétéronymes divers, Tombon pour les Bwabas ou les Bambaras, Kaado pour les Dioulas, etc. (Bouju 1995). Ainsi ayant emprunté (et déformé) le nom que leur donnent les Wolofs, ce sont les Français qui ont donné le nom de Peuls aux membres d’un groupe humain qui s’appellent eux-mêmes Fulbe (sing. Pullo). Ainsi, « il semble que les commerçants musulmans Maraka et Dioula aient désigné globalement sous le nom de Bambara les populations, à leurs yeux avant tout paysannes et païennes, qu’ils rencontraient sur leurs parcours entre les cités marchandes des bords du Niger et les régions productrices d’or et de kola en bordure de la zone forestière » ; et d’ailleurs, aujourd’hui, « se reconnaître ou être reconnu par les autres comme bambara indique, plus qu’une appartenance linguistique ou culturelle précise, une identité sociale au sein d’un système de rôles contrastés et stéréotypés par lequel se distinguent et se perçoivent les diverses communautés cohabitant et coopérant dans un même espace historique » (J. Bazin). Ainsi, les populations appelées Gouin par les Français se nomment eux-mêmes Ciranba ; les Gouin qui parlent français disent « Nous, les Gouin » et, lorsqu’ils s’expriment dans leur propre langue, « I, Ciranbana ».

9Lorsque Hécatée ou Hérodote nomment Ligures (Λίγυες), Ibères (Ἴβηρες) et Celtes (Κελτοί/Κελται), on peut penser qu’il leur appliquent les mêmes critères de distinction que ceux que ce même Hérodote (VIII, 144) utilise pour identifier les Grecs (et qui recoupent d’ailleurs en partie le contenu du concept d’ethnicité) dans un ordre décroissant d’importance : « même sang et même langue, sanctuaires et sacrifices communs, semblables mœurs et coutumes » ; c’est d’ailleurs encore ceux qu’utilise Strabon, précisément dans son tableau de la Gaule au livre IV de sa Géographie (IV, 1,1 : la race, la langue, le mode de vie et l’aspect physique ; cf. II, 5,28). Ces entités sont donc aussi à placer au niveau de l’ethnie au sens ethnographique du terme, c’est-à-dire « un ensemble linguistique, culturel et territorial d’une certaine taille, le terme de tribu étant généralement réservé à des groupes de plus faible dimension » (Taylor 1991, 242). Ces ethnonymes se situent donc à un niveau d’élaboration assez élevé puisqu’ils regroupent en trois ensembles des peuplades nombreuses vivant sur de vastes espaces. On imagine sans difficulté que les Ligures de Gaule ont été perçus comme un prolongement de ceux d’Italie. Mais les Celtes et les Ibères représentent vraisemblablement de véritables créations d’ethnonymes à partir d’informations locales qui ont été interprétées, réélaborées et étendues à un ensemble plus vaste. Lorsque César (BG, I, 1) écrit que : qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur, cela doit signifier seulement qu’à son époque les populations gauloises se sont réapproprié le nom que leur donnaient les Grecs. On pouvait penser qu’en dehors des informations vraisemblablement détenues par les Massaliètes (Momigliano 1979, 63-85), les connaissances étaient restées longtemps fragmentaires, issues de mises en lumière casuelles : ainsi les Elisyques viennent au jour à l’occasion de leur présence comme mercenaires dans les armées carthaginoises, les Salyens (selon Tite-Live) ou les Ségobriges (dans la reconstruction tardive de Trogue-Pompée) à l’occasion de la fondation de Marseille, tout comme, plus tard chez Polybe, les Allobroges (bel exemple d’hétéronyme) au moment du passage des Alpes par Hannibal ou les Déciates et les Oxybiens attaquant les colonies massaliètes d’Antipolis et Nikaia. La réalité pourrait être toute différente : c’est un fait que dès la fin du VIe s. les géographes grecs avaient une connaissance suffisante de ces contrées occidentales pour en proposer une véritable reconstruction ethno-géographique.

10Que les auteurs anciens contemporains de la période qui nous concerne aient eu, envers cet Occident en cours de découverte, une vision autant géographique qu’ethnographique est vraisemblable (Dominguez Monedero 1983). C’est en fonction des espaces géographiques qu’Hécatée, Hérodote, les sources d’Aviénus situent en France méridionale les trois grandes entités ethniques qui resteront utilisées durant toute l’Antiquité : les Ligures et les Ibères sur la bande littorale d’est en ouest, les Celtes en arrière, vers l’intérieur des terres. Mais les frontières entre ces trois ethnies sont floues et changeantes. Hécatée place Marseille en Ligurie au-dessous de la Celtique (polis tès ligustikés kata ten keltiken) et Hérodote parle des Ligures qui habitent au-dessus de Marseille (oi ano uper Massalies oikeontes) ; pour Eschyle, la Crau est habitée par les Ligures. Dans le recueil Des Singularités merveilleuses (5, 89), un paragraphe (mais quelle est sa source ?) est consacré à un curieux étang situé « dans la chôra des Massaliotes, aux abords de la Ligystique », vraisemblablement dans le delta du Rhône (étang de Berre ?), qui serait donc, à cette date, exclu du domaine ligure. Aviénus situe au niveau du fleuve Hérault la ligne de démarcation entre « la terre ibère (Hibera tellus) et les rudes Ligures ». Strabon (III, 4, 19) note que pour les auteurs anciens (lesquels ?) l’Ibérie s’étendait jusqu’au Rhône et, inversement Hécatée qualifierait, d’après Stéphane de Byzance, les Elisyques de la basse vallée de l’Aude de peuple ligure. Trogue Pompée situe la fondation de Marseille inter Ligures et feras gentes Gallorum. À l’intérieur du domaine ligure à l’est du Rhône, les sources d’Aviénus signalent les féroces Salyens. On peut douter que les limites qu’en donne Strabon dans le cadre de la Transalpine puissent être reportées telles quelles à notre époque : de Massalia aux Alpes, du Rhône à la Durance et au Var, ils habitent les plaines et les montagnes.

11De même, Aviénus permet de situer en Languedoc occidental un peuple portant l’ethnonyme d’Élisyques (connus aussi d’Hécatée et d’Hérodote), regroupés aux abords de l’étang Helice (étang de Bages et Sigean) et du fleuve Atax (l’Aude) dans un royaume ayant pour capitale Naro ; selon Étienne de Byzance, Hécatée qualifiait l’étang et le fleuve de Narbaioi. Rien d’étonnant, notamment en fonction de la qualité de nos sources, que les frontières même approximatives de ces peuples nous soient inconnues. On aurait tort cependant de ne pas accepter comme hypothèse vraisemblable le découpage en trois grands espaces ethniques transmis par les sources antiques.

Espaces d’échanges économiques

12En fonction de l’arrivée des Phocéens en Gaule (fondation de Marseille) et des rythmes de l’emporia grecque (Bats 1992 ; 1998), il faut distinguer dans notre période deux grands moments dans les rapports avec les sociétés indigènes dont toute la chronologie archéologique est tributaire des importations méditerranéennes.

13Dans un premier temps (v. 600-v. 530), les Phocéens de Marseille pratiquent une emporía à double face, vers la mer Tyrrhénienne (ouverture de l’empo ­ rion de Gravisca, consommation des produits étrusques) et vers l’extrême Occident (fondation d’Emporion, rapports avec Tartessos). Les relations qu’ils développent avec la Gaule découlent avant tout de leur relations avec l’Étrurie.

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Fig. 2 – Carte de diffusion des produits étrusques (vaisselle métallique et bucchero) et grecs orientaux (coupes ioniennes B1 et bols rhodiens) et des dépôts launaciens (v. 600-v. 530).

14Des trouvailles archéologiques on retire une double information :

  • d’une part le type des produits, vin, céramique de qualité et bronzes, produits de luxe retrouvés dans les contextes indigènes, s’insère parfaitement dans un trafic aristocratique typique où les marchands doivent se concilier les chefs locaux par des cadeaux appropriés ;
  • d’autre part ces contacts paraissent plutôt limités, mais dans des situations différentes selon les zones (Fig. 2) :
    1. en Provence
      1. à proximité immédiate de Marseille (Saint-Blaise, Tamaris) dans un contexte d’habitats avec des échanges plus importants et réguliers mais qui ne semblent pas jouer encore le rôle d’intermédiaires avec l’arrière-pays ;
      2. autour du Massif de la Sainte-Victoire dans des contextes funéraires avec des objets isolés, typiques du chieftain’s trade ;
      3. l’absence totale de mobilier importé dans les habitats côtiers entre Marseille et l’Italie avant le dernier tiers du VIe s.2 ;
    2. en Languedoc, en petite quantité, mais très essaimé aussi bien dans des habitats que dans des sépultures, ce qui pourrait indiquer des contacts plus ouverts, plus diffus à partir d’une côte plus facile d’accès (ne pas oublier qu’une série continue de lagunes se succède pratiquement du Rhône jusqu’à l’Ibérie) et où les dépôts de fondeur (les dépôts “launaciens” longtemps attribués à l’Âge du bronze, mais dont l’enfouissement semble couvrir plutôt le VIe s.)3 pourraient constituer un indice des métaux recherchés par les navigateurs méditerranéens.

15Il n’est pas déraisonnable d’imaginer que dans cette première période l’absence d’habitats indigènes structurés ait multiplié les contacts directs entre marchands méditerranéens et interlocuteurs indigènes : mais rencontres occasionnelles et liens de philia et de xenia en devenant permanents ont entraîné les indigènes dans un processus de structuration et de hiérarchisation de leurs sociétés (cf. le double système de la traite volante et des marchés fixes sur les côtes d’Afrique occidentale durant la période précoloniale).

16Dans la période suivante (c’est-à-dire après 540/530), Marseille devient un centre de production du vin et acquiert le contrôle maritime de la face gauloise de Méditerranée nord-occidentale. Les habitats indigènes suscités par le développement d’échanges réguliers se multiplient et les amphores marseillaises y parviennent en quantité en compagnie des productions céramiques de Grèce propre (attique) et de Marseille (céramique à pâte claire). Certains sites semblent jouer un rôle de centres d’interface, de gateway communities, de portes d’entrée pour une redistribution dendritiques, tels Arles, Espeyran, Bessan, Lattes, Pech Maho, d’autres le rôle de marché de redistribution interne, comme Nîmes ou Mailhac. Les autres sont simplement des sites d’habitats récepteurs : pour s’en tenir aux sites ayant fait l’objet de fouilles, Antibes, Le Montjean, Costebelle, Baudouvin, La Courtine d’Ollioules, Le Mont Garou, Les Embiez, Bouc Bel Air, Auriol, Martigues (Saint-Pierre), Carpentras (La Lègue), Cavaillon, Sorgues ; Villevieille, La Roche de Comps, Mauressip, Ambrussum, Le Marduel, Le Plan de la Tour, Florensac, Clermont l’Hérault, Montlaurès ; et les prospections ont multiplié ces points (cf. Amphores de Marseille 1990, passim). Nous ignorons tout du processus de réalisation de ces échanges aussi bien en ce qui concerne les personnes (qui sont les marchands ? jusqu’où pénètrent les marchands grecs ?) que les moyens utilisés (don/contre-don, troc, plus vraisemblable que la monnaie si du moins on s’en tient aux trouvailles de monnaies massaliètes [type Auriol]). En ce qui concerne les produits fournis par les indigènes, on pense toujours aux esclaves, aux produits agricoles et aux métaux (bruts ou de récupération déjà évoqués).

17Il n’y a plus d’opposition entre côte provençale déserte et côte languedocienne prospectée. Les comparaisons entre les sites du Mont Garou et une extrapolation sur Lattes montrent une stricte identité dans les proportions de céramique, quel que soit le mode de calcul. L’opposition est plutôt entre sites littoraux et sites de l’intérieur : on note une diminution progressive au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la côte ou des rives des fleuves accessibles par bateau et l’évolution parallèle et au même niveau des importations d’amphores et de vaisselle sur le littoral alors que vers l’intérieur les importations d’amphores sont en général supérieures à celles de vaisselle : contacts directs et fréquents sur la côte et diffusion linéaire vers l’intérieur par indigènes interposés.

18Comme raisons de ce boom sur les sites gaulois, Py (1990) voit la pression accrue du négoce sur les communautés indigènes et le développement des forces productives indigènes qui leur permet une accession à une consommation plus forte, mais il faut penser aussi à la demande accrue en vin (et accessoirement en objets) de la part des indigènes (cf. le thème de la soif celtique analysé par Dietler 1992). De même, la présence de monnaies sur les sites indigènes à partir de la deuxième moitié du Ve s. pourrait traduire, selon Py, la présence d’intermédiaires locaux en interface et donc une fonction « commerciale » de ces monnaies : peut-être faut-il penser aussi au phénomène socio-culturel de thésaurisation bien connu en milieu « barbare ».

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Fig. 3 – La région nîmoise (d’après M. Py 1990).

19Le résultat, c’est la croissance de ces gateway communities échelonnées en des points distants l’un de l’autre d’une cinquantaine de km (Espeyran, Lattes, Agde, Montlaurès, Pech Maho) dont certaines ont pu se hisser au rôle de central places d’un système dendritique (Saint-Blaise, Lattes, Montlaurès) ; notons cependant que le développement de l’emporia massaliète pourrait expliquer le tassement, voire la baisse des taux d’amphores à Saint-Blaise à qui une partie de la redistribution pourrait alors échapper. Le seul cas d’une liaison claire gateway community/central place pourrait être le couple Espeyran-Nîmes : Espeyran se trouve sur la circonférence d’un cercle de 30 km dont Nîmes serait le centre, qui atteint le Rhône (Beaucaire) et le Gard (La Roche de Comps) à l’est et le Vidourle à l’ouest et à l’intérieur duquel se trouvent les habitats du Marduel, de Roquecourbe, La Jouffe, des bords de la Vaunage, de Villevieille (Fig. 3).

20L’espace de circulation des produits importés de Marseille fournit un premier quadrillage qui marque la prédominance d’une forme générale englobante sur les différentes sociétés locales dont certaines jouent cependant un rôle privilégié d’intermédiaires : s’il existe des frontières elles ne sont guère visibles et l’impression est plutôt celle de relations en chaînes à partir du littoral ou des fleuves dont les vallées constituent autant de lignes de pénétration.

21Un autre exemple peut nous aider à mieux cerner ces espaces d’échanges en y ajoutant la dimension de la production, c’est celui d’une production artisanale de céramiques sur lesquelles nous reviendrons à propos des espaces culturels en nous attachant aux styles et aux techniques. Il s’agit des vases de céramique grise monochrome produits aux VIe et Ve s. dans une série d’ateliers dispersés depuis le Var jusqu’au Roussillon (mais avec un vide significatif en Languedoc oriental), y compris et même surtout en dehors des établissements grecs, dont l’originalité tient au fait que ce sont des céramiques tournées, alors que toutes les productions indigènes sont par ailleurs modelées. Technique et répertoire des formes ont d’ailleurs fait émettre l’hypothèse que les artisans étaient des Grecs émigrés en milieu barbare dans le sillage des marchands. Les données sont fournies par l’étude de Ch. Arcelin-Pradelle (1984) qui a défini différents groupes dont tous les lieux de production ne sont pas connus (Fig. 4, 5, 6).

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Fig. 4 – Carte de distribution du groupe 1 de la céramique grise monochrome (2e moitié VIe-Ve s.). Atelier : Marseille ; diffusion maritime d’Antibes à Ullastret (Arcelin-Pradelle 1984).

22Certaines informations paraissent contradictoires avec les précédentes. Pour le groupe 1, dont la diffusion est manifestement tributaire de l’emporía massaliète, il n’y a pas redistribution à partir des sites littoraux vers l’intérieur en même temps que les productions importées ; problème de goût : la céramique grise monochrome est peu présente en Languedoc oriental ni par des importations ni par des ateliers de production locale. Les deux autres ateliers, situés du côté provençal, ont une diffusion régionale limitée, l’une maritimo-fluviale de proximité, l’autre de proximité et aussi en descendant le cours du Rhône mais en sautant certains habitats. Ici, il y a donc de mini-réseaux de distribution liés à un atelier qui doit organiser lui-même cette distribution. On notera la permanence de certains habitats gros consommateurs, comme Saint-Blaise et Fontvieille, où tout arrive, signe que la logique économique est un facteur essentiel. Les sites littoraux semblent se comporter comme zones de marché à la différence des habitats de l’intérieur au-delà de Lyon, qui restent une zone de réciprocité et de gift trade. Jusqu’où remonte dans ce domaine l’intervention directe des Massaliètes et où commence la prise de relais successifs des indigènes ? M. Dietler (1992) envisage que le cratère de Vix a pu atteindre sa destination par un système de relais de cadeau inter-indigène parti des bords de la Méditerranée. Le Mont-Lassois est à relier à toute une série de principautés celtes situées au même niveau qui selon le schéma développé par P. Brun servirait d’intermédiaire entre les zones plus au nord et le monde méditerranéen. Il est finalement difficile de choisir entre les deux cheminements par

23relais indigènes interposés ou par gift trade direct ou indirect : la relative rareté des objets importés, et notamment des amphores massaliètes, irait plutôt dans le sens du premier schéma mais l’exceptionnelle qualité de certains objets, tel le cratère de Vix, peut difficilement être interprétée autrement que comme un cadeau direct des Grecs au prince du Mont-Lassois.

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Fig. 5 – Carte de distribution Aspect 1 du groupe 2 de la céramique grise monochrome (2e quart VIe-Ve s.). Atelier : région de Marseille ; diffusion principale : Marseille (no 1), Saint-Marcel (no 3), Bouc Bel Air (no 5), Saint-Blaise (no 9), Fontvieille (no 17), Antibes (no 70), quelques points en Languedoc oriental (Arcelin-Pradelle 1984).

Espaces étatiques, politiques et guerriers

24Dans sa définition des Grecs, Hérodote ne fait pas appel à des facteurs politiques ou sociaux et pourtant dès cette époque la particularité des Grecs d’être organisés en cités est telle que le terme d’ethnos est réservé aux peuples qui ne connaissent pas cette organisation, aux sociétés segmentaires et, en général, aux groupes d’êtres vivants, humains ou animaux, vivant ensemble.

25La place de l’espace politique grec en Gaule n’est pas plus facile à appréhender que les aires de pouvoir indigènes : en ce qui concerne l’extension de la chôra de Marseille, elle semble avoir toujours été limitée mais on est en réalité incapable d’en fournir des limites précises. Cet espace, en tout cas, Marseille a dû le défendre tout au long de sa vie.

26Pourtant la tradition antique nous a transmis un mythe de fondation de Marseille basé sur des relations de philia et xenia avec les indigènes. On peut se demander si ce mythe, qui est en place dès la deuxième moitié du IVe s. (Aristote), n’est pas une recréation de légitimation d’une installation opérée en réalité par la violence. En effet, si l’on en croit une mention de Tite-Live (V, 35), les Salyens auraient tenté de s’opposer à l’installation des Phocéens ; dans cette tradition par ailleurs inconnue, l’aspect “accord pacifique” n’est cependant pas absent, puisque les Phocéens reçoivent par ailleurs l’appui d’autres Gaulois venus du Nord, symbole de l’ambiguïté des relations avec les barbares. Dans le mythe massaliète, la violence intervient dans un deuxième temps et est déclenchée par les indigènes. Selon Trogue Pompée, c’est le fils de Nannos (le nain), Comanos (préfixe co- ou com- qui indique la parenté, Comanos peut-être contraction de Comnan[n]os) désigné comme roi des Ségobriges qui agressent les Marseillais et plus tard Catumandos (“celui qui écrase au combat”) est affublé du même titre de roi et est élu comme chef de guerre par les peuples limitrophes de Marseille de nouveau prêts à s’emparer de la ville. Ce nouveau discours s’adresse-t-il aux indigènes pour leur signifier qu’ils ont tort de s’opposer à Marseille puisque celle-ci existe non par un acte de violence mais en fonction d’une légitimité accordée par le premier des indigènes au premier des Grecs ? N’est-il pas plutôt destiné à affirmer une identité de cité probe et courageuse, contrainte de recourir à la violence par la violence des barbares ? Sa création trouverait alors bien sa place au moment de l’épisode de Catumandus, pour associer la lutte de Marseille pour sa survie à celle de Rome assaillie au même moment par les Gaulois de Brennus. Rome qui se trouvait précisément déjà liée à la fondation de Marseille par un accord des jeunes fondateurs avec Tarquin l’Ancien. Et le mythe rejoindrait ainsi la réalité et, dans la définition de son identité, Marseille sera toujours tentée de mettre en avant ses liens avec Rome.

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Fig. 6 – Carte de distribution du groupe 3 de la céramique grise monochrome (2e quart VIe-Ve s.). Ateliers du Mourre de Sève à Sorgues (no 35) ; diffusion principale : Sorgues, Carpentras (La Lègue) (no 34), Mormoiron (no 33), La Roque-sur-Pernes (no 31), Fontvieille (no 17), Glanum (no 19), Saint-Blaise (no 9), Istres (no 10) (Arcelin-Pradelle 1984).

27Le seul autre espace politique transmis par les textes, cette fois dans le domaine indigène, se situe à l’autre extrémité de notre espace géographique. Aviénus cite le royaume des Élisyques et sa capitale Naro (Hécatée connaît dans le même secteur un étang et un fleuve qualifiés de narbaioi, d’où l’équivalence proposée Naro/Narbo) et Hérodote signale la présence de ces mêmes Élisyques parmi les mercenaires carthaginois de la bataille d’Himère. Or Hérodote les nomme à côté des Ligures (dont, selon Hécatée, ils feraient partie) et des Ibères (dont géographiquement ils pourraient faire partie) : sans doute faut-il voir là la prise en compte d’une revendication politique de ces Élisyques. Ainsi « l’ethnie dogon se présente comme une forme politique d’appartenance collective qui exprime une identité se signalant clairement par un nom propre, dogon, qui est connu, compris et accepté dans ce sens par tous les clans qui s’en réclament ; pour désigner un individu participant de cette identité, on ajoute simplement à ce substantif un suffixe d’agent, un Dogon/des Dogons » (Bouju 1995). Mais le royaume élisyque peut aussi bien constituer une « société englobante » incluant en son sein d’autres sociétés « englobées » échappant à toute qualification et en ayant repoussé d’autres à ses marges. Le nom même des Élisyques disparaît ensuite de la littérature antique et ne se retrouve pas dans l’organisation romaine de la Narbonnaise où la région apparaît occupée en revanche par les Volques Tectosages, vraisemblable nouvelle société englobante puisqu’elle s’étend de Toulouse à Narbonne. Il n’est pas difficile d’imaginer au niveau étatique, politique et guerrier des processus de composition, décomposition et recomposition qui modifient les formes d’organisation sociale à l’intérieur de notre espace.

28Dans ce domaine les apports de l’archéologie sont d’interprétation ambiguë. C’est en effet à travers les habitats et les nécropoles et les éventuels indices de hiérarchisation qu’ils offrent que l’on peut tenter de comprendre l’organisation politique des sociétés locales. Malheureusement la documentation archéologique est très inégale dans le sens qu’on peut difficilement mettre en relation habitat et nécropole.

29Peuplements et habitats semblent peu évoluer du VIIIe au début du VIe s. Les habitats groupés sont rares, et l’habitat en grotte ou sous abri se poursuit. Partout une grande rupture se situe dans le dernier tiers du VIe s. : on voit alors se multiplier les habitats groupés, le plus souvent perchés et entourés de remparts, avec une organisation habitative encore souvent monocellulaire, mais en îlots séparés par des espaces de circulation collectifs. L’interprétation de ce phénomène de regroupement n’est pas aisée. C’est vraisemblablement le signe d’un pouvoir très morcelé en chefferies indépendantes, mais ce pourrait être aussi le signe d’une forte pression politique (par exemple dans le cadre d’un royaume) qui aurait contraint des localisations lignagères dispersées à se regroupes en villages.

30En basse Provence et en Languedoc nord-oriental (Dedet 1995), les nécropoles connues jusqu’au VIe s. sont des nécropoles à tumulus ; ceux-ci sont isolés ou groupés en petit nombre (sauf un cas avec près de 100 tumulus) ; aux VIIIe-VIIe s. on note souvent au sein de la nécropole la présence de deux tombes particulières, en général les plus grandes, dont l’une, d’homme, se distingue par la présence d’une arme (épée ou poignard), l’autre, de femme, par des parures plus abondantes. Au VIe s., où le phénomène tumulaire diminue fortement, le tumulus n’est plus réservé qu’à des adultes particulièrement importants si l’on en juge par le mobilier d’accompagnement, panoplie de guerrier plus ou moins complète (et non pas une seule arme) et objets importés (vaisselle métallique ou céramique). En Provence occidentale, dans la basse vallée du Rhône et en Languedoc sud-oriental, on ne connaît aucune nécropole du premier Âge du fer. Le Languedoc occidental est une zone de nécropoles à tombes en fosse recouvertes de pierres constituant une espèce de petit tumulus. À côté de quelques nécropoles comprenant quelques dizaines de tombes, on a affaire ici à des nécropoles regroupant parfois plusieurs centaines de tombes, comme à Mailhac ou à Pézenas. À Mailhac, jusqu’au début du VIe s., la majorité des tombes contiennent comme mobilier une moyenne de 5 à 20 vases, mais quelques-unes plus grandes se démarquent par la présence de 40 à 50 vases, dont certains importés ou imités de la sphère phénico-ibère, d’un mobilier métallique prestigieux (armes, mors de chevaux et même broches) ; ces grandes tombes “riches” sont entourées de tombes “pauvres” à simple ossuaire ; une observation identique a été faite dans la nécropole contemporaine d’Agde.

31Au VIe s., l’image fournie par les nécropoles change assez radicalement. On trouve d’une part toujours les grandes nécropoles (plusieurs dizaines de tombes), où les indices de hiérarchisation disparaissent dans la mesure où, à côté d’un nombre plus réduit de vases d’accompagnement locaux, on trouve assez généralement répartis des objets importés (amphores étrusques et massaliètes, vaisselle tournée) et des armes (lances, poignards, javelots, grands couteaux) dans 20 à 40 % des tombes. D’autre part, on trouve, marginales des grandes nécropoles ou isolées, des tombes “de chefs”, comme par exemple celle de Corno Lauzo près de Mailhac. On serait donc passé de grandes communautés organisées autour de quelques notables ou aristocrates à un système issu de fissions et de fusions autour de grands hommes contrôlant les échanges économiques et entourés de guerriers. Mais nous ne savons pas enfin à quel type de pouvoir politique correspond cette stratification sociale ; on se souviendra cependant que la région concernée, de la basse vallée de l’Aude à celle de l’Hérault, correspond notamment au royaume et aux mercenaires élisyques dont nous avons déjà parlé. A. Nickels (1989) ne doutait pas de la nécessité du rapprochement.

Espaces linguistiques

32Dans ce domaine la situation de la documentation est plutôt désespérée, puisque, en dehors du grec et de l’étrusque, les premiers témoignages écrits des langues parlées en France méridionale ne datent que de la deuxième moitié du IVe s. sur la côte ibère. Or la langue constitue souvent la principale identité du groupe. Que durant notre période l’étrusque et le grec soient des langues véhiculaires est démontré par le plomb de Pech Maho, qui, trouvé sur un site indigène, présente sur ses deux faces, sans doute, et en tout cas sur la face grecque le memorandum d’un contrat commercial lié aux réseaux marchands internationaux où des Ibères, mais aussi des indigènes non ibères, apparaissent parties prenantes (cf. de Hoz 1997). Que des Étrusques et des Grecs aient résidé dans les établissements indigènes liés à ces réseaux ressort aussi bien du nom grec du détenteur du plomb de Pech Maho que des graffites de propriété retrouvés sur des céramiques étrusques de Lattes (de la fin du VIe s.) et sur des céramiques grecques du Ve s. à Saint-Blaise, Arles, Bessan, Montlaurès ou Ruscino.

33Mais alors quelles étaient les langues verna cuculaires ? Pour le savoir il faut revenir d’une part aux témoignages des auteurs antiques déjà évoqués, d’autre part essayer de réfléchir à partir de la situation telle qu’elle apparaît dans les documents archéologiques postérieurs.

34On a vu que lorsque Hécatée ou Hérodote distinguent Ligures, Ibères et Celtes, on peut penser qu’ils leur appliquent les mêmes critères de distinction que ceux qu’Hérodote utilise pour identifier les Grecs – et la langue y figure en bonne place – ; mais les limites en restent vagues.

35L’information épigraphique tardive (c’est-à-dire postérieure au IVe s.) n’est pas contradictoire mais doit être traitée comme telle car elle correspond à d’autres espaces culturels (Fig. 7). D’abord, la bande littorale entre l’Italie et Marseille, domaine présumé ligure, n’a pas livré un seul document écrit préromain ; en arrière, on a peut-être l’utilisation de l’alphabet gaulois cisalpin (monnaies et graffito sur céramique du Baou de Saint-Marcel !). Ensuite, toute la basse vallée du Rhône de l’étang de Berre à l’Hérault porte témoignage de graffites et d’inscriptions en grec ou gallo-grec, transcrivant noms et formules de langue gauloise. Enfin, à l’ouest de l’Hérault, à partir d’Ensérune ce sont des inscriptions en alphabet ibérique ; mais dans ce secteur la situation n’est pas aussi simple qu’il paraît. En analysant les noms de personnes écrits en alphabet ibérique à Ensérune, entre le IVe et le Ier s. av. J.-C., Unterman (1969) retrouve près de 50 % de noms ibères et le reste partagé entre noms gaulois et noms ligures (c’est-à-dire ni gaulois ni ibère). Si l’on ajoute que, pour Hécatée, les Élisyques étaient une tribu ligure, et que l’une des inscriptions sur plomb est sans doute un contrat commercial citant un idionyme gaulois (Catumarus) (et c’est le cas aussi sur des documents identiques en écriture et langue ibères de Pech Maho), on peut se demander si l’ibère n’était pas dans ce cas, à son tour, à cette époque tardive, une langue véhiculaire plutôt que vernaculaire et si les noms transcrits ne sont pas représentatifs ou du contexte économique (les marchands) et social (les classes “supérieures”) plutôt que du contexte démographique4 : ici l’espace commercial ibère est englobant et se traduit aussi par un englobement linguistique et la diffusion de la langue ibère, du moins au niveau de la communication entre partenaires sociaux impliqués dans les échanges et tout particulièrement dans sa forme écrite. On peut imaginer que celle-ci n’est que l’aboutissement d’une longue fréquentation et que les observateurs grecs ont pu traduire en terme d’identité ethnique l’usage d’une langue qui n’était que véhiculaire5.

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Fig. 7 – Espaces ethnogéographiques et inscriptions gallo-grecques et ibères.

36Il faut donc renoncer pour le moment à définir des aires linguistiques trop bien délimitées et situées dans le temps, mais on peut retenir qu’une langue (le grec, l’ibère) peut être utilisée comme un outil en dehors de toute référence identitaire et qu’elle l’est dans le cadre d’un espace économique lié à la présence des “étrangers” sans qu’il soit besoin d’invoquer l’appartenance à une ethnie ou une domination « politique ».

Espaces culturels

37L’objectif est de mettre en évidence comment des « traits culturels », appartenant aussi bien à la vie matérielle qu’aux structures sociales et religieuses, dont les éléments ont fait l’objet de choix et auraient pu être constitués en codes signifiants de l’identité ou de l’altérité découpent notre espace géographique. La littérature ethnologique nous enseigne que ce peut être des institutions aussi diverses que les techniques, les styles d’architecture, les formes artistiques, la cuisine, les manières de table, les règles de parenté et d’alliance, la parure et le vêtement, les cultes religieux, les rites funéraires etc. L’éventail est vaste, on n’en prendra que quelques exemples.

38Encore une fois l’archéologie nous permet rarement de saisir les représentations et les savoirs qui se cachent derrière les pratiques qui les mettent en acte et les transmettent.

La culture matérielle

• Les techniques de construction

39Si partout les indigènes se mettent à vivre dans des habitats ouverts et abandonnent le bois et les clayonnages pour des murs de pierre, on constate aussi la mise en place d’un espace de la brique crue, essentiellement littoral, liés aux contacts économiques avec les Grecs et autres navigateurs méditerranéens.

• La céramique tournée

40Il existe des espaces où les populations ont emprunté aux modèles étrangers la technique du tournage. Mais à cet emprunt technique, s’est ajouté un choix culturel concernant le style de ces céramiques, soit par la technique de cuisson, c’est-à-dire en fait le résultat visuel, l’obtention de céramiques à pâte claire ou de céramiques à pâte grise, soit par la fabrication de formes reliées à un fond “traditionnel” ou au contraire grec (ou punique), soit par l’utilisation d’un décor peint. Les lieux précis de production nous échappent ; seuls, pour le moment, sont observables les espaces de diffusion, c’est-à-dire de consommation.

41En Languedoc occidental, les deux techniques de cuisson sont présentes : une céramique à pâte claire peinte ibéro-languedocienne, dont le cœur semble se situer dans la basse vallée de l’Aude, une céramique grise monochrome, dont on perçoit au moins deux groupes de production, dans la basse vallée de l’Hérault et dans la basse vallée de l’Aude. La production de céramique grise monochrome paraît antérieure, dès le deuxième quart du VIe s. en tout cas dans la basse vallée de l’Hérault et fournit un ensemble de formes de vaisselle de table ; la technique et les principales formes incitent à y voir un emprunt issu de modèles grecs. La forme la plus diffusée en est l’écuelle à marli, inconnue dans le faciès de vaisselle indigène et rare dans la production provençale. Parallèlement, la basse vallée de l’Aude est à partir de la deuxième moitié du VIe s. l’espace privilégié de la diffusion de la céramique peinte ibéro-languedocienne spécialisée dès l’origine dans les vases de stockage, jarres et urnes, adaptés de modèles ibériques, au décor peint brun-rouge d’abord de simples bandes horizontales, complétées par la suite de cercles ou demi-cercles concentriques et de lignes ondées verticales. Superposition de deux sources d’inspiration dont la frontière est bien marquée à l’Est de l’Hérault. Et pourtant bas Rhône et Languedoc oriental développent, vers la fin du VIe s., une technique qui se rapproche de celle de la céramique peinte ibéro-languedocienne, et que les archéologues ont affublée du nom de céramique subgéométrique rhodanienne (Fig. 8). Là aussi, on perçoit l’existence de plusieurs ateliers dont aucun n’a été encore repéré. Cette production, qui recouvre pourtant l’ensemble des fonctions de la vaisselle de table et du conditionnement, reste, comme en Languedoc occidental, toujours minoritaire par rapport à la vaisselle traditionnelle non tournée. Les formes représentées empruntent à la fois au répertoire de type grec (cruches, cratères à colonnettes, stamnos, coupes à lèvre proches des coupes B2) et de type “traditionnel” (urnes, jattes, tasses à une anse). Le décor peint brun-rouge semble inspiré du décor à bandes des céramiques ioniennes et massaliètes à pâte claire, mais rajoute, avec un certain foisonnement, des motifs très personnalisés (chevrons, quadrillages, demi-cercles, motifs figurés tels qu’oiseau ou cavalier) qui ne reprennent qu’en partie ceux déjà utilisés en incisions ou impressions dans la céramique non tournée.

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Fig. 8 – La céramique subgéométrique rhodanienne : typologie et diffusion (d’après M. Py 1990).

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Fig. 9 – Carte de diffusion des urnes rhodaniennes (d’après M. Py 1990).

• les récipients de cuisine

42L’espace défini par cette céramique peinte pourrait bien recouvrir les mêmes interconnexions qui dessinent un autre espace illustré par une tout autre catégorie de récipients, des récipients culinaires dits urnes rhodaniennes, apparues dans le deuxième quart du Ve s. (Fig. 9). Ces urnes à col rentrant, petit bord déversé, panse peignée avec décor d’impressions ovales au contact col-panse ont connu une diffusion quantitativement modeste, mais assez vaste et qui a donné lieu à des imitations locales. Elles ne constituent qu’une petite part des pots de cuisine qui résultent avant tout d’une production domestique et restent la forme fondamentale de la vaisselle de cuisine sur tous les sites indigènes de France méridionale. C’est elle qui exprime vraisemblablement, par sa longue résistance à toute innovation, l’un des signes culturels les plus nets de revendication d’identité face à “l’autre” grec utilisateur de chytrai, caccabai et autres lopades. À l’intérieur de cette koiné de l’urne, on trouve quatre types de profil qui s’excluent l’un l’autre et dessinent des espaces significatifs (Fig. 10) :

  1. Provence orientale de l’Italie à Marseille — urne à profil en S sans épaulement, suggéré seulement par un décor incisé ou imprimé, et bord divergent (Dicocer CNT-PRO U6)
  2. Provence occidentale entre Rhône et Durance — urne à épaulement peu marqué souligné par un décor à col haut rectiligne terminé par un bord divergent (Dicocer CNT-PRO U4)
  3. Languedoc oriental — urne à épaulement plus ou moins marqué, souligné par un décor incisé ou imprimé à col bas et bord rectiligne (Dicocer CNT-LOR U2b/U3a)
  4. Languedoc occidental et Roussillon — urne sans épaulement, souvent suggéré par un cordon digité, à col subrectiligne et bord droit (Dicocer CNT-LOC U3a-U4a3)

43Notons que l’évolution des formes se fera en respectant ces caractères initiaux et sans interférences d’une zone à l’autre. On a vu cependant une exception avec les urnes rhodaniennes distribuées de part et d’autre du Rhône. Limites du Rhône et de l’Hérault vers l’ouest ; différence entre plaine et montagne à l’est. Et vraisemblablement une étude plus fine permettrait d’identifier des zones plus restreintes dans une production qui n’est sans doute pas seulement domestique.

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Fig. 10 – Espaces de diffusion des types d’urnes.

La religion

• Les rites funéraires

44On a déjà évoqué la distinction qui, jusqu’au début du Ve s., oppose sépultures sous tumulus et sépultures en fosse et les indices d’une vision sociale de la mort. Il faudrait ici essayer de saisir les informations associées aux croyances funéraires.

45Les sépultures sous tumulus donnent des informations ambiguës quant à la définition de codes culturels spécifiques : on trouve par exemple en usage simultanément dans les mêmes ensembles tumulaires et parfois même au sein d’un même monument divers modes de traitement du cadavre, c’est-à-dire l’incinération, l’inhumation en dépôt primaire ou en dépôt secondaire après décharnement.

46Les sépultures en fosse du Languedoc occidental ont en revanche permis de mettre en évidence un faciès culturel dont on peut suivre parfaitement l’évolution aux VIIe et VIe s.

  • au VIIe s., les tombes dites de type Grand Bassin I se caractérisent par l’incinération avec dépôt des ossements incinérés dans une coupe hémisphérique protégée par une coupe-couvercle, les objets personnels du défunt sont disposés sur les os incinérés ; une offrande alimentaire formée d’un ou plusieurs quartiers de viande est déposée dans le fond de la fosse. Enfin la fosse renferme un nombre variable de vases d’accompagnement (de 1 à plus de 50).
  • au VIe s., on assiste à la disparition des offrandes alimentaires et à une nette réduction du nombre des vases d’accompagnement : ne subsiste plus que l’offrande d’une coupe ou d’un gobelet. En revanche, quasiment toutes les tombes masculines contiennent des armes (épées et lances), en général passées sur le bûcher et repliées intentionnellement. Enfin, à partir de la fin du siècle, l’ossuaire disparaît et les ossements mêlés aux résidus de la crémation sont déversés sans tri dans la fosse.

47Autant l’interprétation sociale de ces rites était assez évidente, autant l’interprétation religieuse, en terme de croyance, en est problématique. Tout au plus peut-on dire que l’aspect social semble s’estomper (simplification des offrandes) : ce pourrait être au profit précisément d’un aspect religieux qui nous échappe.

• Piliers et stèles6

48Jusqu’à la fin du premier Âge du fer, on ne connaît aucun édifice religieux monumental. En revanche, vers la fin du VIe s. apparaît l’usage des cippes votifs, soit rapidement dégrossis, soit travaillés avec soin, portant parfois un décor, gravé ou peint, géométrique et quelquefois figuratif. Leur datation et leur fonction sont difficiles à préciser dans la mesure où il s’agit généralement de pierres en remploi dans des constructions qui fournissent cependant des termini ante quem. Elles figurent entre 525 et les alentours de 400, côté provençal à Saint-Blaise, Martigues et Le Pègue, côté languedocien oriental au Marduel, à Vié-Vioutat, Gaujac et La Ramasse. Leur fonction vraisemblable est celle de signalisation sacrée, territoriale, funéraire ou cultuelle ; l’espace défini recoupe l’espace celte bas rhodanien et héraultais. Une découverte récente sur le site du Marduel a remis en question notre vision des influences culturelles grecques dans le domaine de l’expression iconographique en Gaule méridionale, c’est celle d’un fragment de buste bicéphale portant un torque7. Daté de la fin du VIe s., c’est l’exemple le plus ancien de sculpture en ronde bosse qui n’était jusqu’à présent documentée qu’à partir du IVe s. Son caractère unique ne permet guère de rendre compte de sa situation dans un espace culturel.

49Le résultat de cette enquête rapide et partielle, déséquilibrée du fait de la documentation essentiellement archéologique, est une vision assez fugitive et mouvante du phénomène de l’identité. Sur le fond des trois grands espaces ethno-géographiques définis par les Grecs, on a du mal ensuite à distinguer à l’intérieur des espaces ethniques régionaux où l’on ne peut rattacher ni mythe commun d’origine, ni système de parenté.

50En distinguant Ligures, Ibères et Celtes, les Grecs ont eu une vision qu’en fonction des critères qu’ils utilisent on peut qualifier d’ethnologique. On peut réellement dessiner des espaces ethno-géographiques correspondant à ces entités qui réapparaissent derrière d’autres espaces politiques, linguistiques ou culturels. On voit en particulier comment l’espace celte (linguistique, culturel) s’étend dans les plaines de part et d’autre du bas Rhône, repoussant l’espace ligure (linguistique en négatif, culturel) dans les zones montagneuses de la Sainte-Baume, des Maures et de l’Estérel en se mêlant sur ses marges occidentales et rejoint l’espace ibère (linguistique ?, culturel) à l’ouest de la vallée de l’Hérault en s’y mêlant.

51À l’intérieur de ces espaces, sans doute, « plutôt que d’envisager les frontières ethniques comme des limites géographiques, faut-il considérer celles-ci comme des barrières sémantiques ou des systèmes de classement, c’est-à-dire en définitive comme des catégories sociales » (Amselle 1985, 34). Les « chaînes de sociétés » se font ou se défont au gré des divers espaces sociaux. Les contacts avec les Grecs ont eu des répercussions régionales ou locales, faisant naître des solidarités, des interconnexions ou des refus notés par telle ou telle absence. Précisément, un système englobant se dégage avec force, c’est celui des échanges liés au réseau « international » qui a donné naissance non seulement à des systèmes d’échanges régionaux verticaux et transversaux, qui quadrillent tous les espaces, mais aussi à des aires culturelles visibles en particulier à travers des adaptations de styles, de techniques ou de formes céramiques et à des espaces de bilinguisme qui nous échappent jusqu’au moment de leur « réalisation » écrite. Il y a un seul cas où plusieurs espaces sociaux coïncident : en Languedoc occidental où une entité politique (le royaume des Élisyques) vient recouper une aire linguistique (d’expression ibère) et une aire culturelle définie aussi bien par un style céramique qu’un ensemble de rites funéraires. On a même l’impression de pouvoir suivre en partie les changements de sens de cette entité avec la disparition de l’ethnonyme « élisyque », avec un déplacement du centre politique aux IVe-IIIe s. vers l’est à Ensérune, puis au IIe s. de nouveau vers l’ouest à Montlaurès, avec l’ethnonyme *Neri (cf. légendes monétaires Neronken) et ce n’est pas un hasard si le territoire de la colonie romaine de Narbonne, capitale de la province de Transalpine, paraît reprendre l’espace occupé par cette dernière unité locale à caractère politique.

Bibliographie

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Py 1990 : M. Py, Culture, économie et société protohistoriques dans la région nîmoise, Rome, 1990 (Coll. EFR, 131).

Le temps des Gaulois en Provence (J. Chausserie-Laprée dir.). Martigues, 2000.

Notes de bas de page

1 Étang de Berre : programmes des Universités d’Aix-Marseille et du Service régional de l’archéologie de PACA (cf. Archéologie et environnement : de la Sainte-Victoire aux Alpilles (Ph. Leveau, M. Provansal dir.), Aix-en-Provence, 1993 ; bassin d’Aix : Fl. Verdin, Les Salyens et leurs territoires, Thèse de doctorat (nouveau régime), Université de Provence, Aix-en-Provence, 1995 (multigraphié).

2 Cf. par exemple le Mont-Garou où les premières importations associent amphores étrusques, puniques et massaliètes (P. Arcelin, Ch. Arcelin-Pradelle, Y. Gasco et coll., Le village protohistorique du Mont-Garou (Sanary, Var). Les premières manifestations de l’impérialisme marseillais sur la côte provençale. DAM, 5, 1982, 53-137).

3 Cf. en dernier lieu D. Garcia (Le dépôt de bronzes launacien de Roque-Courbe (Saint-Saturnin, Hérault). DAM, 10, 1987, 9-29) qui date l’enfouissement de ce dépôt, l’un des plus importants connus avec 428 pièces, dans la deuxième moitié du VIe s.

4 Cf. aussi de Hoz 1997.

5 Ainsi le Périple dit de Scylax indique-t-il qu’après l’Ibérie, limitée par la colonie d’Emporion, la côte est occupée par des Ibères et des Ligures mêlés (Ligues kai Ibêres migades) jusqu’au Rhône, peut-être l’équivalent des Misgêtes signalés comme ethnos Ibêrôn par Hécatée, d’après Étienne de Byzance.

6 Cf. dans le dossier “Espaces et monuments publics protohistoriques de Gaule méridionale” (DAM, 15, 1992, 9-242), les interventions consacrées aux témoignages lapidaires (131-176) et la synthèse finale : Arcelin et alii 1992.

7 M. Py, D. Lebeaupin, Stratigraphie du Marduel (Saint-Bonnet-du-Gard), VI- Les niveaux du Bronze final au milieu du Ve s. av. n. è. sur le Chantier Central, DAM, 17, 1994, 201-265, part. 251-262.

Notes de fin

* Identités ethno-culturelles et espaces en Gaule méditerranéenne, dans Confini e frontiera nella Grecità d’Occidente. Atti XXXVII Convegno intern. di studi sulla Magna Grecia (Taranto, 1997). Napoli, 1999, 381-418.

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