Michel Bats et la céramique : de l’objet aux manières sociales
p. 39-41
Texte intégral
1En 1988, dans la préface du livre de Michel Bats : Vaisselle et alimentation à Olbia de Provence, Jean-Paul Morel écrivait : « Michel Bats n’a pas inventé la céramologie : mais peut-être l’a-t-il réinventée. Il l’a secouée et dépoussiérée de façon telle qu’il sera impossible, sans une sourde mauvaise conscience, dans toute enquête future sur un matériel similaire, de faire comme si ce livre n’existait pas, et de ne pas en tenir compte comme d’un guide, d’un modèle ou d’un aiguillon ». Au-delà de l’hommage à l’auteur, l’enthousiasme de Morel révèle surtout les profondes mutations qui ont affecté l’approche du matériel céramique durant ces trente dernières années et dont Michel Bats a été l’un des artisans déterminants. Pourtant, il ne faut pas chercher dans la bibliographie fournie et variée de M. Bats la révélation d’une méthode révolutionnaire, conçue comme une martingale, et qui renverrait vers un oubli définitif acquis et méthodes antérieures. On y trouvera en revanche un regard renouvelé sur une classe de mobilier archéologique tellement abondant dans les fouilles qu’il en devient souvent un problème, et qui, dans les traditions d’études antérieures, était souvent limité au rôle d’auxiliaire de la datation, de support d’œuvres d’arts ou même parfois de curiosité funéraire, dans le cadre de hiérarchies de valeurs fondées sur des critères esthétiques hérités pour partie d’une vision romantique des productions des sociétés passées.
2La « vaisselle céramique », plutôt que « la céramique en général », cette distinction simple, imposée dès les premiers mots de l’avant-propos de son ouvrage de 1988, n’a rien d’une coquetterie rhétorique, car elle précise en effet le cadre original du regard qu’il porte sur son objet d’étude. Ce point de vue vise à transformer une masse informe d’objets en terre cuite, traditionnellement étudiés pour eux-mêmes, en catégories fonctionnelles, c’est-à-dire en objets définissant selon leur contexte un ou des usages. L’idée principale est que « la vaisselle céramique » est faite par des hommes et pour des hommes vivant en société, afin de répondre à des besoins qui structurent la pratique sociale, depuis le quotidien jusque dans la mort en passant par toutes les expressions qui rythment la vie des individus et des groupes. Dans ce cadre la cuisine ou plutôt les cuisines ont constitué un champ d’exploration privilégié mais non exclusif. Son approche de la « vaisselle céramique » s’inscrit donc dans une tentative expérimentale d’histoire sociale et culturelle construite en s’efforçant de combiner les champs traditionnels de l’archéologie et les concepts ainsi que les méthodes d’autres disciplines des sciences sociales.
1 – Face à un ensemble de vases, plus souvent de fragments : y a t-il une méthode Bats ?
3La question est évidemment un peu abrupte pour qu’on puisse y répondre de manière définitive et univoque. Les articles qui ont été retenus pour cette compilation de travaux permettent néanmoins d’éclairer la démarche méthodologique de Michel Bats.
4Il est d’abord un « céramologue » au sens premier et – parfois perçu – restrictif du terme, c’est-à-dire un spécialiste des objets, capable d’en caractériser la technique, la forme et de préciser tous les caractères nécessaires à l’identification. Qu’on ne s’y trompe pas, cette approche qui peut apparaître laborieuse, parfois qualifiée de manière méprisante « d’archéographique », reste et restera la base de tout travail pertinent dont la base est l’objet céramique. M. Bats le sait mieux que quiconque et en a toujours défendu le principe, pour les autres bien sûr, mais aussi en se l’appliquant à lui-même, comme en témoigne son engagement dans divers débats « techniques » sur les céramiques à vernis noir italiques ou les amphores de Marseille par exemple. Quelle légitimité aurait un spécialiste de la Guerre du Péloponnèse ne maîtrisant pas la langue du texte de Thucydide, matériau de base de sa réflexion ? La réponse apparaît évidente, et le même principe s’applique encore aujourd’hui au domaine céramologique.
5Mieux que quiconque également, et dans la continuité logique de sa compétence, il sait, et il l’exprime clairement à plusieurs reprises dans les contributions retenues, que la céramique ne dit rien en soi. Les étapes d’une approche méthodologique stricte permettent d’ordonner l’information que peut livrer le matériau brut.
6Michel Bats est d’abord un observateur critique des travaux antérieurs, des typologies utilisées, celles des céramiques dites « communes », élaborées plutôt pour l’époque romaine, de Mercedes Vegas ou de Jorge de Alarcão, bien sûr celles de Nino Lamboglia et de Jean-Paul Morel, et il en a tiré les enseignements les plus pertinents. Il s’inscrit alors dans la continuité des travaux antérieurs puisque la première étape est bien le classement ou la typologie, avec l’un de ses corollaires importants, la datation : c’est le principe de la typo-chronologie sans laquelle il n’y a pas de réflexion transversale possible. Michel Bats y a été pleinement confronté, avec les limites inhérentes à l’étude d’une collection ancienne non stratifiée, lors de son travail fondateur de 1988. Il sait également toutes les difficultés qu’il y a à concevoir ces outils, plus qu’à les fabriquer, comme en témoignent ses réflexions en conclusion d’un colloque consacré aux céramiques communes de Campanie et de Narbonnaise. Il ne nous livre d’ailleurs pas de solution miracle.
7Il appartient surtout à la génération de l’approche quantitative, ouverte par exemple par François Villard dans son étude sur Marseille, qui sous-tend qu’on a caractérisé ce qu’on compte et que l’on sait comment et pourquoi l’on compte. Et sur ce point, sa rigueur méthodologique est sans faille, concevant avec d’autres et adoptant des protocoles communs à l’ensemble des archéologues du Midi de la Gaule, montrant comment la réflexion ne peut se passer de la confrontation de faciès céramiques quantifiés, par exemple dans la caractérisation des communautés grecques et non grecques en Gaule méridionale, mais aussi dans la définition d’établissements à vocation d’interface commerciale entre commerçants méditerranéens et communautés indigènes des arrière-pays. Son long séjour au Centre Jean-Bérard de Naples a d’ailleurs été, à ce propos, l’occasion pour lui non seulement d’élargir son champ d’étude, mais surtout de transmettre, de manière encore timide aujourd’hui, l’intérêt des approches quantitatives en Italie méridionale. Les travaux en cours sur Cumes et Moio della Civitella, pour lesquels l’approche quantitative permettra peut-être de répondre plus clairement à des questions restées insolubles ces dernières décennies, constitueront probablement des exemples fondateurs.
8Classer et quantifier sont donc des préalables indispensables avant d’atteindre les bases de la pensée originale de Michel Bats sur le matériau céramique. Et il n’est pas inutile de le rappeler ici vigoureusement.
2 – De la céramique à une histoire culturelle et sociale inscrite dans la diversité des groupes humains
9L’étude des fonctions – se laver ou faire des ablutions, transporter et stocker, préparer à froid, cuire, servir, boire et manger – ouvre la porte alors à toutes les explorations menées par Michel Bats notamment dans les habitats ; mais les usages funéraires occupent une place importante dans ses réflexions, avec les distinctions nécessaires entre les pièces utilisées par les vivants au moment de l’enterrement, celles satisfaisant aux besoins imaginaires des morts, à côté de celles (plus rarement en céramiques) qui rappellent telle ou telle fonction sociale.
10Ce sont les questions de table qui sont tout de même les plus approfondies – ce dont témoigne son premier grand livre, Vaisselle et alimentation à Olbia de Provence, avec un fil conducteur fourni par l’auteur de Cuisines, cuisine et classes (Paris, 1985), Jack Goody. L’anthropologue anglais distingue une « petite » cuisine, simple, dite « hiératique », à base de produits facilement accessibles, proches, une cuisine monotone, identique pour tous et une grande cuisine « hiérarchique », différenciée, souvent ritualisée. Une autre idée forte de Goody est la stabilité des comportements alimentaires. Et les Gaulois « du Midi », chers à Michel Bats, participent plutôt de la cuisine « hiératique » au moins pour l’alimentation à base de viande, cuite, plutôt bouillie dans le pot que les archéologues appellent « urne ». Mais les consommations de boissons (de la bière seule ou augmentée de miel, du vin) et les manières de table (de la disposition autour d’une table au choix des pièces de viande) sont là pour mettre en évidence une société hiérarchisée. L’archéologue a rejoint l’ethnologue pour reprendre ses études de formes et d’usages des différentes formes céramiques. Les études sont alors conduites à des échelles différentes, de celle d’une ville, Olbia, Marseille, à celle d’une maison, ou à celle d’une tombe. Fonctions et usages, avec une insistance pour le pluriel, tant il convient de suivre Bats dans ses analyses des usages primaires et secondaires et dans ses réflexions sur les usages d’une forme – par exemple celui du cratère dans les tombes du sud de la Gaule – au fil des siècles, du IVe au Ier siècle avant J.-C.
11Dès lors, Bats peut (à la suite d’autres, comme Pool, par exemple) nous proposer d’approfondir les dialogues entretenus, le plus souvent à distance, avec tel ou tel intermédiaire, entre le producteur de vases qui apprécie « les désirs des consommateurs », les consommateurs, et, il convient de ne pas les oublier, les commanditaires. Le potier est aussi nécessairement présent et il faut alors situer son rôle pour le moindre détail, face aux matériaux mis en œuvre et face aux outils dont il dispose.
12Ainsi pour chacune des séries céramiques étudiées par Michel Bats, il nous est proposé une histoire globale, des modalités de fabrication au goût de l’usager (mais on aura bien compris que le discours n’est pas linéaire ni unidirectionnel) qui, ensuite, permet de saisir les relations entre les groupes humains, ceux de la Provence, de Marseille, de Grande-Grèce ou d’Espagne.
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