Chapitre III. Identités et acculturation
p. 167-169
Texte intégral
1Les questions d’identité constituent un des éléments essentiels du parcours de Michel Bats. Peut-être sont-elles l’écho de la situation singulière de l’helléniste qui fouille un site grec chez les « Barbares », Olbia de Ligurie, mais qui se dit protohistorien, qui parcourt les instances de cette discipline, en élabore des synthèses et fréquente des collègues qui se définissent pareillement. Voilà qui témoigne d’une certaine porosité et d’un cumul des compétences. Mais il y a plus. Pour qui veut dépasser le simple constat des différences entre cette culture-ci et cette culture-là, des ressources plus générales doivent être convoquées : plutôt que de se référer à un sens commun de l’anthropologie ou aux seuls auteurs qui ont l’ont adaptée aux besoins de l’archéologie, M. Bats a eu la curiosité de lire véritablement les anthropologues. Au premier rang d’entre eux, il y a d’abord eu Jack Goody, plus utile qu’un Levi-Strauss pour qui veut savoir qui nous sommes lorsque nous mangeons d’une certaine manière. Son livre sur Cooking, Cuisine and Class. A Study in comparative Sociology venait juste d’être traduit à Paris en 1984 que M. Bats l’intégrait dans la finalisation de sa thèse sur la vaisselle d’Olbia, soutenue en 1985. Évoquer les styles d’alimentation et, à partir de là, l’identité des consommateurs, ne pouvait que conduire à s’interroger sur la fonction des objets, des céramiques en l’occurrence, retrouvées par centaines de milliers par les archéologues, et dont on pouvait faire bien autre chose qu’un simple commentaire typologique.
2Les artefacts ne sont-ils d’ailleurs pas individués (donc nommés) par leur fonction ? Mais que deviennent-ils lorsqu’ils traversent des frontières culturelles, l’usage et intention du fabriquant demeurent-ils les mêmes que celui du récepteur qui a d’autres pratiques dans un autre cadre ? L’ouvrage publié en 1988 (Vaisselle et alimentation à Olbia de Provence) ne répondait pas clairement à cette question et renvoyait encore à des conceptions essentialistes que M. Bats a corrigé ultérieurement, mais qui ont été suivies par de nombreux chercheurs ; et comme toujours, en se rigidifiant quelque peu, comme on peut le voir dans les rubriques du DICOCER, le fort utile dictionnaire des céramiques antiques en Méditerranée nord-occidentale.
3De la consommation des individus à la consommation des sites, il n’y avait qu’une question d’échelle que facilitaient les comptages de vestiges les plus exhaustifs et les regroupements en catégories (vaisselle de table, vases de transport, de réserve, de cuisine), lesquelles, suivant leur importance, pouvaient renseigner sur le statut des agglomérations et leur rôle dans la redistribution des produits ; ce qui permettait également de revenir à des affaires de politique économique, et donc à la « Grande Histoire », à laquelle M. Bats n’a cependant jamais tourné le dos – que l’on se souvienne par exemple de son questionnement sur la signification de la bataille d’Alalia.
4En définissant les conditions de possibilité de toute pratique scripturaire, Jack Goody pouvait également s’avérer un excellent guide pour mieux comprendre l’introduction de l’écriture dans une société qui ne la pratiquait pas, en examiner les conséquences sociales et culturelles. Nous suivons là toujours le fil de l’identité, car que fait-on lorsqu’on grave son nom sur une céramique usuelle ou lorsqu’on décide d’adapter sa langue à un alphabet qui n’est pas le sien, qui n’en a d’ailleurs jamais eu auparavant ? Michel Bats s’est emparé de cette “Raison graphique” pour saisir cette “logique de l’écriture” à l’œuvre dans la mise en forme du gallo-grec, et nous sortir des mille et un raffinements de la philologie classique.
5Les questions relatives à l’identité ethnique, abordées de manière plus frontale, ne sont venues qu’après ; elles concernent les trois textes qui suivent notre présentation. D’autres rencontres avec les anthropologues expliquent les changements de perspective, en premier lieu celle avec J.-L. Amselle, invité par M. Bats au colloque de Tarente en 1997 à propos des Confini e frontiera nella Grecità d’Occidente. De l’africaniste spécialiste du Sahel, il reprend le concept de « chaînes de sociétés » et l’idée d’un très inégal recouvrement entre espaces ethniques, économiques, politiques, linguistiques et culturels, lesquels doivent s’envisager de manière disjointe pour ne pas tomber dans le piège du culturalisme, ce que l’archéologie commet régulièrement à travers son approche en termes de « culture archéologique » ; il ne conçoit d’ailleurs qu’un seul exemple, celui des Élysiques, où exceptionnellement tous ces différents espaces auraient pu éventuellement coïncider – mais nous ne sommes pas convaincus de le suivre dans cette direction.
6La perspective constructiviste et inter-actionniste qui est celle d’Amselle, mais également de Barth, bien à propos vis-à-vis du thème de ce colloque italien, permet de poser autrement la question de la rencontre entre les Grecs et les non-Grecs dans le Midi de la Gaule et de la frontière – sémantique en premier lieu – maintenue entre eux (texte 1). Elle engage parallèlement à une relecture de la documentation littéraire antique qui nous informe à la fois sur la construction du savoir ethnographique dans la durée et sur la pluralité des objectifs de connaissance, comme on peut le voir lorsqu’on s’intéresse aux Ligyens et aux Salyens (texte 2) ; et non pas vers une possible reconstruction d’une identité primordiale projetée. Si cette approche est désormais devenue classique dans les pays anglo-saxons grâce aux travaux de Jonathan Hall et Irad Malkin, et cela à propos d’autres aires géographiques, il n’est pas sûr, malheureusement, qu’elle emporte la conviction de tous nos collègues protohistoriens !
7Dernier anthropologue à avoir retenu l’attention de M. Bats, Roger Bastide a été un américaniste proche de l’école sociologique de Gurvitch, spécialiste entre autres des religions de ce continent éloigné ; il a également reformulé des questions plus générales comme celles de l’acculturation, en insistant sur sa dimension sociale et son caractère quasi-symétrique, chacun des deux groupes en situation de contact se voyant partiellement transformé au cours de l’interaction. Comme le démontre M. Bats, sa distinction entre acculturation libre et forcée s’avère particulièrement heuristique pour comprendre deux des étapes majeures de la Protohistoire du Midi, à savoir les contacts initiaux avec les Grecs, qui relèvent de la première, puis la romanisation et son caractère englobant, appartenant au deuxième type ; sa définition rend compte également des phénomènes incontournables de réinterprétation, qui sont des créations à part entière, à chaque fois des sortes « d’amalgames hybrides », comme on peut le voir dans l’exemple de la céramique dite sub-géométrique rhodanienne (texte 3).
8Tout cela introduit une certaine plasticité dans les relations entre forme et fonction, entre production et consommation, ce qui n’avait guère été envisagé auparavant, lorsque seuls les concepts d’imitation ou d’acceptation passive rendaient compte du passage d’une culture à une autre. Ni marxiste, ni structuraliste, R. Bastide n’avait guère attiré l’attention d’une génération d’archéologues en quête de renouveau épistémologique, à l’inverse de Meillassoux ou du premier Godelier, dont le matérialisme semblait mieux s’appliquer aux sociétés appréhendées par l’archéologie. En outre, la référence au religieux, tard venue en Protohistoire après avoir été cantonnée à quelques esprits béats, avait également été un obstacle à la diffusion de cette œuvre nuancée, alors que chacun ne jurait que par l’économique. Comme toujours dans la recherche, les modes qui se succèdent engrangent toujours plus de complexité et de raffinements. Alors qu’il ne s’intéressait guère au religieux, M. Bats est allé chercher les concepts là où ils avaient été le plus finement élaborés.
9Ne faisons pas à l’auteur le reproche de n’avoir principalement traité l’identité que par deux aspects qui concernent le corps, la bouche qui s’alimente (céramique) et le souffle qui nomme et qui agit (écriture), et d’avoir “oublié” d’en décliner d’autres, tel celui de le présenter aux autres (parure) ou de l’installer dans un centre (habitat) : il y a là des chantiers pour plusieurs générations de chercheurs intéressés par l’archéologie anthropologique, ce qui ne devrait pas déplaire à M. Bats, vu son goût pour la transmission. Son ambition est sans doute plus modeste et ailleurs, préférant une démarche exploratoire, avec des outils féconds et soigneusement élaborés, plutôt que d’aboutir à un tableau exhaustif, que l’on sait par essence provisoire.
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