Une scierie hydraulique du VIe siècle à Gerasa (Jerash, Jordanie)
Remarques sur les prémices de la mécanisation du travail
p. 243-257
Texte intégral
1Ces quelques vers, apparemment écrits en 367 ap. J. -C., ont fait couler beaucoup d’encre (voir en particulier Wikander 1981, p. 91-104, 1989, p. 195-198, 2000, p. 401-410). En effet, si depuis quelques décennies l’utilisation de l’énergie hydraulique dès les premiers siècles de notre ère ne faisait plus de doute, tous les vestiges de moulins mis au jour aux quatre coins de l’Empire Romain n’étaient, apparemment, attribuables qu’à des meuneries (voir, par exemple, Humphrey et al., 1998, p. 29-34). Aucune des installations découvertes n’avait conservé les traces claires d’un dispositif de sciage, ce qui semblait confirmer que les principes mécaniques maîtrisés dans l’Antiquité n’avaient pas pu permettre la transformation du mouvement rotatif continu du moulin en mouvement alternatif longitudinal, apparemment indispensable pour le sciage. Les cames semblaient avoir été inconnues des mécaniciens du début de notre ère (Humphrey et al., 1998, p. 34), tout comme le système bielle/manivelle. Pour la majorité des spécialistes, la maîtrise de ces dispositifs mécaniques n’aurait été acquise qu’à la fin de l’époque médiévale, en Chine comme en Europe. La présence, au IVe siècle de notre ère, de moulins hydrauliques à scier les pierres dans la région de Trèves n’aurait été que le fruit de l’imagination d’un poète, certains auteurs allant jusqu’à remettre en question l’authenticité même du poème d’Ausone (White 1962) ou le texte de Grégoire de Nyssée.
2Toutefois, et au titre de la pure spéculation intellectuelle, quelques chercheurs avaient essayé d’imaginer à quoi aurait pu ressembler une scierie antique, au cas où Ausone aurait bien vu - et entendu - fonctionner de telles machines sur les bords de l’Erubus.
Les scies hydrauliques d’Ausone : simple figure de style ou réalité poétisée ?
3Le sciage des pierres, tendres ou dures, est bien attesté, dès l’âge du Bronze en Orient. Effectué à sec avec des scies à dents du genre sciotte pour les pierres tendres, il ne pouvait être réalisé que par voie humide, avec un abrasif entraîné par une “scie” sans dents pour les pierres dures (dont le marbre). C’était un travail long et pénible, apparemment réalisé uniquement à la main, à l’aide de scies à cadres verticaux, parfois de très grande taille (extraction en carrière), plus ou moins suspendues à des supports temporaires (Röder 1971, Schwandner 1991).
4Toutes théoriques, puisque basées sur aucun vestige matériel, les restitutions de “possibles” installations de sciage mécanique antiques pouvaient être rangées en deux grandes catégories :
- - les machines rotatives, conservant, plus ou moins amplifié, le mouvement circulaire continu fourni par le moulin hydraulique ;
- - les machines alternatives, permettant la transformation du mouvement circulaire du moulin en mouvement alternatif longitudinal ;
5La première possibilité ne fut envisagée que pour respecter les a priori qui voulaient que les dispositifs mécaniques permettant la transformation des mouvements n’aient pas été connus à l’époque romaine. Elle oblige à proposer l’utilisation de scies circulaires, en prise directe sur l’arbre du moulin, ou, plus vraisemblablement, à la sortie d’une série d’engrenages destinés à augmenter la vitesse de rotation du système, initialement très faible (Landel 1978, p. 25). Ce dispositif offre l’avantage d’être très simple, matériellement tout à fait réalisable, dans son principe, aux premiers siècles de notre ère. Toutefois, si la partie purement mécanique, liée à la roue hydraulique et à ses éventuels engrenages n’offre pas de difficulté majeure pour sa réalisation, le forgeage de disques de grandes dimensions (plus de 3 m de diamètre comme nous le verrons), de très faible épaisseur (quelques millimètres), parfaitement circulaires et plans, et d’une résistance suffisante, aurait représenté une véritable prouesse technique pour les forgerons de l’Antiquité. En outre, de telles scies exigent une vitesse de rotation bien plus élevée que celle qui pourrait être obtenue avec les dispositifs envisagés, même avec des engrenages et dispositifs de démultiplication. Enfin, la scie étant “fixe” (dans sa position), il faudrait déplacer progressivement le bloc sous le disque, à vitesse constante et contrôlée, suivant un axe parfaitement parallèle à celui de la lame. De tels dispositifs mécaniques exigent des connaissances et des technologies qui ne seront réunies que très tardivement (fin de l’époque médiévale, pour le bois).
6Les problèmes liés au déplacement du bloc sous la scie apparurent rapidement insurmontables pour une technologie antique, même mal connue. Une autre solution, a priori plus simple, fut alors proposée : celle du fil (Simms 1983). Dans un tel dispositif l’arbre de la roue sert à entraîner un câble maintenu à distance par une poulie. Le câble, appliqué sur la pierre, entraîne l’abrasif et permet le sciage du bloc. Le dispositif semble a priori plus simple à mettre en œuvre que le précédent : le mouvement circulaire initial n’est toujours pas transformé, et le déplacement longitudinal progressif du bloc sous la scie n’est plus nécessaire. La réalisation pratique d’un tel dispositif se heurte toutefois à de très sérieuses difficultés :
- la fabrication d’une boucle de plusieurs mètres de longueur, sans la moindre “soudure” apparente, à partir d’un fil résistant, quelle que soit sa nature, de 2 à 3 mm de diamètre au maximum, apparaît comme très délicate à mener à bien avec les matériaux et les moyens disponibles dans l’Antiquité ;
- la mise en tension constante du câble pourrait être obtenue facilement mais nécessiterait l’utilisation de poulies et contrepoids ;
- par contre, l’entraînement du fil, obligatoirement par friction, aurait été beaucoup plus difficile à réaliser ;
- enfin, il faudrait que le fil de coupe puisse être progressivement abaissé sur le bloc, en fonction de l’avancement du travail (le relevage progressif du bloc semble beaucoup plus difficile à envisager) pour assurer un sciage correct et complet. L’emploi de poulies et de contrepoids permettrait théoriquement d’y parvenir, mais la multiplication des poulies et renvois nécessaires mis en œuvre, ainsi que les différents réglages qu’une telle installation demanderait, auraient alors constitué un obstacle majeur au bon fonctionnement de l’ensemble.
7La réalisation des différentes composantes d’une telle installation se heurterait à de nombreuses difficultés techniques. La maîtrise de son fonctionnement également. Ces différentes difficultés ne permettent pas de penser qu’une telle machine ait pu être développée dans l’Antiquité. Rappelons simplement que la technologie utilisée de nos jours fait appel à des fils hélicoïdaux en d’acier haute résistance, souvent renforcés par des diamants, et qu’elle est essentiellement utilisée pour couper, en carrière, des blocs de roches tendres à semi-dures.
8Outre les difficultés matérielles que leur fabrication soulèverait, ces deux machines auraient été “intellectuellement révolutionnaires” : elles font appel toutes les deux à un principe de sciage nouveau pour l’Antiquité (disque, fil rotatif), très différent de celui qui était alors communément mis en œuvre, la scie animée manuellement d’un mouvement de va-et-vient horizontal. Leur réalisation aurait représenté un vrai saut technologique, dans tous les sens du terme. Il semble donc plus vraisemblable, a priori, que les mécaniciens de l’Antiquité n’aient pas cherché à concevoir une nouvelle scie, rotative (au sens large du terme) mais plutôt à reproduire mécaniquement le mouvement longitudinal alternatif donné à l’outil manuel traditionnel, sans en changer fondamentalement la forme générale ni le principe de fonctionnement. Le texte d’Ausone confirmerait bien ce point : « … la rivière- tire les scies au bruit strident sur les blocs de marbre… » : c’est bien la scie qui se déplace, longitudinalement, sur des blocs apparemment fixes.
9Selon toute vraisemblance, le problème que les mécaniciens des premiers siècles eurent à résoudre fut plutôt d’imaginer une machine capable de transformer le mouvement circulaire, continu, fourni par le moulin, en mouvement alternatif longitudinal nécessaire au bon fonctionnement d’une scie à cadre normalement utilisée pour le sciage manuel.
10Deux solutions peuvent être proposées :
- - l’utilisation de la bielle/manivelle
- - l’emploi de cames.
11Le système bielle/manivelle étant considéré comme n’ayant été mis au point qu’aux XIVe/XVe siècles, simultanément en Chine et en Europe (voir par exemple le dessin de Francisco di Giorgio, daté de 1470 et représentant “la première scie hydraulique utilisant la bielle manivelle”), les historiens des techniques estimaient que seule la seconde solution aurait été éventuellement testée dans l’Antiquité.
12La machine à cames proposée, par exemple, par P. Rosumek, est apparemment très simple : un excentrique placé en bout d’arbre de la roue hydraulique permet, via une lumière ménagée dans un arbre vertical articulé au sol, d’imprimer un mouvement de va et vient à une scie à cadre, pendulaire (Rosumek 1982). Le modèle a, semble-t-il, été établi d’après la scierie mue par un moulin-à-vent, publiée dans l’Encyclopédie (Diderot et d’Alembert 1751-1772). Malgré sa simplicité apparente, la machine imaginée par Rosumek fait appel à de nombreuses pièces mécaniques, dont la moindre n’est pas le balancier vertical dont le support de l’axe de rotation, solidement fixé dans le sol, devrait laisser des vestiges très spécifiques et parfaitement reconnaissables à la fouille. Or, aucun vestige d’un tel dispositif n’a, pour le moment, été identifié. Par ailleurs, le point de suspension de la scie pendulaire devrait pouvoir être modifié, constamment, en fonction de l’avancement des travaux, ce qui revient à imaginer un dispositif permettant le déplacement contrôlé d’un axe horizontal selon un axe vertical. L’ensemble des problèmes techniques posés par ce type d’installation demeure très élevé et la réalisation d’une telle machine aux premiers siècles de notre ère apparaît très peu vraisemblable.
13En résumé, la conception et la réalisation des installations mécaniques de sciage posaient de tels problèmes techniques que les archéologues étaient quasi unanimes pour affirmer que le poème d’Ausone n’était probablement qu’une allégorie poétique et non l’évocation d’une quelconque scierie hydraulique ayant réellement existé sur les bords de l’affluent de la Moselle. L’absence de tout vestige matériel pouvant être attribué à de telles machines ne faisait que confirmer cette première impression.
14Et pourtant, les restes de deux installations hydrauliques attribuables à des scieries de pierres dures avaient été découverts depuis plusieurs décades, à Jerash en Jordanie et à Éphèse, en Turquie. À Jerash, les vestiges, totalement incompris, ne furent jamais mentionnés. Ceux d’Éphèse restèrent inédits jusqu’en 2004, la machine ayant laissé trop peu de restes interprétables pour que sa restitution soit envisageable en l’absence d’élément de comparaison (Schioler 2004).
La scierie hydraulique de Gerasa
15« In 1926… Mr Horsfield… converted a large supporting vault under the south side of the Artemis temenos into a museum for the permanent preservation on the site of inscriptions and other potable objects » (Kraeling, 1938, p. 4). C’est vraisemblablement à l’occasion de ces travaux d’aménagement que les vestiges d’une installation hydraulique associés à deux tambours de colonnes en cours de sciage furent mis au jour dans l’extrémité orientale du cryptoportique méridional du sanctuaire d’Artémis (fig. 1). La fonction des vestiges découverts ne fut apparemment pas identifiée et l’existence de ces restes ne fut jamais mentionnée. Ce n’est qu’en 2002 que cet ensemble fut “découvert”, à l’occasion des recherches entreprises sur le système d’adduction d’eau de la ville antique (Seigne 2004).
L’installation hydraulique
16Elle occupe l’extrémité orientale d’une chambre rectangulaire de 8,65 m de long sur 6,65 m de large, correspondant à l’extrémité est du cryptoportique sud du sanctuaire d’Artémis (fig. 2 et 3).
17Primitivement couverte d’une voûte appareillée en plein cintre, cette salle ouvrait sur la rue longeant le coté sud du sanctuaire par une porte large de 1,52 m. Une seconde porte, de même largeur, percée au milieu du mur ouest, permettait d’accéder à la partie principale du cryptoportique. Une troisième porte, large de 1,24 m, occupe le centre du mur nord. Elle donnait accès à un étroit escalier. Ménagé dans l’épaisseur du mur il permettait de rejoindre le niveau de la cour du sanctuaire, située à 4,50 m environ au-dessus du sol de la salle. Le mur oriental quant à lui présentait en son centre une saignée irrégulière, large de ± 1,35 m et profonde de ±2,30 m, aux parois enduites de mortier rose. La fouille de 1926 avait été arrêtée au nu du mur et le remplissage de cette saignée n’a été fouillée qu’en octobre 2006*. La fouille a montré qu’elle avait été creusée a posteriori dans l’épaisseur de la construction antique et non à l’emplacement d’une hypothétique ouverture comme envisagé précédemment (Seigne 2002c). Il est donc probable qu’une partie au moins de la voûte ayant couvert la salle, était déjà détruite au moment de l’aménagement de l’installation hydraulique.
18Lors de la « découverte » de 2002, de nombreux blocs divers (inscriptions, blocs sculptés,…) et autres remblais modernes recouvraient le sol de la salle, situé à la cote de ± 594,95 N. G. J. Toutefois, parmi ces déblais, les vestiges d’un ancien moulin étaient parfaitement identifiables (fig. 4).
19Au sud, au pied du large canal vertical enduit de mortier rose, il était possible de reconnaître parmi les blocs et les remblais modernes (fig. 4 et 5) :
- - un canal (coursier), large de 0,60 m et orienté selon l’axe de la salle. À 3,80 m du mur est, couvert de grandes dalles de calcaire dur, il disparaît sous le sol (canal de fuite). La partie non couverte avait été visiblement fouillée, mais l’accumulation de matériaux divers ne permettait pas de connaître la profondeur du conduit, ni même de savoir si le dégagement avait été poussé jusqu’au fond du canal ;
- - au pied du mur est et sur une longueur de 2,50 m environ, les parois du coursier se prolongeaient au-dessus du sol par deux murs parallèles, hauts de 1 m environ et faits, comme le reste du coursier, de blocs divers de moyen et grand appareil en remploi, liés au mortier. Les deux blocs les plus à l’est (dalles de stylobate de calcaire rose réutilisées de champs) portent sur leurs faces supérieures (cote 596,04 N. G. J.), des encastrements cruciformes peu profonds (± 0,10 m), visiblement réalisés lors de la construction du coursier. Ils correspondent, selon toutes probabilités, aux emplacements/encastrements de deux paliers/supports en matériau périssable (bois) de l’axe horizontal d’une roue de moulin ;
- - mais surtout, ces dalles présentent, toutes deux, de profondes rainures circulaires sur leur face extérieure. Centrées sur l’axe vertical des scellements cruciformes, ces traces correspondent au frottement long et répété, “d’objets” de ± 1 m de diamètre et comportant des pièces métalliques. Ces traces permettent en outre de savoir que la position de l’axe de la roue du moulin a été modifiée au moins une fois et rabaissée de 0,14 m (fig. 6) ;
- - en 1926, le canal de fuite n’avait été dégagé que sur 1 m environ. Son tracé était inconnu.
20Le canal de chute du moulin prenait naissance au bas d’un petit bassin de 2,80 m sur 4,20 m, aujourd’hui réduit à son fond de mortier. Construit au sommet du mur oriental (à la cote de 598,98 N. G. J.), ce bassin était lui-même alimenté par une grande citerne (d’une capacité de plus de 70 m3), aujourd’hui également très ruinée. Implantée quelques mètres plus au nord, elle recevait les eaux de deux dérivations de l’aqueduc ayant alimenté la ville antique (Parapetti 1983-1984, pl. X. Voir fig. 2). L’eau de ce réservoir était en priorité destinée à l’adduction des fontaines de la rue principale. Seul son trop plein pouvait se déverser dans le petit bassin/bief situé quelques mètres au sud, via un canal étroit, bouché après l’abandon de l’installation hydraulique du cryptoportique (ce qui révèle que l’abandon de cette dernière a précédé celui du système d’adduction d’eau de la ville). L’installation hydraulique ne pouvant bénéficier que d’un apport d’eau minime, éventuellement temporaire, il est donc certain que le moulin était adapté à une telle “économie” de l’eau.
21Malgré tout, le bassin/bief possédait, au sud, un second déversoir alimentant plusieurs canalisations se dirigeant vers la rue longeant la façade extérieure sud du sanctuaire. Les traces de plusieurs d’entre elles sont encore visibles au sommet de l’arasement du mur méridional. L’une d’elles, après avoir suivie la façade en direction de l’ouest, descend à la verticale, 1,50 m avant la porte sud ouvrant sur la salle souterraine. Encastrée dans le mur, à la cote de ± 596,50 N. G. J., une canalisation en terre cuite (sous pression), s’en détachait pour pénétrer à l’intérieur de la salle. Son logement, taillé à posteriori dans le mur s’interrompt brutalement à 0,50 m de l’angle du montant est de la porte. Il est donc probable que la canalisation se retournait vers l’intérieur de la salle, curieusement, sur l’axe passant par le milieu des deux tambours de colonne en cours de sciage (voir fig. 2).
22Aucun fragment de meule n’a, apparemment jamais été découvert dans la salle, où, semble-t-il tout était resté en place, au déplacement des deux tambours de colonne près. Mais, et surtout, l’existence au sommet des murs du coursier des deux encastrements destinés à fixer les paliers de l’axe de la roue prouvait que ce moulin possédait un arbre très court. Ces témoins ne permettaient pas de restituer une machine avec “rouet” et “lanterne” et excluait toute appartenance du dispositif à un moulin à moudre le grain. De plus, les différentes traces d’usure visibles sur les faces extérieures des deux blocs supports de paliers montraient clairement que “quelque chose” d’un mètre de “diamètre” environ avait été fixé à chacune des extrémités de l’axe de la roue, immédiatement après les paliers de rotation.
23L’ensemble des vestiges conservés permettait d’affirmer, dès 2002, que l’extrémité du cryptoportique avait accueilli, à une date tardive, un moulin à eau à axe horizontal, doté d’une roue à augets alimentée “par en-dessus”, large de 0,60 m au maximum, d’un diamètre voisin de 4 m et que cette installation n’était pas destinée à la meunerie.
Les tambours de colonnes
24Parmi les blocs visibles dans la salle, deux tambours de colonnes de calcaire dur, rosé, rangés face à face, contre les murs nord et sud, attiraient immédiatement l’attention (fig. 2 et 5) :
- ils ne portaient aucun texte gravé et ne faisaient donc pas partie des différents fragments inscrits rassemblés en cet endroit au cours des ans par les archéologues et membres du service des antiquités ;
- leur taille (1 m de diamètre et plus de 1,50 m de long), et leurs masses (plus de deux tonnes chacun) prouvaient qu’ils n’avaient pas été déposés là par hasard,
- leurs différentes caractéristiques physiques (dimensions, matériaux, état de surface,…) permettaient de les attribuer à une (ou deux) colonne(s) des portiques de la cour du sanctuaire. Ils ne pouvaient donc avoir été transportés dans la salle qu’après la “ruine” du sanctuaire d’Artémis, à une date probablement proche de celle de la construction du moulin ;
- leurs positions de rangement, face à face le long des murs sud et nord du cryptoportique, traces de sciage tournées vers le sol, montraient qu’ils avaient été déplacés. Mais il y avait peu de risques d’erreur à affirmer qu’ils avaient été simplement roulés de leurs emplacements d’origine jusqu’à leurs emplacements actuels. Il était donc possible de restituer les emplacements primitifs occupés dans la salle, vraisemblablement de part et d’autre du canal de fuite du moulin ;
- les traces de sciages longitudinaux parfaitement visibles sur chacun d’eux révélaient qu’ils avaient été abandonnés en cours de travail et qu’ils étaient destinés à la fabrication de plaques de pierre de faible épaisseur (fig. 7).
25Le tambour 1, au sud, long de 1,67 m, présente quatre amorces de sciages, distantes de 45 à 55 mm les unes des autres. Toutes les quatre s’arrêtent sur une même ligne, alors qu’elles ont été pratiquées à partir d’une surface courbe et que leur profondeur varie de 0,32 m à 0,47 m. Le tambour 2, au nord (marqué AIIII), long de 1,51 m, est encore plus remarquable : deux groupes de quatre amorces de sciage, aux mêmes caractéristiques que celles relevées sur le bloc 1, y sont séparés par quatre lignes gravées distantes de 40 à 50 mm, destinées à faciliter la “prise” des scies sur cette surface lisse et courbe (fig. 7 et 8).
26Les traces relevées sur chacun des blocs ne peuvent s’expliquer que par l’emploi de scies munies de quatre lames séparées par 45 mm en moyenne, montées en parallèle sur un même châssis et travaillant simultanément.
27Par ailleurs, la présence des deux tambours pesant plus de deux tonnes chacun à l’intérieur de la salle montre qu’ils y furent amenés volontairement (cf. ci avant), ce qui tendait à prouver que leur transformation en plaques de faible épaisseur par sciage ne pouvait être effectuée ailleurs. Il était donc très vraisemblable que moulin hydraulique et blocs en cours de sciage n’étaient pas associés par hasard dans une même salle des anciens cryptoportiques du sanctuaire d’Artémis.
28Tout ce qui précède permettait de conclure à l’existence probable d’un ancien moulin à axe horizontal, alimenté par “en dessus”, grâce au trop plein d’une citerne d’adduction d’eau de la ville, et destiné au débitage, par sciage, de blocs de pierre dure en plaques de faible épaisseur. Il était donc vraisemblable que les ruines du sanctuaire d’Artémis à Jerash avaient conservé les vestiges d’une scierie mécanique antique. Qui plus est, ces vestiges étaient en excellent état de conservation et permettaient de restituer très précisément la plupart des éléments constitutifs de cette machine antique (Seigne 2002a, 2002b, 2002c).
Les fouilles de novembre 2006 et mars 20071
29Le 22 mars 2007, S. A. R. le Prince Hamzeh de Jordanie inaugurait à Jerash, en présence de Monsieur Denis Gauer, Ambassadeur de France, la reconstitution grandeur nature du moulin hydraulique à scier les pierres. Fabriquée au lycée professionnel Delataille de Loches (Indre-et-Loire), dans le cadre d’un projet d’école fortement soutenu par la Région Centre et divers organismes et institutions français, la machine a été remontée sur site par six des élèves du lycée, assistés par deux de leurs professeurs.
30En novembre 2006, puis en mars 2007, l’ensemble de la salle abritant les vestiges de la scierie antique avait pu être entièrement dégagé et nettoyé lors de deux courtes opérations préalables au remontage de la machine. Ces travaux ont permis de constater que les dégagements américains avaient été poussés au-delà des anciens niveaux de sol, à l’exception du quart nord-est de la salle où un lambeau de dallage grossier fut découvert (595,15 à 595,50 m N. G. J.).
31De même, dans le coursier, la fouille a permis de constater que les travaux de 1926 avaient atteint le fond du canal, enduit de mortier (cote variant de 593,93 à 594,10 N. G. J.). Par contre, le canal de chute et le canal de fuite avaient conservé une grande partie de leur remplissage. Leur fouille a permis de retrouver un important matériel archéologique (céramique, verres, monnaies…) correspondant à l’abandon de l’installation et au bouchage progressif des canalisations (voir ci-après datation). La fouille a également révélé que le fond du coursier, au pied du canal de chute, avait été recreusé sur une dizaine de centimètres de profondeur. Cet indice confirme ceux relevés sur les blocs supports des paliers. L’abaissement de 14 cm de l’axe du moulin -et de la roue- lors d’une deuxième phase d’utilisation de la machine, attesté par les traces d’usure relevées sur les murs du coursier (cf. ci avant) avait nécessité l’approfondissement ponctuel du coursier, à l’aplomb de la roue. Ce détail confirme, si besoin était, que le diamètre de la roue avoisinait les 4 m.
32Par ailleurs, ces travaux ont également révélé qu’une partie des blocs réutilisés dans les murs du canal de fuite portaient des traces circulaires très nettes d’usures produites par un “objet” de grand diamètre. Ces traces sont tout à fait comparables à celles relevées sur les deux blocs support de palier encore in situ et il y a tout lieu de croire qu’un premier moulin a précédé celui dont les vestiges sont aujourd’hui visibles. Toutefois, il n’est pas possible d’affirmer que ce premier moulin ait été destiné à actionner des scies, même si cette hypothèse reste d’autant plus vraisemblable que la sophistication de la machine restituable révélé qu’elle n’était pas un prototype (Seigne 2002).
Restitutions
Le moulin
33Les indices conservés sont suffisamment nombreux et précis pour qu’il soit possible de proposer une restitution vraisemblable de l’ancienne machine. Prévue pour pouvoir fonctionner avec un faible apport d’eau, la roue à axe horizontal était alimentée par en dessus. Son diamètre peut être estimé à + 4 m et sa largeur maximale à 0,60 m (largeur du coursier). Elle était pourvue d’augets, dont la capacité (espacement et profondeur) reste inconnue, mais raisonnablement calculable (voir fig. 9). L’arbre était court, probablement taillé dans une poutre de forte section (0,40 m par 0,40 m ?), démaigrie et arrondie au niveau des deux paliers. Ses extrémités recevaient deux “plateaux” de ± 1 m de diamètre, placés immédiatement de part et d’autre des murs du coursier, au point que certaines parties de leurs structures frottèrent contre les blocs supports. Sur les premières restitutions, de principe (fig. 9, 10 et 11), un excentrique, placé à 0,45 m de l’axe de la roue, était fixé sur chacun de ces “plateaux” circulaires. La reconstitution matérielle de la machine a permis de proposer une solution plus simple et plus solide où les plateaux circulaires sont remplacés par quatre pièces assemblées à mi-bois et chevillées sur l’extrémité de l’axe, l’excentrique occupant l’un des angles des carrés ainsi formés. L’excentrique lui-même aurait été un simple axe métallique de forte section (± 8 cm de diamètre), long d’une quarantaine de centimètres, doté d’une large tête hémisphérique (à l’origine des traces relevées sur les blocs supports de paliers), enfoncé à force dans le “plateau”, fixé, côté extérieur, par une rondelle maintenue en pression par une clavette fine (fig. 12).
34Le sol bien conservé du quadrant nord-est de la salle ne présente aucune fosse, aucun point d’encrage, aucun bloc particulier ayant pu recevoir ou servir d’axe à un balancier vertical. Aucun élément ne permet de proposer un système d’entraînement des scies par l’intermédiaire de cames. Tous les indices relevés conduisent au contraire à restituer un système bielle manivelle entre les excentriques des deux “plateaux” et les cadres des scies. Les bielles, simples pièces de bois de ± 3,75 m de long, vraisemblablement renforcées de plaques métalliques à leurs extrémités, devaient être percées pour pouvoir être enfilées sur les excentriques des “plateaux” et sur les goupilles des articulations bielle/scie. Un jeu de rondelles et de clavettes de blocage assurait, à chacune des extrémités, le positionnement et la fixation de l’ensemble monté.
Les scies
35Les différents vestiges conservés permettent d’exclure totalement l’emploi de disques de métal. Aux différents problèmes techniques que la fabrication de telles scies soulèverait et déjà relevés (cf. ci avant), il faudrait ajouter celui du montage, à chacune des extrémités de l’arbre de la roue et en parallèle, de quatre disques métalliques identiques, de grande dimension (3 m de diamètre au moins), séparés par quelques centimètres seulement. Par ailleurs, aucune trace d’un quelconque dispositif de déplacement des blocs n’a été relevé. La position même de la roue, à proximité immédiate du mur oriental, ne permet pas d’envisager que les blocs aient pu être déplacés sous les éventuelles scies circulaires.
36Pour des raisons similaires, l’emploi de huit câbles travaillant simultanément, en parallèle, est impossible à envisager.
37Tous les indices concourent au contraire à proposer l’utilisation de deux fois quatre lames de scie droites montées en parallèle sur deux supports symétriques. Les amorces de sciages conservées sur les deux blocs révèlent en outre que les scies avaient une course verticale d’au moins 1,10 m et une longueur de coupe utile de 2,50 m au minimum (longueur du bloc à scier plus une course de ± 0,90 m), longueur à laquelle il convient d’ajouter les épaisseurs des montants (2 x 0,20 m). Il fallait en outre que les châssis soient guidés par une solide structure indépendante dont la largeur des montants devait approcher (si ce n’est dépasser) 0,20m. Tout ce qui précède conduit à estimer la longueur minimum des châssis à ± 3,50 m et celle des lames à ±3,80 m.
38Par ailleurs, le montage et la mise en tension correcte-et indispensable-de quatre lames sur chaque châssis ne pouvaient être réalisés avec le dispositif traditionnel, le câble tendeur, utilisé pour les scies à une seule lame. La seule possibilité consistait à mettre en tension chaque lame séparément, ce qui oblige à restituer des scies à châssis rigides de très grandes dimensions. Se pose alors la question du sens d’utilisation de ces châssis rigides : vertical ou horizontal ?
39Plusieurs arguments plaident pour des cadres verticaux et non horizontaux :
40- un simple a priori, le dispositif adopté dérivant directement, selon toutes vraisemblances, des scies manuelles, à cadres verticaux ;
- le nombre de 4 lames montées en parallèle apparaît très faible pour un cadre horizontal. En effet, ce dernier pour pouvoir être opérationnel aurait dû avoir une largeur utile de 1,10 m au minimum (passage autour des tambours de lm de diamètre), ce qui aurait permis de monter, en théorie, au moins 20 lames ;
- un châssis horizontal portant simplement 4 lames aurait été totalement déséquilibré dans tous les cas de figure, excepté lorsque les lames sont en position centrale. Dans tous les autres cas, la manœuvre de la scie aurait nécessité un rééquilibrage variable suivant les passes réalisées, c’est-à-dire l’emploi de contrepoids, variables ;
- par contre le nombre de quatre lames correspond à des montants de cadre de ± 0,20 m de large, ce qui paraît tout à fait raisonnable et même optimal dans le cas de châssis verticaux ;
- enfin, le guidage, indispensable, quel que soit l’outil utilisé (voir Diderot et d’Alembert 1751-1772), est beaucoup plus efficace et facile à réaliser pour des scies à cadres verticaux (guidage sur toute la hauteur du cadre et non sur sa seule épaisseur) ;
41L’analyse des vestiges conduit à restituer des cadres verticaux, rigides, de ± 3,50 m de long, ± 2,00 m de haut et de ± 0,20 m d’épaisseur sur lesquels étaient montées quatre lames de fer de ± 3,80 m de long, ± 0,12 m de haut et de 2 à 3 mm d’épaisseur. L’obtention, par forgeage, de telles lames (dont le poids unitaire avoisinait les 10 à 12 kg) représentait un tour de force technique. Leur montage sur le bâti se faisait probablement au moyen de goupilles placées dans des trous percés aux extrémités, des cales plus ou moins nombreuses et épaisses, placées entre le cadre et les goupilles, assurant la mise en tension sur le cadre. Le poids total de chacune des scies peut être estimé à ± 300 kg, ce qui oblige à restituer un moyen de levage pour les manipuler et les mettre en place en début et fin de travail (éventuellement de les relever en cours de sciage au cas où il aurait été nécessaire de changer une des lames). Ce point confirme, si besoin était, qu’un solide bâti était associé aux scies, ne serait-ce que pour supporter les poulies et palans de manœuvre (un dispositif similaire est représenté planches 192 du livre III de l’Encyclopédie).
42Les deux tambours de colonnes conservés nous offrent également une autre série d’informations précieuses (figs. 7 et 8) :
- les traces de sciage sont parfaitement rectilignes. Aucune courbure n’a été notée dans le sens vertical, ni sur les parois sciées ni au niveau des arrêts de coupe. Il est donc très vraisemblable que les scies n’étaient pas “pendues” et travaillaient sous leur propre poids (le calcul montre que la pression exercée sur les lames était de 7 kg/cm2 environ quand une seule lame travaillait, de moins de 2 kg/cm2 lorsque les 4 lames étaient actives). Il est donc probable que la manœuvre des scies n’a pas nécessité de contrepoids pour équilibrer leurs poids ;
- les deux groupes des quatre amorces de sciages du tambour 2 sont parfaitement parallèles, horizontalement et verticalement. Il est donc certain que la scie, et non le bloc, a été déplacée entre les deux opérations de sciage. Qui plus est, ces amorces de découpes sont séparées par quatre lignes-guide gravées, préparatoires à un sciage médian. Trois positions de travail étaient donc prévues sans que la position du bloc ait à être modifiée. Or, le dispositif mécanique mis en œuvre ne permet pas d’envisager que l’axe de la bielle puisse varier et occuper trois positions différentes. Il est plus vraisemblable que ce soit la position de l’articulation bielle/scie qui ait été modifiée. Cela conduit à envisager trois positions de la scie par rapport à l’axe de la bielle : dans l’axe, décalée à gauche ou à droite d’une largeur de scie. Cela revient encore à imaginer un dispositif d’articulation au niveau du châssis de la scie qui soit démontable et utilisable dans les trois positions. Il est possible, par exemple, de proposer une longue goupille à clavette passant par les lumières de deux étriers fixés, l’un sur le montant de la scie, l’autre sur la bielle. Dans la position axiale, les deux étriers sont emboîtés, dans les deux autres, ils sont juxtaposés. L’hypothèse formulée conduit à imaginer une goupille dont la longueur sera égale à deux fois la largeur de la scie plus l’épaisseur des rondelles et de la goupille de fixation (soit 0,45 à 0,50 m) (fig. 12) ;
- ce qui précède oblige également à restituer une structure de guidage des scies adaptable aux trois positions de sciage possibles. Il convient donc d’imaginer une structure simple, amovible, fixée sur un bâti rigide, fixe (différente de celle représentée sur les figures 9, 10 et 11 et simplement destinée à montrer qu’un guidage des scies est indispensable).
43Enfin, pour que la machine fonctionne de façon optimale, il fallait que les scies soient “équilibrées”. Ce n’était pas le cas en raison de la présence des deux bielles dont le poids avait tendance à faire basculer chacune des scies vers le moulin. Pour contrebalancer ces déséquilibres, deux contrepoids étaient indispensables. Accrochés au niveau des articulations bielles / scies et via des poulies fixées sur le bâti général, ils devaient contrebalancer au mieux le poids des bielles.
Datation
44Installée dans une partie du cryptoportique du sanctuaire d’Artémis, la machine à scier les pierres dures ne peut dater que d’une époque tardive, d’une période où le sanctuaire était non seulement désacralisé, mais en ruine et transformé en carrière de matériaux : les tambours en cours de sciage proviennent des portiques de la cour, le grand escalier d’accès de la façade principale du sanctuaire n’existait plus et des citernes occupaient les anciens emmarchements. Si la scierie hydraulique est certainement postérieure au Ve siècle, elle est également antérieure au 18 janvier 749 (à 10 h du matin !!!), date du très violent tremblement de terre qui détruisit en grande partie la ville antique (Tsafrir, Foerster 1992) et fut à l’origine de son abandon progressif. Il est même raisonnable de supposer que la construction d’une telle installation, coûteuse, n’a pu être réalisée que lors d’une période de forte demande en matériaux de placage. Le règne de Justinien, qui vit la construction de nombreuses églises (huit au moins furent édifiées entre 526 et 570) et le réaménagement de bâtiments publics comme les thermes de Placcus (Welles 1938, inscription 297), apparaissait comme la plus vraisemblable. Cette hypothèse, proposée depuis longtemps (Seigne 2002) a été confirmée par la fouille, en novembre 2006 et mars 2007, des niveaux non perturbés du canal de fuite (ces niveaux n’ont pu se constituer qu’après l’abandon de la scierie dont ils ont fini par obstruer complètement le canal de fuite). Ils ont livré un très important matériel céramique d’époque byzantine, associé à un grand nombre d’objets en verre et à une dizaine de monnaies, datables, comme le reste du matériel, des dernières décennies du VIe siècle. La machine n’aurait donc été en service que peu de temps, dans la deuxième moitié du VIe siècle. Cette impression est confirmée par la découverte, encore en place, du bouchon de maçonnerie obstruant le canal d’alimentation du bassin/bief du moulin mais préservant l’approvisionnement des fontaines de la ville. De même, l’absence dans les dépôts du canal de fuite de toute pièce, métallique ou autre, ayant pu appartenir à la scierie tend à prouver que la machine fut soigneusement démontée, le bois et le fer récupérés, et que seuls les éléments “inutilisables” (les blocs et structures de pierre) furent laissés sur place.
Digressions et hypothèses
45Les vestiges de la machine de Gerasa permettent de repousser de près de huit cents ans la première utilisation, attestée par l’archéologie, du système bielle / manivelle. Associant moteur hydraulique et transformation mécanique de mouvements, cette machine prouve que la véritable mécanisation du travail était bien en cours à la fin de l’empire romain en Orient. L’étude menée sur les vestiges de Jerash a également montré que cette machine était déjà d’un type évolué et qu’elle n’était en rien un prototype.
46Par ailleurs, les vestiges d’une installation similaire, découverts à Éphèse en 1983 (Ileri 1998), peuvent maintenant être interprétés (Schioler 2004, Schioler 2005, Mangartz 2006). Les deux restitutions proposées pour la machine turque ne sont pas complètement convaincantes et plusieurs points devraient faire l’objet de recherches plus approfondies (en particulier les châssis horizontaux à deux lames, sans bâti de guidage). Enfin, la découverte de Jerash a également permis de comprendre un bas-relief énigmatique de la nécropole d’Hiérapolis, ornant le sarcophage de M. Aur. Ammianos, “mécanicien” de la deuxième moitié du IIIe siècle de notre ère (Grewe, Kessener 2006. Voir également dans les actes de ce même congrès, l’article de P. Kessener). Il est maintenant très vraisemblable que d’autres témoins de tentatives encore plus précoces de mécanisation du travail vont être découverts et / ou réinterprétés, en particulier en Orient. Les vers d’Ausone ne sont donc plus orphelins et le poète gaulois a sans doute bien entendu sur les bords de l’Erubus le « ... bruit strident -des scies entraînées par des moulins- sur les blocs de marbre aux parois lisses, faisant entendre sur les deux rives un vacarme continuel ».
47Pourquoi alors une telle découverte “disparut-elle” des mémoires au point que les chercheurs en vinrent à douter de l’authenticité du poème d’Ausone ? À considérer que la mise au point des premiers systèmes mécaniques ne dataient que de la fin du Moyen Âge ? Les blocs conservés in situ, aussi bien à Jerash qu’à Éphèse, prouvent que les machines antiques ont bien fonctionné. Toutefois, les deux actuellement connues furent abandonnées en cours de travail. Toutes deux également connurent quelques problèmes techniques importants ayant nécessité l’abaissement du niveau de l’axe de la roue à Jerash (ce qui n’empêcha pas la structure de bouger ni les frottements intempestifs de la roue sur ses supports) et le renforcement général de la structure par l’empilement de matériaux supplémentaires sur les supports du moulin à Éphèse (pour une description des vestiges, voir Mangartz 2006). Curieusement également, le moulin d’Éphèse ne reposait pas sur des massifs de pierre comme à Jerash, mais sur deux puissantes poutres de bois, encastrées dans un mur à l’une de leurs extrémités, posées sur une large “culée” de pierre aux autres (cette absence de tout vestige des supports de l’arbre de la roue n’avait pas permis de comprendre le fonctionnement de la machine jusqu’à la “découverte” de Jerash). La solution adoptée, a priori très étrange sur un site ou la pierre de qualité est particulièrement abondante, s’explique peut-être par la volonté des constructeurs de renforcer le lien entre l’arbre de la roue et ses supports par la mise en place d’étriers métalliques, impossibles à fixer dans la pierre. Ces étriers pourraient avoir eu pour but d’empêcher la roue de sortir de ses berceaux, ce qui signifierait alors que le problème était connu (Seigne, Morin 2006). L’interprétation des indices relevés reste très délicate, mais ils peuvent tous être rapprochés d’un défaut majeur présenté par ces machines : l’impossibilité d’arrêter instantanément le “moteur” en cas de problème en raison de l’inertie des roues à augets, ou celle de pouvoir “débrayer” les différentes composantes de la machine en cas de nécessité (en particulier si un blocage des scies se produisait en cours de travail). Si une telle situation survenait, et suivant la position des bielles au moment du blocage, soit une des pièces cassait, soit la roue sortait de ses berceaux. Il est donc possible que la mise en œuvre matérielle d’un principe incontestablement connu (transformation d’un mouvement par un système de bielle/manivelle) ait rencontré quelques difficultés techniques (absence de “fusible” ou de pièce prévue pour casser et être facilement changée, de système de débrayage,…).
48Malgré leur incontestable succès, ces machines semblent bien avoir eu des fonctionnements capricieux, aléatoires et finalement peu rentables car peu fiables, au point que leur développement resta sans doute très limité, lié à des périodes de relative prospérité et de forte demande en matériaux de placage.
49Investissement important, rentabilité aléatoire, problèmes de mise au point techniques non résolus,…. les premières véritables machines connurent les mêmes difficultés que leurs descendantes des XIVe et XVe siècles, mais à une importante différence près cependant : les premiers débuts de la mécanisation ne furent pas effectués à l’aube de la Renaissance mais à celle d’une période peu propice, de troubles politiques et de déclin économique. Malgré tout, le Bas Empire aura connu la première révolution mécanique… avortée.
50Ce n’est qu’un millénaire plus tard que les scies des moulins des rivières allemandes et d’ailleurs firent à nouveau entendre un vacarme infernal et que les bielles/manivelles, entrèrent cette fois définitivement, dans l’Histoire.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Grâce au soutien apporté par le Docteur Fawwaz Al Khaysheh et à l’aide financière mise en place par Jean-François Salles, responsable scientifique de l’antenne I. F. P. O. d’Amman, deux courtes campagnes de fouilles ont pu être menées, en novembre 2006 et Mars 2007. Elles ont permis de dégager complètement la "salle de la machine" des blocs qui y avaient été entreposés, de nettoyer l’ensemble du secteur et de fouiller les rares zones qui n’avaient pas fait l’objet de dégagements en 1926. Ces travaux ont été encadrés par Claire Hasenohr et Chrystelle March de l’I. F. P. O. et ont bénéficier de l’aide matérielle des membres du service des antiquités, en particulier de Messieurs Abou Zeidoun et Ab El Majjid Mujali. Christian Augé a bien voulu, une fois de plus, expertiser les monnaies découvertes.
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