Conclusion générale
p. 371-373
Texte intégral
« Ma Ercolano è una ripetizione di Pompei ? Vana domanda ! »
A. Maiuri, « Il primo volto di Ercolano », Pompei ed Ercolano, Fra case e abitanti, Padoue, Le tre venezie, 1950 (Itinerari del Sud, 2), p. 226.
1Au fil de cette étude, j’ai tenté de cerner les caractéristiques d’une fraction de la population urbaine, les gens de métier – « artisans » et boutiquiers –, en cherchant autant que possible à me soustraire au filtre dépréciateur du discours des élites à leur propos. Le choix de privilégier l’exploitation des sources archéologiques par rapport aux sources littéraires ou épigraphiques m’a conduit à analyser le lieu d’exercice du métier plutôt que le discours sur celui-ci. Si la possible esquisse de cette population y a perdu en subjectivité, elle n’en reste pas moins partielle. Une importante fraction de cette partialité tient au « cas » d’Herculanum qui a retenu mon attention et à la nature même des sources disponibles sur celui-ci.
2En effet, par la relative exiguïté de la surface dégagée, alors même qu’une zone non négligeable de celle-ci est occupée par de grandes domus proches des villas urbaines par leur forme, toute interprétation trop tranchée sur les aspects sociaux et économiques d’Herculanum serait imprudente. Un second point, loin d’être négligeable, tient à l’histoire des fouilles de cette petite ville et à l’omniprésente ombre tutélaire d’A. Maiuri. Le recours systématique aux journaux de fouilles m’a permis de me dégager en partie de cette influence tout en l’éclairant sous un jour nouveau. Le résultat reste ambigu. Les manipulations des données de la fouille effectuées lors de la rédaction de la synthèse consacrée au site, conscientes ou non, ont amené A. Maiuri à forger une vision certainement trop personnelle d’Herculanum, que ce soit pour l’insérer de force dans une histoire plus large ou pour se dégager de l’influence de ses rares prédécesseurs, dans un processus qu’il n’a pas pu accomplir à Pompéi. Toutefois, en dépit des corrections de détails – d’importance variable – que l’on doit apporter aux interprétations qu’il a proposées, la profonde connaissance du site dont A. Maiuri a fait preuve dans ses écrits reste une référence indispensable. D’un autre côté, il me semble également nécessaire de s’affranchir de cette tutelle protectrice en ouvrant, comme cela a été fait pour Pompéi à l’aube des années 1980, les « temps de la documentation ». Seul le récolement aussi exhaustif que possible des archives de fouilles – toutes périodes confondues et sous toutes leurs formes – peut favoriser de nouvelles interprétations et laisser émerger une image différente du site.
3L’utilisation de ces archives me paraît avoir porté ses premiers fruits à propos des lieux de métier. Les quelques exemples d’espaces commerciaux et de procédés techniques que j’ai étudiés ont largement bénéficié des annotations effectuées au cours de leur dégagement. L’impressionnante invisibilité du commerce de proximité se consacrant à la distribution de biens manufacturés est remarquable dans ces archives ; la cause en est toutefois plus à rechercher dans les choix opérés au moment de la fouille que dans une absence dès l’Antiquité. Les autres lieux d’exercice de métiers montrent quant à eux une variété de solutions d’aménagement qui défie toute synthèse. Quelques regroupements peuvent parfois être effectués au sein d’une même catégorie de négoces, comme les commerces alimentaires. Pourtant, la boutique et l’atelier me semblent devoir être considérés comme des espaces très génériques, dont la spécificité ne devrait pas être réduite aux aménagements dont ils sont dotés, mais à l’ensemble des techniques développées par leurs occupants. Si cette réflexion ne paraît pouvoir être appliquée que difficilement en dehors des sites exceptionnels par leur conservation que sont Herculanum et Pompéi, elle exige de toute évidence d’approfondir les recherches sur les savoir-faire. Cet approfondissement devrait à la fois être effectué en diachronie – pour cerner des évolutions – et dans le détail des techniques employées, afin de distinguer les particularités propres à chaque équipe constituée par des praticiens des différents métiers.
4C’est toutefois à l’échelle supérieure, celle de la place des espaces commerciaux dans les propriétés urbaines, que les changements d’optique auxquels j’ai abouti paraissent les plus marqués. Pour longue et âpre qu’elle puisse être, la synthèse des données issues de l’archéologie du bâti a permis de réfuter l’une des principales théories d’A. Maiuri sur les conditions socioéconomiques d’Herculanum. En effet, le principe même d’une « invasion » commerciale menée par des affranchis évinçant les élites traditionnelles ne saurait être soutenu. Les hypothèses de restitution de l’évolution du tissu commercial que j’ai esquissées tendent au contraire à montrer une croissance régulière des implantations de boutiques, à peine accélérée par les deux catastrophes qui ont frappé la ville peu avant son ensevelissement. Si les boutiques disposant d’un espace d’habitation – physiquement indépendantes des domus – se développent tout au long du premier siècle de notre ère, leur accroissement numérique ne correspond certainement pas à un affranchissement de la tutelle économique des élites, bien au contraire. Le développement des nouvelles formes d’habitation ne saurait correspondre à un changement de mains ou à un éparpillement du capital foncier : pour autant que les sources disponibles permettent une telle affirmation, les élites restent propriétaires du sol occupé par ces commerces indépendants. L’extension de la location ne nous semble pas devoir être interprétée en termes sociaux, mais bien selon une optique économique d’adaptation des formes d’investissement urbain. Cette conclusion n’en constitue pas moins un paradoxe : en cherchant à comprendre les espaces commerciaux, et à travers eux les gens de métier, le regard se tourne de nouveau vers les élites. Peut-être serait-il alors nécessaire d’abandonner l’étude distincte de ces deux « groupes » inextricablement mêlés pour privilégier l’analyse de leurs rapports et des différences qu’ils présentent pour mieux les identifier. Un approfondissement détaillé des questions relatives au mode d’habitation – de la forme architecturale aux décorations sans oublier les objets de la vie quotidienne et ce qu’ils sont susceptibles de révéler sur les habitudes culturelles – ou à la pratique de la religion domestique permettrait certainement d’aboutir progressivement à une définition plus fine du groupe multiforme constitué par les gens de métier.
5Que ce soit l’interprétation des activités pratiquées dans les boutiques ou leur manque de variété, tous les éléments rassemblés contribuent à faire percevoir Herculanum comme une ville différente de Pompéi, comme l’indiquait déjà, dans un contexte différent, A. Maiuri. Bien qu’ayant connu une croissance tout au long du premier siècle de notre ère, le tissu commercial et artisanal d’Herculanum ne présente aucun signe de concentration des activités ou d’extension de leur production. Les commerces identifiés peuvent tous être considérés comme relevant des activités banales, indispensables à la vie quotidienne, sans prétention ni grande envergure. Pour conclure cet ouvrage, je m’autoriserai à citer les remarques d’Ettore Lepore, rédigées alors que le résultat des fouilles n’était pas encore publié sous sa forme définitive :
La vita della ‘piccola città’ si orientò, dunque, dalla tarda età repubblicana e fino alla sua scomparsa in età flavia, su questa società agiata romano-campana che ne garantì (e insieme ne limitò) il respiro economico, su un regime di puri consumi e di spese scarsamente produttive, alimentate dalle piccole e medie fortune, di origine fondiaria, da un commercio e artigianato di carattere locale, e dagli investimenti dei grandi proprietari romani e della casa imperiale, sopratutto a soddisfazione di convenzionali necessità personali e sociali, d’ordine voluttuario ed estetico. […] Uno sguardo alle varie forme di vita e di attività sembra confermarci il quadro sommario ora tracciato e, malgrado gli scarsi dati e rischi di argomentazioni ex silentio, rivelarci ch’esso è assai più di una prudente ipotesi (E. Lepore, « Sul carattere economico-sociale di Ercolano », La parola del passato, 10, 1955, p. 430).
6J’espère avoir, par cette étude, contribué à apporter quelques arguments permettant de soutenir cette prudente et néanmoins remarquable intuition.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971