Chapitre 5. Les salsamenta d’Italie. Un pan de l’histoire économique révélé par l’archéologie
p. 169-177
Texte intégral
1Au terme de cette enquête sur les sauces et les salaisons de poissons en Italie méridionale et en Sicile durant l’Antiquité, quels sont les acquis, les questions non résolues et les pistes de recherche qu’il faudra suivre pour parvenir à un tableau plus complet ? Rassemblant et réinterprétant des données disparates et, dans certains cas considérées par mes prédécesseurs comme étrangères au sujet, je suis parvenu à démontrer que la production des salaisons atteint un stade commercialisable à partir du IVe siècle avant notre ère en Sicile et qu’elle persiste jusqu’au Ve siècle après J.-C. Les vicissitudes qu’elle connut au cours de cette longue période peuvent être retracées dans leurs grandes lignes, mais bien des points restent encore à éclairer et le travail ici présenté constitue la première étape de cette démarche. La plupart des questions en suspens ne pourront être résolues que lorsque nous aurons en notre possession une documentation plus vaste sur les ateliers et les conteneurs de transport.
5. 1. La production des salaisons et sauces de poissons de l’époque classique à la fin de l’époque républicaine : Grecs et Puniques en Sicile
2Les témoignages littéraires qui nous sont parvenus (Théopompe, puis au cours des siècles suivants : Archestrate, Callixène, Zénon) font mention de la richesse halieutique de la Sicile et des salaisons qu’on y prépare dès le Ve siècle avant notre ère. À la même période, les auteurs des Comédies attiques (Eupolis, Nicostrate, Antiphane) vantent les productions de la péninsule Ibérique et de la mer Noire. Les sources ne précisent pas si l’on doit l’introduction des procédés de conservation et de transformation du poisson aux Grecs ou aux Phéniciens. L’étude des ateliers installés sur le sol sicilien semble indiquer que l’on ne peut pas, en l’état actuel de la documentation, l’attribuer spécifiquement à l’une de ces deux populations. Les premiers établissements de salaison, au vu du mobilier qu’ils livrent en surface, ont certainement vu le jour en Sicile à partir du début du IVe siècle, probablement un peu plus tôt, et il semble que le phénomène soit à peu près contemporain des deux côtés de l’île.
5. 1. 1. Les ateliers puniques de Sicile
3Les ateliers découverts sur le territoire punique sont les plus nombreux : six installations connues à ce jour. Ils sont implantés à des endroits stratégiques pour la capture d’espèces migratrices et, près de ces sites, des tonnare ont été souvent installées à l’époque moderne et elles sont restées en activité jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle. Aucun de ces ateliers n’ayant été fouillé à ce jour, on ne peut établir d’hypothèses sur leurs capacités de production ou leur organisation. Néanmoins, les observations faites au sol attestent l’existence de plans réguliers avec des bassins disposés en séries parallèles. Les bassins n’ont pas de taille standardisée et sur plusieurs sites coexistent des cuves de dimensions diverses, ce qui témoigne de plusieurs types de préparations. Il faut désormais attendre la fouille d’une de ces officines pour déterminer les espèces qui y étaient travaillées et sous quelles formes.
4Ces salaisons étaient-elles exportées ? La production d’amphores puniques en Sicile est attestée depuis le VIIe siècle avant notre ère, par les découvertes de fours de potiers sur l’île de Mozia et à Solonte. Néanmoins, si nous connaissons aujourd’hui plus d’une dizaine de types amphoriques fabriqués sur l’île, seuls ceux correspondant aux types Maña C et produits aux IIIe et IIe siècles avant notre ère peuvent avec certitude être attribués au commerce des salaisons de poissons.
5. 1. 2. Les ateliers grecs de Sicile
5À partir de l’époque classique, le territoire des colonies grecques de Sicile orientale est décrit par les auteurs antiques (Archestrate, Athénée) comme aussi riche en espèces marines que le territoire sous domination punique. Les ateliers de salaison de Vendicari et de Portopalo ont été construits à cette période. Ils se démarquent des installations puniques par leur mobilier céramique – absence de mobilier punique – et la forme circulaire de leurs bassins. Le choix de construire des bassins circulaires est propre à ces deux officines ; le modèle ne semble pas avoir été adopté ailleurs. Notre connaissance des ateliers grecs restant lacunaire, il faut se garder pour l’instant d’en faire un critère de détermination.
6Du point de vue des éventuels conteneurs, la situation est encore plus complexe que pour la zone punique. D’après les travaux de D. Vandermersch, tous les types connus d’amphores MGS étaient destinés à transporter du vin. Pourtant, il a bien fallu stocker et vendre ces salaisons. Des conteneurs en céramique commune ont-ils été utilisés ? L’étude des contenus et de la diffusion des amphores est déjà délicate, celle de conteneurs en céramique commune le serait bien plus, leur origine étant plus difficile à identifier sur les sites de consommation. La question de la commercialisation reste donc totalement ouverte : était-elle seulement locale ?
5. 1. 3. L’inconnue italique
7Sur la côte tyrrhénienne, seuls deux ateliers, Santo Janni et Pompéi (Reg. VI, 1, 14-18), sont en activité avant le Haut-Empire. Les trois autres officines (Santa Irene, Capo la Secca, et l’Officine à garum de Pompéi) ne sont pas implantées avant l’époque augustéenne et les minces données dont nous disposons aujourd’hui ne permettent pas d’en dresser une histoire plus développée. Il faut certainement attribuer cette lacune à la difficulté de la recherche sur un territoire si vaste, dont le profil géomorphologique a subi de profonds changements au cours des siècles.
5. 1. 4. Les pistes pour la détermination des origines anthropologiques et chronologiques de l’artisanat des salaisons
8En 1970, dans un article sur le garum sociorum, R. Étienne écrivait que l’importation en Occident des procédés de transformation du poisson était peut-être imputable aux colons grecs. Bien qu’il soit récemment revenu sur son idée pour s’aligner sur la théorie généralement acceptée d’une origine phénicienne1, il me semble que ce point n’est pas assuré. La cohabitation d’ateliers sur les territoires grecs et puniques de Sicile dès le IVe siècle avant J.-C. incite à la réserve.
9Par ailleurs, il convient d’examiner la situation de territoires qui n’ont sans doute pas reçu toute l’attention qu’ils méritent, en particulier la Sardaigne où la pêche au thon à l’aide de la tonnara a joué, au cours des Temps Modernes, un rôle aussi important qu’en Sicile2. Les routes migratoires des thons étant restées inchangées au cours des siècles, on peut supposer que les sols sicilien et sarde recèlent un nombre d’ateliers de transformation du thon plus élevé que celui aujourd’hui connu.
5. 2. Le Haut-Empire
10Bien que certains auteurs (Euthydème notamment) évoquent une production de salaisons en Italie méridionale à l’époque républicaine, il semble bien que ce soit à partir d’Auguste que la plupart des ateliers y voient le jour, à l’instar des autres zones du bassin méditerranéen occidental, des côtes de la Gaule Lyonnaise et de la mer Noire.
5. 2. 1. Une production active de la Sicile à la Campanie
11En Sicile, je n’ai pas décelé d’ateliers créés à cette période. Tous ceux que nous connaissons sont déjà en activité depuis au moins trois siècles. En revanche, les ateliers des colonies grecques connaissent une évolution : le remplacement des bassins circulaires par des bassins quadrangulaires. Bien que l’on ne puisse certifier que ce changement s’effectue à cette période, il serait en tout cas cohérent de le mettre en relation avec une augmentation des capacités de production à un moment où l’on voit apparaître de nombreux ateliers sur d’autres territoires, notamment dans la péninsule Ibérique et en Afrique.
12Si la forme des bassins est désormais quadrangulaire sur tous les sites, leur disposition et leurs dimensions ne semblent pas suivre de règles précises mais plutôt être adaptées aux données du terrain. La plupart du temps, les cuves sont alignées en une ou plusieurs files selon l’espace disponible. La situation serait donc différente de la péninsule Ibérique ou de l’Afrique où se diffuse un plan-type en U décrit par R. Étienne et F. Mayet3.
13Ce sont sans nul doute les lieux de pêche des espèces migratrices qui déterminent l’emplacement des ateliers : on les rencontre aussi bien sur de petits îlots (Isola delle Femine, Santo Janni), que dans des plaines côtières (San Vito lo Capo) ou dans des centres urbains (Milazzo, Pompéi). L’implantation des ateliers ne semble en rien déterminée par d’éventuels règlements prenant en compte la pollution olfactive due à ces productions. À vrai dire, pour établir que les sauces de poissons avaient une odeur forte et désagréable et que, de ce fait, les ateliers ne pouvaient être installés en milieu urbain, on a parfois forcé le sens des textes de Sénèque (Ep. XV, 25) et de Pline (XXXI, 90)4. La réalité archéologique oblige à renverser les perspectives. À Pompéi, comme dans d’autres cités de Méditerranée (Bélo est à ce titre exemplaire), bien des ateliers polluants, notamment des tanneries, sont installés dans la ville. Non seulement l’odeur des salaisons et surtout des sauces ne devait pas être pestilentielle, mais il faut aussi considérer que les Anciens avaient un rapport aux odeurs différent du nôtre, habitués que nous sommes à un certain hygiénisme depuis la fin du XIXe siècle. Apicius donne une recette intitulée De liquamine emendando5 dans laquelle il explique comment rectifier une sauce lorsqu’elle prend une mauvaise odeur (liquamen si odorem malum fecerit), ce qui implique que, d’ordinaire, la sauce devait avoir une odeur considérée si ce n’est agréable, en tout cas supportable.
14À la différence des sites connus dans la péninsule Ibérique comme Troia et Bélo6, aucun atelier sicilien n’est lié à un habitat. Sur le littoral italien, seul l’exemple de Pompéi (dans le triangle commercial de la Regio VI, Insula 1) est attesté. Dans le cas de l’Officine à garum, on ne sait pas comment fonctionne le reste de la domus après que les dolia y ont été installés.
5. 2. 2. Les amphores Dressel 21-22 : témoins du commerce des salaisons italiennes
15Pour le début de notre ère, la clef de la compréhension de la commercialisation des salaisons d’Italie du sud est désormais offerte par les amphores Dressel 21-22. Leur production est attestée sur les territoires de Campanie, de Calabre et de Sicile. J’ai montré qu’elles étaient fabriquées pour l’expédition des salaisons de ces régions. Les inscriptions peintes en rouge sur leur col témoignent de la variété des productions halieutiques qui sont arrivées sur les tables. Les flux commerciaux sont essentiellement dirigés vers les cités du bassin occidental de la Méditerranée, même si certaines découvertes montrent quelques destinations orientales (Alexandrie, Masada, Jérusalem, Éphèse). Parmi ces productions, le thon est, sans surprise, l’espèce la plus fréquemment attestée.
16Peut-être héritières d’un conteneur de tradition punique fabriqué dans le sud de la péninsule Ibérique (forme Ramon 9.1.1.1) et clairement destiné au transport de salaisons de poissons, les Dressel 21-22 sont produites du début de l’époque augustéenne aux premières décennies du IIe siècle de notre ère. Les inscriptions peintes – toujours en rouge – qu’elles portent indiquent qu’elles ont servi au transport de pièces de thon salé ainsi que d’autres denrées d’origine marine.
17Comment mesurer la place des salaisons d’Italie méridionale et de Sicile dans le marché de ces denrées en Méditerranée ? J’ai comparé le nombre des Dressel 21-22 à celui des amphores de la péninsule Ibérique : Dressel 7-11, Dressel 12, Dressel 17, Pompéi VII et Beltran II. Ce sont en effet les seuls récipients contemporains des Dressel 21-22 dont le contenu doit être majoritairement du poisson transformé, même si une partie – non quantifiable aujourd’hui – a pu servir au transport de vin7.
18Les termes de cette comparaison doivent être explicités. Rares sont les sites qui, pour le Ier siècle de notre ère, ont fait l’objet de publications de contextes significatifs offrant des comptages de quantités importantes d’amphores. Pour un premier sondage dans une documentation très dispersée et hétérogène, j’ai retenu quatre villes : Pompéi, Cumes, Ostie et Rome. Avant d’entrer dans le détail des chiffres, il faut préciser que les données concernant Pompéi et une partie des contextes de Rome sont à manipuler avec précaution. Nos connaissances reposent encore en grande partie sur les CIL IV et XV qui rassemblent une documentation abondante sur le mobilier amphorique mais, par définition, uniquement sur celui portant des inscriptions peintes. De ce fait, un biais notable est introduit que ne compense qu’en partie la dimension de la base documentaire.
Pompéi
19À Pompéi, les Dressel 21-22 correspondent dans les volumes du CIL IV à la forme IV de la planche de Schoene, et aux numéros XLIII et XLIV de celle de Mau. Le type Schoene VII regroupe la majeure partie des amphores à salaisons de la péninsule Ibérique : Dressel 7-11 et Beltran II principalement, tandis que le type Schoene XIV correspond à la forme 12 de la planche typologique de Dressel.
20À ces données, on peut ajouter celles concernant des inscriptions inédites sur des amphores découvertes entre 1954 et 1978 publiées par C. Giordano et A. Casale.
formes IV, XLIII et XLIV | forme VII | forme XIV |
2562, 2641, 2657, 2662, 2675, 2677, 5542 à 5553, 5656, 5694, 5716, 5739, 5765, 5775, 5823, 5841, 5866, 5871, 5892, 5903, 5938, 5949, 6038, 6074, 6365, 6381, 6452, 6497, 6529, 6914, 9379, 10308 | 2585, 2596, 2598 à 2601, 2627, 2633, 2636, 2637, 2655, 2656, 2667, 2669, 2697, 2733, 2841, 5540, 5597, 5605, 5607, 5608, 5610 à 5644, 5646 à 5653, 5701, 5703, 5766, 5774, 5802, 6128, 9324, 9367 à 9378, 9380, 9381, 9447, 9458, 9606, 9609, 9724, 9730 (3 ind.), 9799, 10284 (3 ind.), 10286 (2 ind.), 10342, 10395 | 2588, 5576, 5603, 5609, 5663, 5742, 5764, 5776, 6173, 6174, 6506, 9362, 9414, 9477, 9483, 9605, 9712, 9779 |
total= 42 amphores | total= 102 amphores | total= 18 amphores |
formes IV, XLIII et XLIV | forme VII | forme XIV |
217 à 219, 366, 367 (erreur ?), 378, 380 à 393, 400 | 354, 372, 428 | 305, 306, 313 à 322, 331, 346, 374 |
total= 17 amphores | total= 3 amphores | total= 15 amphores |
formes IV, XLIII et XLIV | forme VII | forme XIV |
total= 59 amphores (30 %) | total= 105 amphores (53,3 %) | total= 33 amphores (16,7 %) |
21Si on s’en tient donc aux seules données fournies par les inscriptions peintes, il y aurait environ deux fois plus d’amphores à salaisons d’origine ibérique que sicilienne ou italique (respectivement 70 % et 30 %).
22Toutefois, ces proportions changent lorsqu’on prend en compte l’officine à garum (Reg. I, Ins. 12, 8) : dans l’angle nord-est du jardin, plus d’une cinquantaine d’amphores Dressel 21-22 ont été disposées tête vers le bas, et empilées les unes sur les autres, dans l’attente d’une réutilisation. Ainsi, le nombre de Dressel 21-22 présentes sur le site est doublé, et les proportions fortement rectifiées car on obtient alors 44 % de ces amphores contre 56 % d’amphores ibériques (respectivement 109 contre 138 individus).
23De plus, les Dressel 21-22 ont fait l’objet de nombreux types de réutilisation. Je n’évoque pas ici le remploi de l’objet pour transporter d’autres denrées, car tous les types d’amphores sont susceptibles d’avoir été utilisés à cet effet. Dans le cas qui nous intéresse ici, ces amphores, et principalement celles du type 1, sont très faciles à remployer en leur coupant le pied pour les transformer en tuyaux. Il suffit d’examiner, en marchant dans les rues et en visitant les maisons de Pompéi, les canalisations au sol et celles en élévation pour s’apercevoir que les Dressel 21-22 sont couramment utilisées dans les constructions (planche hors-texte no 7). On peut également noter, mais de manière plus anecdotique, leur nouvelle utilisation en tant que latrine dans la vannerie de la Regio I, Ins. 14, 2 (planche hors-texte no 8). D’autres exemples illustrent aussi leur remploi dans les systèmes d’assainissement, notamment au Castro Pretorio, à Ostie (La Longarina), ainsi qu’à Fréjus8. Ce rééquilibrage montre que les Pompéiens consommaient probablement au moins autant de salaisons italiennes qu’espagnoles. On pourrait même envisager qu’ils en consommaient plus car on sait d’après les sources (Cumes, Pompéi, Vélia) et les vestiges de la cité, que la région était également productrice. Il est tout à fait probable qu’une partie de cette production, destinée à un marché local, n’ait pas transité dans des amphores. Cependant, nous ne sommes pas en mesure d’évaluer ces parts de la production et de la consommation locales.
Cumes
24Avant d’aborder les cas d’Ostie et de Rome, on peut s’arrêter à Cumes sur un contexte d’époque flavienne homogène et bien daté. Il s’agit d’un dépotoir situé à l’extérieur de la ville, près de la porte septentrionale, fouillé en 2001 par le Centre Jean Bérard9. Ce dépotoir s’est constitué suite à l’abandon, après le milieu du Ier siècle de notre ère, d’un grand collecteur évacuant les eaux usées de la ville vers la lagune, et il est scellé par la construction d’un mausolée daté de la fin des années 80 ou du début des années 90, car antérieur à la construction de la voie Domitienne en 95. Sur la masse de mobilier céramique mis au jour, on dénombre près de seize mille tessons d’amphores correspondant au minimum à 365 individus. Les quantités d’amphores à salaisons et sauces de poissons sont les suivantes :
Dr. 21-22 | Dr. 7-11 | Pompéi VII | Beltran II | total |
48 | 35 | 3 | 1 | 87 |
25On constate alors que les Dressel 21-22 et les amphores de la péninsule Ibérique sont à quelques individus près en quantités équivalentes, respectivement 55,2 % et 44,8 %.
Ostie
La Longarina
26Dans ce contexte du début de notre ère, A. Hesnard relève deux exemplaires de Dressel 21-22 (1 de chaque) et 101 amphores à salaisons de la péninsule Ibérique (dans le détail : 25 Dr. 9, 8 Long. 2, 25 Long. 3, 25 Dr. 7, 13 Dr. 8 et 5 Dr. 12)10.
Les Thermes du Nageur
27D’après les publications Ostia II et Ostia III, on peut utiliser le diagramme récapitulatif fourni par C. Panella, en considérant que les « fruits d’Italie » correspondent en réalité aux salaisons contenues dans les Dressel 21-2211. Leur nombre est nettement inférieur à celui des Dressel 7-11 ; l’indication doit être un peu nuancée parce que plusieurs Dressel 21-22 n’ont pas été identifiées.
28D’après l’échelle du diagramme, on obtient les résultats suivants : à la fin de l’époque augustéenne, les Dressel 21-22 ne représentent que 1,15 % du nombre total d’amphores, tandis que les amphores à salaisons provenant de la péninsule Ibérique en constituent 32,3 %. À l’époque flavienne, l’écart entre les deux productions est moins important mais malgré tout loin d’être négligeable : respectivement 2,7 et 17 %.
Rome
29La situation est-elle identique à Rome ? A. Tchernia évoque des chiffres sensiblement différents entre la cité et son port (Ostie), aussi bien pour la céramique que pour les amphores12. Il faut donc rassembler l’ensemble des données disponibles sur des contextes romains du Ier siècle de notre ère, afin de mesurer l’écart entre les productions ibériques et italiques pour pouvoir le comparer à d’autres sites contemporains.
30Commençons par les chiffres fournis par H. Dressel dans le CIL XV. Si on regroupe les amphores à salaisons de la péninsule Ibérique et d’Italie méridionale et de Sicile, on obtient, en cumulant les formes 7 à 12 et 21-22, le résultat suivant :
formes 7 à 12 | forme 14 | forme 17 | forme 38 | formes 21-22 |
78 (70) | 8 (0) | 2 (0) | 1 (0) | 19 (12) |
31Sur la base seule du CIL XV, les proportions ne sont donc pas très éloignées de celles d’Ostie. Rappelons que seules les amphores inscrites sont mentionnées et que nous manquons de données sur l’ensemble des amphores découvertes au Castro Pretorio.
32Ce panorama peut être complété par la documentation sur des contextes romains récemment publiés par M.-F. Meylan Krause et par G. Rizzo13. Ils sont répartis en trois périodes : les contextes néroniens, ceux de l’époque flavienne, ceux du début de l’époque antonine (tableaux 6 à 8).
33Comment interpréter ces données ? Premier constat : les amphores ayant transporté des salaisons et des sauces produites dans la péninsule Ibérique sont en très forte majorité. Si, malgré un biais méthodologique évident, on cumule toutes les attestations précitées, on obtient 58 amphores Dressel 21-22 contre 567 exemplaires espagnols (tous types confondus), soit près de dix fois plus (respectivement 9,3 % contre 90,7 %). Mais les amphores espagnoles, après plus d’un siècle d’études, sont bien connues alors que les Dressel 21-22, dont on n’a pas pris jusqu’ici la juste mesure de l’intérêt, le sont moins. Les résultats sont donc faussés à la baisse et les études futures verront certainement une réévaluation similaire à celle en cours pour les amphores à alun produites à Lipari durant l’époque romaine.
Le déséquilibre entre les productions italiennes et espagnoles
34Même si l’écart diminue lorsque les Dressel 21-22 seront mieux connues, il est évident qu’un déséquilibre subsistera. Comment l’expliquer ? Il faut d’emblée évoquer la raison même de l’existence de ces amphores : la denrée à transporter. Tout au long de cette étude, on a pu constater la place majeure qu’occupe le thon. Si le triangle formé par la côte tyrrhénienne de l’Italie et la façade septentrionale de la Sicile correspond à une des zones majeures de migration de ces poissons, il faut rappeler qu’elle n’est pas unique. Il existe en effet d’autres zones de ponte (notamment autour des Baléares), d’autres parcours choisis par les migrateurs. En revanche, tous les thons qui arrivent de l’Atlantique pour entrer en Méditerranée ne peuvent passer que par un seul endroit : le détroit de Gibraltar. Autrement dit, les possibilités de capture sont bien plus importantes au sud de l’Espagne et au nord du Maroc que dans n’importe quelle autre zone de la Méditerranée, aussi fréquentée soit-elle par les thons. Il faut donc se rendre à l’évidence : les potentialités de production de salaisons et autres dérivés de poissons sont considérablement plus élevées sur ces territoires qu’en Italie et en Sicile.
35Mais cet écart ne s’explique pas uniquement par la quantité de matière première accessible. Comme le rappelle A. Tchernia, Rome était « de très loin, le plus important marché du monde »14. N. Morley l’a clairement souligné dans son ouvrage sur l’approvisionnement de la Ville15. Les épaves que l’on connaît en Méditerranée apportent la preuve que la Bétique fournissait une part notable des denrées consommées dans l’Urbs. Dans ce sens, il faut prendre en considération la nature même des produits halieutiques offerts au commerce. En effet, on a pu voir au cours de cette étude que l’Italie méridionale et la Sicile ont produit essentiellement du poisson salé, et en particulier du thon. En revanche, la péninsule Ibérique fournissait un évantail de produits beaucoup plus vaste, non seulement des salaisons, mais aussi des sauces, ces dernières ayant une renommée et une valeur beaucoup plus importante. Il ne faut donc pas voir une concurrence acharnée entre les zones productrices d’Ibérie et d’Italie, mais plutôt une complémentarité dans la nature des produits fabriqués. Il faut désormais cesser de considérer et traiter salaisons et sauces comme un ensemble. Ces produits étaient radicalement différents, ne serait-ce que par leur nature et leur usage dans l’alimentation. Les sauces étaient un condiment que leur prix ne rendait pas accessible à tous, contrairement aux salaisons.
5. 3. La situation à partir du IIe siècle et au Bas-Empire
36Hormis l’éruption du Vésuve en 79 de notre ère, qui a causé l’arrêt de la production pompéienne, aucun événement historique ne peut avoir perturbé durablement l’activité des ateliers de transformation du poisson avant la fin de l’Antiquité. Or cette remarque de bon sens se heurte à la constatation, tirée de l’étude des sites de consommation, que les amphores Dressel 21-22 cessent d’être fabriquées dans la première moitié du IIe siècle. On pourrait naïvement en tirer la conclusion d’une « crise » voire d’un « arrêt » de la production des salaisons italiques. En réalité, comme je l’ai montré plus haut lors de l’étude des ateliers de salaison, la vaisselle de table et les amphores importées découvertes sur ces sites indiquent qu’ils ne sont pas abandonnés avant le IVe siècle de notre ère au moins. Puisque la production des Dressel 21-22 cesse dans la première moitié du IIe siècle alors que les ateliers continuent à produire durant au moins deux siècles, il faut chercher les types de conteneur qui ont pu leur succéder. Étant donné que l’on ne connaît pas d’amphore italienne ou sicilienne de cette époque susceptible d’avoir transporté des salaisons, il faut se tourner vers d’autres types d’emballage : des conteneurs en céramique commune ou des tonneaux. La première catégorie est peut-être illustrée par des urnes généralement appelées, mais à tort, « pots à garum du Latium ». Si ces conteneurs ont pu servir au transport des salaisons durant une certaine période, de par leur faible contenance et leur relative rareté, ils n’ont pu prendre la place des Dressel 21-22. Il faut donc en conclure qu’à l’instar de la commercialisation du vin, les amphores ont été remplacées par des tonneaux de bois. Si l’on a en effet cessé de produire des amphores, c’est qu’était disponible sur le marché un conteneur plus pratique et qui permettait d’obtenir un rapport contenant/contenu plus rentable. F. C. Lane a évoqué le gain de rentabilité que l’emploi du tonneau a permis dans les navires16. Le transport des denrées liquides – du vin essentiellement – est bien connu par les textes et l’iconographie et celui de denrées solides est désormais prouvé par le tonneau antique de Fos et s’inscrit à l’origine d’une tradition qui se perpétuera jusqu’au XXe siècle (planche hors-texte no 9).
37La substitution des amphores par des conteneurs en matériau périssable nous prive dès lors non seulement de la connaissance du devenir des salaisons italiennes d’un point de vue chronologique, mais aussi de la possibilité de mesurer la place de ces productions, comme je viens de le tenter, certes de façon très imparfaite, pour le début de l’Empire. Comme l’écrit A. Tchernia pour le vin : « à partir de la fin du IIe siècle, les amphores peuvent encore révéler des faits ponctuels, elles ne peuvent plus fonder des conclusions systématiques. »17.
38En raison du trop faible nombre d’ateliers connus, la période d’arrêt de la production des sauces et des salaisons de poissons d’Italie n’est pas encore suffisamment précise pour qu’on puisse tenter d’en discerner les raisons. Le croisement des sources et des données archéologiques confirme, s’il est besoin, que l’on sale toujours le poisson au début du IVe siècle. Tout au plus, on peut émettre l’idée que les incursions des Vandales en Sicile au Ve siècle ont probablement créé un climat d’insécurité peu propice à un artisanat par nécessité implanté sur le littoral.
5. 4. Perspectives
39À l’avenir, quelles sont les pistes et les domaines dans lesquels il faudra être attentif ? En ce qui concerne les ateliers de transformation du poisson, il ne fait aucun doute que l’une des problématiques majeures reste la datation de leur fonctionnement. La recherche doit être développée sur l’ensemble de la Sicile où nous connaissons peu d’ateliers, car d’une part l’artisanat antique n’a jusqu’à présent que peu préoccupé la recherche italienne et d’autre part les prospections sont elles aussi négligées. Il faut donc cibler l’étude sur la recherche de nouvelles officines. De manière générale, seule l’exploration de plusieurs ateliers nous permettra de définir plus précisément les bornes chronologiques de leur fonctionnement et de constituer des séries.
40En dehors de la Sicile, bien que le littoral italien ait subi d’importants changements, qu’ils soient d’ordre géomorphologique, qu’ils soient dus à l’impact démographique, ou à la combinaison des deux, on peut espérer les mêmes progrès sur l’ensemble du territoire italien. Pour ce qui concerne les côtes de l’Étrurie, il faut impérativement identifier les conteneurs employés pour le commerce des salaisons. La piste des Dressel 1C – sur la base du croisement des données entre les fouilles de Bélo (Espagne) et celles de l’atelier d’Albinia en Étrurie – est depuis peu envisagée, mais à l’heure actuelle rien ne permet de trancher18.
41Autant de progrès sont à espérer pour ce qui concerne les récipients utilisés pour le commerce des salaisons et dérivés de poissons. Pour les amphores Dressel 21-22, j’ai présenté un « état de la question » qui doit être manié avec précaution dès lors qu’on voudrait l’employer dans des comptages : les amphores ne sont pas encore suffisamment bien identifiées et il faut attendre une diffusion de l’information les rattachant à la problématique des salaisons pour qu’elles soient reconnues et publiées en plus grand nombre, et sur de nouveaux sites. Comme le rappelle J.-P. Morel dans l’introduction à son ouvrage sur la céramique campanienne : « la céramique, lorsqu’elle n’a jamais fait l’objet d’une véritable typologie, ne rend pas à l’archéologue et à l’historien les services qu’ils pourraient en attendre, et ses tessons, lors des recherches stratigraphiques, restent souvent lettre morte »19. Puisse ce travail avoir un effet heuristique et contribuer, par l’apport des interprétations nouvelles et par le cadre synthétique qu’il offre, au développement de recherches ciblées et encadrées par une problématique historique claire.
42Dans cette optique, les recherches sous-marines sont susceptibles de fournir des avancées notables. Citons à nouveau André Tchernia : dans ses conclusions à la troisième journée d’étude sur la Culture Maritime dans l’Antiquité, il écrit : « la recherche connaîtra un grand moment le jour où l’on fouillera une épave dont les amphores auront conservé sur leurs parois des inscriptions peintes et dans leurs ventres des restes de poissons. »20 Souhaitons que la fouille de l’épave récemment découverte au large de Capri et composée uniquement d’amphores du type Dressel 21-22 devienne un de ces grands moments !21
Notes de bas de page
1 Étienne 2006, retractatio, p. 511.
2 Les deux pages que R. Curtis consacre à la Sardaigne et à la Corse réunies (Curtis 1991, p. 96-98), témoignent de l’étendue du travail qui reste à effectuer sur ces territoires. Sur la pêche au thon et les tonnare en Sardaigne, voir notamment Rubino 2003.
3 Étienne et Mayet 2002, p. 104.
4 Ponsich et Tarradell 1965, p. 102. André 1981, p. 197. R. Curtis (Curtis 1983, p. 232-233 ; Id. 1991, p. 35 note 15 ; Id. 2005, p. 36), que je rejoins dans ses écrits pour abattre cette idée reçue, cite notamment un extrait de l’ouvrage d’Ugo Paoli, Rome, Its People, Life and Customs, 1975, p. 91 : « Our stomachs would probably revolt at a dish prepared with garum. »
5 Apicius, I, 6.
6 Étienne et Mayet 2002, p. 84 et 94.
7 Silvino et Poux 2005. J’ai déjà brièvement expliqué leur étude supra, p. 32 note 205.
8 Dressel 1879 ; Hesnard 1980 ; Béraud, Gebara et Pasqualini 1992. Pour les systèmes d’assainissement et de drainage utilisant des amphores, voir le colloque Bonifiche e drenaggi édité par S. Pesavento Mattioli.
9 Pour un cadre général sur cette fouille, voir notamment Brun et alii 2000. La fouille est encore inédite et en cours d’étude.
10 Hesnard 1980.
11 Panella 1981, diagramme p. 68-69.
12 Tchernia 2006, p. 148 et note 37.
13 Meylan Krause 2002 présente les contextes stratigraphiques et céramiques de plusieurs sondages effectués dans la Domus Tiberiana sur le Palatin. Rizzo 2003 publie plusieurs contextes datés des Ier et IIe s. de notre ère. Pour les contextes de Via Nova et de la Crypta Balbi, on trouvera les premiers chiffres dans Ciotola et al. 1989.
14 Tchernia 2006, p. 147.
15 Morley 1996, p. 10-11.
16 Lane 1974, p. 278.
17 Tchernia 1986, p. 304.
18 Pour les Dressel 1C produites dans les fours d’Albinia, voir Benquet et Mancino 2006 (p. 475 pour le rapprochement avec les salaisons de poissons). Pour les Dressel 1C de Bélo, voir Domergue 1973, p. 115, ainsi que l’article d’Étienne et Mayet 1994. Ces derniers proposent en effet de développer le timbre S.C.G., qui apparaît sur des amphores de ce type produites dans le sud de l’Espagne, en S(ocietas) C(etariorum) G(aditanorum). L. Benquet et C. Mancino rappellent également que E. L. Will, à propos des Dressel 1C de Cosa, avait déjà proposé une sauce de poissons comme contenu (Will 1987, p. 202).
19 Morel 1981, p. 17.
20 Tchernia 2000, p. 171.
21 Je rappelle que suite à une avarie du robot le dernier jour de la mission, aucune amphore de l’épave n’a pu être remontée.
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