IX. Les navires des stèles dauniennes
p. 333-338
Texte intégral
1Notre enquête sur les commerces maritimes dans l’Adriatique méridionale à l’époque archaïque peut tirer profit d’une source iconographique précieuse. Il s’agit des embarcations représentées sur quatre stèles sculptées provenant de la lagune de Siponto1 datées d’entre le VIIe et le milieu du VIe siècle2.
2Le petit bateau représenté dans la première scène3 possède une quille arrondie et un rostre surmonté par un protome d’animal, probablement un oiseau (fig. 79 A). Le rostre même est en forme de grand protome animal: il est pourvu d’un œil et sa forme pointue rappelle un museau. La poupe du bateau est très arrondie; une voile carrée est hissée sur le mât ; une rame est visible au-dessous de la quille. Trois personnages sont représentés à l’intérieur de ce bateau. La deuxième stèle présente quelques analogies avec la première (fig. 79 Β)4. On y voit une petite embarcation à la quille légèrement plus aplatie, avec un rostre sur la proue et une voile carrée, qui transporte trois personnages assis. Le navire incisé sur la troisième stèle (fig. 79 D)5 a grosso modo la même forme que les autres bateaux, mais il est plus grand. Au moins cinq personnages y sont représentés, dont deux sont apparemment en train de hisser la voile. Enfin, le quatrième bateau est d’un type différent (fig. 79 C)6 : c’est une petite embarcation à rame, à la coque arrondie, sans voile, qui transporte deux personnages, dont l’un, debout, tient un harpon et essaie de cibler le grand poisson représenté au-dessous de l’embarcation. Dans ce dernier cas, il s’agit évidemment d’une scène de pêche qui décrit la réalité quotidienne du milieu lagunaire de Sipontum et de Salapia7. Quant aux trois autres bateaux, il nous semble pouvoir les classer dans un genre précis d’embarcations.
3Ces bateaux des stèles dauniennes ont déjà suscité l’intérêt des chercheurs. M. L. Nava les a rapprochés du célèbre navire de la stèle picénienne de Novi-lara, datée du VIIe siècle8 (fig. 79 E). La même comparaison a été suggérée par K. Kilian, pour le détail de la proue en forme de protome d’oiseau, que le savant allemand considérait comme un emprunt venant de l’Europe centrale9. Le bateau de Novilara est sans conteste le plus célèbre des bateaux adriatiques archaïques et il est souvent considéré comme une sorte d’archétype de navire adriatique10 : toutefois, cette typologie adriatique se fonde sur des documents assez hétérogènes et parfois beaucoup plus récents, tel le bateau de la stèle de P. Longidienus de Ravenne11. En réalité, on ne peut exclure que d’autres types de bateaux devaient sillonner la mer à l’époque archaïque, comme semble le prouver la forme arrondie des bateaux dau-niens12.
4R. Staccioli a émis une hypothèse alternative, cohérente avec son image des Dauniens « refrattari al mare »: il a identifié les navires des stèles avec les bateaux liburniens13. Toutefois, aucun navire liburnien archaïque nous est connu. Même le mot qui désigne les célèbres embarcations liburniennes, les lembi, est beaucoup plus récent, car il est employé pour la première lois par Polybe en relation à un épisode historique de 231 av. J.-C.14. Les représentations connues des navires liburniens datent seulement de la fin de la République ou de l’époque impériale15. Bien qu’elles présentent quelques affinités avec le type des navires dauniens, l’écart chronologique rend improbable une filiation entre ces types de bateaux. Il nous paraît en outre difficile d’admettre que les Dauniens aient reproduit uniquement des embarcations liburniennes sur leurs propres monuments funéraires.
5D’autres hypothèses sont envisageables. Paradoxalement, les meilleures comparaisons pour la forme des navires dauniens peuvent être établies à notre avis, avec des documents tyrrhéniens et non pas adriatiques : les représentations de navires étrusques du VIIe et du VIe siècle. Ainsi, les bateaux peints sur deux oenochoés de Tarquinia du début du VIIe siècle, conservées dans deux collections privées16, montrent des analogies surprenantes avec les exemplaires dauniens (fig. 79 H). La coque est arrondie et la proue est pourvue d’un rostre qui pourrait suggérer l’image d’un protome d’oiseau au bec pointu et à la longue aigrette.
6Ce type de navire apparaît souvent sur les vases étrusques. Des bateaux semblables ont été incisés sur une amphore de Véies du VIIe siècle (fig. 79 G)17 et sculptés sur la « Pisside della Pania » de Chiusi de la fin de ce même siècle18. Enfin, l’embarcation peinte sur une amphore de Vulci du premier quart du VIe siècle19 (fig. 79 F) constitue, peut-être, le parallèle le plus proche des exemplaires dauniens (fig. 79 A). La forme arrondie de la coque, le rostre pointu, la voile carrée et le nombre et même la disposition des personnages sont identiques à ceux des stèles dauniennes. Des navires semblables, légèrement plus allongés, sont représentés sur une amphore de Caere au Louvre, datée du début du VIe siècle20.
7Selon S. Paglieri, ce genre d’embarcation serait typique du milieu étrusco-italique ; il s’affirmerait au cours du VIIe siècle et résulterait d’un mélange entre différentes influences, grecques et égéennes en général21. Paglieri a suggéré par exemple la comparaison avec des embarcations chypriotes pour le navire de l’amphore de Véies. Si les bateaux gréco-orientaux et étrusques ont en commun la forme de la coque et le protome d’oiseau, le rostre serait, en revanche, une élaboration occidentale du navire égéen. Cette combinaison a pu se réaliser par l’intermédiaire eubéen, puisque c’est à Pithécusses qu’on trouve, dans la seconde moitié du VIIIe siècle, la première représentation de ce genre de bateau arrondi, avec un éperon au-dessus de la proue22. Même l’un des navires du célèbre vase d’Aristonothos, daté vers le milieu du VIIe siècle, pourrait rentrer dans cette tradition23 (fig. 79 I). L. Casson considère ce type d’embarcations étrusques et italiques comme des sortes de navires marchands pourvus de moyens de défense contre les attaques ennemies, peut-être de pirates. À son avis, la scène représentée sur le cratère d’Aristonothos pourrait précisément reproduire l’agression des pirates à un navire marchand24. Cristofani a interprété la même scène comme l’affrontement entre un navire étrusque, visible sur la gauche, et un bateau grec, à droite, avec des hoplites prêts à l’attaque25. Il a attribué la même signification à une scène d’affrontement naval représentée sur une amphore de Caere au Louvre, datée des premières décennies du VIe siècle26.
8Même si nos rapprochements sont fondés uniquement sur des éléments morphologiques et non pas techniques27, les analogies formelles entre les navires des stèles dauniennes et les embarcations étrusques et italiques de la même époque sont trop nombreuses et pointues pour être le produit du hasard. Ce n’est pas simple d’expliquer ces similitudes. On pourrait penser à un type de bateau qui a été probablement élaboré en milieu étrusque au début du VIIe siècle et qui est devenu par la suite un type italique en général. Les embarcations des stèles pourraient donc rentrer dans ce type de bateaux marchands attestés dans les milieux italiques durant les VIIe et VIe siècles. Il me semble logique de conclure que ces navires sculptés reproduisent de manière assez fidèle les bateaux réellement utilisés par les Dauniens et que ces scènes de trafics maritimes ou de pêche s’inspirent de la vie quotidienne de la communauté indigène28.
Notes de bas de page
1 Il s’agit dans trois cas de stèles « avec des ornements », l’une des deux catégories (« stèles avec des armes » et « stèles avec des ornements ») dans lesquelles on a proposé de répartir les stèles dauniennes (NAVA 1980 ; NAVA 1988 B). Plus récemment (NAVA 1991,109-110), on a introduit une ultérieure distinction entre les stèles masculines, féminines et des « notables » qui seraient en tout semblables à celles féminines, exception faite pour la natte caractéristique des représentations féminines, absente dans le cas des « notables ». La signification du mot « notable » par rapport à une société indigène archaïque mériterait toutefois d’être expliquée.
2 La chronologie des stèles proposée par NAVA 1980, I, 43-44, s’étendait de la fin du VIIe jusqu’à la fin du Ve siècle ; cette chronologie a été partiellement modifiée par NAVA 1988 B, 197-198, avec une formule plutôt ambiguë : « già nel V secolo a. C. i Dauni non si riconoscono più nelle loro stele » ; la plus grande partie des stèles daterait donc entre le VIIe et le milieu du VIe siècle. Il nous semble que le phénomène du remploi des stèles, attesté à Cupola, à Salapia, à Lavello et à Ordona vers le milieu du VIe siècle est un indice à prendre en compte pour établir la limite chronologique ultime de cette manifestation à la fois figurative et rituelle. Pour les attestations du remploi des stèles voir supra, chapitre III, 121, note 66.
3 NAVA 1980, I, 140, n. 616, II. pl. CXCIII.
4 NAVA 1980, I, 157, n. 737, II, pl. CCXL : stèle de type non identifié.
5 NAVA 1980, n. 775.
6 NAVA 1980, I, 158, n. 742, II, pl. CCXLIII.
7 D’autres scènes de pêche apparaissent dans les stèles dauniennes : voir par exemple NAVA 1980,I, 33, 139, n. 613 ; II, pl. CLXXXVIII (stèle avec des ornements). Sur ces mêmes thèmes : S. FERRI, La pesca del tonno nell’Adriatico, dans VAHD LXV-LXVII, 1963-1965, 39-42.
8 NAVA 1980,I, 34, qui reprend l’hypothèse de O. TERROSI ZANCO, Postille sulla stele di Novilara al Museo Oliveriano di Pesaro, dans StOliv XII, 1964, 23 sqq., pl. 5.
9 K. KILIAN, dans Actes Foggia 1973, 364, proposait le rapprochement entre le protome d’oiseau du navire daunien et des représentations analogues sur des jambières de Glasinac. Il est toutefois difficile de suggérer une origine adriatique orientale de ces navires sur la base de cet élément isolé.
10 LOLLINI 1976, 170, parle d’un « tipo adriatico in senso lato »; voir aussi HOCKMANN 1988, 69.
11 Sur ce monument, qui date du Ier siècle av. J.-C., et sur la représentation d’un navire sur une monnaie de Scodra, du IIe siècle av. J.-C., voir BONINO 1975, 17, pl. 6 a, b.
12 Les différences entre le bateau de Novilara et les navires des stèles dauniennes ont été par exemple soulignées par BONINO 1975, 1 1 sqq., dans son étude détaillée sur le célèbre navire picénien.
13 STACCIOLI 1983, 216-217.
14 Sur ces thèmes voir DELL 1967, 344 sqq., qui sougline comme toutes les sources relatives à la piraterie liburnienne sont tardives et qu’elles n’autorisent pas à affirmer son existence avant 231 av. J.-C. Polybe (V, 109, 1-3) et Appien (Ill. 3) affirment qu’à partir de ce moment la réputation des embarcations liburniennes a suggéré l’imitation de leurs bateaux. On ne peut pas, naturellement, exclure l’essor de la piraterie liburnienne même à une époque plus ancienne mais on ne peut pas non plus l’affirmer avec certitude. Le silence des sources à ce propos prend tout son sens lorsque l’on fait la comparaison avec la piraterie tyrrhénienne, qui est en revanche un phénomène bien connu aux auteurs anciens (DELL 1967, 354 sqq. ; sur la piraterie étrusque voir M. GRAS, La piraterie tyrrhénienne en mer Egée : mythe ou réalité ?, dans L’Italie préromaine et la Rome républicaine. Mélanges offerts à Jacques Heurgon, Rome 1976, 341-369).
15 Pour des représentations de navires liburniens voir CASSON 1959, pl. 10b (106 av. J.-C.) ; pl. 11 a (Ier siècle av. ou ap. J.-C.) ; voir aussi les pages 213-214 pour l’analyse du type de la liburnica à l’époque romaine.
16 BIERS & HUMPHREYS 1977, 153-156, pl. 1-2 ; voir également CRISTOFANI 1989, pl. 9.
17 PAGLIERI 1960, 220-22 1, fig. 7 (pour le bateau de Véies), pl. XLVII, 8 (pour le bateau chvpriote).
18 PAGLIERI 1960, 223 ; pl. XLVIII, n. 9 ; CRISTOFANI 1989, pl. 30.
19 PAGLIERI I960, 224, pl. XLIX, fig. 1 1 ; CASSON 1971, pl. 93 ; HOCKMANN 1988, 70, 73, pl. 33 ; CRISTOFANI 1989, 46, pl. 27.
20 PAGLIERI 1960, 224, pl. XLIX, fig. 10.
21 PAGLIERI 1960, 222. Pour les comparaisons en milieu grec voir aussi BIERS & HUMPHREYS 1977, 155 (une plaque du Protocorinthien Ancien ou Moyen provenant de Perachora). Une interprétation différente du bateau de Pithécusses a été proposée par A. L. ERMETI, La nave geometrica di Pitecussa, dans ArchClass XXVIII, 1976, 206 sqq., pl. LXXIII-LXXVI, qui pense plutôt à la comparaison avec des bateaux corinthiens. Toutefois, un large nombre d’exemplaires cités à soutien de ces comparaisons proviennent non pas de Corinthe, mais de la péninsule italique.
22 PAGLIERI 1960, 217-218, fig. 5 ; le rapprochement du bateau d’Ischia a été souligné aussi par S. HUMPHREYS, dans BIERS & HUMPHREYS 1977, 155.
23 Comme le soulignent PAGLIERI 1960, 225 ; BIERS & HUMPHREYS 1977, 155.
24 CASSON 1971, 67 : ce serait le navire représenté sur la gauche.
25 CRISTOFANI 1989, 46.
26 CRISTOFANI 1989, 46, pl. 31.
27 Pour une analyse technique détaillée des navires étrusques, complétée par un utile répertoire des représentations des bateaux villanoviens et étrusques, voir M. BONINO, Imbarcazioni arcaiche in Italia : il problema delle navi usate dagli Etruschi, dans Secondo Congresso Internazionale Etrusco, Florence 1985, Rome 1989, 1517-1536.
28 Il faut rappeler incidemment à ce propos la lecture faite par DELL 1967, 354, du passage de Diodore XVI, 5, 3, sur la fondation de deux colonies en Apulie en 359/358 av. J.-C., voulue par Denys le Jeune pour protéger les trafics maritimes des agressions des pirates. Dell suppose que ces pirates sont probablement des Iapyges et postule l’existence d’une marine apulienne aussi redoutable que celle des voisins liburniens.
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