Introduction
p. 3-6
Texte intégral
Itaque nemo artem ullam aliam conatur domi facere, uti sutrinam, fullonicam aut ex ceteris, quae sunt faciliores, nisi architecturam, ideo quod, qui profitentur, non arte uera sed falso nominantur architecti.
Ainsi, alors que personne ne s’avise de pratiquer chez soi aucun autre métier, par exemple celui de cordonnier, celui de foulon, ou toute autre activité, en réalité plus facile, on le fait pour l’architecture, la raison étant que ceux qui en font profession usurpent le titre d’architecte, sans avoir de compétence véritable1.
1En préambule du sixième livre de son traité, Vitruve insista sur le fait que nul ne pouvait s’improviser architecte, pas plus que cordonnier ou foulon, car de telles activités correspondaient à de véritables artes. Qu’elles soient jugées honorables ou dénuées de toute respectabilité, liberales ou sordidae, toutes les artes pratiquées dans le monde romain avaient pour caractéristique commune de s’appuyer sur une scientia : sur un savoir qu’il fallait s’être appliqué à acquérir. « Ars enim earum rerum est quae sciuntur », postule Cicéron2. De fait, ce livre vise à étudier les savoirs professionnels de Romains qui étaient reconnus comme artifices, même s’ils étaient bien loin d’être les seuls dans ce cas. Appartenant à la plèbe de Rome, des villes d’Italie et des provinces de l’empire, ils pouvaient se prévaloir de la condition d’hommes de métier. Artisans, petits commerçants et/ou prestataires de divers ‘services’, ils pratiquaient, en effet, une activité professionnelle stable, régulière et spécialisée, qui occupait l’essentiel de leur temps et dont dépendait leur subsistance.
2Par cet ouvrage, le rapport des gens de métier aux savoirs est passé au crible d’une analyse croisée, visant à faire se rencontrer deux traditions de recherche : l’archéologie des techniques, d’une part, et l’histoire économique, d’autre part. Ces deux champs scientifiques ont beaucoup évolué durant le dernier demi-siècle : les thèses finleyiennes et leur réfutation partielle ont d’abord tenu le rôle d’aiguillon. La grande controverse entre les écoles ‘primitiviste’ et ‘moderniste’ a stimulé des réflexions fondées aussi bien sur les sources textuelles que sur les vestiges matériels. Alors que Moses I. Finley recourait peu à l’archéologie, quand elle ne lui inspirait pas une méfiance explicite, les fouilles d’ateliers urbains lancées à partir du début des années 1980 contribuèrent à contrebalancer ses idées. Les chantiers se firent plus nombreux grâce à l’essor des fouilles urbaines, en général, et des opérations de sauvetage, en particulier. Les résultats obtenus invitaient à répondre aux questions soulevées par M. I. Finley et à donner plus d’ampleur à l’histoire des techniques encouragée par Lucien Febvre, puis profondément et durablement théorisée par André Leroy-Gouhran.
3Cependant, de manière parfois inconsciente, la prise en compte du débat lancé par M. I. Finley s’est peu à peu enfouie, tandis que, depuis les années 1990, l’étude matérielle de la production n’a cessé de se diversifier, à la faveur des progrès de l’archéométrie notamment. Qu’il s’agisse de la céramique, du textile, des matières osseuses ou des différentes formes de métallurgie – pour ne citer que les principales matières étudiées – la spécialisation et l’augmentation des connaissances sont étourdissantes : elles ont suscité de nombreuses initiatives, depuis une quinzaine d’années. Parmi les entités ‘généralistes’ nées de ce mouvement figurent le groupe de travail européen Instrumentum, actif depuis 1995, l’équipe créée par l’École française d’Athènes en vue d’étudier L’artisanat en Grèce de l’époque archaïque à l’époque byzantine3 ou encore le projet européen CRAFTS qui a réuni entre 2000 et 2008 de nombreux chercheurs, autour des productions artisanales de six provinces de l’Occident romain (Gallia Belgica, Germania inferior, Germania superior, Noricum, Raetia, Transpadana)4. De nombreux colloques ont été publiés ou sont sur le point de l’être, à l’instar des rencontres d’Autun et d’Aix-en-Provence, tenues à l’automne 20075. En outre, des initiatives plus spécialisées, sur les plans géographiques ou thématiques, ont pleinement contribué à ce dynamisme. Ainsi en va-t-il des recherches sur l’artisanat à Pompéi et Herculanum, menées depuis 2000 par les Centres Jean-Bérard et Camille-Jullian. D’autres groupes ont choisi de se focaliser sur un type de production, envisagé sous l’angle d’une matière ou d’une filière : le colloque sur l’os, organisé à Chauvigny en 20056, ou la série de rencontres Purpureae vestes, centrées sur le textile, sont emblématiques d’une telle démarche7.
4En matière d’histoire économique, les thèses de M. I. Finley comme leurs réfutations n’ont pas prêté une attention prioritaire à l’artisanat et aux artisans8. Pourtant, les débats sur la ‘ville de consommation’, issus d’une relecture des travaux de Max Weber, auraient pu placer les productions et les producteurs des villes romaines au centre des problèmes abordés. Certes, comme le rappelle Miko Flohr dans ce volume, Walter O. Moeller et Willem Jongman discutèrent âprement de la place réelle des activités textiles à Pompéi9. S’appuyant sur une documentation exceptionnellement riche, leurs livres respectifs sont néanmoins restés assez isolés. En fait, en minimisant l’importance des productions urbaines, l’orthodoxie finleyienne n’encourageait guère à se pencher sur celles-ci10. Et les démonstrations qui lui furent opposées s’appuyèrent bien moins sur l’étude de l’artisanat que sur celle du commerce : les ‘modernistes’ insistèrent sur l’importance du grand commerce dans l’empire et sur l’existence d’une classe de négociants de haut vol11. Par ailleurs, l’implication des aristocrates et des notables dans la vie économique suscita beaucoup d’intérêt, dans le cadre de recherches où les artisans et les petits commerçants n’occupèrent donc pas les premiers rôles. Tel est le constat que suggère, par exemple, la controverse qui opposa Jean-Paul Morel et Jean Andreau dans les années 199012.
5Pendant les quatre décennies qui suivirent la publication de The Ancient Economy13, les appels à un dépassement du clivage entre ‘primitivisme’ et ‘modernisme’ se sont multipliés et la Nouvelle Orthodoxie, autrefois dominante, a été contestée par des chercheurs de sensibilités diverses. Cependant, l’historiographie post-finleyienne, produite par les élèves des disciples du maître, a souvent fait le choix d’une approche macro-économique et modélisatrice, toujours aussi peu encline à étudier le quotidien de travail des gens de métier et son influence sur les structures sociales. En complément d’une telle démarche, une approche microéconomique, qui place au cœur de l’analyse les individus (les professionnels et leurs clients), semble possible et souhaitable. Elle pourrait enrichir également une historiographie sociale et juridique du travail urbain14, dont les connexions avec l’historiographie de l’économie et des techniques mériteraient d’être développées.
6S’il entend se placer au carrefour de l’archéologie des techniques et de l’histoire économique, ce livre porte toutefois sur un objet bien précis et encore peu étudié : les savoirs professionnels. De manière significative, les historiens de l’éducation antique se sont très peu préoccupés de l’apprentissage et des savoirs, dans les milieux spécifiques de l’artisanat et du commerce romains. Il n’en est pas question dans le grand manuel d’Henri-Irénée Marrou et le thème n’est que sommairement envisagé dans d’autres ouvrages consacrés à l’éducation ou à l’enfance15. Quels étaient donc les contenus et les modes de transmissions des savoirs professionnels des gens de métier romains ? Quelle était l’influence de ces savoirs sur l’organisation des entreprises et sur la condition sociale de leurs détenteurs ? Les sept articles qui suivent sont fondés sur ces questions : ils ont tenté d’en tirer leur cohérence.
7Différentes activités sont passées en revue, dans leur spécificité : la construction par Hélène Dessales, la foulerie par M. Flohr, la peinture pariétale par Domenico Esposito ou encore la métallurgie par Michel Pernot. Les contributions de Nicolas Monteix, Christel Freu et Nicolas Tran ne sont, elles, pas centrées sur un métier particulier. Néanmoins, sous la plume des uns et des autres, des gestes techniques qui constituaient le travail quotidien des personnages étudiés se font jour. C’est l’un des biais par lesquels le contenu des savoirs professionnels est ici envisagé ; mais il en est beaucoup d’autres. Par exemple, H. Dessales met en relation la connaissance des roches acquise par les Anciens et le travail des artisans maçons de Pompéi : le savoir théorique et ses applications pratiques, d’une certaine manière. Elle s’interroge aussi sur la capacité des structores à faire évoluer leurs techniques et leurs savoir-faire, en s’adaptant à des contraintes spécifiques : au risque sismique, en l’occurrence.
8De manière plus générale, le contenu des savoirs professionnels renvoie au degré de spécialisation des artisans romains. Si, au vu du nombre de professions attestées dans la langue latine notamment, les historiens ont insisté sur le haut niveau de spécialisation de ces travailleurs, plusieurs auteurs de ce volume examinent cette idée d’un œil neuf et remettent en cause des cloisonnements trop vite admis. À partir de l’exemple pompéien de la Casa del Fabbro, N. Monteix met ainsi en évidence que les ébénistes romains savaient et devaient travailler non seulement le bois, mais aussi l’os. Cela conduit à s’interroger sur la pertinence des typologies modernes, fondées sur le classement des secteurs artisanaux en fonction des seuls matériaux découverts en fouille. M. Pernot comme N. Monteix démontrent également que les artisans métallurgistes, indépendamment de leur matière première de prédilection, devaient souvent en travailler plusieurs et partageaient nombre de savoirs. Mais, parallèlement, à l’instar des fabricants de petits ou des grands bronzes, des spécialistes d’un même métal pouvaient se servir de techniques radicalement différentes les unes des autres.
9En réalité, l’étendue et la maîtrise des savoirs techniques variaient beaucoup non seulement selon les métiers, mais aussi dans un même secteur d’activité et dans une même entreprise artisanale. M. Flohr montre que le métier de foulon reposait sur une multiplicité d’opérations d’une technicité très inégale. Seuls les maîtres foulons maîtrisaient l’ensemble du processus, à la différence des travailleurs subalternes. Très nombreux dans les grands établissements d’Ostie et de Rome, ces tâcherons n’accomplissaient que des gestes très simples, de foulage proprement dit et de rinçage, qui ne requéraient guère de savoir-faire. Comme M. Flohr, D. Esposito s’intéresse à l’organisation du travail, mais cette fois au sein des officinae pictoriae de la région du Vésuve. Ce faisant, il souligne notamment à quel point pouvaient être inégales les compétences techniques des peintres qui, parfois, œuvraient sur un même chantier.
10Aussi la connaissance des modalités de transmission des savoirs est-elle d’un intérêt capital, car notre compréhension de l’identité sociale et professionnelle des artisans, d’une part, et de l’organisation des entreprises artisanales en dépend. Voilà ce que montre Chr. Freu, à travers la très riche documentation papyrologique de l’Égypte romaine, en s’intéressant non seulement à la condition des apprentis et de leurs maîtres, mais aussi à l’hétérogénéité de la main-d’œuvre employée par les seconds. Ces petits entrepreneurs romains étaient des maîtres d’apprentissage : ils pouvaient être qualifiés de didaskaloi en Égypte ou de magistri en Occident, comme le signalent Chr. Freu et N. Tran. Selon ce dernier, la maîtrise d’un savoir spécialisé et la capacité à le transmettre au sein de sa propre affaire permettaient surtout d’afficher une supériorité sociale au sein de la plèbe.
Notes de bas de page
1 Vitr., 6, pr. 7.
2 « L’ars en effet porte sur des choses que l’on connaît bien ». Cic., de Or., 2, 30.
3 Trois rencontres ont été organisées, en décembre 1997 (actes publiés dans Topoi 8/2, 1998), en décembre 1998 (Blondé – Muller 2000), puis en octobre 2007.
4 Nous ne citerons que les principales publications issues des réunions qui se sont déroulées à Erpeldange en mars 2001 (Polfer 2001), à Parme en juin 2001 (Santoro 2004a) et à Zurich en mars 2007 (actes publiés dans RSAA, 65, 1, 2008).
5 Les actes de ces rencontres ont été publiés (Chardron-Picault 2010) ou sont en voie de publication (Fontaine – Satre – Tekki sous presse).
6 Bertrand 2008 a.
7 Les deux premières rencontres ont été publiées (Purpureae vestes I, Purpureae vestes II). Les actes de la troisième (Naples, novembre 2008) sont en préparation. La dernière rencontre a eu lieu en novembre 2010 à Valence.
8 Au-delà de ce débat, une étude directement centrée sur l’artisanat urbain en Afrique a été proposée par A. Wilson (2002).
9 Moeller 1976 ; Jongman 1988.
10 « In so far as they were engaged in “petty commodity production”, the production by independent craftsmen of goods retailed for local consumption, they do not invalidate the notion of a consumer-city » (Finley 1977, p. 326).
11 Voir, par exemple, D’Arms 1981.
12 Voir Morel 1996 et les discussions retranscrites à la fin des actes du colloque où cette communication fut publiée.
13 Finley 1973.
14 Voir ainsi l’œuvre du juriste Fr. M. De Robertis (1963, en particulier), ainsi que le livre sur la préposition de J.-J. Aubert (1994). S. R. Joshel (1992) développe une approche bien plus sociale qu’économique, de même que les synthèses antérieures de H. J. Loane (1938) et A. Burford (1972).
15 Marrou 1948 ; Wiedemann 1989 ; Frasca 1994 et 1995 ; Rawson 2003. Néanmoins, Chr. Laes (2008) s’est récemment saisi de ce thème, à travers le cas des enfants de condition servile.
Auteurs
Université de Rouen (GRHIS, EA 3831 ; associé au Centre Camille-Jullian, UMR 6573).
Université de Rennes-II, Anhima (UMR 8210).
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