À propos de la ruina montium de Pline l’Ancien : une lecture technique du site de Las Médulas (Léon, Espagne)
p. 89-111
Texte intégral
1Bien que résultant d’une profonde blessure infligée par l’homme à la Nature, le paysage de Las Médulas (León, Espagne) a été inscrit au patrimoine mondial de l’humanité en tant que conservatoire exceptionnel des techniques préindustrielles d’exploitation minière et champ d’étude privilégié de leur impact sur l’environnement quelque vingt siècles plus tard (fig. 2). Ce site est l’un des plus fameux qu’aient laissés les Romains de l’exploitation de l’or alluvial d’Espagne. Plusieurs décennies de recherche ont été nécessaires pour en recueillir et interpréter les données afin de comprendre ce qui s’était passé (Domergue 1987, p. 297-310 ; Domergue 1990, p. 464-482 ; Sanchez Palencia 2000, p. 144-226). Parmi les travaux qui affectèrent cette zone, les plus importants sont ceux qui ont provoqué le déplacement de volumes considérables de sols ; évalués à un total de 90 millions de mètres cubes sur deux siècles, ils ont été transportés à quelque 5 kilomètres de leur lieu d’origine, qu’ils eussent été traités ou non en vue de récupérer l’or qui se trouvait dans certaines couches. Les travaux de terrassement représentent 450 000 mètres cubes par an en moyenne, soit des pointes annuelles de l’ordre d’un million de mètres cubes, c’est-à-dire l’équivalent d’un cube de 100 mètres de côté. Le travail à la pioche et à la pelle et le transport à dos d’homme de ces déblais auraient nécessité l’emploi de quelque quatre mille ouvriers, si le recours à la seule force humaine avait été envisagé. Mais l’extraction de l’or exigeant l’usage de l’eau, c’est aussi l’eau que, du même coup, les Romains ont utilisée pour assurer le transport des déblais et pour trouver en partie la solution pour abattre les terrains à déplacer. Au cours des dernières décennies, plusieurs hypothèses ont été échafaudées pour expliquer le fonctionnement de l’exploitation. Pour notre part, à partir de l’examen de la morphologie actuelle du site et des observations que nous y avons faites, nous nous proposons d’apporter des compléments aux hypothèses déjà formulées. Ce faisant, nous avons conscience de poursuivre une collaboration instaurée dès longtemps entre les sciences de la Terre et l’archéologie, afin de mieux comprendre ce paysage exceptionnel. Plusieurs auteurs ont évoqué et esquissé les grandes lignes du processus technique appelé par Pline ruina montium dans le cadre de l’exploitation des mines de Las Médulas. Toutefois ce n’était pas l’essentiel de leur propos, et nous pensons que les hypothèses qu’ils ont alors retenues peuvent être complétées à la lumière des connaissances techniques de notre époque dans le domaine de la mécanique des sols, et que l’expression ruina montium ne désigne qu’une partie des opérations d’abattage conduites sur le site. Notre propos est donc d’examiner successivement les différentes données relatives à l’exploitation par sous-cavage et abattage hydraulique, et à partir d’une analyse technique simple, de recouper certaines des observations que l’on peut faire sur le site, afin de mieux comprendre ainsi ce que cherchaient à réaliser les exploitants, il y a vingt siècles. Nous proposons d’apporter un éclairage mécanique, afin de mieux cerner et analyser le phénomène moteur d’abattage, puis de déplacement des remblais. Nous partirons de l’examen de la géologie du site, des données fournies par la composition des matériaux, enfin de ce que nous apprend la topographie1, pour bâtir un mécanisme explicatif des phénomènes hydrauliques qui ont bouleversé le site, en nous appuyant sur ce que l’on sait du système hydraulique qui alimentait ce dernier. Cette étude se situe donc plus particulièrement dans le prolongement du point de vue exprimé dans Domergue, Hérail 1999.
Les conditions géologiques et topographiques du site et son exploitation
Géologie et topographie
2Les données géologiques sont présentées ici à partir du travail effectué dans les années 1970-1980 par G. Hérail (Hérail 1984) et de l’exposé synthétique qui en a été fait récemment (Domergue, Hérail 1999, p. 95-98)2.
3“Dans le bassin de Carucedo-Las Médulas, sont conservés les sédiments du Cénozoïque qui ont été travaillés par les Romains au cours de l’exploitation minière du site. Ils reposent sur un substratum composé de roches du Paléozoïque; il s’agit essentiellement de schistes, grès et quartzites de la série de Los Cabos du Cambro-Ordovicien et des schistes de Luarca d’âge Silurien, et, secondairement, de calcaires. Ces roches ne sont pas, ici, minéralisées en or. Dans les sédiments cénozoïques, la minéralisation aurifère n’est pas distribuée de façon homogène dans les différents matériaux ; certains sont même stériles, mais ils ont dû être parfois creusés ou déblayés pour permettre la progression des travaux.”
4“Plusieurs formations sédimentaires ont été individualisées. Reposant directement en discordance sur le substratum paléozoïque, la formation Orellán, de couleur rouge violacé, est constituée par une alternance de bancs composés les uns de fragments de schistes et de grès anguleux, les autres de sables argileux. La formation Orellân est discontinue, conservée seulement dans le creux de vallons ou au pied d’escarpements de failles normales actives; lorsqu’elle est présente, son épaisseur n’excède pas une quinzaine de mètres”.
5“La formation Santalla affleure largement dans le bassin du Bierzo, et, dans la région de Las Médulas, repose directement sur la formation Orellân. Les sédiments appartenant à la formation Santalla ont une épaisseur de l’ordre de la cinquantaine de mètres. Ils ont été déposés en environnement fluviatile et présentent de nombreux changements de faciès. La composition des galets et la nature des minéraux lourds montrent que ces dépôts proviennent de l’érosion des roches qui affleurent encore près du bassin, notamment les schistes et quartzites de la série de los Cabos, dans lesquels sont encaissées de nombreuses minéralisations aurifères. La mine romaine de Las Médulas est située en bordure du bassin et ce sont des sédiments de faciès grossier qui prédominent, représentés par des conglomérats à blocs et galets bien émoussés, emballés dans une matrice sableuse. L’organisation sédimentaire montre que le dépôt s’est fait dans un environnement de cône de déjection, et on reconnaît les variations latérales qui caractérisent ce type d’édifice alluvial. Dans la région même du village de Las Médulas, au niveau du plateau intensément exploité par les Romains (secteur III) et à l’entrée du cirque I, dominent des sédiments déposés à l’amont et dans l’axe du cône : pour cette raison, ils sont les plus riches en minéraux denses et en or. Vers l’aval, l’énergie du cours d’eau s’affaiblissait, ce qui explique la diminution de la granulométrie des sédiments appartenant à la formation Santalla qui sont conservés dans la région de Carucedo (fig. 1), où dominent des graviers, des sables et argiles; ces dépôts sont pauvres en or ou stériles.”
6“Vers le haut, la formation Santalla passe à la formation Las Médulas par un changement progressif de faciès, qui traduit un changement des conditions du milieu contrôlant la sédimentation. Les sédiments qui constituent la formation Las Médulas ont la même composition minéralogique et pétrographique que ceux de la formation Santalla. Ils ont été, eux aussi, déposés dans un environnement de cône de déjection, mais, sans doute pour des raisons dues à l’évolution du milieu, les écoulements fluviatiles étaient moins soutenus et moins énergiques, ce qui se traduit par une moindre sélection du sédiment et par la présence d’une fraction argileuse abondante (fig. 3). Vers l’aval, les faciès fins prennent de plus en plus d’importance. Cette formation a une épaisseur considérable, qui peut dépasser 100 m, comme dans le cirque I.”
7Ces sédiments sont toutefois très consolidés et on peut approcher leurs caractéristiques mécaniques à partir de l’examen de la granulométrie telle qu’elle apparaît sur des coupes de terrain (fig. 3 et 4), des données rassemblées dans la thèse de G. Hérail (Hérail 1984) et enfin de l’observation des pentes, en particulier dans le cirque I.
8“L’essentiel du volume des sédiments excavés par les Romains dans cette région est constitué par la formation Santalla et la formation Las Médulas. Les mesures de la teneur en or faites sur les sédiments qui sont conservés dans la région de Las Médulas ont montré qu’il existe des différences importantes. La formation Orellân est stérile. La formation Santalla est aurifère, et les teneurs, qui restent basses, varient selon les faciès (fig. 5 - coupe). C’est vers la base, dans les faciès les plus proximaux (ou “amont”), que les teneurs sont les plus élevées ; cependant elles ne dépassent qu’exceptionnellement quelques centaines de mg/m3. La formation Las Médulas est aurifère, mais les teneurs qui y ont été mesurées sont très faibles, de quelques mg à quelques dizaines de mg/m3. Ces données sont en bon accord avec la géologie de la zone et avec ce que l’on connaît de la répartition des minéraux lourds dans ce type de sédiments. Ce sont les sédiments déposés dans les environnements de plus haute énergie du système alluvial conservé à Las Médulas qui sont les plus riches en or. Ceci permet de penser que, même si, par la force des choses, nous n’avons pu faire les mesures que dans les affleurements abandonnés par les Romains, il est certain que, lorsque le gisement était encore intact, les faciès les plus riches en or étaient bien les faciès proximaux de la formation Santalla. À ceux-ci s’ajoutaient les alluvions des terrasses conservées le long de cours d’eau qui érodaient les niveaux minéralisés des dépôts miocènes. Ces terrasses ne représentaient qu’un volume de faible importance par rapport aux conglomérats du Miocène ; les seuls vestiges de terrasses exploitées par les Romains qui ont été observés ici sont situés près de Carucedo, entre le village et la grande nappe de déblais (fig. 2).”
9“En conclusion, dans la région de Las Médulas, deux types de sédiments ont dû être particulièrement recherchés par les prospecteurs et les mineurs romains : les conglomérats proximaux de la formation Santalla et, dans une moindre mesure étant donné leur faible volume, les alluvions quaternaires des terrasses alluviales de la région de Carucedo. En revanche, les Romains étaient gênés dans la progression de leurs travaux lorsqu’il leur arrivait de recouper le substratum ou les sédiments stériles de la formation Orellân, ou lorsque, pour atteindre les faciès riches de la formation Santalla, ils rencontraient des volumes considérables de sédiments de la formation Las Médulas.”
La topographie
10Elle fera l’objet infra de remarques plus détaillées. Dès maintenant cependant, observons que, du lac de Carucedo, dont l’existence même résulte des travaux miniers, aux falaises du cirque I, elle n’a rien de “naturel”. La topographie initiale, bien difficile à reconstituer, a été profondément modifiée par l’activité anthropique tant à l’époque romaine qu’ensuite. Toutefois l’action des Romains est prédominante comme en témoigne la photo de la figure 1. L’examen des pentes des ravins et des pitons témoins permet de comprendre certaines des méthodes employées par les Romains, et donc d’en imaginer les processus.
Modes d’exploitation du site. Observations préalables et schéma général
11Comme le montre l’archéologie, l’exploitation a commencé dans la première moitié du I er siècle de notre ère, pour s’achever dans le premier tiers du IIIe siècle. Les Romains ont traité les terrains aurifères suivant des techniques de lavage spécialement adaptées aux divers types de dépôts et à leur morphologie. Sans doute le principe sur lequel elles étaient fondées était-il le même que celui qui régit l’emploi de la batée du chercheur d’or : l’eau, mise en mouvement permet à l’or de se déposer au fond, en vertu de sa plus grande densité, et aux autres matières, plus légères, d’être évacuées. Mais la nature et les dimensions des gisements impliquaient d’autres techniques que celles de la batée, en particulier celle du sluice (Pline l’appelle agoga), et, pour faire fonctionner ces appareils, des quantités d’eau très importantes. D’où les réseaux d’aqueducs qui, dès le début des travaux, ont convergé vers Las Médulas et qui sont une des principales caractéristiques du site.
12Il existe de bons arguments pour penser que Pline l’Ancien a visité Las Médulas en 73 ou en 75, lorsqu’il était procurateur financier de l’Espagne Citérieure. En tout cas, les détails de la description des mines d’or du nord-ouest de la péninsule Ibérique qui figure dans son Histoire Naturelle (livre 33, 66-78) sont tels qu’on ne peut guère les faire correspondre qu’au seul site de Las Médulas. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a essayé de faire du texte du Naturaliste et de l’archéologie du site une lecture parallèle, d’abord avec quelques erreurs, puis avec de plus en plus d’exactitude, les coïncidences devenant de plus en plus nombreuses (Domergue 1974 ; Domergue 1990, p. 473-477 ; Sánchez Palencia 2000, p. 144-226). La dernière qui ait été mise en évidence est extraordinaire: Pline l’Ancien parle d’aqueducs de cent milles de longueur, soit 147 km. Or, dans une récente étude technique du système hydraulique de Las Médulas, effectuée par un spécialiste du génie civil, le plus long des aqueducs du réseau méridional (C 3) présente une longueur mesurée de 143 km (Matías Rodriguez 2006, p. 42-45) : les deux chiffres sont trop proches pour qu’il n’y ait là qu’une simple coïncidence. Et l’on ne connaît ni à Las Médulas, ni ailleurs dans les mines du Nord-Ouest, un autre canal d’une telle longueur. Il vaut donc la peine de prêter attention à la description de Pline, pour peu qu’on veuille comprendre le site. On en trouvera une traduction en français sous forme d’un appendice à la fin de l’article.
13Le mode d’exploitation des dépôts aurifères de Las Médulas n’a pas été uniforme tout au long de l’histoire du site ; les techniques se sont adaptées aux conditions de gisement et ont évolué, comme on le verra ci-dessous en parcourant notre schéma d’exploitation du gîte. Mais arrêtons-nous d’abord sur ce qui a fait du site ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire l’abattage et le traitement des grosses masses d’alluvion, compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus des conditions de gisement de l’or spécifiques au site. Par ailleurs, c’est là l’objet précis de cet article. Considérons donc les deux sources d’information qui concernent ce point : le texte de Pline et les données archéologiques. La méthode d’abattage décrite par le Naturaliste consiste en un abattage “à sec” par sous-cavage, suivi du lavage des déblais obtenus, puis du transport par l’eau des stériles résultants. Tels sont les travaux dont Pline dit qu’ils dépassent ceux des Géants dans leur lutte contre les dieux de l’Olympe. Mais l’archéologie suggère autre chose : les tronçons de galeries antiques qui subsistent présentent, pour la plupart, des traces du passage de l’eau (fig. 6 et 7). Ils font aussi partie des ultimes vestiges de l’exploitation. Si l’eau a circulé dans ces galeries, c’est qu’elle a été utilisée pour l’abattage, à une époque postérieure à celle de Pline. Il s’agit donc là d’une autre méthode d’exploitation, que Pline n’a pas vu fonctionner : une lecture attentive de son texte le montre avec évidence. Cette seconde méthode consiste en un abattage des morts terrains par mise en pression et saturation avec de l’eau, puis, lors de la rupture de la masse, déplacement de la masse rompue par grand glissement. On est donc conduit à distinguer deux séquences de travaux, qui ont pu un temps coexister. Mais la seconde séquence n’est survenue que bien après la mise en œuvre de la première, en tout cas à une date postérieure au témoignage de Pline (73 ou 75 après J. -C.). Il reste maintenant à les situer dans le long processus d’exploitation du site.
Glossaire
booming (hushing) : procédé de déplacement de matériaux par une masse d’eau lâchée brusquement en amont. Il est utilisable quand la fourniture d’eau pour un travail continu n’est pas adéquate (débit continu insuffisant). L’eau est alors stockée au-dessus des excavations, et relâchée de temps en temps pour lessiver les graviers et les évacuer par un canal de transport (ground, sluices). Les barrages pour le booming ont d’habitude des vannes ouvrant automatiquement quand le réservoir est plein. Mais on peut imaginer des barrages provisoires, qui sont détruits pour provoquer la chasse d’eau,
charriage(transport par) : désigne le transport de matériaux granulaires sur le fond du lit (torrent ou rivière) par effet de l’écoulement de l’eau,
chasse d’eau :procédé de transport de matériaux par une masse d’eau lâchée brusquement en amont. C’est le hushing ou booming des Anglo-Saxons. Voir aussi “lave torrentielle”,
concentration :désigne la quantité de matière solide, en gramme par litre ou kilo par mètre cube transporté par un écoulement.
lave torrentielle :puissant écoulement boueux, très concentré en matière solides, bref et subit, qui se produit dans les régions érodées des pays de montagne à la suite de violentes pluies d’orage.
marinage : opération de transport des déblais depuis le front d’attaque d’une galerie de tunnel ou de mines jusqu’à la zone de dépôt,
saturation :état d’un sol lorsque la totalité des vides entre les grains constituant le sol sont remplis par de l’eau.
sluice : mot d’origine anglaise signifiant “canal”. Dans le vocabulaire des chercheurs d’or, il désigne le canal en bois, aménagé de manière à piéger les paillettes d’or. À cet effet, le sluice est aujourd’hui garni de riffles, barettes disposées transversalement sur le fond pour arrêter les particules d’or. Derrière les riffles, on peut placer du mercure, destiné à amalgamer ces dernières.
suspension (transport par) : concerne les éléments fins du sol maintenus en suspension dans l’écoulement par la turbulence de celui-ci.
14Comme on l’a déjà souligné, il est difficile de reconstituer la topographie originelle. Il semble cependant qu’à l’ouest, devait exister une espèce de plateau et que les croupes d’alluvion massives n’apparaissaient qu’à l’approche de l’actuel village de Las Médulas. Dans cette hypothèse, il est vraisemblable qu’originellement, les niveaux riches affleuraient à l’ouest (fig. 8, zone III), et c’est effectivement par là qu’a commencé l’exploitation (sans doute en tranchées parallèles). Puis, au fur et à mesure de la progression des travaux vers l’est et le nord-est, l’épaisseur des niveaux stériles (de la formation Santalla d’abord, puis de la formation Las Médulas) qui recouvraient les niveaux riches est devenue de plus en plus grande. Ces circonstances expliquent l’évolution des travaux et des techniques à Las Médulas :
- d’abord des travaux superficiels, à l’ouest (zone III), ainsi qu’au nord (zone IV), où aux affleurements riches du Miocène s’ajoutent quelques terrasses quaternaires ;
- ensuite, plus les travaux progressent vers l’est, plus les niveaux riches sont recouverts d’une couche de stérile, qui devient de plus en plus épaisse. Il faut s’en débarrasser. À partir d’un certain moment, l’évacuation des stériles à dos d’homme ou d’animal devient insuffisante ;
- on adopte alors sans doute la technique du ravin, avec des réservoirs d’eau situés à la tête de chacun d’eux (à l’est par conséquent), la force hydraulique étant utilisée d’une part pour évacuer les stériles vers l’ouest, d’autre part pour laver les sédiments riches. Dès ce moment, le problème de l’eau devient aigu ; vu l’altitude des dépôts à exploiter (entre 720 et 950 m), il faut la prendre loin en amont, d’où la construction des premiers aqueducs. Plusieurs ravins devaient fonctionner en parallèle, un système qui a dû globalement se maintenir, si l’on en juge par les festons que dessine aujourd’hui la falaise du cirque et les derniers réservoirs d’eau qui les surplombent (fig. 8, ligne de crête Cr et réservoirs R et photos de la figure 9 montrant la situation des réservoirs en crête du cirque I et un réservoir en médaillon) ;
- la masse stérile s’épaississant, on passe à un système plus économique en eau, par sous-cavage et effondrement de la masse sous son propre poids : c’est proprement le block-caving L’eau conserve la même fonction qu’à l’étape précédente ; c’est le système de la chasse d’eau (booming ou hushing des Britanniques). Mais il en faut davantage, on trace de nouveaux aqueducs, à des cotes de plus en plus élevées (fig. 8, canaux Ca) en fonction du recul de la falaise, qui devient de plus en plus haute. C’est cette technique qui était en fonctionnement à Las Médulas lors de la visite de Pline ;
- les formations stériles deviennent de plus en plus épaisses (jusqu’à 100 m ?) ; cela conduit à l’adoption d’un système d’abattage ayant recours à la force hydraulique (fig. 11). L’eau a désormais trois fonctions ; abattage de la masse et déplacement simultanée de celle-ci, transport des stériles, lavage des sédiments riches.
- atteindre les niveaux riches devenant de plus en plus aléatoire, l’exploitation est abandonnée, ceci étant une hypothèse d’arrêt de l’exploitation qui n’en exclut pas d’autres.
15Ce schéma concerne principalement le grand cirque de Las Médulas. Des chantiers annexes au nord et au sud s’y ajoutent, qui se rattachent, ceux du nord à l’une ou à l’autre des phases a, b, c et localement d et e, ceux du sud (trois cirques sur la crête : Très Cuernos) à la phase e. Ce schéma repose sur une vision à la fois géologique et archéologique du site, étayée par la lecture du grand texte de Pline l’Ancien sur les mines d’or du nord-ouest de l’Hispanie.
16Nous nous proposons d’examiner maintenant plus en détail ce qui relève des problèmes les plus spectaculaires et délicats des travaux qui furent entrepris, d’abord l’abattage en grande masse à sec des déblais aurifères, ensuite l’abattage par mise en pression hydraulique, suivi du transport hydraulique des stériles
Le mécanisme de rupture par sous-cavage
17La figure 10 a pour but d’énumérer les différentes étapes du processus qui ressort de la lecture de Pline l’Ancien et d’expliquer le mode de rupture. Il s’agit dans notre esprit d’expliciter ce qu’était le procédé de la ruina montium décrit par le Naturaliste. Cette figure a été tracée en restant le plus près possible du texte de ce dernier. Or, comme on l’a vu plus haut, dans la description de Pline, à aucun moment il n’est fait référence à une utilisation de l’eau dans le mécanisme de rupture. Au contraire, la procédure indiquée l’exclut techniquement. Pline parle de galeries, mais pas de puits. Le marinage des déblais se fait par passage de main en main sans référence à une quelconque différence de niveau. Il semble donc que la technique employée ait consisté à creuser un réseau de galeries perpendiculaires sous le volume à abattre, dans un plan horizontal. Par fornices (arc ou voûte suivant les traductions), il semble qu’il faille comprendre l’ensemble toit et pilier ou matière laissée à l’intersection de deux galeries. Les Romains devaient alors procéder à un dépilage en partant du fond, ce qui reportait le poids et la poussée des terres sur les piliers les plus en aval. L’écroulement résultait non de l’écrasement des piliers, mais de leur rupture par cisaillement. On peut le vérifier par des calculs assez simples. Des accidents dans le passé ont permis d’en comprendre le mécanisme. Une telle méthode de travail est de nos jours évidemment impensable, sauf à avoir recours à des explosifs pour détruire les piliers comme cela a été pratiqué sur plusieurs sites (Peele 1950, 10-464). On constate qu’un des avantages du procédé est de provoquer lors de la rupture du remblai son broyage pour partie, ce qui ne peut qu’en faciliter l’écoulement ultérieur et le traitement. Cette technique devait s’appliquer essentiellement à la formation Santalla au début de l’exploitation. Mais rien n’empêche de penser que l’abattage de morts terrains dans la formation Las Médulas ait débuté de cette façon, l’abattage hydraulique ne s’imposant qu’après des observations ultérieures de divers phénomènes hydrauliques naturels ayant pu se produire dans le secteur. Le croquis de la figure 10 a été fait pour une hauteur maximale de terrains de 50 mètres, valeur peut-être excessive. Celle-ci est allée croissant au fur et à mesure de la pénétration de l’exploitation vers l’est et le nord-est, et a dû atteindre plutôt un maximum de 30 mètres.
Le mécanisme déclencheur du phénomène d’écroulement ou d’abattage par voie hydraulique
18Certains auteurs ayant traité de ce site (Sánchez Palencia 2000, p. 182-183) ont privilégié un mécanisme dans lequel l’utilisation de l’eau joue un rôle essentiel, sans aller toutefois dans le détail des hypothèses retenues. On peut suivre en partie le schéma ainsi esquissé. Le volume à déplacer est prédécoupé au moyen de galeries verticales ou puits (fig. 11) dans un plan à l’amont du talus. Les galeries horizontales concourent également à délimiter la zone à abattre, à affaiblir la résistance du massif et à le saturer. Elles servent aussi à faciliter l’exécution de puits de grande profondeur, en les divisant en éléments de profondeur réduite entre deux galeries horizontales, et à assurer l’aérage des chantiers. La seule mise en pression statique et la saturation du massif suffisent pour créer les conditions d’une rupture brutale d’une masse de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes de sol. Il nous semble que ce soit le seul mécanisme à prendre en compte. La mise en pression de l’air dans des galeries brutalement inondées ne semble pas suffisante pour obtenir la rupture. Le schéma de la figure 11 a été bâti sur la base d’un volume unitaire de 100 000 m3. On a vérifié par un calcul de stabilité que la rupture après saturation sur les deux tiers de la hauteur de la falaise suivant la ligne extrême de saturation figurant sur le croquis était compatible avec des hypothèses de caractéristiques mécaniques vraisemblables. On a déduit celles-ci de l’interprétation des hauteurs de talus stable prévalant dans l’ensemble du site. La mise en vitesse lors de la rupture résulte non pas de l’apport d’un “torrent” d’eau comme on a pu le penser, mais de l’écroulement de la masse de terre. Si l’on part sur la base des 100 000 m3 pris en compte, ce sont quelque 220 000 tonnes dont le centre de gravité se déplace de 20 mètres brutalement. Si l’eau sert pour provoquer la rupture par la seule saturation et la mise en pression du massif, l’écoulement conséquent du matériau se fera d’autant mieux que celui-ci sera accompagné d’un apport d’eau supplémentaire, comme dans un orage. Il importe donc de voir si les quantités d’eau stockées dans les réservoirs de tête sont suffisantes, et quelles sont les capacités d’alimentation des canaux et aqueducs, quelle est enfin l’alimentation de ces derniers. Ce point fondamental fera l’objet de la partie traitant du “système d’alimentation en eau”.
19Le schéma retenu-en particulier pour l’espacement des puits et pour la distance du réseau de galeries et de puits par rapport au front de taille -a été validé par une série de calculs de stabilité dans lesquels on a fait varier caractéristiques mécaniques, hypothèse de saturation liée à la perméabilité supposée du massif et hauteur du front de taille. La présentation de ces calculs sort du cadre du présent article. Toutefois des études restent à faire pour voir comment ce schéma s’est inscrit à trois dimensions dans la topographie des lieux, en se fondant sur ce qui reste (pitons témoins, etc.).
20Le relèvement du niveau d’alimentation en eau aux trois quarts de la hauteur du talus, voire davantage, n’irait que dans le sens d’une plus grande efficacité pour provoquer la rupture et le transport ultérieur, et s’accorderait avec les observations faites sur la position des galeries les plus élevées. Il n’est pas certain que, dans l’Antiquité, l’on ait obtenu des plans très verticaux. Les sols saturés ne le permettaient pas. Si on peut admettre des parties supérieures verticales dues aux tensions régnant dans les niveaux supérieurs (ce que donnent les calculs), on devait avoir une incurvation de la pente, comme le montre la figure 11 sur laquelle on a reporté le résultat du calcul. C’est d’ailleurs la constatation actuelle sur le site, à la réserve près qu’il faut aussi tenir compte des effets de 2000 ans d’érosion additionnelle.
La dynamique du phénomène d’écoulement des déblais en relation avec la topographie
Conditions préalables à l’évacuation
21Si l’on introduit deux processus d’abattage, l’un sans utilisation de l’eau et l’autre avec utilisation de l’eau, le processus de dégagement des déblais qui suit est assez différent. Dans le premier cas, on se trouve devant une masse de remblai qu’il faut saturer et mettre en mouvement. Dans le second, on bénéficie de l’énergie cinétique acquise lors de l’écroulement d’un matériau préalablement plus ou moins saturé, dont il suffit d’améliorer la mise en mouvement. Dans le premier cas, qui est celui du sous-cavage dans les matériaux aurifères, l’évacuation des déblais se fait par le courant d’eau qui sert au lavage, les remblais ayant été expurgés des gros éléments par la constitution de pierriers, ou par des chasses au moyen de la rupture de retenues provisoires (hushing ou booming), alimentées par des réservoirs permanents en amont. À la suite du sous-cavage, il fallait, puisque les remblais étaient aurifères pour autant que l’on fût dans la partie riche de la couche Santalla, laver ces déblais pour en extraire l’or. C’est, à notre avis, ce dont parle Pline au début de la deuxième partie de sa description (Pline, Histoire Naturelle, 33, 74 : infra, p. 00), après celle de l’abattage des montagnes, ce qui justifie, sur le croquis de la figure 10, notre suggestion d’attaque en pied du tas de remblai, qui pouvait atteindre quelques dizaines de mètres de hauteur. Mais ce lavage n’empêchait pas qu’il fallait se débarrasser des stériles, d’où l’épierrage, et, probablement, des chasses des stériles moins grossiers, qui, dans certains cas, devaient s’assimiler aux laves torrentielles dont on va préciser la nature dans le paragraphe suivant. On peut, au sujet de ces chasses, parler de hushing ou de booming, les deux mots étant synonymes, et imaginer, dans la pratique, des chasses de toutes dimensions, dans toutes les occasions et situations possibles : obstruction par les produits relativement fins, glissements accidentels, etc. Comment obtenir ces chasses ? par lâchage d’eau à partir d’un réservoir situé en amont, mais aussi par constitution de barrages faits avec les stériles plus ou moins étanches remplis d’eau jusqu’au déversement pour les conduire à la rupture et en profitant de la perméabilité du milieu pour saturer la masse à pousser le plus loin possible. Dans cet esprit, le texte de Pline est alors tout à fait compréhensible, malgré le fait qu’il mélange deux opérations : lavage et dégagement de stériles. Mais c’est que, dans la réalité, ces opérations ont été concomitantes. Dans le second cas-rupture dans la formation La Médulas considérée comme stérile - les déblais qui n’ont aucun intérêt sont évacués dans un grand glissement ou écoulement, consécutif à la saturation du matériau et à sa rupture, du type de celui qu’on observe dans les laves torrentielles. L’importance du phénomène explique les développements du paragraphe suivant.
Extension du phénomène, conditions d’écoulement de la masse de terre fluidifiée
22La technique employée par les Romains pour le dégagement en grand de la formation Las Médulas, très pauvre en or et considérée comme stérile, participe des phénomènes physiques qui se développent dans les laves torrentielles. Les phénomènes de laves torrentielles, très fréquents dans les pays de montagne, sont le résultat d’une érosion très active. Souvent confondues par les médias avec les coulées boueuses ou les écoulements torrentiels classiques, les laves torrentielles sont des phénomènes spécifiques des régions de montagne, souvent déclenchés par de violentes pluies d’orage (Laugier, Cojean 2001). Ces phénomènes ont été aussi étudiés par les Japonais et une monographie en détaille la typologie et les mécanismes (Takahashi 1991). Depuis lors, plusieurs programmes européens se sont intéressés à ces aspects. Un corpus de connaissances très important a été réuni (T. H. A. R. M. I. T. 1998-2002). C’est à partir de cette expérience technique que nous nous proposons de lire le site de Las Médulas et tout particulièrement le cirque de la zone I. Mais pourquoi parler de laves torrentielles, phénomènes qui, de nos jours, sont essentiellement subis ? En fait, c’est pour essayer de mieux comprendre l’architecture des infrastructures du site et surtout la topographie du cirque I avec ses falaises. Pour traiter une masse considérable de terrain sans intérêt, il fallait un système brutal, économe en eau et qui garantisse un déplacement des matériaux loin du site des chantiers de traitement. Brutal : la vitesse de déplacement est de l’ordre de plusieurs mètres par seconde. Économe en concentration d’eau : jusqu’à 90 % de matière solide, ce qui correspond à une teneur en eau à peine supérieure à la teneur en eau de saturation d’un matériau très compact comme les alluvions de Las Médulas. Il est très vraisemblable, voire certain, que la solution utilisée a résulté d’une série d’approximations successives, dans lesquelles la chance et la malchance ont joué un rôle considérable, aidées par des orages catastrophiques. Des décennies ont certainement été nécessaires pour forger une procédure de travail.
23Trois éléments sont à considérer pour comprendre ce qui a pu se passer et justifier de l’existence du phénomène :
- les données topographiques, qui constituent un des moteurs de la continuation de la mise en mouvement, celle-ci résultant du mode de rupture initial ;
- la nature des matériaux ;
- le mode d’alimentation en eau et la quantité d’eau disponible.
24Nous allons examiner successivement ces trois facteurs ; l’alimentation en eau fera l’objet d’un développement à part, étant donné son importance. L’examen des pentes actuelles permet de distinguer un premier ensemble comprenant deux catégories :
- les premières sont localisées dans le cirque I : elles constituent les têtes de ravin sur des fronts de 100 à 200 mètres de largeur, avec une pente assez raide de 60 à 70° sur des dénivelées de 60 à 80 mètres, et se poursuivent par un pied sur 100 mètres de longueur à 45° (fig. 12) ;
- les secondes, de 200 mètres de dénivelées à 45°, sont situées à l’ouest du cirque I.
25Ces pentes sont celles qui restent comme témoins du front d’abattage par mise en pression hydraulique, quelque peu affectées par l’érosion depuis 2000 ans.
26En ce qui concerne les chemins suivis par les déblais, on prendra comme objet d’examen le profil P2 donné sur la figure 14 et indiqué en plan sur la figure 13. On peut le décomposer ainsi :
- un talus quasi vertical de 83° de 80 m de dénivelée (cote 970 à 890, fig. 12), suivi d’un talus à 37° qui, sur 150 m, conduit à la cote 850. Cette partie relève des pentes répertoriées ci-dessus, qui délimitent le front du cirque I ;
- une descente à 16 % sur 400 m jusqu’à la cote 800 ;
- une pente à 6,5 % sur près de 4 500 mètres, le cône de déjection représentant à lui seul une longueur de 2 500 mètres. On notera que la pente du cône de déjection est de l’ordre de 6 %, pente qui est celle de cours d’eau qualifiés de torrents, mais qui résulte de la pente d’équilibre de déblais provenant soit de laves torrentielles soit d’écoulements hyper-concentrés après leur dépôt et ressuyage. On notera toutefois au droit du village de Las Médulas une rupture de pente qu’il faut attribuer aux travaux agricoles postérieurs à l’exploitation minière.
27La sortie du cirque I peut être fixée à la cote 750, à 1400 m du point 0 du profil considéré. Le début du cône de déjection est aux environs de la cote 640. Mais il est précédé d’un entonnement, sorte d’immense canal trapézoïdal dont la régularité des talus latéraux ne peut être que le résultat d’un travail de l’homme (fig. 15). On retrouve cette configuration dans le profil P3, sur l’intérêt duquel nous reviendrons. Nous avons choisi cet itinéraire particulièrement long pour apprécier au mieux les conditions topographiques prévalant sur le site. Ainsi, les conditions topographiques permettant la formation de laves torrentielles semblent bien réunies, en particulier la pente à 16 % en pied immédiat des talus, qui ne pouvait que maintenir la vigueur de l’écoulement. Ces pentes à elles seules expliquent que le cirque I soit vierge de toute trace d’exploitation minière. Par ailleurs, la nature du matériau à granulométrie étendue, produit au cours de la rupture par le mélange de strates plus argileuses et de niveaux à granulométrie plus sableuse et caillouteuse devait permettre l’existence d’écoulements de type boueux plus que granulaire. Les laves torrentielles boueuses s’écoulent dès lors que la pente est supérieure à 5 %, valeur inférieure à la pente qui règne sur l’ensemble des couloirs d’écoulement. Une des preuves de l’existence de laves torrentielles est la présence, de place en place sur le cône de déjection, de très gros blocs de 50 à 100 cm de diamètre (fig. 16), qui ne peut s’expliquer que par l’existence de ce type d’écoulement, qui seul a la capacité de transporter des blocs de cette taille. Ils sont arrivés jusque là en flottant sur l’écoulement. Le profil P3 constitue un autre chenal d’écoulement dont le reprofilage des talus par l’homme semble assez évident. Mais il a été visiblement moins exploité que le débouché offert par le profil P2. Sa pente de 8 % montre qu’il y avait encore de la réserve.
Le système d’alimentation en eau
Référence utilisée
28Pour étayer notre analyse et, en particulier, pour essayer de juger de l’adéquation entre les différents besoins en eau des techniques qu’on a supposé avoir été utilisées, les ressources en eau et leur mise à disposition, nous nous sommes appuyés sur les études conduites par Roberto Matías Rodriguez sur le système d’alimentation en eau de la mine de Las Médulas, un travail très complet (Matias Rodríguez 2006). L’auteur fait la synthèse d’une étude de terrain qui a utilisé tous les moyens techniques disponibles (photo aériennes, GPS, etc.) et s’appuie sur une reconnaissance exhaustive du terrain. Les informations recueillies et l’analyse du fonctionnement du système, ainsi que de son évolution, s’articulent autour de l’analyse du site présentée par Domergue et Hérail (Domergue, Hérail 1999), et synthétisée en partie par la figure 8.
Principales données
29Le système est composé de deux ensembles de canaux totalisant 590 km et représentant 1 750 000 m3 de terrassement (soit sur 50 ans environ 500 ouvriers). On ne doit pas oublier les sujétions dues aux problèmes d’entretien (rupture de talus et de mur de soutènement, dragage des dépôts solides en raison d’eaux trop chargées en sédiments en suspension).
30On distingue un système Nord et un système Sud :
- système Nord : à partir du río Oza, CN1 et CN2, cote respective d’arrivée : 810 et 980 ;
- système Sud : à partir du río Cabrera, C0, Cl C3 et branches C3a et C3b (arroyo de Rozana) ; à partir de l’arroyo Val de Corrales (C2), de l’arroyo de la Sierra (C5) et du río Eria (C4).
31La figure 17 indique la localisation des prises. On remarquera que plusieurs canaux sont alimentés à partir de prises implantées sur le même río. La nécessité d’amener de l’eau à des cotes de plus en plus élevées au fur et à mesure que progresse l’exploitation de la mine conduit à cette solution. Toutefois on doit souligner que plus on remonte le cours du rio, plus le bassin versant se réduit et plus la quantité d’eau disponible diminue. On peut regretter à ce sujet que l’auteur n’ait pas indiqué la superficie des bassins versants correspondant à chaque prise. Car la connaissance de la capacité de transport des canaux (très bien étudiée dans l’article) ne renseigne pas pour autant sur la quantité d’eau disponible (journalière, mensuelle ou annuelle). Nous avons alors fait un sondage en utilisant le rapport sur le plan hydrologique du Nord de l’Espagne de 1997. Il apparaît que les apports moyens annuels au droit de la retenue d’Encido, c’est-à-dire à la hauteur de la prise C1 sont de l’ordre de 76 millions de mètres cubes. La chronologie des canaux est fonction de leur cote d’arrivée sur le site. Ils sont d’autant plus récents que leur cote d’arrivée est plus haute. Celle-ci n’est pas indiquée par l’auteur. Toutefois, il insiste sur le chiffre de 100 milles romains (147 km), cité par Pline à propos de la longueur des aqueducs (Histoire Naturelle, 33, 74), et le rapproche des 143 km du canal C 3 (cote d’arrivée 950). On peut se demander si, plus ou moins à l’époque de Pline, on en était déjà arrivé à alimenter les travaux à la cote 950 et déjà conduit à entreprendre l’exploitation de la zone I (référence Domergue-Hérail correspondant à la phase 3 de Matías), donc à procéder à l’enlèvement de la couverture Las Médulas par abattage hydraulique. Mais l’une et l’autre chose ne sont pas forcément liées ; ainsi, on a pu avoir besoin de plus d’eau, ou du moins les ingénieurs romains ont pu penser qu’il allait falloir davantage d’eau, étant donné le plus grand volume de déblais à transporter.
32En fonction des cotes d’arrivée, la succession chronologique suivante serait la suivante :
33C0 (575), Cl (790), CN1 (810), C2 (830), C3a (875), C3b (900), C3 (950), CN2, C4, C5, ces 3 derniers à 980.
Phases de l’évolution de l’exploitation de la mine
34R. Matías Rodríguez s’appuie sur le travail de Domergue et Hérail pour proposer un phasage (l à 4). Il regroupe les canaux par ensembles pour chaque phase de travaux. Ceci lui permet de n’introduire la notion de ruina montium (au sens selon lui d’abattage hydraulique), que dans sa phase 3. Nous sommes en complet accord avec ce phasage, au vocabulaire près, puisque l’expression de ruina montium employée par Pline ne se réfère à notre avis qu’à un abattage à sec, que l’auteur associe à l’expression, arrugia, sans toutefois l’expliciter, tout en faisant allusion aux méthodes d’exploitation souterraine et au contrôle de l’affaissement du terrain (hundimiento controlado del terreno). Par cette dernière allusion, il semble qu’il s’agisse d’une saturation des matériaux préalable à leur rupture comme nous l’avons proposé. En revanche, quand l’auteur explique que l’abattage hydraulique exige beaucoup d’eau, nous ne sommes pas d’accord avec lui. Car si le mécanisme des laves torrentielles a bien fonctionné, l’intérêt de ce dernier est justement de n’exiger qu’une quantité d’eau très réduite. Il suffit d’arriver à saturer la masse à rompre. Dans le cas d’école considéré plus haut, 20 000 m3 d’eau sont largement suffisant pour saturer la masse de terrains avant de provoquer leur mise en mouvement. Un apport d’eau supplémentaire lors du glissement devait être utilisé, et cet apport ne pouvait être que du même ordre, les réservoirs comme ceux de la Horta (fig. 8 et 9, n°3) ne contenant guère plus de 18 000 m3 (Sanchez Palencia, 2000, p. 200-201). Pline donne des dimensions de réservoirs qui conduisent à une estimation du volume de l’ordre de 10 000 m3, ce qui tendrait à montrer que, lors de son passage, le système d’alimentation en eau n’avait pas atteint toute la dimension optimale. Les opérations qui, en revanche, nécessitent beaucoup d’eau, ce sont surtout le lavage et l’entraînement des stériles par charriage, ainsi que, avec une quantité moindre, l’évacuation des éventuels remblais de stériles par hushing ou booming, c’est-à-dire en provoquant la rupture de barrages de stériles, résultant de l’accumulation de ceux-ci en travers des chemins d’écoulement. En se référant à des chiffres du début du XXe siècle (Peele 1950, vol I, p. 3-16 et 3-17, 10-541 à 10-544 ; Lewis, Jones 1970), on peut estimer les besoins en eau pour le lavage à au moins 10 m3 par mètre cube de matériau aurifère traité, deux fois moins pour provoquer des déplacements de stériles par charriage dans des tranchées (ground, sluicing), beaucoup moins pour des opérations de booming et hushing pour autant que l’accumulation d’eau derrière des digues destinées à être emportées ait été conséquente avec une bonne saturation des matériaux à emporter. Ce sont donc les quantités d’eau nécessitées par le lavage et triage des matériaux, pour la capture de l’or, et pour l’évacuation des stériles par charriage qui sont les plus importantes. Ces quantités devaient arriver aussi régulièrement que possible. Que ce soit pour l’abattage hydraulique ou pour la remise en mouvement de stériles déposés plus à l’aval, les quantités nécessaires d’eau sont infiniment moindres, car les mécanismes d’écoulement sont tout à fait différents. Les quantités d’eau cumulées que l’ensemble du système hydraulique pouvait amener atteignaient au maximum 120 millions de mètres cubes par an, soit dans le rapport de 1 à 100 (1 million de mètres cubes de déblais par an). Mais en fait on doit prendre en compte un fonctionnement partiel suivant l’évolution de la construction du réseau des canaux, conduisant à un minimum de 31 millions de mètres cubes par an (hauteur d’eau dans les canaux égale à 40 cm) porté à 43 millions dans la phase finale. Pour une hauteur d’eau de 60 cm, les apports annuels deviennent respectivement 43 millions et 75 millions. La valeur minimale de 31 millions, ramenée à la moitié compte tenu des irrégularités de fourniture et des fuites, semble pouvoir répondre aux besoins de l’exploitation minière : si on admet un traitement complet des déblais annuels (1 million de mètres cubes) par lavage (l’épierrage diminuait le volume de 10 à 20 % : Sanchez Palencia 2000, p. 157), on disposerait de 15 m3 d’eau par m3, ce qui est suffisant. Par ailleurs on sait que le volume de 15 millions de mètres cubes, pouvait être fourni à partir des prélèvements effectués sur les bassins versants situés le plus à l’amont, la capacité de ces derniers étant assez largement supérieure à la valeur indiquée. Mais il faudrait aller plus loin dans l’étude de la modulation de la fourniture d’eau et des autres besoins régionaux pour comprendre le fonctionnement de l’ensemble, et les difficultés qui ont pu survenir.
35R. Matías Rodríguez apporte des connaissances précieuses sur les structures d’alimentation, et sur leur situation topographique. Il considère par ailleurs que beaucoup de questions restent encore sans réponse et laisse la porte ouverte à plusieurs explications concernant l’usage de l’eau dans l’exploitation proprement dite de la mine. Il nous semble qu’il faudrait alors, à partir des éléments chiffrés (ou chiffrables) qu’il propose, essayer de préciser les scénarios suggérés plus haut, comme nous le proposons pour les ruptures en grande masse, ainsi que pour les différents modes de traitement des matériaux aurifères.
Les infrastructures proprement dites
36Les infrastructures au sens large, depuis les prises sur les cours d’eau jusqu’aux abords immédiats de la zone minière, ont fait l’objet de l’étude de R. Matías Rodríguez. Sur le terrain, elles ont été abondamment relevées et commentées. On en dira quelques mots en relation avec les suggestions techniques que nous avons faites. La photo de la figure 18 montre une galerie d’alimentation en eau pour l’alimentation des puits de mise en pression des massifs à abattre. Cette galerie était alimentée elle-même par les canaux arrivant depuis l’amont. La photo de la figure 19 représente le passage d’un canal d’alimentation sur le versant sud de la crête dominant la zone minière. La légende insiste sur les problèmes qui pouvaient résulter de l’entretien des canaux. Ce canal alimentait des galeries du type de celles des photos précédentes et suivantes. Sur la photo de la figure 20, on voit les sorties de deux galeries sur le cirque I ; la galerie supérieure, à la cote 950 environ, peut avoir fonctionné comme galerie d’alimentation de puits de mise en pression pour abattage hydraulique ; la seconde, à la cote 870 environ, d’une section de plusieurs mètres et visiblement travaillée par l’érosion due à un écoulement important, aurait servi pour l’alimentation des chantiers de lavage plus à l’aval. On ne revient pas sur les réservoirs de stockage déjà présentés dans leur rôle et leur position dans le paragraphe consacré aux “modes d’exploitation du site”.
Fig. 18. Galerie de passage des eaux au niveau supérieur
Exemple de galerie reliant un canal arrivant du versant sud en direction de la face nord du cirque I.
La constitution du savoir technique des Romains et ses limites
37La zone minière de Las Médulas a été pour les ingénieurs romains un extraordinaire laboratoire à cause du champ d’observation constitué par l’existence simultanée des différents phénomènes de transports des solides par l’eau sur une très longue durée. Un savoir pragmatique-qui n’excluait pas une analyse rationnelle, bien au contraire-a pu être constitué à partir de la possibilité de travailler à différentes échelles, dans le temps et dans l’espace, la plus petite pouvant constituer un modèle réduit pour l’étape suivante. Ce mélange de différentes techniques qui se succèdent dans le temps en effaçant plus ou moins complètement les traces des étapes précédentes ne rend pas la recherche aisée. Il est clair néanmoins que tous les mécanismes de transports solides par l’eau furent mis en œuvre sur la zone (Bouvard 2004) :
- par suspension dans les canaux d’alimentation en eau et dans les canaux de lavage et de décantation ;
- par charriage dans les canaux de lavage et à plus grande échelle dans des opérations de chasse de déblais stériles en amont ou en aval des opérations de lavage, avec des écoulements plus ou moins concentrés
- par mise en mouvement en grand, par glissement et génération de laves torrentielles.
38On peut penser que le savoir technique des Romains dans le domaine du transport des matériaux par l’eau s’est construit d’abord autour des résultats de l’observation des techniques de lavage, qui a constitué un premier champ d’étude des effets de l’eau sur le transport des sédiments. À petite échelle, ils ont pu constater ou apprendre à distinguer ce que les ingénieurs appellent de nos jours les différentes natures du transport solide, par suspension et charriage, en concentration plus ou moins grande. Ils ont ensuite observé des déplacements de terrains en grande masse par glissements. Enfin, n’ont-ils pas eu l’occasion d’observer de vraies laves torrentielles dans la région ? La maîtrise acquise l’a été vraisemblablement au prix de nombreux essais avec de nombreuses erreurs. Mais le terrain et l’enjeu commandaient la méthode.
39Comment est survenue la fin du processus ? Si l’on s’en tient aux seules données techniques, il peut y avoir deux réponses :
- épuisement du moteur que constitue la pente des couloirs d’écoulement à la suite du comblement de la zone de dépôt. Si la zone du grand cône de déjection n’est plus qu’à 6% (profil P1, P2), ce qui revient à une pente un peu limite, le couloir P3 présente aujourd’hui encore une pente de 8%. Il restait donc une réserve pour déplacer et stocker les morts terrains
- épuisement des ressources en eau, par suite de la dérivation de tout ou partie des ressources à d’autres fins (autre zone aurifère, travaux d’irrigation ?), soit par détérioration du système d’adduction.
40Des causes para-techniques, mais ayant des répercussions immédiates sur les infrastructures, sont liées aux problèmes de main-d’œuvre qualifiée, en particulier pour l’entretien du système d’alimentation en eau. On peut craindre qu’avec les années, ce ne soit devenu une tâche délicate et que des ruptures de murs de soutènement et/ou de bordure aient entraîné des travaux de réparation disproportionnés. Les études de R. Matías Rodriguez rendent compte de toutes les solutions techniques employées par les Romains pour réaliser leurs canaux. Ils utilisaient au mieux le terrain, pour n’avoir à dépenser que le minimum de matériau pour constituer le bajoyer des canaux du coté de la pente. Ils avaient à résoudre le problème des fuites dues aux infiltrations tout au long des canaux. Ces fuites pouvaient atteindre un pourcentage significatif du débit transporté, en fonction de la détérioration du canal. On peut aussi, bien sûr, invoquer d’autres raisons, certaines d’entre elles étant intrinsèques aux conditions de gisement, par exemple, la difficulté à mettre au jour les niveaux aurifères recouverts par plusieurs dizaines de mètres de stériles, les autres, extrinsèques à l’exploitation elle-même, telles que des questions de main-d’œuvre, de rentabilité, de politique, etc. Mais nous sortons ici du domaine strictement technique, sur lequel notre étude portait exclusivement.
Conclusion
41On aura mesuré l’intérêt d’une approche physique et géomécanique d’un site modelé par l’exercice des techniques passées. Certes, les propositions techniques qui sont faites dans cet article doivent être encore soumises à un examen rigoureux sur le terrain, et considérées surtout comme des outils pour aider à comprendre la formation d’un paysage comme celui de Las Médulas. Mais, alors que, dans son explication du site, l’archéologue parle globalement de recours à la force hydraulique et ne se risque qu’avec prudence – ou imprudence ? - à aborder les applications de cette dernière, l’ingénieur a plus de facilités pour découvrir des traces parlantes de ces dernières : rappelons par exemple la lecture des pentes des profils d’évacuation des stériles. S’appuyant sur les observations des archéologues, sur un auteur ancien, sur une étude technique précise (celle du système d’alimentation en eau), enfin sur ses connaissances et son expérience propre, l’ingénieur propose une vision explicative, à la fois mesurée et suggestive, du paysage de Las Médulas et de son modelé. Les diverses fonctions de l’eau dans le traitement de ce gîte aurifère, les quantités d’eau et les infrastructures qu’elles exigeaient ont été appréciées en fonction des vestiges qu’elles avaient laissés et des systèmes que ces restes permettaient d’échafauder, le tout étant fondé sur des calculs qui n’apparaissent pas ici, mais qui soutiennent effectivement raisonnements et hypothèses. Enfin, des constatations de détail sur un cas précis-les techniques hydrauliques romaines à Las Médulas-on est passé naturellement à des conceptions plus générales, telles que la formation empirique du savoir technique des Romains. C’est l’exemple même, croyons nous, d’une généralisation bien conduite.
Description de l’exploitation de la mine de Las Médulas par Pline l’Ancien3
(70) Du troisième procédé (d’extraction de l’or), on peut dire qu’il surpasse les travaux des Géants.
Première étape : abattage des terrains ou ruina montium
À l’aide de galeries tracées sur de grandes distances, on creuse les montagnes4 à la lumière des lampes5. Ces lampes servent aussi à mesurer la durée du travail et, de nombreux mois durant, <les mineurs> ne voient pas la lumière du jour6. Ce type d’exploitation porte le nom d’arrugiae. Il arrive que des crevasses s’ouvrent soudain, ensevelissant les ouvriers7, si bien qu’il paraît désormais moins risqué d’aller chercher des perles et des pourpres au fond de la mer, tant nous avons rendu la terre plus dangereuse. C’est pourquoi on laisse des arcs à intervalles rapprochés, pour soutenir les montagnes8. (71) Dans les deux types de mines9, on rencontre souvent des roches dures ; on les fait éclater avec du feu et du vinaigre. Mais, comme par ce procédé les galeries s’engorgent de vapeur et de fumée, il est plus fréquent qu’on brise ces roches à l’aide de percuteurs armés de cent cinquante livres de fer ; les débris sont évacués à dos d’homme10, les ouvriers se les passant de l’un à l’autre, nuit et jour, dans l’obscurité : seuls, les derniers de la chaîne voient la lumière du jour. Si la roche semble trop longue, le mineur en suit le côté et la contourne. Et pourtant la tâche passe pour être plutôt facile dans la roche dure, (72) car la terre, faite d’une sorte d’argile mêlée de gravier11 - on l’appelle gangadia -, est quasi impénétrable12. On l’attaque avec des coins de fer et avec les masses déjà mentionnées, et on estime que rien n’est plus dur, sinon ce qui est plus dur que tout, la soif de l’or. Le travail [de préparation] achevé, on abat les piliers des arcs en commençant par le plus éloigné13. L’effondrement s’annonce14 et seul s’en aperçoit le veilleur placé au sommet de la montagne15 (73). De la voix et du geste, il ordonne que soient évacués les chantiers, et lui, de même, descend comme en volant de son sommet. La montagne brisée s’écroule et se répand avec un fracas que l’esprit humain ne peut concevoir et avec un souffle incroyable. Les mineurs contemplent en vainqueurs la nature en ruine. Pourtant, ils n’ont pas encore d’or et, tandis qu’ils creusaient, ils ne savaient pas s’il y en avait ; pour affronter de si grands périls, pour engager de telles dépenses, ils leur a suffi d’espérer ce qu’ils désiraient16.
Deuxième étape : évacuation des déblais par utilisation de l’eau
(74) Mais il est un autre travail, d’importance égale et même plus coûteux : pour laver ces décombres17, on a conduit des courants d’eau jusqu’aux sommets des montagnes18, le plus souvent sur une distance de cent milles [147 km] ; on les appelle corrugi, par suite, je pense, de la convergence des canaux. Ce sont là aussi mille travaux : la pente doit être rapide, de façon que l’eau se précipite plus qu’elle ne coule ; aussi l’amène-t-on aux points les plus élevés. Pour franchir gorges et ensellements, les aqueducs sont maintenus par des supports. Ailleurs des roches inaccessibles sont entaillées et contraintes à offrir une assise à des poutres évidées (75). Ceux qui entaillent le roc sont suspendus à des cordes, si bien que de loin on les prend plus pour des oiseaux que pour des animaux. Le plus souvent c’est suspendus ainsi qu’ils mesurent des niveaux et tracent à l’avance des lignes pour le parcours des canaux, et, là où l’homme n’a pas la place de poser ses pas, passent des rivières amenées par l’homme. Le lavage est défectueux si la rivière charrie de la boue dans son cours : on appelle urium ce genre de terre19. C’est pourquoi on fait passer les canaux dans les terrains rocheux ou caillouteux, et on évite l’urium. Près des sommets de la falaise20, à la crête des montagnes, on creuse des réservoirs mesurant deux cents pieds de longueur [environ 60 m] et autant de largeur sur dix de hauteur [environ 3 m]. Dans chacun d’eux on réserve cinq émissaires d’environ trois pieds carrés chacun, si bien que, quand le réservoir une fois plein, on fait sauter les bondes, c’est un torrent qui jaillit avec une telle force qu’il fait rouler les quartiers de roc21.
Troisième étape : traitement des terresaurifères
(76) Sur le plat22, il y a encore un autre travail. On creuse des fossés appelés agogae, pour l’écoulement du torrent. Ils sont garnis de bruyère à intervalles réguliers23. La bruyère est un arbrisseau qui ressemble au romarin ; il est pubescent et retient l’or. Les côtés des canaux24 sont fermés par des planches et, en terrain accidenté, ces canaux sont surélevés. Ainsi la terre s’écoule et glisse dans la mer, les débris de la montagne s’y dissolvent et voilà pourquoi l’Espagne a déjà fait avancer ses terres loin dans la mer25. (77) Les déblais qui, dans le type d’exploitation antérieur [gîtes primaires], sont extraits au prix d’un immense travail afin qu’ils n’obstruent pas les puits, dans celui-ci sont évacués par l’eau. On ne fait pas fondre l’or obtenu par arrugia; on l’a tout de suite tel quel. C’est ainsi qu’on trouve des pépites de plus de dix livres, comme dans les puits26 ; certains les appellent palagae, d’autres palacurnae, et l’or en menues paillettes balux. La bruyère est séchée, brulée, et sa cendre est lavée sur un lit de mottes d’herbe pour que l’or s’y dépose. (78) Selon certains, l’Asturie, la Galice et la Lusitanie produisent de cette façon vingt mille livres d’or par an, la plus grande partie provenant de l’Asturie. Nulle part ailleurs dans le monde une telle fécondité ne se maintient depuis tant de siècles.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Bouvard 2004 : BOUVARD M., Transport des sédiments dans les ouvrages hydrauliques. Paris, Presses des Ponts et Chaussées, 2004 (194 p.).
Cauuet 1999 : CAUUET B. (éd.), L’or dans l’Antiquité, de la mine à l’objet. Bordeaux, Aquitania Sup. 9, 1999.
Coussot 1996 : COUSSOT Ph., Les laves torrentielles, connaissances à l’usage du praticien, Paris, CEMAGREF, 1966.
Domergue 1987 : DOMERGUE Cl., Catalogue des mines et des fonderies antiques de la Péninsule Ibérique. Madrid, Publications de la Casa de Velazquez, Série Archéologie VIII, 1987.
Domergue 1990 : DOMERGUE Cl., Les mines de la Péninsule Ibérique dans l’Antiquité romaine, Rome, Collection de l’École Française de Rome 127, 1990.
Domergue, Hérail 1999 : DOMERGUE CL, HÉRAIL G., Conditions de gisement et exploitation antique à Las Médulas (Leôn, Espagne), in : Cauuet 1999, p. 93-116.
Hérail 1984 : HÉRAIL G., Géomorphologie et gîtologie de l’or détritique, Paris, CNRS, 1984 (456 p.).
Khegal et alii 1992 : KHEGAL A. Y., POPOV N. V., PLEKHANOV P. Α., KEREMKULOV V. A., Experiments at the Chemolgan debris-flow testing ground, Kazahstan, Lanslides News, 6, august 1992, p. 27-28.
Laugier, Cojean 2001 : LAUGIER P., CO JEAN R., Analyse de scénarios d’événements de “laves torrentielles” dans le bassin versant de l’Arbonne (Bourg-Saint-Maurice, Savoie, France), Revue française de Géotechnique, 95-96, 2e et 3e trimestres 2001, p. 41-54.
Lewis, Jones 1970 : LEWIS P. R., JONES G. D. B., Roman gold mining in North-West Spain, Journal of Roman Studies, 60, 1970, p. 165-185.
Mafias Rodriguez 2006 : MATÎAS RODRIGUEZ R., La red hidrâulica de Las Médulas : trazadoe ingeniería, Estudios Biercianos, 30-31, juin 2006, p. 5-66.
Peele 1950 : PEELE R., Mining engineer’s handbook. New-York, John Wiley and sons, 1950.
Pérez García et alii 2000 : PÉREZ GARCIA L. C., SÁNCHEZ-PALENCIA F. J., TORRES-RUIZ J., Tertiary and quaternary alluvial gold deposit of Nortwest Spain and Roman mining (NW of Duero and Bierzo basins), Journal of geotechnical exploration, 71, 2000, p. 225-240.
Sanchez Palencia 2000 : SÁNCHEZ-PALENCIA F. J., Las Médulas (Leon) Un paisaje cultural en la “Asturia Augustana”. León, Instituto Leonés de Cultura, Diputación Provincial de León (362 p.).
Sánchez-Palencia et alii 2000 : SÁNCHEZ-PALENCIA F. J., PÉREZ L. C., OREJAS Α., Geomorphology and archeology in Las Médulas archeological zone (ZAM) (León, Spain), Evaluation of wastes and gold production, Geoarcheology of the landscapes of classical Antiquity, international colloquium Gand, 23-24 octobre 1998, Leiden, Babesch, 2000, p. 167-177.
Schrefler, Delage 2001 : SCHREFLER B., DELAGE P. (éd.), Géomécanique environnementale, risques naturels et patrimoine. Paris, Hermes Science, (334 p., 4 p. de pl., voir chapitre 1 “éléments d’hydraulique torrentielle pour l’ingénieur”).
T. H. A. R. M. I. T. 1998-2002 : T. H. A. R. M. I. T., Torrent hazard control in the european Alps, practical tool and methodologies for hazard assessment and risk mitigation, 5th RTD framework programme (1998-2002) (Contract n° EVG1-CT1999 -00012).
10.1146/annurev.fl.13.010181.000421 :Takahashi 1991 : TAKAHASHI T., Debris flow. Rotterdam-Balkema, IAHR monograph series, 1991 (1 vol.,165 p.).
Documents topographiques :
Mapa topográfico nacional de España, échelle 1/25 000 191-1Carucedo
Mapa topográfico de la Zona Arqueológica de Las Médulas au 1/5. 000 et 1/10000
Carte Michelin au 1/400 000 de la Galice
Notes de bas de page
1 Les auteurs remercient vivement M. Sanchez Palencia, pour avoir mis à leur disposition les levés topographiques du site les plus récents, qui leur ont permis d’approfondir leur analyse. Ils remercient également M. R Cojean, professeur à l’École des Mines de Paris, pour les informations communiquées et pour ses commentaires.
2 Dans les paragraphes qui suivent, les passages empruntés directement à cette étude ont été mis entre guillemets.
3 Le texte latin que nous suivons est celui de la Collection des Universités de France, établi par H. Zehnacker, Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, livre XXXIII, Paris, CUF, Les Belles Lettres, 1983 (réédité dans les Classiques de poche, Paris, 2000). La traduction proposée ici est un mélange de celles de Domergue 1972-1974, p. 521-525, de Zehnacker 1983 (souvent inspirée de Domergue 1972-1974) et encore de Domergue 1990, p. 492-494, qui, sur bien des points, reprend Zehnacker 1983, mais le corrige sur d’autres.
Les numéros de paragraphes de l’oeuvre de Pline sont indiqués entre parenthèses dans le texte ; les sous-titres en gras sont dus aux auteurs de l’article.
4 Montes : si l’on admet que la mine décrite par Pline est bien celle de Las Médulas, ce terme, loin de désigner n’importe quelles montagnes, doit ici s’appliquer aux croupes modelées par l’érosion dans les dépôts d’alluvion tertiaire de ce secteur du Bierzo, et qui s’échelonnaient de 700 à 1000 m d’altitude, à partir de l’actuel village de Las Médulas vers l’est.
5 On interprète le mot “galerie” en comprenant que tout se passe sur un plan horizontal. Il n’y a pas de puits mentionné, donc tout ne peut être localisé que dans le plan horizontal passant par le pied du front de taille (= la falaise).
6 La première hypothèse retenue consiste à limiter la longueur des galeries à une quarantaine de mètres, ce qui n’est pas si loin de la lumière du jour, mais ensuite il y a les galeries perpendiculaires. Pour autant que des études ultérieures justifient l’écartement retenu, on arrive à 1 500 m de galeries au total pour un front de taille de 100 m, ce qui représente une durée de 3 mois de travaux avec une centaine d’ouvriers.
7 D’autant qu’il n’y a pas de soutènement.
8 Ces arcs (fornices) correspondent aux piliers laissés par l’intersection des galeries perpendiculaires.
9 En mentionnant un deuxième type de mine, Pline fait probablement allusion aux gîtes filoniens exploités eux aussi par des méthodes comparables et à l’aide de la force hydraulique, dont les régions proches (Monts de León, Asturies actuelles) fournissent de nombreux exemples, mais qui ne sont pas pris en compte ici.
10 Dans des espèces de hottes.
11 C’est l’alluvion tertiaire.
12 Tout à fait vrai : ce matériau colle, alors que la roche casse.
13 Voir la figure 10.
14 Par des fissures, en haut de la montagne, à une certaine distance du haut du talus, et par des craquements. Le processus de fissuration en tête de talus en équilibre limite s’observe en maintes situations. Les simulations numériques le mettent bien en évidence
15 Ici au singulier, mons, comme deux lignes plus loin : c’est la montagne (= la masse d’alluvions, qui est en cours d’abattage et dont un pan s’est effondré sous les yeux de Pline.
16 Dans tout ce qui précède, il n’est pas fait mention de l’eau.
17 “Laver” doit être entendu au sens littéral, et "décombres" comme un matériau aurifère rompu.
18 Si montes a le même sens d’un bout à l’autre du texte (ce qui est probable), il s’agit ici aussi des croupes d’alluvion à exploiter, d’où notre traduction (datif désignant le terme du mouvement). L’ablatif marquant l’origine vient juste après (a centesi-mo plerumque lapide). Cette traduction paraît corroborée par l’information qui suit concernant l’aménagement des réservoirs "à la crête des montagnes" (in superciliis montium).
19 Phénomène de mise en suspension d’éléments fins dans l’eau. Ces éléments sont amenés dans les canaux par l’érosion des berges ainsi que du bassin versant tout au long de leur tracé.
20 Le mot latin est deiectus, qui signifie “forte pente”. Nous le traduisons par “falaise”, par référence à l’état du cirque de Las Médulas, fermé à l’est par une falaise, constituée par l’ultime front d’exploitation, couronné de longs réservoirs. Certes Pline n’a pas pu voir le site dans ce dernier état, mais l’ensemble de sa description montre que, déjà, à son époque, l’épaisseur de l’alluvion devait être assez considérable. Les pitons témoins qui subsistent montrent aussi que, dès qu’on abordait les premières croupes (montes) d’alluvion tertiaire (à la hauteur du village actuel de Las Médulas), l’épaisseur de cette dernière augmentait rapidement, si bien que le front de taille devait, dès ce moment, constituer une véritable falaise.
21 II y a là une confusion entre lavage de terrains aurifères dont il faut extraire l’or et évacuation de terrains non aurifères (ou qui le sont devenus : des stériles, au sens minéralurgique du terme).
En fait, Pline ne parle plus de lavage, mais d’une évacuation en masse de remblais par l’effet de l’eau, au cours de laquelle ces derniers sont entraînés par charriage, voire dans un mécanisme de lave torrentielle. On peut y voir une technique de booming ou hushing.
Par ailleurs, Pline dit ad capita, ce qui suppose l’existence de plusieurs réservoirs (comme on en voit aujourd’hui encore), correspondant à plusieurs secteurs d’abattage (cf. les rebords festonnés de la falaise), que prolongent dans le cirque (figure 9) et jusqu’à la nappe de déblais, des couloir d’évacuation qui, avec le progrès des travaux, sont devenus de plus en plus longs.
22 Ou “dans la plaine” : il faut entendre au pied des secteurs d’abattage.
23 Ces rideaux de bruyères constituent des obstacles dans lesquels s’amassent les paillettes d’or. Ils correspondent aux “riffles” des sluices modernes.
24 Ce sont proprement des “sluices”.
25 On retrouve les effets du mécanisme de transport solide par charriage et surtout par mise en suspension.
26 C'est-à-dire dans les mines en roche (gîtes primaires).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971