Le vase céramique grec dans l’habitat*
p. 81-88
Texte intégral
1On ne se posera ici ni le problème des limites de l’espace géographique – la Grèce et le monde colonial d’Occident –, ni celui de la provenance des vases – productions locales ou importations –, traités par ailleurs dans ce colloque. On retiendra essentiellement les problèmes liés à l’espace fonctionnel du vase grec aussi bien dans son espace topographique que dans ses usages. S’agissant du monde colonial on tentera d’envisager l’un et l’autre tant dans un contexte proprement grec (dans une colonie) que dans un contexte indigène.
2Ce qui caractérise la céramique grecque, c’est son omniprésence et son universalité (elle peut même se substituer à toute autre matière – comme par exemple le métal – pour tout ce qui concerne la production de récipients) et en même temps sa grande spécialisation (elle fournit des vases spécialisés pour chaque fonction, voire chaque usage). Elle sera envisagée ici uniquement dans sa version de vaisselle. Dès la fin de la période archaïque, la vaisselle céramique a atteint un très haut degré de spécialisation parallèlement à une définition d’une alimentation et d’une façon de consommer qui ne cesseront de s’enrichir par les recettes et les manières de table de la grande cuisine.
Céramique et espace topographique
3Les habitats – et particulièrement les habitats grecs – sont en général mal documentés pour appréhender la place et la répartition du mobilier céramique dans la maison. Rares sont les accidents (destruction violente et mobilier resté en place) qui permettent d’atteindre le particulier, comme il est possible – théoriquement – de le faire dans le cas de Pompéi ou d’Herculanum. Il faut généralement se contenter de la vision globale d’une consommation à travers la fouille de remblais ou de dépotoirs, ce qui a l’inconvénient de cacher les nuances révélatrices de clivages sociaux ou culturels. Lorsqu’il s’agit d’un habitat qui tel celui d’Olbia de Provence (colonie massaliète fondée à la fin du IVe s.) présente un type d’habitation uniforme (trois lots à l’intérieur d’îlots identiques), on peut penser que l’information transmise correspond à une « moyenne » qui a des chances d’être assez proche de la réalité. En revanche pour un habitat comme Marseille, diversifié, mais quasi inconnu, il est impossible de tirer quelque conclusion que ce soit en dehors de celle, certes essentielle, d’un faciès culturel global.
4L’espace topographique du vase grec dans l’habitat, c’est aussi le dépotoir dans lequel il finit ses jours, ou encore la fosse où il est rituellement enterré à l’intérieur d’une habitation, mais ici nous retiendrons seulement celui où il est « consommé » quotidiennement, la plupart du temps comme vaisselle.
5De la fouille méthodique d’une maison privée abandonnée par ses occupants telle qu’elle fonctionnait au moment de l’abandon accidentel (c’est-à-dire sans que ces occupants aient eu le temps d’emporter ou aient pu récupérer par la suite les objets de la vie courante), on peut espérer tirer au moins deux types d’information :
- comment est organisé l’espace et comment y sont réparties les diverses composantes du mobilier ? Y a-t-il des pièces spécialisées, des espaces de rangement, des meubles ou étagères ?
- comment est composé le service de vaisselle, comment se répartissent les vases à l’intérieur des différentes fonctions qu’ils recouvrent ?
6Des exemples existent en Grèce ; on verra, dans la communication de S.I. Rotroff, ses réflexions à propos de la tentative courageuse de N. Cahill pour reconstituer le mobilier de quelques maisons d’Olynthe. Les conditions de la fouille n’autorisent pas beaucoup de certitudes dans la mesure où le mobilier céramique n’a été ni localisé ni intégralement récupéré1. À ma connaissance aucune découverte de ce genre n’a été faite (et en tout cas publiée) dans un habitat grec d’Occident. En revanche, quelques exemples existent pour l’habitat indigène en Gaule méridionale. Les vases y apparaissent rangés à même le sol ou sur des étagères selon une disposition qu’on peut regrouper sous trois rubriques :
- soit tout autour de la pièce contre les murs (case A1 de l’Île à Martigues ; maison 36-37 du Moulin à Peyriac-de-Mer),
- soit par secteur spécialisé (stockage, préparation des aliments, cuisson, consommation) (case 1 de Teste Nègre aux Pennes-Mirabeaux ; cabane no 1 des Tremaïe aux Baux-de-Provence),
- soit en opposant espace de rangement/stockage et espace de vie à l’intérieur de la même pièce (unité domestique no 1 de Gailhan) ou en deux pièces juxtaposées (case no 2 de Teste Nègre).
7Dans tous les cas les vases grecs, lorsqu’ils existent, se retrouvent associés aux vases indigènes en raison de leur fonction et non rangés à part comme vases exotiques2.
Vaisselle, alimentation et manières de table
8La céramique dans la maison, c’est donc avant tout la vaisselle et c’est une évidence qu’elle est d’abord tributaire de l’alimentation et de la façon de consommer. Deux grands problèmes se posent aux réponses toujours débattues : quelle était dans la vaisselle la part des récipients de métal ? quel rôle jouaient au sein de la vaisselle céramique les vases figurés ? Je n’ai pas de réponse miracle, mais peut-être vaut-il mieux faire l’économie d’hypothèses irréalistes. Une première remarque est que ces deux classes de vaisselle représentent des éléments de luxe. On connaît les vers d’Aristophane (Ploutos, 812-814) : lorsque Ploutos est entré dans la maison de Chrémyle, celuici a vu sa vaisselle de terre et de bois se transformer, lopadion et chytra de terre cuite en bronze, pinakiskoi ichthuèroi de bois en argent. On sait par ailleurs que les vases de la céramique figurée représentent essentiellement la vaisselle du symposion aristocratique ou d’événements exceptionnels (mariage, mort). Certains, rares, ont pu imiter des formes métalliques, mais il est évident que cette céramique et son répertoire ont une existence propre et il suffit de lire les textes rassemblés par Athénée (XI) au sujet des différents types de vases à boire pour se rendre compte qu’ils existent toujours en terre cuite, y compris sur les tables des riches, et seulement exceptionnellement en or ou en argent, comme il est de règle en revanche chez les Perses. La deuxième remarque concerne les informations issues des fouilles et qui vont dans le même sens ; dans les fouilles d’habitat, les vases figurés sont toujours largement minoritaires par rapport aux vases à vernis noir ou aux vases unis de même fonction ; il est logique d’en déduire un usage différent : les vases à boire en céramique figurée pour les symposia, ceux non figurés pour l’usage quotidien. Dans le domaine de la vaisselle de cuisine, on peut penser que les chaudrons et pots de métal ne se retrouvent pas dans les dépotoirs parce que sans cesse réutilisés et refondus ; mais les trouvailles dans des maisons abandonnées à la suite d’un accident ne vont pas dans ce sens. La maison des Sceaux à Délos n’a pas livré un seul vase de bronze. À titre de comparaison, la trouvaille de milliers de récipients de bronze (surtout des cruches !) à Pompéi ne doit pas faire illusion ; la seule maison (celle de Julius Polybius) fouillée en recueillant tous les vases céramiques3 a montré que ceux-ci étaient vingt fois plus nombreux que les vases en bronze.
Fonction et usage
9Il convient de ne jamais perdre de vue cette distinction. Dans un article récent consacré à ces problèmes de méthode, P. Ruby (1993) a repris pour l’illustrer un bel exemple rapporté par A.-G. Haudricourt ; lorsqu’au début de la colonisation en Afrique on introduisit la brouette, dont la fonction est le transport et l’usage « normal » le roulement, les populations locales pour lesquelles le portage se faisait sur la tête se mirent à porter la brouette pleine sur la tête au lieu de la faire rouler.
10Par le fait que notre propre vaisselle et l’usage que nous en faisons se situent en grande partie dans l’héritage gréco-latin, nous sommes en général en mesure de distinguer la fonction des vases céramiques grecs (kéramia). En outre, dans la plupart des cas, la philologie, la littérature et l’iconographie nous permettent aussi d’atteindre le niveau de l’usage, du moins de l’usage primaire – alors que tel ou tel usage secondaire peut nous échapper. De même que peut nous échapper totalement l’usage de tel vase grec en milieu indigène selon le principe, bien démontré en anthropologie, que l’adoption d’une forme “exotique” ne signifie pas celle de son usage dans la culture d’origine : on pensera à l’exemple bien connu du service à vin chez les princes celtes pour lequel nous n’avons aucune certitude que la fonction du boire soit accompagnée de l’usage symposiaque, mais il y en a bien d’autres plus triviaux (le mortier omniprésent dans les habitats indigènes de Gaule méridionale ; la caccabè ou la lopas parfois présentes sur ces mêmes sites).
11Dans le domaine de la céramique, les différentes fonctions entraînent d’abord des contraintes morphologiques (tel vase doit être suffisamment profond, posséder une embouchure, des éléments de préhensions,...) et techniques (un potier capable de le façonner, une argile susceptible de tenir au feu, un vernis imperméable,...), mais c’est l’usage, c’est-à-dire les techniques de consommation, qui sont responsables de sa forme définitive. On peut schématiser l’influence de ces différents facteurs, comme l’a proposé Chr. A. Pool (1992), dans un triangle des attributs tels qu’ils ont été définis par P. M. Rice (1989) (Fig. 1).
12Dans ce cadre, Pool a bien défini les limites d’intervention du producteur, c’est-à-dire la liberté du potier :
- l’appréciation par le producteur des désirs des consommateurs et sa propre habileté influent sur le choix du matériau céramique et les techniques de fabrication parmi celles disponibles ;
- les préférences des consommateurs pour des attributs de forme ou des propriétés du matériau sont médiatisées à des degrés divers par la technique et l’habileté du producteur aussi bien que par les propriétés physiques des matériaux naturels disponibles ;
- le potier peut choisir intentionnellement une variante parmi d’autres possibles, par exemple un type de bord parmi d’autres fonctionnellement équivalents ou un type de motif de décor et leur assemblage ; il peut même choisir de faire passer tel ou tel message (y compris « fait par moi ») plutôt que tel ou tel autre.
13Mais consommateurs et producteurs appartiennent à une culture, un groupe ethnique, une classe dont les modèles de style et les modes de pensée influent sur leurs préférences individuelles, voire même les commandent. Ainsi, la culture grecque relie un certain nombre d’usages aux principales fonctions sollicitant l’utilisation de céramique :
14a) se laver ou faire ses ablutions : le loutérion (ou le perirrhantérion, ou la lékanè), large vasque fixée ou posée sur un pied haut, permet les ablutions (des pieds et des mains) à l’entrée de la salle de banquet (existe aussi en pierre ou en métal) ; caractéristique d’un usage social, il est connu, dans le milieu colonial d’Occident, à Locres (VIe-IVe s.) ou Sybaris (VIe s.) – mais absent à Olbia de Provence – et en milieu indigène à Laos hellénistique, Cavallino, Lattes (Ve-IVe s.) ;
15b) stocker (et transporter) liquides et solides
16Pour le petit stockage, et le transport, vases à usages multiples :
17– chytros (chytra), chytridion, chytrinos (petit stockage)
18– amphoreus, amphoriskos, amphoreidion
19– chous, kalpis, etc… (cf. par ex. dans la case 2 de Teste Nègre, une cruche avec un couvercle)
20... et les couvercles (pômata)
21– pyxide
22c) préparer à froid
23– cratère : mélanger le vin et l’eau
24– magis, maktra, skaphè, lénos, lékanè : bassine pour mélanger et pétrir
25– thueia, igdis : mortier pour broyer
26d) cuire (optan, hèpsein)
27– chytra, chytros, etc… : pot pour bouillir
28– caccabè : marmite pour bouillir, braiser ou mijoter
29– lopas : faitout pour braiser ou mijoter
30– tagénon : poêle pour frire
31... et couvercles
32e) consommer (servir, manger, boire)
33– assiettes et plats : pinax, pinakiskos, pinakiskion
34– bols et écuelles : trublion
35– vases à boire : poterion, ekpôma (kylix, skyphos, canthare, etc)4
36– vases à verser : chous, œnochoé, olpè, amphoreus, kados, lagynos, lécythe, etc.
Variations et changements
37Par variations, on entend les usages divers à l’intérieur d’une même culture en fonction de sous-cultures régionales ou sociales.
38Les changements sont des modifications qui affectent les usages dans une société en fonction de la compétition entre groupes sociaux, des acculturations réciproques inter-ethniques, de l’évolution du goût (et des dégoûts) et de la mode. Ils impliquent l’appropriation de nouvelles formes d’alimentation et de manières de table qui, à leur tour, se traduisent par l’introduction de nouvelles formes de vases ou de profils. Dans son étude méthodologique des facteurs intervenant dans la stabilité et le changement dans la production céramique, Rice (1984) ajoute les changements dus à une modification des ressources disponibles (argile, bois) et des techniques de fabrication (outils et standardisation) ; en réalité, ces facteurs technologiques me paraissent se situer à un autre niveau (cf. supra les remarques de Pool 1992), celui des variations, car ce n’est pas le vase qui modifie l’usage, mais l’usage qui crée le vase.
Variations
39Revenons à notre modèle grec et à ses variations. Comme j’ai déjà essayé de le montrer ailleurs (Bats 1988), il y a un modèle culturel grec avec des coutumes alimentaires (régime fondé sur les céréales et les légumineuses pour le sitos, sur le poisson pour l’opson, batterie de cuisine incluant les mêmes récipients, chytra, caccabè, lopas, tagénon) et jusqu’au IIe s. il est d’abord athénien : c’est Athènes qui donne le ton et lance les modes dans le domaine de l’alimentation et de la vaisselle céramique. Mais il existe aussi des faciès régionaux dont les Grecs étaient bien conscients tout en ayant une aussi forte conscience d’appartenir à la même culture. C’est, par exemple, une coutume grecque de boire à la santé de quelqu’un, mais il y a diverses façons de le faire ; selon Critias d’Athènes, au Ve s., « les gens de Chios et de Thasos portent leur toast dans de grandes coupes (kylix) qu’ils font passer de gauche à droite, ceux d’Athènes dans de petites toujours de gauche à droite, tandis que le Thessalien utilise de grands vases à boire (ekpôma) et les fait circuler dans le sens qu’il désire ; les Lacédémoniens boivent chacun dans sa propre coupe (kylix) et l’esclave échanson y verse à chaque toast la même quantité de vin ». De même, au sein des coutumes alimentaires définies comme grecques existent des comportements singuliers qui sont autant de variations sur les thèmes fondamentaux de la coutume. En voici quelques exemples tirés de la Comédie nouvelle, au IVe s. av. J.-C. ; et qui concernent des repas particuliers, fête, dîner précédant le symposion ou repas pris dans une auberge. Il y une façon athénienne de servir les entrées qu’évoque Alexis de Thourioi (Kock II, 375) et que décrit Lyncée de Samos (Le Centaure, Kock III, 274)2 :
A – Holà cuisinier ! Ce Rhodien veut sacrifier et m’offrir à dîner, et moi son hôte je suis de Périnthe. Ni l’un ni l’autre nous n’aimons les dîners athéniens car on y trouve plein de choses qui sont aussi désagréables qu’à l’étranger. Par exemple, quand on vous apporte un grand plateau (pinax) chargé de cinq petits plats (pinakiskos). Sur l’un vous trouvez de l’ail, sur l’autre deux oursins, sur le troisième une compote sucrée, sur le quatrième une dizaine de coquillages et sur le dernier un peu d’esturgeon. Pendant que je mange ceci, un autre mange cela et pendant qu’il mange ceci moi j’ai fait disparaître cela. Moi ce que je veux, mon bon, c’est ceci et cela, mais je n’y arrive pas, vu que je n’ai ni cinq bouches ni cinq mains. A la vue c’est plutôt coloré, mais ça ne remplit pas l’estomac ; ça te maquille les lèvres mais ça ne te rassasie pas. Qu’est-ce que tu as à nous proposer ?
40Si la frugalité proverbiale et le raffinement athéniens ne sont pas toujours bien vus des autres Grecs, les Athéniens considèrent les autres Grecs en général comme de grossiers personnages dont les travers font rire les spectateurs des comédies. Ainsi, Diphilos (L’Apoleipousé, Kock II, 545) :
Le cuisinier – Eh bien, cher monsieur, combien d’invités pour le repas de noces ? Sont-ils tous Athéniens ou bien y a-t-il aussi quelques marchands étrangers ?
B – En quoi ça te regarde, toi le cuisinier ?
Le cuisinier – C’est un point capital de mon art, patron, que de connaître à l’avance la qualité des bouches à nourrir. Supposons que les invités soient Rhodiens : à peine entrés, si tu leur donnes à dévorer un grand silure bouilli encore chaud ou un lébias, ils le préféreront de loin à tout le vin parfumé que tu pourrais leur verser.
B – Astucieux le coup du silure !
Le cuisinier – Si par contre ce sont des Byzantins, trempe dans un jus d’absinthe tout ce que tu leur sers après y avoir ajouté à foison sel et ail ; car il y a dans leur cité une telle quantité de poissons qu’ils sont tous eux-mêmes visqueux et pleins de lymphe.
41Ou encore Ménandre (Trophonios, Kock III, 132) :
A – Le dîner est en l’honneur d’un étranger.
B – Lequel ? D’où vient-il ? Parce que ça fait une différence pour le cuisinier. Tous ces types des petites îles, par exemple, nourris de toutes sortes de petits poissons frais, sont assez peu amateurs de poissons salés et n’y touchent que du bout des lèvres ; ils préfèrent de loin les mets farcis et bien épicés. L’Arcadien en revanche qui vit loin de la mer est amateur de petits plats mijotés (lopadia) ; le richard ionien, friand de mets épais, préférera le candaulos et les nourritures qui poussent sourdement à l’amour.
42Face aux Béotiens et aux Thessaliens réputés gros mangeurs, les Athéniens ne sont pas les seuls à bénéficier d’une réputation de raffinement ; c’est aussi le cas des Sybarites et de l’Italie en général, des Siciliens et des gens de Chios : leurs cuisiniers et leurs auteurs de livres de cuisine sont là pour en témoigner.
43Ces coutumes alimentaires ne sont en réalité que des variations au sein d’une même culture, elles mêlent sous cultures régionales (Athènes, la Béotie, etc.) et sociales (une auberge, un banquet aristocratique à la ville, un repas de paysans, etc). Il en est de même pour la vaisselle : au-delà de variations de détails, les vases utilisés partout dans le monde grec appartiennent à la même famille. Au IVe s., l’écuelle massaliète (F Bats 233), semblable à celles que l’on trouve par ailleurs en Ionie, par exemple à Milet, présente un profil différent de celle d’Athènes (F Lamb. 22) ou de celle d’Emporion (F Lamb. 26) ; dans le répertoire de la céramique campanienne à vernis noir, il existe deux formes d’écuelles, toutes deux présentes à Marseille, le bol à vasque arrondie (Lamb. 27ab), qui a la préférence des indigènes du Languedoc oriental, et l’écuelle large (Lamb. 27B), que préfèrent utiliser ceux de la Provence occidentale. En fonction des aliments disponibles, des régimes prédominants et suivant la préférence accordée aux modes de cuisson, on trouvera sur un site plus ou moins de chytrai, de caccabai et de lopades. Ainsi à Locres, la répartition des chytrai (18 %), des caccabai (18 %), des lopades (52 %) et des tagéna (12 %) signale-t-elle la prédominance des plats mijotés et de la friture sur les mets bouillis ; en revanche, à Olbia de Provence, chytrai et caccabai (56 %) l’emportent sur les lopades et les tagéna. Mais, partout la même panoplie se retrouve ; les variations affectent seulement le profil des panses (plus ou moins rondes ou carénées) ou celui des bords (par exemple, gouttière plus ou moins importante ou plus ou moins complexe). Ces variations recouvrent en somme la liberté du potier telle que nous l’avons définie ci-dessus.
Changements
44Dans les sociétés de type hiérarchique comme le sont les cités grecques, les conflits et les compétitions entre groupes sociaux et les changements des structures d’interdépendance sociale et d’équilibre des pouvoirs se répercutent dans la nourriture, la cuisine et les manières de table. P. Bourdieu (1979) a démonté les mécanismes de compétition entre groupes pour la définition des marques de distinction sociale, mais montré comment les pratiques culinaires qui font l’objet d’un apprentissage précoce sont longues à se modifier dans les stratégies de mobilité sociale. En ce sens les coutumes (y compris les coutumes culinaires) transmises par la tradition sont dotées d’une relative permanence. Mais la mode, définie par E. Sapir (1967), comme un écart de comportement à l’intérieur de la coutume, dans la mesure où elle est en général l’emblème d’une distinction singulière ou de l’appartenance à un groupe prestigieux, s’impose peu à peu à tous comme un changement nécessaire. Prenons un exemple contemporain. Le fast-food, issu de la culture américaine auréolée de sa supériorité technologique et économique, a fini par s’imposer comme une mode nécessaire au plan mondial ; en Italie, cependant, il est entré en compétition avec des coutumes culinaires très fortes et une restauration populaire très développée et les MacDonalds ont dû se résoudre à servir aussi des pizzas et des pâtes !
45On prendra comme exemple privilégié les changements au sein de la cuisine et de la vaisselle culinaire où l’on voit confluer ces grands facteurs : la compétition sociale à travers l’évolution du goût et celle des manières de table et le renouvellement des recettes, leur diffusion consacrée par la mode, les emprunts inter-culturels.
46Pour la cuisson jusqu’au milieu du VIe s., la chytra est partout le récipient traditionnel unique, puis dans le courant de la deuxième moitié du siècle apparaissent dans la panoplie culinaire attique et corinthienne deux nouvelles formes de récipients, d’abord la caccabè, ensuite la lopas. Or la caccabè, comme son nom l’indique, appartient à la culture phénicienne. Dès le milieu du Ve s., ces deux formes nouvelles se sont répandues dans tout le monde grec. Au Ve s. la panoplie est complétée par le tagénon, la poêle qui consacre la friture à l’huile. On voit que l’introduction de ces nouveaux récipients constitue un changement majeur dans les coutumes alimentaires puisqu’elle marque le passage du bouilli à l’eau à la cuisine à l’huile, ou mieux l’ajout d’une habitude nouvelle destinée à durer. Il me paraît évident que cette spécialisation des vases de cuisson est liée au développement du banquet et des repas qui l’accompagnent et à l’intervention dans ce cadre de cuisiniers au sens moderne du terme. Le développement de la gastronomie et de l’art de la cuisine vont de pair. On en a la preuve éclatante dans la littérature : indirecte par la présence récurrente des personnages du cuisinier et du glouton dans les comédies dès le début de la Comédie ancienne, directe par les nombreux poèmes intitulés Deipnon (“Le dîner”) ou Symposion et les innombrables traités de cuisine, Opsartutika, “l’art de la cuisine”, ou de dictionnaires des termes de cuisine, Opsartutikai glossai (ou lexeis). On trouve parmi les auteurs des Athéniens, comme Mithaicos, encore cité par Platon, ou Euthydème, ou des Grecs des îles comme Philoxène de Cythère, cité par Platon le Comique (première moitié du Ve s.), Agis de Rhodes, spécialiste de la préparation des poissons au point d’être surnommé le Protée des lopades, Timochidès de Rhodes ou Erasistratos de Ceos ; mais les plus célèbres sont originaires des cités grecques d’Occident, Glaucos et Philistion de Locres, Hégésippos de Tarente, Héracleidès de Syracuse et, le plus grand, Archestrate de Géla (ou de Syracuse), auteur vers la fin du IVe s. d’un ou plusieurs traités connus sous le titre de Gastronomia, Hédupatheia, Deipnologia et Opsopoia. Et c’est peut-être dans ces colonies d’Occident si proches des Phénico-Puniques que la cuisine à l’huile a été introduite ; il serait utile d’enquêter dans leurs dépôts de fouilles pour y dater l’apparition des caccabés, lopades et autres tagénons. De nombreux cuisiniers, parfois aussi auteurs de livres de recettes, ont également laissé leurs noms à la postérité. Euphron, auteur de la Nouvelle Comédie, n’hésite pas à qualifier de nouveaux Sept Sages les grands cuisiniers de son temps : Agis de Rhodes, « le seul capable de cuire le poisson à la perfection », Nérée de Chios, « divin spécialiste du congre bouilli », Chariadès d’Athènes, auteur d’une recette d’œufs à la sauce blanche, Lamprias, « créateur du bouillon noir », Aphthonetos, spécialiste des saucisses, Euthynos, de la purée de lentille et Aristion, du spare. Des recettes écrites se diffusent et avec elles la grande cuisine. Or ce qui n’est à l’origine qu’une mode « aristocratique » devient un modèle bientôt partout imité. La grande cuisine peut ainsi pénétrer dans la petite cuisine à travers la préparation de l’opson comme accompagnement du sitos, maza, artos, bouillies et purées de légumineuses, qui en restent malgré tout la base. On voit à travers la littérature que la lopas et le tagénon sont consacrées essentiellement à la préparation du poisson et bientôt le terme d’opson sera synonyme de poisson. Jusqu’au IIe s., à Athènes, comme à Locres ou à Olbia de Provence, on constate qu’à côté de quelques exemplaires de grande taille (diam. supérieur à 25 cm), la majorité des lopades se retrouvent autour de deux tailles, petite (15-17 cm de diam.) et moyenne (18-22 cm). Hypothèses vraisemblables : d’une part, les recettes montrent que le poisson se prépare coupé en morceaux, d’autre part, il se prépare en petite quantité à la fois (ce n’est que l’accompagnement du plat principal), enfin il peut être réchauffé et servi en portions individuelles directement dans le lopadion. À partir du IIe s., on constate, à Olbia de Provence, seul site où ces données sont disponibles, que les lopades de petite taille sont pratiquement absentes et que les lopades se répartissent maintenant en deux groupes d’importance équivalente, l’un autour de 21-25 cm de diamètre, l’autre autour de 26-32 cm, et d’un dernier autour de 36-42 cm. Comme les lopades constituent alors entre les 2/3 et les 3/4 des récipients de cuisine, on est en droit de se demander si au-delà de la façon de cuire on n’a pas le témoignage d’un changement de régime alimentaire, d’autant plus que, ici comme dans la plupart des cités grecques, on assiste aussi à l’apparition des plats à four empruntés au répertoire « romain », entre guillemets, car on sait que l’un des principaux centres de fabrication de ces plats est en Campanie (les fameuses cumanae testae).
47La vaisselle de table nous offre elle aussi de nombreux exemples de changements durables et « universels », donc distincts des modes passagères assimilables à des variations localisées, pas toujours faciles à expliquer. C’est à un changement de goût qu’il faut attribuer la victoire des vases figurés à figures rouges, qui permettent des représentations plus souples, sur ceux à figures noires, ou, quelques siècles plus tard, le remplacement de la vaisselle à vernis noir par une vaisselle à vernis rouge, sans que dans les deux cas il y ait véritablement un changement du répertoire des formes, déjà entamé auparavant. Dans le domaine des vases à boire, la disparition du cratère à partir de la fin du IIIe s. (cesse-t-on pour autant de mélanger le vin ?), la disparition des kylix à tige dans le courant du Ve s. devant les kylix à pied annulaire et celle des skyphoi au IIe s. devant les gobelets. Comment s’explique, sinon par un changement des manières de table, l’apparition, au début du IVe s., de l’assiette à poisson à cupule centrale et bord pendant (type Lamb. 23), peut-être empruntée au monde punique et sa disparition au début du IIe s., sans doute remplacée par une assiette sans cupule centrale et avec un bord bombé (type Lamb. 36), ou encore l’emprunt des grands plats de service du répertoire de la céramique à vernis noir étrusco-campanienne B ? On retrouve certes ici le phénomène de mode en tant que concept historique où elle représente un changement dans une série connue comme répudiation de la mode précédente, mais ce sont des phénomènes durables qui viennent modifier des habitudes séculaires. En fait, dans tous les changements intervenus à partir du IIIe s., ce qui est profondément à l’œuvre, c’est la diffusion du modèle romain, lui-même en création continue, dans la foulée des conquêtes militaires. Comme auparavant au sein du monde colonial grec la vaisselle véhiculée et utilisée par les Grecs avait servi auprès des populations indigènes de facteur d’intégration (en Italie du Sud) ou, par son rejet, d’affirmation d’identité (Gaule méridionale), ce modèle romain constitue ou non un facteur de changement au sein des nations et des sociétés.
Bibliographie
Abréviations bibliographiques
Bats 1988 : M. Bats, Vaisselle et alimentation à Olbia de Provence (v. 350-v. 50 av. J.-C.). Modèles culturels et catégories céramiques. Suppl. 18 à la RANarb, 1988.
Bourdieu 1979 : P. Bourdieu, La distinction ; critique sociale du jugement. Paris, 1979.
Pool 1992 : Chr. A. Pool, Integrating Ceramic Production and Distribution, dans Ceramic Production and Distribution. An integrated Approach (G. J. Bey III, Chr. A. Pool éd.). Boulder, 1992, 275-313.
Rice 1984 : P. M. Rice, Change and Conservatism in Pottery-Producing Systems, dans The Many Dimensions of Pottery. Ceramics in Archaeology and Anthropology (S. E. van der Leeuw, A. C. Pritchard éd.), Amsterdam, 1984, 231-288.
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Ruby 1993 : P. Ruby, Types et fonctions dans les typologies céramiques archéologiques. Quelques problèmes et quelques questions. AION(Arch), 1993, 289-320.
Sapir 1967 : E. Sapir, La mode, dans Anthropologie. Paris, 1967, 161-170 et La coutume, ibid., 171-180.
Notes de bas de page
1 C’est malheureusement aussi en partie le cas de la Maison des Sceaux à Délos pour laquelle A. Peignard a tenté d’analyser la répartition de la céramique et son faciès. La répartition du matériel céramique semble bien confirmer les hypothèses du fouilleur sur le fait que les activités domestiques se déroulaient à l’étage, mais la localisation précise des vases dans chaque espace n’a pu être menée à bien. Cf. BCH 93, 1969, 1034-1039 ; 99, 1975, 716-723 ; 100, 1976, 799-821 ; 112, 1988, 755-767 et A. Peignard, La céramique de la Maison des Sceaux (Délos), Thèse de doctorat (nouveau régime), Univ. de Paris-IV, 1992.
2 Martigues : J. Chausserie-Laprée, L. Domallain, N. Nin, Le quartier de l’Île à Martigues. 6 années de recherches archéologiques. Martigues, 1984, 49-55. Peyriac-de-Mer : Y. Solier, H. Fabre, L’oppidum du Moulin à Peyriac-de-Mer (Aude), fouilles 1966-1968, BSESA, 69, 1969, 69-106, 88-100. Teste-Nègre : L.-F. Gantès, L’oppidum préromain de La Teste Nègre aux Pennes (B. - du-Rh.), mémoire de maîtrise, Univ. de Provence, 1977. Les Baux-de-Provence : Ch. Arcelin, La vie quotidienne : mœurs domestiques, habits et parures, armement, dans Au temps des Gaulois, Dossiers de l’archéologie, 35, juin 1979, 81. Gailhan : B. Dedet, Habitat et vie quotidienne en Languedoc au milieu de l’âge du fer ; l’unité domestique no 1 de Gailhan, Suppl. 17 à la RANarb, 1987, sp. 197-200.
3 V. Castiglione Morelli, La ceramica comune nell’instrumentum domesticum della casa di P. Giulio Polibio a Pompei, dans Les céramiques communes de Campanie et de Narbonnaise (Ier s. av. J. - C. - IIe s. ap. J. - C.). Naples, 1996 (Coll. CJB, 14), 105-112.
4 Le livre XI des Deipnosophistes d’Athénée est entièrement consacré à un savant échange sur les coupes à boire et à un catalogue alphabétique de leurs divers noms et formes de l’agkylè à l’ô(i)on. Cette diversité ne doit pas faire trop illusion, car beaucoup de ces vases constituent des hapax littéraires ou culturels, les grandes classes restant les kylix, skyphoi et canthares.
Notes de fin
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