Les gens de métier romains : savoirs professionnels et supériorités plébéiennes
p. 119-133
Texte intégral
D(is) M (anibus), || Q(uinti) Candi[di] Benigni, fab(ri) tig(nuarii) c|orp(orati) Ar(elate); ars cui summa fuit | fabricae, studium, doctrin(a), | pudorque, quem magni | artifices semper dixsere | magistrum; doctior hoc ne|mo fuit, potuit quem uinc|ere nemo, organa qui nosse|t facere, aquarum aut duce|re cursum; hic co[n]uiua fui|t dulcis, nosset qui pasce/re amicos, ingenio studio | docilis animoque benig|nus; Candidia Quintina, | patri dulcissimo, et Val(eria) | Maxsimina, coniugi kar(issimo)1.
1L’épitaphe du faber tignuarius arlésien Q. Candidius Benignus est très souvent citée par les ouvrages généraux sur l’économie romaine2. Gravée dans le cartouche d’un sarcophage de la deuxième moitié du IIe s. ou de la première moitié du IIIe, cette inscription passe en effet pour une manifestation éclatante de fierté professionnelle3. La pratique de l’artisanat y est présentée comme la mise en œuvre d’un savoir (d’une doctrina), en l’occurrence d’un savoir supérieur : doctior nemo fuit. La même idée de supériorité se trouve exprimée par la référence à une ars (une spécialité fondée sur un savoir-faire) et à la condition d’artifex. Ars summa fuit ; quem magni artifices semper dixsere magistrum. Au total, personne, aucun maître, ne surpassait ce charpentier dans l’exercice de son métier : potuit quem uincere nemo.
2Si ce poème funéraire est si souvent évoqué, c’est qu’il donne à voir ce qui échappe le plus souvent : des traits de mentalités populaires, à confronter aux mentalités aristocratiques, elles moins méconnues. C. Courrier poserait le problème en ces termes : par sa culture propre, la plèbe romaine constituait-elle un antimonde4 ? La mise au jour d’une culture populaire romaine constitue l’essence même d’un livre récent5. J. Toner la définit comme un « tout », par opposition à la culture de l’élite. Sans nier que des traits culturels étaient communs à tous les Romains, et qu’il existait des « zones grises » entre les cultures de l’élite et du peuple, le livre se fonde sur l’idée que les antagonismes l’emportaient. Au-delà des débats qu’elle ne manque pas de susciter, l’approche présente le mérite de se pencher sur des catégories longtemps négligées de la population romaine. Elle est l’aboutissement du renouvellement partiel d’un champ de recherches (l’histoire sociale du monde romain) dominé à partir du XIXe s. par l’étude des aristocrates et des notables, par le biais de minutieuses enquêtes prosopographiques notamment.
3Or c’est sans doute en se penchant sur le travail et les travailleurs que les historiens de Rome ont le plus insisté sur l’idée d’un clivage entre deux systèmes de représentations, au moins depuis les travaux de Fr. M. De Robertis6. Dans son livre de 1963, ce dernier distinguait ambiente aulico et ambiente volgare : il opposait des conceptions aristocratiques fondées sur le mépris du travail, d’une part, et des conceptions populaires qui, au contraire, valorisaient le travail. Ce même schéma, rappelé par l’article de synthèse de S. Santoro notamment, apparaît sous la plume de P. Veyne, quand il souligne la spécificité de la « morale sapientale » de la plèbe moyenne, ou dans les travaux d’A. Ferdière sur la « distance critique »7. Il en est de même dans l’historiographie anglophone, dans les ouvrages de S.R. Joshel et de L.H. Petersen par exemple8.
4La distinction ainsi établie a permis de concilier l’idée séculaire du mépris des sociétés antiques à l’égard du travail avec la teneur des sources épigraphiques et iconographiques. Certes peu nombreuses parmi la masse documentaire conservée, des inscriptions et des images, sculptées ou peintes, constituent le vecteur privilégié d’une apologie du travail artisanal et/ou commercial. Elles servirent de moyen d’expression à des catégories sociales couramment décrites comme « sans voix », oubliées d’une histoire écrite à la lumière de sources produites par et pour l’élite9. Mais de quoi ces documents faisaient-ils l’apologie ? Les artisans romains n’étaient pas fiers de leur travail en général. Les anciens n’avaient d’ailleurs pas pleinement unifié la notion abstraite et moderne de travail10. De fait, des gens de métier ont mis des aspects particuliers de leur activité en avant, au premier rang desquels figuraient la maîtrise et la mise en œuvre d’un savoir spécialisé.
5À l’inverse, selon l’opinion commune, les auteurs littéraires se seraient fait l’écho de « la vision de classe de l’establishment » (A. Ferdière), des préjugés sociaux d’individus qui ne travaillaient pas, au sens strict du terme, mais vivaient de la rente foncière avant tout. Ils n’auraient éprouvé que dédain à l’égard d’activités indignes des bien-nés et, de fait, très souvent pratiquées par des esclaves, des affranchis et leurs descendants. À l’appui de cette thèse, un petit nombre d’extraits littéraires est cité à l’envi. Mais ces textes sont-ils à ce point représentatifs de la pensée des aristocrates et des notables, dans son ensemble ? Comment situer par rapport à eux d’autres textes, les fragments de jurisprudence conservés au Digeste, encore sous-exploités par les historiens ?
6Cette étude consiste en un réexamen du clivage fondamental qui vient d’être rappelé. Elle vise, en fait, à apporter des nuances à l’idée d’une opposition radicale entre deux systèmes de valeurs. Certes, le point de vue sur l’économie variait considérablement, selon la position occupée dans la hiérarchie sociale. Toutefois, au-delà de ces différences, n’existait-il à Rome aucun fond commun dans la perception du travail artisanal ? Si deux systèmes de valeurs étaient bien décelables, ne serait-il pas également possible d’identifier, entre eux, des formes d’interaction ou de perméabilité ? Des éléments de réponse peuvent se faire jour, en s’intéressant à la manière dont le travail artisanal a été défini, voire célébré, comme l’application d’un savoir.
Doctrina et peritia
7Les artisans romains avaient tendance à se présenter et à être décrits comme les détenteurs d’une doctrina, d’un savoir11. Définies en des termes extrêmement généraux, les connaissances mises en pratique par les gens de métier n’étaient pas isolées, séparées de toutes les autres. En conséquence, ces individus étaient perçus comme des experts, maîtrisant une peritia12. Certes, il s’agissait là d’une connaissance acquise par l’usage, mais qui pouvait s’appliquer aux domaines les plus variés (de la chose militaire à la rhétorique, en passant par le droit), et non aux activités réputées les moins honorables.
8L’épitaphe de Q. Candidius Benignus prend place dans une petite série documentaire. Le poème funéraire célébrant la mémoire du petit Pagus, un apprenti orfèvre mort à seulement douze ans, en fait aussi partie. « Nouerat hic docta fabricare monilia dextra et molle in uarias aurum disponere gemmas » : il savait fabriquer des colliers d’une main bien formée et disposer, avec délicatesse, différentes pierres précieuses dans de l’or13. Son habileté manuelle reposait sur une connaissance, et le tout aboutit à la célébration du plus remarquable savoir-faire. Ces propos furent sans doute dictés par les circonstances funéraires dans lesquelles ils furent tenus : un enfant de douze ans seulement n’atteignait sans doute pas les compétences qui faisaient de lui un artisan accompli. Toutefois, Pagus compensait peut-être son inexpérience par les facilités que lui offraient ses petites mains. Peu importe en fait la distance entre la réalité et l’éloge, le lieu commun, en lui-même, suffit à confirmer la conscience romaine d’une excellence professionnelle reposant sur le savoir.
9En réalité, l’apologie de la doctrina et du travailleur doctus était commune à l’artisanat et à d’autres activités que les modernes classent parmi les métiers intellectuels. À Tarragone, par exemple, l’affranchi Ti. Claudius Apollinarius fut présenté comme artis medicin(a)e doctiss(imus)14. Le médecin, l’orfèvre et le charpentier avaient en commun la qualité d’artifices et sans doute étaient-ils perçus comme moins différents les uns des autres que les mentalités du XXIe s. pourraient le laisser présager. Nous y viendrons bientôt, mais il importe auparavant de souligner que la relation entre métier artisanal et doctrina est moins souvent attestée dans l’épigraphie que dans la documentation juridique et littéraire, pourtant censée livrer le point de vue de l’élite.
10Dans un fragment conservé au Digeste, Ulpien entame une démonstration en des termes très généraux, en insistant sur la diversité propre aux artifices et aux savoirs spécialisés :
Il y a parmi les artisans de grandes différences de talent, de nature, de savoir et de disposition15.
11Il est bien question d’artisans au sens moderne du terme, puisque le fragment traite de procès pouvant avoir trait, par exemple, à la construction d’un navire ou d’un bâtiment. Le regard porté sur l’activité économique est neutre, dénué de tout sentiment dépréciatif ou mélioratif. De même, le rapport établi entre savoir et métier ne se trouve associé à aucun jugement de valeur, quand les juristes évoquent la doctrina d’esclaves qualifiés16. Seul le plus grand prix de ces travailleurs par rapport aux serviteurs ordinaires, qui révèle une forme aboutie de hiérarchisation de la population servile, était susceptible de les intéresser.
12En revanche, une série assez étoffée de textes littéraires, de diverses époques, évoque la doctrina de personnages dont les qualités personnelles sont soulignées. Dans ses Fastes, Ovide décrit les Quinquatries, la fête des artisans célébrée chaque année en l’honneur de Minerve, entre les 19 et 23 mars. « Qui se sera concilié les faveurs de la déesse sera doctus », affirme le poète17. À l’inverse, en cas d’hostilité de Pallas, « personne ne réussira à faire une sandale, serait-il plus savant (doctior) que Tychius », l’inventeur homérique de l’art du cordonnier18. Aux dires de Martial, le docte Pantagathus, barbier de son état, était habile à couper les cheveux et à polir les joues19. Encore à la charnière des IVe et Ve siècles, Claudien évoqua le destin d’un ancien travailleur de la laine, doctissimus quondam artis lanificae20. Tous ces personnages ne diffèrent pas véritablement de Lysippe, l’artifex doctus, dont Stace admire, à l’époque flavienne, une merveilleuse statue d’Hercule21. L’habileté manuelle de l’artiste, propre à sa dextera, résulte de son experientia et de sa doctrina. Dans nombre de ces extraits, comme sur l’épitaphe de Q. Candidius Benignus, l’emploi du comparatif doctior ou du superlatif doctissimus est remarquable. De fait, le savoir artisanal était associé à l’idée d’une expertise technique plus ou moins poussée, qui suggérait l’expression d’une fierté prioritairement individuelle, car fondée sur un esprit de compétition et de distinction. Comme le souligne P. Veyne, le travail était célébré comme un exploit22. Ainsi, nul dans la société romaine n’ignorait vraiment la spécificité des gens de métiers et ce qui les amenait à se distinguer les uns par rapport aux autres : leur savoir et sa maîtrise plus ou moins poussée.
13Appliquées aux savoir-faire professionnels, les notions de doctrina et de peritia étaient proches. Ainsi, l’édit des édiles curules définissait l’artifex, en l’occurrence de rang servile, comme peritus, ce qui signifiait que, sans être nécessairement très expert, il n’était pas indoctus23. La notion alors évoquée d’artifex perfectus, d’artisan accompli, renvoie à la conscience d’une hiérarchie des niveaux de formation et de qualification. Par ailleurs, quand un esclave rapportait un revenu annuel grâce à son métier de faber, il pouvait être dit « arte fabrica peritus »24. Dans un troisième fragment du Digeste, Ulpien envisage la constitution d’une société en commandite, visant à la production et à la vente de monuments, vraisemblablement funéraires25. Le premier associé apportait l’argent nécessaire à l’achat des concessions et à la production, le second son travail (opera) et son savoir-faire (peritia). La distinction entre les véritables hommes de l’art et les personnages amenés, dans un cadre juridique ou un autre, à financer des activités artisanales était très claire dans l’esprit des Romains.
14Vers 250, Cyprien évoqua, sur le registre de la métaphore, le rôle d’artifex peritus, habile à raccommoder et à fouler les vêtements, qu’il souhaitait jouer afin d’apaiser une communauté ecclésiale désunie26. Enfin, en 337, Constantin justifia une exemption de charges municipales, accordée à trente-cinq corps de métiers, par la nécessité pour ces professionnels de former leurs fils et de devenir peritiores27. Ce niveau de qualification plus ou moins poussé – l’emploi d’un comparatif est encore à souligner – dépendait à la fois de l’instruction reçue et du talent individuel. Ainsi, deux siècles avant Constantin, Trajan pouvait rapprocher les notions d’expertise et de talent, en parlant des architectes provinciaux. Quand Pline le Jeune lui demanda l’envoi d’architectes œuvrant d’ordinaire dans la capitale, l’empereur répondit à son proconsul de Bithynie qu’aucune province ne manquait de professionnels periti et ingeniosi28. Or le choix du second adjectif fait écho à l’ingenium que plusieurs inscriptions soulignent à propos d’artisans de diverses spécialités29.
15À l’inverse de l’artifex peritus, pour reprendre une formule de saint Cyprien, l’artisan incompétent se caractérisait par son imperitia. Ce manque de savoir-faire avait son importance quand survenaient des litiges liés au travail à façon. Ainsi, les juristes traitèrent de cas d’école opposant des joailliers à leurs clients : on pouvait les trancher en déterminant si la destruction des pierres ou des perles à travailler avait pour cause la mauvaise qualité des matériaux ou l’incompétence du joaillier30. De même, dans une de ses lettres, Cicéron impute l’incompétence d’un professionnel à un manque de savoir-faire technique. Pour lui apprendre à mieux se servir de ses instruments de mesure, Cicéron exigea de l’architecte Diphile qu’il refasse des colonnes mal alignées31. C’est au contraire la maîtrise de tels outils que soulignent plusieurs bas-reliefs funéraires, à l’image du compas et de l’équerre sculptés sur la stèle d’un fabricant de lits d’Asie Mineure (fig. 72)32. Or, aux yeux de Plutarque, l’usage de règles, de fils à plomb, de mesures et de nombres révélait la dimension intellectuelle des τέχναι (des artes en latin), leur statut d’émanations de l’intelligence (σοφρονήσις)33. Ni plus ni moins que les autres écrivains du monde romain, Plutarque ne regardait le savoir artisanal avec condescendance en écrivant ces lignes, quelle que soit la conscience aiguë qu’il pouvait avoir de la supériorité de sa position sociale et des disciplines intellectuelles dans lesquelles il excellait.
Ars
16Les artisans romains se définissaient, et étaient unanimement définis, comme les spécialistes d’une ars, donc par la maîtrise d’un savoir spécifique. Certes, la notion d’ars englobait des disciplines nombreuses et très variées, dont certaines étaient fort éloignées de la pratique des métiers urbains. Cependant, bien qu’appartenant à une catégorie particulière d’artifices, les artisans romains étaient perçus comme tous les artifices, comme des ‘hommes à talents’.
17L’épitaphe, arlésienne elle aussi, de Caecilius Niger se révèle insistante, quand les confrères de ce charpentier de marine affirment :
Arti[f]ic[i] artifices Nigro damus ista s[odali] | carmina34.
18Plus sobre, une inscription de Cordoue salue les Mânes d’un homme bon : l’artifex marmorarius Valerius35. Les gens de métier étaient réputés pratiquer une ars, à l’instar d’un boulanger visé par une tablette de défixion, un certain Praeseticius, qui littéralement ‘faisait’ son ars dans la neuvième région de la Ville36. Enfin, la poésie funéraire faisait de furtives allusions aux fabricants de tombeaux37. L’attention était alors portée sur les manus ou la dextera des artifices.
… hic accumbentem sculpi genialiter arte | se iussit docta post sua fata manu38…
19Selon l’affirmation de ce poème, la main du sculpteur était bien formée (docta, encore une fois) et permettait la mise en œuvre talentueuse (genialiter) d’un art.
20De la maîtrise d’une telle spécialité, de l’excellence dans cette maîtrise, les artisans romains tiraient une part essentielle de leur fierté professionnelle. L’ars ou la technè constituait un terrain d’expression et de reconnaissance du talent. Selon une même conception agonistique, qui animait ainsi des groupes sociaux très distants les uns des autres, le travail spécialisé permettait de se montrer supérieur. Parmi les quelques inscriptions où apparaissent de tels sentiments, trois documents provenant de la ville de Rome sont exemplaires. C. Vettius Capitolinus, mort à treize ans, semble avoir exercé l’art de la broderie : il peignait à l’aiguille. Sa mère, Plotia Capitolina, lui dédia un poème funéraire le décrivant comme un pictor acu, et rappela que son enfant était réputé pour son talent : ingenio notus in arte sua39.
Aux dieux Mânes, à Caius Vettius Capitolinus, le plus pieux des fils, Plotia Capitolina, la plus triste des mères, a fait (ce monument). Il vécut treize ans et mourut le jour de son anniversaire, à l’heure où il était né. Brodeur, il fut emporté vers les eaux du Styx, aussi vite qu’enfant, il fut connu pour son talent dans son art. Si le destin avait voulu prendre une autre vie à la place de la sienne, sa mère aurait préféré que, sur cette inscription, on lise son propre nom avant le sien. Monument fait pour lui, les siens et leur postérité.
21Le charpentier Maximus vécut aussi à Rome, mais avait pour pays natal la cité bithynienne « d’Astakos » (en fait Nicomédie). C’est donc en grec qu’il fit rédiger un poème à sa mémoire, sur une petite stèle de marbre qui fut découverte non loin de la Porta Maggiore. Il fut alors présenté comme un οἰκοδόμος ξυλοεργόν, l’équivalent d’un faber tignuarius, ἀμώμητος κατὰ τέχνην, irréprochable dans l’exercice de son art :
Aux dieux souterrains. Ceci est la tombe de Maximus, fils de Dionysos et de Calpurnia, âgé de 26 ans, charpentier, irréprochable dans l’exercice de son métier, originaire d’Astakos, mort ici, laissant un abominable chagrin à ses parents40.
22Enfin, M. Canuleius Zosimus « l’emportait sur tous dans l’art de la ciselure clodienne. » Ce fabricant de vases en argent n’avait jamais trahi la confiance placée en lui, même si quantité de métal précieux était passée entre ses mains41.
23Les textes de ce type, souvent cités comme caractéristiques des mentalités populaires, n’étaient pas si éloignés qu’on le dit parfois de la perception que tous les Romains avaient de l’artisanat et des artisans. Ainsi, l’assimilation des métiers urbains à des artes par les écrivains ne fait aucun doute. Comme Pline l’Ancien, Vitruve parle, par exemple, de l’arssutoria ou de l’ars fullonia42. L’architecte rapprocha l’activité du cordonnier ou du foulon de sa discipline, pour affirmer en substance que l’ars uera ne pouvait être pratiquée que par des professionnels. Certes, des textes extrêmement célèbres insistent sur l’opposition radicale entre artes liberales et artes sordidae. Par exemple, Sénèque l’affirme :
Les arts vils et qui se donnent pour tels, les métiers purement manuels […] n’ont rien de commun avec la vertu43.
24À ses yeux, les artes dont les institores (les gérants préposés) étaient les spécialistes étaient sordidissimi44. Les negotia, en général, pouvaient être définis comme un labor sordidus et contumeliosus. Mais à trop insister sur ces qualificatifs, le risque est de perdre le substantif de vue. Même sordides, vulgaires et dépourvus de dignités, les métiers urbains sont classés dans une catégorie qui suppose la maîtrise, par qui les exerce, d’un savoir spécialisé, plus ou moins poussé et permettant aux meilleurs de briller.
25Sous la plume des écrivains latins, l’ars et l’artificium constituaient, indépendamment de leur contenu spécifique, libéral ou vulgaire, des ensembles unifiés de savoirs, des objets de scientia45. De ce fait, l’artifex, en général, évoluait sur un terrain où exprimer son habileté, son ingéniosité. La sollertia, la calliditas, la subtilitas et l’ingenium, notamment, désignaient ces qualités, quelle que soit la spécialité concernée46. En outre, la notion d’ars était si liée à celles de savoir et d’habileté que le mot artifex lui-même était parfois employé comme un adjectif synonyme de sollers ou de peritus47. Surtout la maîtrise d’une ars variait selon les praticiens, si bien que l’artifex était susceptible de s’illustrer par rapport à ses confrères. Terrain d’excellence, son artificium pouvait susciter l’admiration. L’artifex décrit par les écrivains pouvait donc être mirus, magnus ou summus : comme Q. Candidius Benignus lui-même 48. Il est toutefois possible de s’interroger sur le caractère trompeur, ou non, de cette vision générale. En d’autres termes, le jugement positif porté sur l’artifex en général, et sur les spécialistes des arts libéraux ou les grands artistes d’un lointain passé en particulier, s’estompe-t-il quand le regard des écrivains se focalise sur l’artisan, au sens moderne du terme ? Pas véritablement, ou pas totalement, me semble-t-il. Certes, tous les artes n’étaient pas égaux en prestige et en dignité, mais tous offraient aux meilleurs praticiens la possibilité de se distinguer du commun.
26Aussi le thème de l’habileté et de l’excellence artisanale apparaît-il comme un véritable lieu commun littéraire. Ce topos n’est guère souligné, car il affaiblit l’idée commune et parfois bien réelle d’un mépris aristocratique à l’égard du travail et des travailleurs. Cependant, plutôt que de minimiser un faisceau de sources par rapport à un autre, mieux vaut admettre le caractère ambivalent, si ce n’est franchement contradictoire, des textes conservés. Ainsi, les écrivains les plus prompts à dénoncer l’artisanat comme sordide ou vulgaire ont également, et sur la longue durée, célébré l’habileté d’hommes de métiers, réels ou mythologiques. Cicéron l’affirme dans son traité de officiis :
Tous les artisans s’adonnent à un vil métier, l’atelier ne peut rien comporter de bien né49.
27La citation appartient à un extrait d’une dizaine de lignes qui constitue probablement la source la plus souvent citée par les historiens de l’économie romaine50. On ne peut en dire autant de propos écrits un an avant le de officiis, dans le traité de natura deorum :
Quelles servantes habiles, et cela dans combien d’arts, sont les mains que la nature a données à l’homme ! Les doigts se plient et s’allongent facilement grâce à la souplesse des jointures et des articulations qui leur permet de faire tous les mouvements sans effort ; c’est pourquoi par le simple jeu des doigts, la main est capable de peindre, de modeler, de graver, de tirer des sons de la lyre et de la flûte. Voilà pour le divertissement ; mais voici des besoins vitaux : je veux dire la culture des champs, la construction des maisons, la confection des vêtements tissés ou cousus, et toute la fabrication du bronze et du fer ; on comprend comment grâce aux mains des artisans qui mettent en œuvre les inventions de l’esprit et les perceptions des sens, nous nous sommes procuré tout ce qu’il fallait pour être abrités, vêtus et en sécurité, et nous avons des villes, des murailles, des habitations, des temples51.
28Dans la même œuvre, Cicéron vante encore la sollertia de la Nature, en précisant qu’aucune ars, aucune main, aucun opifex ne saurait l’imiter de manière satisfaisante, ce qui implique de reconnaître à l’artifex une sollertia inférieure52. Dans les Tusculanes, enfin, l’Arpinate prête à Prométhée des propos qui reconnaissent la sollertia de Vulcain dans la pratique de l’ars du forgeron53.
29À l’époque augustéenne, Diodore de Sicile évoqua un autre personnage mythologique, Dédale l’Athénien, que les charpentiers du monde romain considéraient encore comme leur patron. Diodore se faisait l’écho de sa réputation de maître artisan, en rappelant l’admiration dont il était censé avoir fait l’objet : Dédale était κατὰ τὴν φιλοτηχνίαν θαυμαζόμενος54. Dans le cours du IIe s., Apulée chanta aussi les louanges d’un travailleur du bois, mais de chair et d’os cette fois55. Il avait commandé une statuette de bois, à l’effigie de Mercure, à ce Cornelius Saturninus. Accusé de magie, le rhéteur devait, par son Apologie, convaincre les juges de sa bonne foi. Cela revenait à démontrer qu’il avait choisi cet artisan pour ses compétences professionnelles, inuitatus eius artificio, et non dans le dessein d’acquérir un objet au pouvoir maléfique. Cornelius Saturninus fut donc décrit comme un artisan loué pour son art, arte laudatus, parce qu’il réalisait des pièces avec finesse et subtilité, subtiliter et affabre.
30Au IVe s., enfin, des propos à la tonalité aussi contrastée que ceux de Cicéron apparaissent sous la plume de Firmicus Maternus. Les métiers de tanneurs, de foulons, de drapiers, de boulangers ou encore de cuisiniers étaient sordides, sales et nauséabonds, à ses yeux56. Mais pourtant, l’astrologue qu’était Firmicus Maternus pouvait affirmer que certaines configurations astrales étaient intrinsèquement favorables à des personnes dont le métier (l’artificium subtile) requérait de l’habileté : aux orfèvres, aux fabricants de vêtements en or, aux doreurs, aux mosaïstes ou aux fabricants d’objets en argent57. Firmicus Maternus prédisait aussi que les natifs du lever du vingtième degré du Verseau seraient orfèvres, batteurs d’or, doreurs, mosaïstes ou tailleurs de pierres, exerceraient leur art de manière ingénieuse et en tireraient de grandes ressources58. De même, celui dont l’horoscope s’était trouvé sur le quatorzième degré de la Balance était prédestiné au métier de sculpteur, qu’il devait pratiquer avec une admirable maîtrise59.
31À travers la référence aux notions de doctrina et d’ars, les perceptions plébéienne et aristocratique du travail artisanal n’étaient donc pas si éloignées l’une de l’autre. Faudrait-il admettre, pour préserver l’idée de mépris aristocratique, que les Grands pouvaient admirer l’ars, tout en méprisant l’artifex ? Certains points de vue littéraires vont clairement dans ce sens, mais d’autres passages montrent qu’il est impossible d’en faire une règle générale60. Ainsi, de l’épitaphe de Q. Candidius Benignus, P. Gros a pu écrire qu’elle définissait « avec orgueil cette charte de l’homme de l’art, présentée selon une trilogie qui évoque curieusement plusieurs textes de Vitruve : savoir-faire du praticien, maîtrise des connaissances théoriques et qualités morales »61. En réalité, la curieuse étrangeté du document s’estompe, en rompant avec le postulat d’une nécessaire opposition entre les univers mentaux du faber tignuarius et du théoricien de l’architecture. Force est de constater, en définitive, que l’idée d’une opposition irréductible entre les mentalités populaire et aristocratique face au travail artisanal se lézarde. Un troisième point tend à le confirmer.
Magister
32Détenteurs d’une doctrina et spécialistes d’une ars, les artisans romains se percevaient aussi, et étaient perçus par la société tout entière, comme des maîtres d’apprentissage, au moins potentiels. Ainsi, les exploitants des affaires artisanales de la partie latinophone de l’empire tendaient à se décrire comme des magistri, exerçant une autorité sur des discipuli. Force est de constater à nouveau que les artisans n’utilisaient pas un vocabulaire propre, qui aurait distingué leurs arts des savoirs académiques. L’élève n’était pas distingué de l’apprenti, ni le professeur du formateur. Or il serait probablement erroné de considérer l’emploi de ce lexique comme la seule manifestation de la gloriole de quelques gens de peu. Les mêmes thèmes et les mêmes termes apparaissent en effet sous la plume d’écrivains, pourtant censés exprimer le point de vue des élites romaines.
33L’assimilation des artisans romains à des magistri est attestée par une petite série de textes épigraphiques. L’épitaphe de Q. Candidius Benignus en fait partie, bien qu’elle ne se réfère pas à des pratiques d’apprentissage, de manière explicite. À ce titre, une épitaphe versifiée de Tarragone se révèle très précieuse. Iulius Statutus y est présenté comme un grand professionnel, pratiquant un artificium summum quand il s’agissait de travailler l’or pour les hommes, les femmes et les jeunes femmes. Ce dernier hommage fut rendu à son magister par le discipulus Secundinius Felicissimus, l’un des trois ministri qui avaient servi le maître artisan avant de prendre sa succession. Qualifiés de suboles, les trois employés avaient vocation à perpétrer la tradition technique de l’atelier :
Ici repose Iulius Statutus qui fut très grand par son nom et son art et qui travaillait l’or, pour les hommes, les femmes et les jeunes femmes. Plein de ressources de toutes sortes, heureux dans ses mœurs, sa vie, sa discipline, il ne se contentait pas d’un seul ami, mais jouissait de l’amitié de beaucoup. Telle fut toujours sa vie : se laver le matin et à la sixième heure. Il laisse pour héritiers futurs de son atelier, ceux par qui, comme l’atelier, sera conservé le nom de Statutus, trois serviteurs d’un âge et d’un art presque égaux. Moi, l’un de ces disciples, le premier de tous, j’ai écrit ces mots, moi, Secundinius Felicissimus, mais seulement de nom. Maître, j’ai fait ce que j’ai pu, et j’ai choyé les services reçus de toi en retour. J’ajoute à ces mots, affecté par (l’emplacement de ?) ton tombeau, que tu conserves, au loin et ici, tes amis, et moi avec eux, de sorte que nous formulons pour toi des vœux annuels et que nous disons d’une voix pieuse : « à Carnuntum ( ?), que la terre te soit légère62.
34Un témoignage de reconnaissance comparable, d’un apprenti envers son maître, apparaît sur une stèle de Nicomédie. Euphras y salue la mémoire de son maître, en soulignant la bienveillance (εὔνοια) dont il bénéficia pendant sa formation.
En doux souvenir de toi, maître, j’ai gravé une stèle et l’ai placée sur ta tombe, moi Euphras qui aime toujours Vestalis, même s’il gît mort, car lorsque quelqu’un a éprouvé du bien, il ne l’oublie pas ; il m’a enseigné son art avec tout le dévouement possible et m’a donné des ressources pour vivre en faisant de moi un tailleur cher à tous mes amis ; lorsqu’il m’eut élevé et enseigné son art, espérant recueillir de moi en échange autant de reconnaissance, il ne l’obtint pas mais mourut à l’âge de trente-cinq ans63.
35Ce type de relation personnelle, intense et affective, est sous-jacente sur une brève épitaphe de Pouzzoles, par laquelle M. Perpernius Zmaragdus salue la mémoire du maçon Martialis, son maître64.
36L’importance de ces relations d’apprentissage dans l’organisation des entreprises romaines apparaît dans les textes juridiques et littéraires. Dans les Sentences du Ps.-Paul, par exemple, les magistri tabernae sont dits responsables des actes conclus par leurs discipuli65. En outre, des écrivains n’ont pas hésité à employer le titre de magister en décrivant des univers artisanaux, certes fort particuliers, car mythologiques. Minerve était ainsi la magistra divine de tous les artisans. C’est à elle qu’Arachnè devait son exceptionnel savoir-faire, quoi que la tisserande en ait dit66. Selon le récit d’Ovide, tout le monde reconnaissait en elle l’élève de Pallas, en la décrivant comme a Pallade docta. Mais Arachné s’offensait que l’on puisse la croire formée par une magistra. De manière plus générale, Fronton fait de Minerve la magistra artium atque artificum, tandis que le grammairien Solin décrit Dédale comme fabricae artis magister67. En réalité, les entrepreneurs romains de l’artisanat et du commerce ne concevaient et ne définissaient pas autrement leur statut économique et social. Ils se pensaient comme des maîtres artisans, à l’instar de ce Iulius Verinus qui, à Cologne, fut présenté par son frère comme artis fulloniae magister, comme un maître foulon68.
37Aux yeux des juristes et des écrivains romains, indépendamment de la qualité reconnue de magister, tout artisan était destiné à transmettre son savoir. Au détour d’une de ses Satires, Juvénal fait allusion à un maître artisan par le biais d’une périphrase le désignant comme « celui qui enseigne à effiler [ ?] la laine avec un fer oblique »69. Par ailleurs, traitant du contrat de mandat, le juriste Paul prit pour cas d’école l’attitude d’un faber70. Celui-ci avait été mandé par un ami, c’est-à-dire à titre gratuit, pour qu’il achète un esclave et lui apprenne son métier. Avec d’autres documents, le fragment contribue à mettre deux points importants en évidence. D’une part, la formation de jeunes esclaves constituait un pan essentiel du métier d’entrepreneur, en favorisant le renouvellement de la main-d’œuvre. Elle permettait, en particulier, de compenser la fréquence des affranchissements qui, eux-mêmes, contribuaient grandement à l’équilibre du système esclavagiste. D’autre part, le recours à un tiers envisagé par Paul est un indice, parmi d’autres, tendant à montrer que certains artisans passaient pour des spécialistes de la formation. L’apprentissage participait, en tout cas, d’une gestion raisonnée de la main-d’œuvre. Sur ce point, saint Augustin livre un témoignage très intéressant, mais malheureusement unique. Il est donc impossible de savoir si la pratique décrite dans la Cité de Dieu était fréquente et si elle a eu cours à des époques plus reculées. Toujours est-il qu’Augustin décrit une grande division du travail, comme caractéristique d’ateliers de fabrication de vases en argent. Chaque produit final y était réalisé par plusieurs operantes, et non par un seul artisan, comme cela aurait pu être possible. Pour plus d’efficacité, le choix avait été fait de n’apprendre à chaque ouvrier qu’une partie du travail de façonnage des vases.
Nous rions certes de les voir répartis selon les emplois inventés par l’opinion humaine qui les leur a distribués ; à la manière de subalternes collecteurs d’impôts ou des artisans du quartier des orfèvres, où le moindre vase, pour sortir achevé, passe par de nombreuses mains, alors qu’à lui seul un maître ouvrier pourrait le finir ; mais on n’a pas cru pouvoir tirer meilleur parti de la foule des travailleurs qu’en faisant apprendre à chacun vite et facilement, une partie seulement du travail, pour ne pas les obliger, au prix de beaucoup de temps et de peine, à être tous parfaits dans l’ensemble du métier71.
38Sur le plan littéraire, les idées de maîtrise d’un savoir acquis puis enseigné, d’une part, et de recherche de l’excellence artisanale, d’autre part, se rencontrèrent pour donner naissance à un autre lieu commun : celui du surpassement du maître artisan par son disciple. Du côté des récits mythologiques, Diodore de Sicile, notamment, explique le geste meurtrier de Dédale à l’encontre de son neveu Talos par la jalousie du maître charpentier, face à l’inventivité de son apprenti72. Pline l’Ancien évoque le concours auquel se livrèrent deux potiers d’Erythrae73. Ils tentèrent de modeler l’amphore la plus fine possible, et leur ouvrage finit exposé dans un temple de la cité. Enfin, dans une veine autobiographique, Lucien de Samosate fit part de son expérience malheureuse d’apprenti sculpteur74. Placé dans l’atelier de son oncle maternel, il brisa le bloc confié à lui au premier coup de marteau. Recevant un dur châtiment, il préfèra fuir plutôt que d’apprendre un métier par les pleurs. Sa mère le consola alors, en expliquant la brutalité de l’oncle par la peur d’être un jour dépassé dans son art. De fait, l’affirmation « potuit quem uincere nemo » de l’épitaphe du magister Q. Candidius Benignus correspond à cette même préoccupation.
39Au total, les références aux savoirs, à leur acquisition et à leur transmission participaient d’une conscience et parfois de la célébration de la technicité des métiers de l’artisanat. Pour les gens de métier romains, l’habileté manuelle était un motif de fierté professionnelle, parmi d’autres. Les possibilités d’enrichissement offertes par des activités, dont certaines n’exigeaient pas de véritable tour-de-main, mais surtout la possession de moyens matériels et humains, en constituaient un autre75. Sur ce terrain de la technicité, les différentes sources disponibles semblent plus concordantes que certains historiens l’ont écrit. Ainsi, les bas-reliefs de monuments funéraires d’artisans renvoyaient notamment à la maîtrise d’outils, qu’ils soient sculptés seuls ou en cours d’utilisation (fig. 73 et 74)76. Ces représentations contribuaient à définir une qualité d’artifex, valorisante aux yeux des défunts et de leurs proches. Or les juristes et les écrivains tenaient également l’instrumentum pour indissociable de l’ars. Critique et même méprisant à l’égard du travail manuel, Sénèque n’en définissait pas moins l’artifex par l’aisance et la célérité dans le maniement de son outillage77.
40L’idée d’un mépris général et absolu envers le travail manuel et les travailleurs mérite au moins des nuances, et sans doute un peu plus. Si l’étude de la fierté professionnelle des artisans romains exige d’identifier les objets précis de cette fierté, il faudrait s’interroger également sur les cibles réelles des condamnations aristocratiques. Bien souvent, les écrivains latins ont moins condamné l’indignité inhérente à une activité particulière que les transgressions individuelles des codes propres à chaque groupe social. Le mépris à l’égard du nouveau riche ou de l’aristocrate tirant trop ouvertement profit d’activités non-agricoles est une chose. Le jugement porté sur le monde du travail urbain en général en est une autre. Il convient en outre de relativiser certains propos de circonstances : la populace prompte à suivre les aventures séditieuses d’un Catilina ou d’un Clodius devient d’emblée beaucoup plus présentable quand elle finit par se rallier à l’ordre et à la sécurité prônés par Cicéron.
41La typologie féconde entre ambiente aulico et ambiente volgare, entre culture plébéienne et culture aristocratique, ne doit donc pas mener à d’autres schématismes, après avoir utilement remis en cause celui du mépris général des sociétés antiques à l’égard du travail. Il existait en effet un fond commun de représentation de l’artisanat, centré sur la reconnaissance et la valorisation de savoirs spécialisés. Les discours d’autocélébration épigraphique et les lieux communs littéraires analysés en procèdent, même s’ils se situent parfois sur des plans très différents. Le dieu Vulcain et le forgeron du coin de la rue, ce n’était pas la même chose ! Malgré tout, les systèmes de représentation des gens de métier et des écrivains s’influençaient mutuellement.
42Bien sûr, les artisans et les membres des élites pensaient différemment : la conscience ou la reconnaissance du savoir-faire artisanal n’avait pas la même portée dans l’esprit des uns et des autres. Les Grands pouvaient s’extasier devant un ouvrage et même devant les qualités personnelles d’un professionnel, sans cesser de considérer les artisans comme des gens de peu, indistinctement. Un réexamen des sources littéraires, conçues comme écrites par et pour leur milieu social, incite néanmoins à souligner leurs contradictions. De surcroît, dans la société d’ordres dont ils occupaient le sommet, ces personnages n’avaient aucun besoin de mépriser la plèbe et le travail pour asseoir une supériorité que nul ne songeait à contester. Ils se savaient supérieurs et pouvaient donc, parfois, laisser libre cours à leur morgue. De même, les plébéiens se savaient inférieurs, sans – le plus souvent – juger bon de contester cet état de fait.
43L’historiographie, anglo-saxonne notamment, suppose parfois le contraire. Elle enjoint au chercheur de se détourner de groupes sociaux qui n’ont jamais rassemblé plus de 2 % de la population, pour enfin s’intéresser aux 98 % oubliés. Les artisans romains se trouvent alors classés parmi les dominés de toute époque (femmes, esclaves, colonisés), dont la psychologie et les discours doivent être compris comme une réaction combative face aux normes des dominants : comme une sourde résistance78. La tâche assignée à l’historien consiste donc à rendre justice à ces opprimés, à leur restituer une pensée qui ne serait que le décalque inversé de celle des oppresseurs. Pour ce courant historiographique, l’élite demeure, en conséquence et à l’inverse de l’ambition affichée, un point de référence obligé, consacré malgré tout comme indépassable compte tenu de la documentation disponible.
44Mais comment concevoir l’écrasante majorité des Romains comme un tout dont la seule soumission aurait assuré la cohérence ? Dans sa grande diversité, la plèbe elle-même était structurée par des clivages et des antagonismes très marqués. Comme les sénateurs, les chevaliers et les notables municipaux, les plébéiens occupaient les nombreux échelons de hiérarchies complexes. La dignité d’un simple chevalier n’ayant jamais servi le prince n’était guère comparable à celle des grands commis de l’État ; la condition d’un pauvre hère et celle d’un maître artisan aisé non plus, et sans doute encore moins79. Aussi la maîtrise d’une ars et sa mise en œuvre au sein d’une affaire personnelle suscitaient-elles la fierté d’appartenir à une minorité au sein de la plèbe. Comme l’étude l’a révélé, cette fierté conduisait à l’exaltation de mérites individuels et non à l’apologie d’un groupe ou d’une catégorie80. C’est pourquoi la célébration du travail artisanal ne peut guère être conçue comme la « vision de classe » de la plèbe tout entière. Au contraire, le savoir-faire et l’exploitation d’un atelier avaient une valeur distinctive. Ils n’étaient pas affichés par des inférieurs unanimement et constamment méprisés par la classe dominante, mais – bien souvent – par des individus fiers d’appartenir à la strate supérieure des milieux populaires.
Notes de bas de page
1 CIL XII, 722 (CLE, 483 ; cf. fig. 71) : « Aux dieux Mânes de Quintus Candidius Benignus, membre du corps des charpentiers d’Arles. Le plus grand savoir-faire artisanal, l’intense application, le savoir et la retenue le caractérisaient, lui que les grands artisans ont toujours qualifié de maître. Personne ne fut plus savant, personne ne pouvait le surpasser, lui qui savait construire des machines hydrauliques ou diriger le flux des eaux. C’était un doux convive qui savait nourrir ses amis, doté d’un caractère docile et d’une âme bienveillante. Candidia Quintina, au plus doux des pères, et Valeria Maximina, au plus cher des époux ».
2 Voir par exemple Drexhage – Konen – Ruffing 2002, p. 302-303 ; Kloft 2005, p. 54.
3 Voir en dernier lieu, notamment pour la bibliographie postérieure au CIL, la CAG 13/5, p. 614-615, fig. 885, qui date le sarcophage du IIIe s. de notre ère. Il fut signalé dès le milieu du XVIIe s. au bord du Rhône, dans la nécropole de la Pointe de Trinquetaille. L’épitaphe est aujourd’hui illisible, ce qui oblige à se reporter au dessin de Fr. de Rebatu.
4 J’ai plaisir à citer ici C. Courrier, dont la thèse sur la culture de la plèbe romaine – des Gracques à Domitien –, récemment soutenue, donnera lieu à une publication attendue avec impatience. On y trouvera notamment une analyse critique et une tentative de redéfinition de la notion de « plèbe moyenne », forgée par P. Veyne dans les années 1990 (cf. infra).
5 Toner 2009, p. 1-10.
6 De Robertis 1963, p. 21-97. La conclusion du chapitre sur l’ambiente volgare et la considerazione sociale del lavoro est particulièrement ferme : « La nostra indagine ha inteso porre in evidenza la inaccettabilità della communis opinio in ordine alla bassa considerazione in cui il lavoro e i lavoratori sarebbero stati tenuti nel mondo romano in genere : tale opinione riproduce infatti un orientamento di pensiero che, se era proprio di un settore particolarissimo come quello di Roma e della sua classe dominante ci appare – al lume delle fonti a più diretto contatto con la vita quotidiana e con il mondo degli humiliores – le mille miglia lontano dalla concezione ‘volgare’corrente pel resto dell’impero ».
7 Santoro 2001 ; Veyne 2000 ; Ferdière 2001.
8 Joshel 1992, part. p. 63-91 ; Petersen 2006.
9 Voir, par exemple, Joshel 1992, p. 5 : « While law and literature allow us to write a history of Roman society in the early empire, this is a narrative based on exclusion. For however much legal and literary texts describe social reality, they do not truly represent the non-privileged groups who lived and worked in the city of Rome because, quite simply, these texts were not written by those they describe ».
Si les juristes dont les fragments sont conservés et les écrivains romains étaient globalement issus des mêmes milieux sociaux, je pense, pour ma part, que d’envisager les textes littéraires et juridiques comme un tout pose problème. On peinera, par exemple, à trouver dans le Digeste une expression très claire des points de vue moralisateurs, sur lesquels les commentateurs des textes littéraires ont tant écrit.
10 Sur l’histoire de cette idée, qui doit beaucoup à l’anthropologie historique de J.-P. Vernant, voir en dernier lieu Salvaterra 2006, p. 16 et p. 30, n. 1.
11 TLL, V/1, col. 1783-1803.
12 TLL, X/1, col. 1497-1499.
13 CIL VI, 9437 (CLE, 403) : D(is) M(anibus). | Quicumque es, puero lacrimas effunde, uiator. | Bis tulit hic senos primaeui germini<s=T> annos, | deliciumque fuit domini, spes grata parentum, | quos male deseruit longo post fata dolori. | Nouerat hic docta fabricare monilia dextra | et molle in uarias aurum disponere gemmas. | Nomen erat puero Pagus. At nun<c=T> funus acerbum | et cinis in tumulis iacet et sine nomine corpus. | Qui uixit annis XII,| mensibus VIIII, diebus XIII, ho(ribus)VIII.
« Aux dieux Mânes. Qui que tu sois, verse tes larmes sur cet enfant, passant. Il porta les deux fois six années du germe du premier âge ; il fut le garçon chéri de son maître, l’espoir agréable de ses parents qu’il abandonna malheureusement à une longue douleur, après l’accomplissement de son destin. Il savait fabriquer des colliers d’une main bien formée et disposer, avec délicatesse, différentes pierres précieuses dans de l’or. L’enfant avait pour nom Pagus. Et maintenant, mort prématurée, cendre parmi les tertres, il gît, corps sans nom. Il a vécu douze ans, neuf mois, treize jours, huit heures ».
14 CIL II, 4313 ; RIT, 442.
15 Dig., 46, 3, 31 (Ulp.): Inter artifices longa differentia est et ingenii, et naturae, et doctrinae, et institutionis.
16 Dig., 50, 16, 79, 1 (Paul.), à propos de la doctrina puerorum et de la possibilité d’installer un pistrinum dans une maison.
17 Ov., F., 3, 816: Qui bene placarit Pallada, doctus erit.
18 Ibid., 823-824: Nec quisquam inuita faciet bene uincula plantae | Pallade, sit Tychio doctior ille licet.
19 Mart., Ep., 6, 52 : Hoc iacet in tumulo raptus puerilibus annis | Pantagathus, domini cura dolorque sui, | nix tangente uagos ferro resecare capillos | doctus et hirsutas excoluisse genas. | Sis licet, ut debes, tellus, placata leuisque, | artificis leuior non potes esse manu.
« Dans cette tombe gît, enlevé à l’âge le plus tendre, Pantagathus, la tendresse et la douleur de son maître, habile à couper les cheveux errants d’un fer qui les effleurait à peine et à polir les joues hérissées de poils. Tu auras beau, terre, lui être, comme tu le dois, douce et légère, tu ne peux être plus légère que sa main d’artisan » (d’après traduction CUF).
20 Claud., Eut., 2, 380-381.
21 Stat., Silu., 4, 6, 44-46: quis modus in dextra, quanta experientia docti artificis curis pariter gestamina mensae fingere et ingentes animo uersare colossos!
22 Veyne 2000, p. 1183 : « Ainsi, le voulait la coutume épigraphique : l’excellence et non la profession elle-même, justifiait la mention du métier. L’explication en est sans doute que ces épitaphes s’inspirent de la tradition indigène de l’éloge funèbre des grands personnages : à son heure dernière, la classe moyenne imite l’aristocratie. En somme le métier n’était pas une identité mais un exploit : on n’en faisait état que si l’on s’était distingué par une réussite personnelle ».
23 Dig., 21, 1, 19, 4 (Ulp.) : Illud sciendum est : si quis artificem promiserit uel dixerit, non utique perfectum eum praestare debet, sed ad aliquem modum peritum, ut neque consummatae scientiae accipias, neque rursum indoctum esse in artificium. Sufficiet igitur talem esse, quales uolgo artifices dicuntur. « Il faut savoir ceci. Si quelqu’un a promis ou affirmé d’un esclave qu’il était un artisan, il est obligé de fournir non pas un professionnel accompli, mais formé dans une certaine mesure : tu ne dois recevoir ni un esclave au savoir complet ni, inversement, un esclave ignorant de son métier. Il suffit qu’il soit conforme à ce que l’on désigne communément comme un artisan ».
24 Dig., 33, 7, 19, 1 (Paul.).
25 Dig., 17, 2, 52, 7 (Ulp.) : Item ex facto consultum respondisse se ait libro tertio responsorum : inter Flauium Victorem et Bellicum Asianum placuerat, ut locis emptis pecunia Victoris monumenta fierent, opera et peritia Asiani, quibus distractis pecuniam Victor cum certa quantitate reciperet, superfluum Asianus acciperet, qui operam in societatem contulit : erit pro socio actio. « De même, au troisième livre de ses réponses, (Papinien) cite ce qu’il a répondu alors qu’il était consulté à propos de ce fait. Il avait été décidé entre Flavius Victor et Bellicus Asianus qu’une fois achetés des emplacements avec l’argent de Victor, des monuments seraient construits grâce au travail et au savoir-faire d’Asianus. Après leur vente, Victor reçoit une certaine quantité d’argent et Asianus, qui a apporté son travail à la société, recueille le reste : il sera donné une action sur la société ».
26 Cypr., Ep., 17, 3, 1 : Nemo tunicam scissam accipere et induere properet, nisi eam ab artifice perito sartam uiderit et a fullone curatam receperit.
« Que personne ne reprenne ni ne mette une tunique déchirée, avant qu’un habile artisan l’ait raccomodée et qu’un foulon l’ait nettoyée » (d’après traduction CUF).
27 CTh., 13, 4, 2 : Idem A. ad Maximum, praefectum praetorio. Artifices artium breui subdito comprehensarum per singulas ciuitates morantes ab uniuersis muneribus uacare praecipimus, si quidem ediscendis artibus otium sit adcommodandum ; quo magis cupiant et ipsi peritiores fieri et suos filios erudire. Dat. IIII non. aug. Feliciano et Titiano conss. « Le même Auguste à Maximus, préfet du prétoire. Nous prescrivons d’exempter de toute charge les artisans demeurant dans chaque cité et exerçant les métiers inclus dans l’annexe ci-dessous, puisque leur temps libre doit être occupé à enseigner ces métiers. Par là, ils pourraient désirer, plus encore, devenir eux-mêmes plus experts et instruire leurs fils. Recommandation donnée le quatrième jour avant les nones d’août, sous le consulat de Felicianus et Titianus (2 août 337) ».
28 Plin., Ep., 10, 39-40, en particulier : Architecti tibi deesse non possunt. Nulla prouincia non et peritos et ingeniosos homines habet.
29 CIL VI, 6182 (CLE, 1150) ; CIL I2, 1814 (CIL IX, 3906 ; AE 1994, 548) ; CIL XIII, 2036.
30 E.g. Dig., 19, 2, 13, 5 (Ulp.) : Si gemma includenda aut insculpenda data sit eaque fracta sit, si quidem uitio materiae fractum sit, non erit ex locato actio, si imperitia facientis, erit…
« Supposons qu’une pierre précieuse a été confiée pour être insérée (dans une parure) ou sculptée et qu’elle a été cassée. Si la destruction est due à un défaut du matériau, il n’y aura pas d’action sur le louage, mais en cas de malfaçon de la part du fabricant, il y en aura une ».
31 Cic., Q., 3, 1, 2 : Columnas neque rectas neque e regione Diphilus collocarat ; eas scilicet demolietur. Aliquando perpendiculo et linea discetuti.
« Diphile avait placé des colonnes qui n’étaient ni droites ni bien alignées ; il les abattra : cela lui apprendra à se servir une autre fois du fil à plomb et du cordeau » (traduction CUF, lettre CXLV).
32 CIG II, 2135 : Π(όβλιος) Βειτηνὸς | Ἐρμῆς κλεινο|πηγὸς νεώτερος | ἐνθάδε κεῖμαι. | Παροδεῖτα καῖρε. Reproduit par Burford 1972, p. 230. La stèle, d’abord conservée à Constantinople, est de provenance inconnue. Voir aussi, Zimmer 1982, p. 146-147, no 65 ; p. 166, no 90 ; p. 172-177 et en particulier no 105, p. 176-177 (CIL VI, 10588).
33 Plut., M., 99 C (De la fortune, 4) : Κανόσι καὶ σταθμαῖς καὶ μέτροις καὶ ἀριθμοῖς πανταχοῦ χρῶνται, ἵνα μηδαμοῦ τὸ εἰκῆ καὶ ὡς ἔτυχε τοῖς ἔργοις ἐγγένηται. Καὶ μὴν αἱ τέχναι μικραί τινες εἶναι λέγονται φρονήσεις, μᾶλλον δ´ ἀπόρροιαι φρονήσεως καὶ ἀποτρίμματα ἐνδιεσπαρμένα ταῖς χρείαις περὶ τὸν βίον, ὥσπερ αἰνίττεται τὸ πῦρ ὑπὸ τοῦ Προμηθέως μερισθὲν ἄλλο ἄλλῃ διασπαρῆναι. Καὶ γὰρ τῆς φρονήσεως μόρια καὶ σπάσματα μικρὰ θραυομένης καὶ κατακερματιζομένης εἰς τάξεις κεχώρηκε.
« Partout on se sert de règles, de fils à plomb, de mesures, de nombres, afin que rien dans les travaux ne soit livré au hasard ou à la fortune. Bien plus, on dit des arts qu’ils sont comme des formes réduites d’intelligence, ou plutôt des émanations de l’intelligence, des parcelles qui s’en répandent au milieu des besoins de la vie, comme le laisse entendre la fable de Prométhée partageant le feu pour le distribuer de tous côtés. C’est ainsi que de petits fragments et des débris de l’intelligence, quand elle se trouve brisée et morcelée, se sont établis à leurs diverses places » (traduction CUF).
34 CIL XII, 5811 (CLE, 1191) : « Nous, artifices, donnons ces vers à notre compagnon, l’artifex Niger ».
35 CIL II2/7, 348 : D(is) M(anibus) s(acrum)], | Val(erius) Fortunatu[s] | annos uixit | LXXXXVIII, qui | et homo bon[us] | et artifex mar[mo]|rarius. Sit t(ibi) [t(erra) l(euis)].
36 CIL VI, 33899 (AE 2004, 201) :… t]rade | morti fili[u]m Praeseti[ci]um pristinarium | qui manet in regione nona ubi uidetur arte sua facere...
37 AE 1987, 359 (manus artificis) ; AE 1974, 221 (artificumque manus) ; AE 1967, 85 (dextera artificis) ; AE 1968, 164 (AE 2000, 568 ; manus artificis).
38 CIL VI, 25531 (CLE, 1106) : « Il a voulu qu’après son trépas la main ingénieuse du sculpteur le représentât ici attablé ». Voir Veyne 2000, p. 1180.
39 CIL VI, 6182 (CLE, 1150) : D(is) M (anibus), | C(aio) Vettio Capitolino, filio pientis|simo, Plotia Capitolina, mater in|felicissima, fecit. Vix(it) annis XIII, | qui die natali suo hora qua natus | est obiit. Ta<m=N> cito pictor acu Styzgia(s) delatus ad umbras, quam puer ingenio notus | in arte sua. Quot si fata uelint alia(m) pro spirit<u=O> | uitam, hoc mater titulo maluit ante legi. | Sibi {e} et {s} suis posterisque eorum.
40 IGUR III, 1263 (SEG IV, 105) : Θεοῖς | Καταχθονίοις. οὗτος ὁ τύμβος | ἔχει Διονυσίου Μά| ξιμον υἱόν, μητρὸς | Καρπουρνίας, εἴκο|σι καὶ δύ’ ἐτῶν, οἰκο|δόμον ξυλοεργόν, | ἀμώμητον κατὰ τέ|χνην, πατρίδος Ἀσ|τακίης, ἐνθάδε ἀ|ποφθίμενον, λεί|ψαντα στυγερὸν | πένθος ἑοῖς γενέταις.
41 CIL VI, 9222 : D(is) M(anibus) | M(arci) Canulei | Zosimi. | Vix(it) ann(os) XXVIII. | Fecit | patronus lib(erto) | bene merenti. | Hic in uita sua nulli ma|ledixit sine uoluntate | patroni nihil fecit. | Multum ponderis | auri, arg(enti), penes eum | semper fuit, concupiit ex eo | nihil umquam. Hic artem caela| tura Clodiana euicit omnes.
42 Plin., NH, 7, 196 ; Vitr., 6, pr., 7.
43 Sen., Ep., 88, 20 : hae uiles ex professo artes quae manu constant […] ad uirtutem non pertinent.
44 Sen., Ben., 6, 17, 1 ; Ep., 22, 8.
45 E.g. Cic., de Or., 2, 30 ; Liv., 37, 30, 2 ; Tac., Dia., 30, 4 ; Paul. Fest., 21 ; Caes., BC, 1, 58, 2. Sur la relation entre ars et doctrina : Cic., Cael., 54.
46 Manil., 1, 73 (doctas sollertia fecerat artes) ; Caes., BA, 16 ; Paul. Fest., 293 ; Apul., Apol., 4, 8 ; Apul., De mundo (Opuscula), 31 ; Cic., Tusc., 1, 47 ; Cic., Amer., 49 ; Cic., Fin., 2, 116 ; Rhet. Her., 3, 3 ; Vitr., 4, 1, 10 ; Vitr., 7, 5, 7 ; Gell., 3, 1, 6 ; Liv., 31, 26, 11 ; Hyg., Astr., 2, 7.
47 Cic., Brut., 96 ; Ov., Am., 3, 2, 52 et Trist., 2, 522 (manus artifices) ; Cic., Orat., 161 (indoctus est opposé à artifex).
48 Cic., de Or., 1, 130 ; Cic., Verr., 2, 1, 64 ; 2, 2, 87 ; 2, 4, 38 ; Quint., 12, 10, 6 ; Sen., Ep., 53, 11 ; 123, 7 ; Juv., 11, 102 ; Front., Ep., 1, 11 ; Val. Max., 8, 11, ext. 5.
49 Cic., off., 1, 150: Opificesque omnes in sordida arte uersantur; nec enim quicquam ingenuum habere potest officina.
50 E.g. Finley 1973, p. 41-42.
51 Cic., Nat., 2, 150 : Quam uero aptas quamque multarum artium ministras manus natura homini dedit. Digitorum enim contractio facilis facilisque porrectio propter molles commissuras et artus nullo in motu laborat. Itaque ad pingendum fingendum, ad scalpendum, ad neruorum eliciendos sonos ad tibiarum apta manus est admotione digitorum. Atque haec oblectationis, illa necessitatis, cultus dico agrorum extructionesque tectorum, tegumenta corporum uel texta uel suta omnemque fabricam aeris et ferri ; ex quo intellegitur ad inuenta animo percepta sensibus adhibitis opificum manibus omnia nos consecutos, ut tecti ut uestiti ut salui esse possemus, urbes, muros, domicilia, delubra haberemus (Traduction Cl. Auvray-Assayas, La Roue à Livres).
52 Cic., Nat., 2, 81 :… cuius sollertiam nulla ars nulla manus nemo opifex consequi possit imitando. Voir aussi ibid., 2, 142 : Quis uero opifex praeter naturam, qua nihil potest esse callidius, tantam sollertiam persequi potuisset in sensibus ?
53 Cic., Tusc., 2, 23: «Hos ílle cuneos fábrica crudeli ínserens | Perrúpit artus; quá miser sollértia | Transuérberatus cástrum hoc Furiarum íncolo».
54 Diod., 4, 76, 4.
55 Apul., Apol., 61.
56 Firm., Math., 3, 8, 7.
57 Ibid., 3, 3, 23.
58 Ibid., 8, 16, 3.
59 Ibid., 8, 25, 5 : deorum simulacra miro artificii splendore perficiat.
60 Telle est, par exemple, la position de Plutarque dans deux passages de la Vie de Périclès (Plut., Per., 1, 4 et 2, 1). « Artem magnificant, artificem notant », affirme Tertullien à propos des jugements portés sur les métiers du spectacle (Tert., Spect., 22, 3).
61 Gros 2008, p. 114.
62 RIT, 447 (AE 2000, 802) : Iulius hic fuerat nomine summo artificioque Statutus | tractabatque uiris aurum, mulieribus atque puellis. | Plenus omni ope, moribus, uita, discipulina beatus, | non uno contentus erat, pluribus gaudebat amicis. | H(a)ec illi semper uita fuit : mane et sexta lauari. | Reliquit suboles suae posteros stationis futuros, | per quos ut statio Statutiq(ue) nomen habebit,| tres paene aetate pares artificio ministros. | Scripsi haec unus ego ex discipulis prior omnibus illis, | Secundinius Felicissimus ego, set nomine tantum, | hoc quot potui, magister : tibi contraria munera fo[ui( ?)]. | Addo scriptura tuis tumulis sensus siue exter ubique | serues utque tuos amicos meque cum illis ; | ut quotienscumque tibi annalia uota dicamus, | ut et uoce pia dicamus : Carnunti sit tibi terra leuis.
Comme le souligne P. Le Roux (dans l’AE), on peut hésiter sur le sens à donner à « Carnunti », qui peut correspondre soit, comme l’affirme G. Alföldy (dans les RIT), au vocatif de Carnuntius, qui serait le signum du défunt, soit au lieu de décès de Iulius Statutus : il faudrait comprendre alors sit tibi terra Carnunti leuis.
63 TAM, IV/1, 132 : μνήμης χάριν γλυκίας σῆς, ἐπισ| τάτα, στήλην ἔγρ<α>ψα τήνδε κὲ ἐθ| έμην τάφῳ Εὐφρᾶς ποθῶν Βεστᾶ-|λιν, κὲ ἂν κεῖτε νέκυς ὁ γὰρ κα| λῶς παθών τις λήθην οὐκ ἔχει | τέχνην διδάξας τῆς πάσης μετ’ [ε]|ὐνοίας ἔδωκεν ἀφορμὴν τῆς [ζ]|ωῆς κὲ τῆς τροφῆς ῥάπτην τεχν|είτην παρὰ πᾶσιν φίλοις φίλον·| ὅτα<ν>ἐξέθρεψε κὲ ἐδιδάξατο τέ|χνην, ἐλπίζων παρ’ ἐμοῦ χάριτ|ας 〚—〛 τὰς αὐτὰς ἀμοιβὰ[ς] | λαβεῖν, οὐκ ἔτυχεν, ἀλλ’ ἔ[θ]|ανε πέντε κὲ τρειάντα ἐτ|ῶν. (Repris et traduit par Labarre – Le Dinahet 1996, no 76).
64 CIL X, 1959 : D(is) M(anibus) | M(arcus) Perpernius | Zmaragdus, | Martiali, ma|gistro suo, stru|ctori, b(ene) m(erenti).
65 Ps.-Paul, Sent., 2, 8, 3 : Quod cum discipulis eorum, qui officinis tabernis praesunt, contractum est, in magistros uel institores tabernae in solidum actio datur.
« Si l’on contracte avec leurs disciples, présents dans les ateliers et boutiques, les maîtres ou les exploitants de la boutique sont responsables en totalité ».
66 Ov., M., 6, 23-24.
67 Front., Als., 3, 10: Mineruam artium atque artificum magistram multum uigilari uelle. Solin., V, 8.
68 CIL XIII, 8345 ; Galsterer 1975, no 319 : Iulio Verino, | fulloniae artis magistro, | Alexander, frater, | p(osuit).
69 Juv., 7, 224: qui docet obliquo lanam deducere ferro.
70 Dig., 17, 1, 26, 8 (Paul.) : Faber mandatu amici sui emit seruum decem, et fabricam docuit : deinde uendidit eum uiginti, quos mandati iudicio coactus est soluere.
« Sur le mandat de son ami, un artisan achète un esclave dix et lui apprend son métier. Il le vend ensuite vingt, qu’il est contraint de payer par un jugement relatif au mandat ».
71 Aug., Ciu., 7, 4, 279 : Ridemus quidem, cum eos uidemus figmentis humanarum opinionum partitis inter se operibus distributos, tamquam minuscularios uectigalium conductores uel tamquam opifices in uico argentario, ubi unum uasculum, ut perfectum exeat, per multos artifices transit, cum ab uno perfecto perfici posset. Sed aliter non putatum est operantium multitudini consulendum, nisi ut singulas artis partes cito ac facile discerent singuli, ne omnes in arte una tarde ac difficile cogerentur esse perfecti (traduction de G. Combès, Bibliothèque augustinienne).
72 Diod., 4, 76, 2.
73 Plin., NH, 35, 161 : Erythris in templo hodieque ostenduntur amphorae duae propter tenuitatem consecratae discipuli magistrique certamine, uter tenuiorem humum duceret.
« À Érythres, dans un temple, on montre encore aujourd’hui deux amphores qui ont été consacrées en raison de la minceur de leurs parois, après un concours entre un maître et son élève pour savoir lequel des deux amincirait le plus la terre » (traduction CUF).
74 Lucian., Somn., 4.
75 On pense par exemple à la foulerie, à la tannerie ou à la boulangerie-minoterie, qui peuvent exiger une main d’œuvre et des installations assez importantes, mais qui ne requièrent pas, ni pour l’entrepreneur ni pour son personnel, une habileté manuelle comparable à celle d’un orfèvre.
76 Voir Béal 2000 pour les Gaules et les Germanies. Les premières lignes de l’article livrent très clairement la pensée de l’auteur (p. 149) : « Dans les civilisations de l’antiquité classique, l’artisanat fait partie des activités sordides, ignobles et indignes d’un homme libre, comme, parmi d’autres, Cicéron le répète dans un texte célèbre. Mais, si l’on veut s’interroger sur la valeur éthique qu’en Gaule romaine on accorde à cette activité, il faut se souvenir que la Gaule n’est pas Rome, et quelque peu délaisser les textes littéraires antiques pour se tourner vers d’autres sources documentaires, plus proches de la réalité de cette province de l’empire ». Pour ma part, j’espère avoir démontré l’impossibilité d’opposer trop radicalement les différents types de sources et ne souscrit donc pas à l’idée que les sculptures liées à l’artisanat gallo-romain traduisent l’existence de représentations du travail radicalement différentes de part et d’autre des Alpes.
77 Sen., Ep., 121, 5 : Artifex instrumenta sua tractat ex facili, rector nauis scite gubernaculum flectit, pictor colores quos ad reddendam similitudinem multos uariosque ante se posuit celerrime denotat et inter ceram opusque facili uultu ac manu commeat.
« L’artisan manie ses outils dextrement ; le pilote sait diriger vite son gouvernail ; quand pour attraper une ressemblance, le peintre a disposé devant lui tout un assortiment de couleurs, il marque instantanément les traits de l’image ; et de la cire au tableau l’œil et la main vont et viennent sans la moindre gêne » (traduction CUF).
78 Sur le rapprochement entre l’histoire du travail et la méthodologie des gender studies, voir par exemple Joshel 1992, p. 9-11. Sur l’idée de « popular resistance », voir Toner 2009, p. 162-184.
79 Voir Veyne 2000, p. 1169-1170 et 1178 notamment, sur l’opposition entre plebs media et plebs humilis ou sordida. La thèse de C. Courrier (cit. supra n. 4) aide à affiner de manière très significative notre perception de ces distinctions au sein de la plèbe.
80 L’épigraphie des collèges professionnels comporte des manifestations de fierté collective, mais celle-ci concerne alors le groupe lui-même et non le travail exercé par ses membres, en dehors de la vie associative elle-même. Par exemple, des collèges professionnels d’Ostie et de Lyon se sont décrits comme des corpora splendidissima (AE 1955, 165 ; CIL XIV, 44 ; CIL XIII, 1685, 1734, 1954, 2029).
Auteur
Université de Rennes-II, Anhima (UMR 8210).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971