Le renvoi de forces dans les machines d’élévation d’eau
p. 67-75
Texte intégral
1Sur le plan technique, il existe deux façons de transmettre un mouvement moteur à un mécanisme (fig. 1). La première, directe, occasionne le moins de pertes en terme de travail, car les parties motrices et passives sont fixées à un axe commun. La seconde est indirecte, elle nécessite le recours à un engrenage, mécanisme constitué de deux roues dentées mobiles, dont la rotation s’effectue autour de deux axes, parallèles ou perpendiculaires. Dès l’Antiquité, les artisans ont su appliquer ces solutions variées pour permettre l’entraînement des machines.
Bilan historiographique
Des premières études au renouveau de la documentation archéologique
2Les vestiges étant rares, les modes de transmission utilisés dans la technologie antique ont d’abord été étudiés dans le cadre spécifique des moulins (Moritz 1957, p. 122-137). A. G. Drachmann a complété cette approche par les sources littéraires, montrant l’hétérogénéité des modèles de roues dentées (Drachmann 1963, p. 200-203).
3Les roues servant à élever l’eau dérivées du tympan, la roue à jante compartimentée et la chaîne à godets décrites par Vitruve (Vitruve, De Arch. 10, 4, 3 et 4), sont aujourd’hui mieux connues.
4Les travaux pionniers menés par T. Schioler et J. P. Oleson font toujours référence. C’est au sein de leurs études générales et néanmoins extrêmement détaillées qu’ils abordent le problème de la transmission de la force (Schioler 1973 ; Oleson 1984). Le fond papyrologique a également été exploité (Bonneau 1992). Il met en évidence les aspects sociaux et économiques, pour lesquelles la littérature antique et l’archéologie sont souvent silencieuses.
5Les années 2000 et 2001 marquent une nouvelle étape dans la recherche sur les machines élévatrices. La documentation s’est beaucoup enrichie, suite aux découvertes de Londres (Blair 2005), d’Ostie (Italie) (Bedello Tata 2005), de Salone (Croatie) (Morvillez 2005), de Milhaud (Gard) (Conche 2005) et Barzan (Charente-Maritime) (Coadic 2005). Si les études précédentes restent incontournables, il devient aujourd’hui possible de s’interroger sur des aspects techniques spécifiques, dont fait partie le problème du renvoi des forces. Les nouvelles données améliorent notre connaissance typologique des engrenages, et permettent une première approche du contexte sociotechnique de leur élaboration1.
Confrontation des sources
Vitruve
6Le De Architectura (livre X) est le seul ouvrage en langue latine consacré entièrement à la mécanique (Fleury 1989, p. 9). Il est donc riche d’enseignements sur les connaissances techniques de la fin du I er s. av. n. è.
7Vitruve évoque trois catégories de machines élévatrices d’eau : les roues, les vis et les pompes. La première se subdivise en trois parties, à savoir le tympan, la roue à jante compartimentée et la chaîne à godets. Dans trois paragraphes distincts, il décrit de façon relativement détaillée la conception des engins. Aux trois, il applique la force humaine : des hommes marchent directement sur la circonférence de la roue (Vitruve, De Arch.,10, 4, 1-4). Mais l’auteur latin ajoute à cet ensemble un quatrième paragraphe, beaucoup plus synthétique. Il ne reprend pas les descriptions précédentes, mais explique comment la force hydraulique peut être appliquée à ces mécanismes (Vitruve, De Arch.,10, 5, 1).
8Quel que soit le moteur proposé par Vitruve, il n’est question que d’un seul axe : la transmission est donc directe. Vitruve ne mentionne pas la force animale, alors qu’il connaît la transmission coudée, comme le montre le passage 10, 5, 2 consacré au moulin hydraulique.
Les témoignages iconographiques
9Les représentations de roues à jante compartimentée ou de chaîne à godets sont rares dans le monde romain. On en connaît seulement quatre, à El Alia (Tunisie) (Picard 1990), dans les catacombes de sainte Agnès à Rome (Schioler 1973, p. 155), à Alexandrie (Egypte) (Schioler 1973, p. 152-153 ; Oleson 1984, p. 184-185 ; Venit 1988 et 1989) et à Apamée (Syrie) (Dulière 1974, p. 26-27, 36-39, pl. 22, 25 et 62-63 ; Oleson 1984, p. 185-186). Les trois premières datent du IIIe s., la dernière est plus tardive (469 après J. -C.).
10Les mosaïques d’El Alia et d’Apamée figurent des paysages ruraux, dans lesquelles sont parfaitement intégrées les machines. Ce sont des roues hydromécaniques. La peinture des catacombes de sainte Agnès pourrait représenter le même système. Elle est très schématique, d’où la difficulté d’interprétation de son fonctionnement. Il semble cependant qu’elle soit identique aux deux précédentes.
11À Alexandrie, enfin, ce sont deux bœufs qui font tourner un manège horizontal, selon le principe de la “roue perse”, appelée aussi saqiâ. On peut déduire de la partie visible de la scène que la transmission de la force est coudée. Cette œuvre complète la vision que pouvait offrir le De Architectura, en montrant l’usage de la force animale et le recours aux engrenages.
La documentation archéologique
Méthodologie
12Trois types de vestiges permettent d’identifier l’existence d’une machine élévatrice. Le plus évident est la découverte de pièces liées au mécanisme. Des maçonneries au plan particulier peuvent être également une indication. Pour les roues à jante compartimentée, ce sont des puits rectangulaires, de forme très allongée, connus notamment à Ostie. Pour les chaînes à godets, leur forme approche le carré, comme à Pompéi ou dans les thermes de Cosa (Brown 1951, p. 82-88). L’ultime indice est fourni par des traces de frottement, comme à Salone (Croatie), dans les thermes de la Trinacrie, de Mithra et de l’Invidioso à Ostie, où des roues ont laissé une marque circulaire dans l’enduit hydraulique.
13Ces éléments permettent de recenser aujourd’hui plus de soixante sites. Dans les mines de São Domingos (Portugal), ce sont jusqu’à vingt-huit machines qui ont fonctionné simultanément.
14Cette multiplication des découvertes offre désormais un panel large, qui autorise des comparaisons et des interprétations de plus en plus fiables. Dans vingt-quatre cas, les vestiges sont suffisamment bien conservés pour permettre une approche des modes de transmission de la force motrice (fig. 2).
Une réalité archéologique moins homogène que le texte de Vitruve
Nature des forces motrices
Le moteur humain
15Le peu d’espace disponible autour de la machine, excluant le recours à un animal de trait, laisse supposer un entraînement par la force humaine, à l’instar des roues trouvées dans les mines de la Péninsule Ibérique et de Dacie (Rio Tinto, Saõ Domingo, Tharsis, Lagunazo, Rosia Montana) (Oleson 1984 ; Domergue et Bordes, 2004), du Spring House Complex de Cosa (Oleson 1987) et de Barzan (Coadic 2005, 42).
16À Ostie, dix bâtiments sont alimentés à l’aide de puits rectangulaires (Oleson 1984 ; Ricciardi 1996), comme à Troia, (Portugal) (De Carvalho Quintela 1993-1994). Leur profil indique qu’ils n’ont pu accueillir que des roues semblables à celles utilisées dans les mines. Cette hypothèse a été confirmée par la fouille des thermes des Cisiarii, où un élément de rouage a été découvert. Le même système est restituable à Troia.
17À Pompéi, enfin, J. P. Oleson, à la suite d’A. Maiuri (Maiuri 1931 ; Oleson 1996), a montré que les chaînes à godets étaient mues à l’aide de roues à écureuil. Ici encore, seule la force humaine est donc admise2.
Roues hydromécaniques
18Les vestiges de machines entraînées par la force du courant sont plus rares, du fait de leur implantation à l’extérieur et donc de leur conservation plus difficile. À ce jour, un seul aqueduc en a indéniablement accueilli une (Morvillez 2005).
19À Lattes, au lieu-dit La Courgoulude, A. Bouet a formulé une hypothèse similaire après la découverte de marques laissées par le frottement d’une roue au fond d’un chenal proche d’un bâtiment thermal (Bouet 2003, II, p. 141). Cependant, il n’est pas exclu ici que le rouage puisse appartenir à un moulin hydraulique (Amouric 1989). Il est impossible de proposer une interprétation définitive, mais ce site a l’intérêt de souligner l’importance de la force hydraulique à l’époque romaine.
La force animale
20Les godets en céramiques, relativement fréquents en Egypte et en Israël, sont les indices de la présence d’une saqiâ, mais ne sont pas la preuve de l’utilisation d’un manège. Seule la conservation des niveaux de circulation des animaux de trait ou la présence des supports ne laissent aucun doute. C’est le cas pour les sites égyptiens de Tuna al Gabal et d’Abu Mena, déjà relevés par T. Schioler et J. P. Oleson (Schioler 1973, p. 131-135 et p. 141-148 ; Oleson 1984, p. 181-183). Les études menées en Israël tendent également à montrer l’importance numérique de ces roues dans la province romaine de Palestine. Cependant, seuls les vestiges liés au puits de Yavné-Yam sont suffisamment importants pour que l’hypothèse du recours à la force animale soit indiscutable (Ayalon, 1999).
Modes de transmission de la force
Transmission directe
21L’usage de la force humaine a été reconnu sur dix-neuf sites sur vingt-quatre. Hormis à Cosa et Barzan, la force est transmise à l’aide d’un seul axe. Dans les mines, à Ostie et à Troia, les hommes marchaient directement sur la roue à jante compartimentée. À Salone, le courant dans l’aqueduc agissait de la même façon. À Pompéi, la roue à écureuil était placée sur le même axe que la chaîne à godets.
22L’archéologie montre que la transmission directe était donc majoritairement utilisée dans le monde romain. C’est cette réalité que traduit le texte de Vitruve. Cela n’exclut pas pour autant le recours aux engrenages.
Transmission coudée
23Les découvertes de Tuna al Gabal, Abu Mena et Yavné Yam prouvent l’utilisation d’animaux de traits pour faire tourner des chaînes à godets. Or, le mouvement moteur est horizontal, alors que la trajectoire des godets est verticale. Cela induit nécessairement le recours à une transmission coudée de la force.
24Jusqu’au milieu des années 1980, l’usage du manège pour les machines élévatrices d’eau semblait être une spécificité des provinces d’Egypte et d’Israël. Mais les découvertes de ces deux dernières décennies ont prouvé l’utilisation de la transmission coudée jusque dans la partie occidentale de l’Empire, à Cosa et Barzan aux IIe et IIIe s. de n. è.
L’archéologie, confirmation des données papyrologiques
25Dans les textes des papyri, il est fait principalement mention de deux termes :organon et mêchanê. Le premier peut avoir le sens d’appareil qu’on fait tourner et dont la force motrice est humaine (Bonneau 1992, 103). Le second est compris au sens de « roue élévatoire (d’eau) à manège circulaire » (Bonneau 1992, 105). Si, pour le premier, il est difficile d’établir le mode de transmission de la force, dans le second cas, il est nécessairement fait usage d’engrenages. Les papyri prouvent l’utilisation de la transmission coudée au sein des machines d’élévation d’eau romaines et leur développement important à cette époque.
Approche typologique des engrenages
26Les découvertes récentes permettent d’appréhender de façon plus concrète la conception des engrenages.
Les engrenages dans les moulins
27Jusqu’à ces dernières années, les vestiges de ce type étaient uniquement connus pour des moulins. Déjà, ils témoignaient d’une grande hétérogénéité des mécanismes. Dans les années 1944-45, à Hagendorn, sur la commune de Cham (Suisse), un moyeu en chêne (Quercus sp).a été dégagé. Il avait un diamètre de 39 cm. Sa périphérie était creusée de vingt-sept mortaises de 4 cm de profondeur et 2,5 cm de diamètre. Certaines étaient encore comblées par les restes d’un tenon, dont le bois utilisé appartenait au genre pomoïdé. Ce sont très probablement des dents implantées perpendiculairement à l’axe (Gahwiler 1991). Le mécanisme daterait du IIe s. de n. è.
28La fouille d’un puits du camp militaire de Saalbourg (Allemagne) a mis au jour une roue en lanterne du début du IIIe s. de n. è. Elle était constituée de deux disques de chêne (Quercussp.) (diam. : 20 cm ; ép. : 4 cm), assemblés par six alluchons métalliques de 3 cm de diamètre et 16 cm de long. L’ensemble était fixé sur un axe de 80 cm de long, de section carrée (Moritz 1958, p. 125 et fig. 14 c).
Les engrenages dans les machines d’élévation d’eau
Mazaron ?
29Le premier élément de rouage appartenant potentiellement à une machine d’élévation d’eau a été mis au jour dans la mine de Mazaron (Espagne). L’objet n’est connu que par un simple schéma (Gossé 1942, fig. VII, 1). C’est un éclat dont le champ intact présente une courbure importante. Des mortaises sont visibles sur le pourtour. Elles sont creusées perpendiculairement à la pièce. Si des tenons étaient insérées dans les encoches, il pourrait s’agir d’une roue comptant quarante-six dents. Cette hypothèse est malheureusement très discutable du fait des lacunes concernant la description de l’objet.
Barzan
30Entre 2000 et 2002, la fouille d’un puits sur le site de Barzan (Charente-Maritime) (Bouet 2003, 11-115 ; Coadic 2005) a permis le dégagement de vestiges plus importants et donc une approche plus détaillée de cette question.
Contexte
31La machine alimentait un bâtiment thermal mis en place au début du IIe s. de n. è. et abandonné dans la seconde moitié du IIIe s. Elle élevait l’eau depuis un puits rectangulaire de 13,11 m, approchant 16 m de profondeur. La nappe phréatique a permis la conservation d’une quantité exceptionnelle de bois, dont trois à quatre cents éclats peuvent se rattacher au mécanisme.
Les « pièces cylindriques »
32La mise en série des bois a permis de déterminer une typologie des éléments ligneux. Par leur quantité et leur standardisation, soixante-dix pièces se distinguent de l’ensemble. Elles ont une forme cylindrique. Une extrémité est un peu plus large que le corps de l’objet. L’autre est munie d’un tenon3 (fig. 3). La grande majorité de ces individus a pu être classée en trois catégories.
33La première (type A) est constituée de vingt-cinq éléments avoisinant 30 cm. Ils ont une tête d’une dizaine de centimètres de long, une partie centrale de 18 cm en moyenne et un tenon de deux ou trois centimètres. La seconde (type B) a été fabriquée sur le même modèle, si ce n’est que la partie centrale est beaucoup plus longue. La taille totale de ces objets approche 55 cm. Enfin, le dernier lot remarquable (type E) est assez proche du premier, mais la partie centrale est creusée par une mortaise de 2 cm de large. Cet ensemble est comparable à des éléments ligneux mis au jour à Celano en Italie, dans un moulin du Haut Moyen Âge4. Il s’agissait ici d’alluchons.
34À Barzan, tous les individus se trouvaient isolés dans le sédiment, à l’exception d’un. À son extrémité se trouvait un cylindre métallique enserrant le tenon et terminé par deux petites plaques perforées (fig. 4). Par ailleurs, la majorité des exemplaires est traversée par un clou ou par un petit tenon en bois situé à quelques centimètres de la tête.
35Ces minces vestiges permettraient de restituer deux types d’attaches. La pièce métallique pourrait avoir été clouée à une planche, de façon à maintenir fixée l’extrémité étroite de l’objet. Quant aux tenons et aux clous, ils pourraient avoir servi à bloquer une jante contre la tête. Ce cerclage serait alors similaire à l’hypothèse formulée pour la roue de Mazaron. Nous devons cependant nous contenter ici d’une supposition, du fait de l’absence de planches pouvant s’assembler avec certitude avec les pièces cylindriques.
36Il apparaît donc que les lots A et Β appartenaient à des roues dentées de type lanterne. Seules les têtes présentent une légère trace d’usure, ce qui laisse penser que c’était elles uniquement qui transmettaient le mouvement. La fonction de la partie centrale du deuxième groupe reste à ce jour indéterminée. Elle semble n’avoir subi ou effectué aucune pression mécanique sur un objet extérieur.
Second type de roue dentée
37La fouille a également permis de déterminer la présence d’un autre type de roue. La jante est constituée de deux planches courbes maintenues face à face. Elles sont creusées par des mortaises rectangulaires dans lesquelles étaient bloqués des rayons cylindriques (fig. 5). L’usure de certains d’entre eux laisse penser qu’ils ont pu transmettre un mouvement. Ils auraient alors la même fonction que les pièces cylindriques.
38La découverte du puits de Barzan permet une approche très détaillée du système d’entraînement de la machine d’élévation d’eau. Elle montre que plusieurs types de roues dentées ont été utilisés simultanément. Chacune témoigne d’une technique relativement aboutie. Cette machine prouve donc le savoir-faire des artisans en charge de la fabrication des roues dentées.
Le renvoi des forces : première approche d’un complexe technique
La notion de complexe technique
39Les sources concernant les renvois d’angle dans les machines d’élévation d’eau sont peu nombreuses. Il est alors d’autant plus difficile d’appréhender tout le complexe technique qui les entourait. Cette notion de complexe technique a été établie par B. Gille et reprise par de nombreux historiens. Nous en reprendrons ici l’acception qu’en a donnée, en 1997, A. -F. Garçon, à savoir, pour la période contemporaine, « des entreprises ou groupes d’entreprises qui, au sein d’une filière donnée, possèdent un substrat technique, un mode de fonctionnement économique, des réseaux d’échanges, une organisation juridique et sociale qui les rapprochent entre elles et les distinguent des autres complexes » (Garçon 1997, p. 24)5. Il serait évidemment bien illusoire de vouloir plaquer les outils de l’Histoire contemporaine aux réalités de l’archéologie antique. Cependant, les découvertes récentes permettent d’appréhender en partie l’aspect sociotechnique qui entourait la fabrication des engrenages et, en particulier, les hommes qui avaient la charge de fabriquer ces éléments.
La machine de Barzan, reflet d’une main d’œuvre spécialisée
40L’exemple de Barzan nous montre que l’élaboration de telles pièces nécessite des connaissances dans le travail du bois. La totalité des pièces cylindriques a été tournée : on voit encore les traces de la griffe qui maintenait les objets sur le tour et les marques de la lame utilisée sont encore visibles. Quand aux jantes, elles ont été travaillées au ciseau, suivant des marques tracées au préalable. Mais la preuve de la parfaite maîtrise de la matière première vient du choix des essences utilisées. Parmi les pièces cylindriques se trouvent majoritairement des taxons de Quercus ilex et Pomoideae, alors que ceux-ci sont minoritaires dans les autres contextes de Barzan, comme le montre le résultat des analyses menées par Ph. Poirier sur les données anthracologiques du bâtiment thermal (Poirier 2003). Cela prouve donc clairement un choix dans la sélection des essences. Il est intéressant de souligner, dans cette perspective, que le bois des dents de la roue de Hagendorn appartient aussi au genre pomoïdé. C’est un bois cassant. Si la machine rencontre un problème dans son fonctionnement, seule la pièce qui subit la pression la plus forte se brise, évitant ainsi des détériorations plus importantes à l’ensemble du système.
41Au regard des pièces mises au jour à Barzan, il est évident que la fabrication des alluchons est le fait d’artisans spécialistes du bois. Ces derniers travaillent de concert avec un forgeron, comme le montre la pièce métallique évoquée précédemment, ainsi que la présence abondante de ferrures dans le sédiment du puits.
Le “mechanourgos”
42Dans l’occident romain, il existe peu d’éléments relatifs aux fabricants des systèmes d’élévation d’eau. Une inscription d’Arles datant du IIe ou du IIIe s. de n. è. (CIL XII, 722), déjà relevée par J. P. Oleson, mentionne Q. Candidus Benignus, membre du collège des fabri tignuarii. Le texte explique que « personne n’était plus spécialisé que lui et aucun ne pouvait le surpasser : il savait à la fois construire les systèmes hydrauliques (organa) et les canalisations ». J. P. Oleson a rapproché cette inscription de papyri, où il est fait mention du mechanourgos (Oleson 1984, p. 395). D. Bonneau le définit comme un ouvrier libre qui loue ses services, un personnage spécialisé dans la production de machines d’irrigation, qui calcule les dimensions des pièces en fonction de la taille et des dents. Il évolue en parallèle du charpentier, qui apporte le bois et travaille sur le terrain. Les autres artisans sont des fournisseurs occasionnels cordes, clous, ferrures pour les pots) (Bonneau 1992, p. 225). Cette association entre plusieurs corps de métiers n’est pas spécifique aux machines d’élévation d’eau égyptienne. Végèce, en fait également mention dans l’armée : « la légion avait à sa suite des charpentiers, des maçons, des charrons, des forgerons, des peintres et plusieurs autres ouvriers de cette espèce ; ils étaient destinés à construire les logements et les baraques des soldats dans les camps d’hiver, à fabriquer les tours mobiles, à réparer les chariots et les machines de guerre, et à en faire de neuves » (Végèce, De l’art militaire, 2, 11) (traduction V. Develay, revue par S. Coadic). Dans ce regroupement de compétences, le mechanourgos appartiendrait à un rameau de la charpenterie. Ceci explique que nous n’en ayons que de rares mentions claires dans l’occident romain. Q. Candidus Benignus pourrait alors être un de ces artisans, comme ceux qui ont tourné et mis en place les différents alluchons de la machine de Barzan.
Conclusion
43Les vestiges de machines d’élévation d’eau sont maintenant suffisamment nombreux pour appréhender les mécanismes antiques dans le détail. L’archéologie fournit aujourd’hui les témoignages matériels d’un savoir-faire et de connaissances techniques élaborés. Ces nouvelles données complètent le texte pourtant riche de Vitruve. L’architecte romain insistait sur la conception globale des machines ; désormais, on peut entrevoir la population qui gravitait autour de ces objets techniques.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Sources
Les mécaniques ou l’élévateur de Héron d’Alexandrie, publiées pour la première fois sur la version arabe de Qostà Ibn Lûqâ et traduites en français par m. le baron Carra de Vaux. Paris, 1867.
Vitruve, De Architectura, texte établi, traduit et commenté par L. Callebat, avec la collaboration, pour le commentaire, de Ph. Fleury. Paris, 1996.
Végèce, Traité de l’art militaire, traduction de Victor Develay. Paris, 1859.
Bibliographie
Amouric 1989 : AMOURIC H., PRADES H., VAYSSETTES J. -L., Le moulin de la Cougourlude à Lattes (Hérault), ArchLang, 4, 1989, p. 111-112.
Ayalon 1999 : AYALON E., Yavné-Yam, persian wheel (saqiya) well, Hadashot arkheologiyot-excavations and surveys in Israel, 109, 1999, p. 76.
Barbet 1997 : BARBET G., GANDEL Ph., Chassey-Les - Montbozon (Haute-Saône) : un établissement rural gallo-romain. Université de Franche-Comté, 1997.
Bedello 2005 : BEDELLO TATA M., FOGAGNOLO S., Una ruota idraulica da Ostia. In : Aquam in altum exprimere, les machines d’élévation dans l’Antiquité, actes de la journée d’études tenue à Bordeaux le 13 mars 2003 (dir. A. Bouet). Bordeaux, 2005, p. 115-138.
Blair 2005 : BLAIR I., SPAIN R., TAYLOR T., The technology of the Ist and 2nd century roman bucket chains from London : from excavation to reconstruction. In : Aquam in altum exprimere, les machines d’élévation dans l’Antiquité, actes de la journée d’études tenue à Bordeaux le 13 mars 2003 (dir. A. Bouet). Bordeaux, 2005, p. 85-114.
10.4000/books.ausonius.10389 :Bonneau 1992 : BONNEAU D., Le régime administratif de l’eau du Nil dans l’Egypte grecque, romaine et byzantine. Leiden - New-York-Köln, 1993.
10.4000/books.ausonius.10389 :Bouet 2003 : BOUET Α., Les thermes privés et publics en Gaule Narbonnaise. Rome, 2003.
Coadic 2005 : COADIC S., BOUET Α., La chaîne à godets des thermes de Barzan (Charente-Maritime) : une première approche. In : Aquam in altum exprimere, les machines d’élévation dans l’Antiquité, actes de la journée d’études tenue à Bordeaux le 13 mars 2003 (dir. A. Bouet). Bordeaux, 2005, p. 31-44.
Conche 2005 : CONCHE F., PLASSOT E„ PELLECUER Chr., Puiser, élever et distribuer l’eau dans la villa de Careiron et Pesquier à Milhaud (Gard) : premiers commentaires. In : Aquam in altum exprimere, les machines d’élévation dans l’Antiquité, actes de la journée d’études tenue à Bordeaux le 13 mars 2003 (dir. A. Bouet). Bordeaux, 2005, p. 69-84.
Cosentino 1998 : COSENTINO S., MIELI G., Un impian-to produttivo altomedievale : il mulino di « Le Paludi » di Celano. In : Archeologia in Abruzzo, storia di un meta-nodotto tra industriae cultura (a cura di V. D’Ercole i R. Cairoli), Montalto di Castro, 1998, p. 177-196.
De Carvalho 1993-1994 : DE CARVALHO QU1NTELA Α., MASCARENHAS J. M., CARDOSO J. L„ Instalaçâo romana de captação, elevaçãoe armazenamento de agua em Troia (Grândola, Portugal), Conimbriga, 32- 32-33, 1993-1994, p. 157-170.
Domergue 2004 : DOMERGUE CL, BORDES J. L., La roue élévatoire de la mine romaine de Tharsis (Huelva, Espagne). Étude archéologique et technique de ce type de roue. In : Problemi di macchinismo in ambiento romano, macchine idrauliche nella letteratura tecnica, nelle fonti striografichee nelle evidenze archeo-logiche di età imperiale (a cura di Fr. Minonzio), Como, 2004, p. 87-106.
Drachmann 1963 : DRACHMANN A. G., The mechanical technology of greek and roman Antiquity. A study of the literary sources. Copenhague, 1963.
Dulière 1974 : DULIÈRE C., Mosaïques des portiques de la Grande Colonnade (section VII, 16-17). Bruxelles, 1974.
Eschebach 1979 : ESCHEBACH H., Die Stabianer Thermen in Pompeji. Berlin, 1979.
Fleury 1993 : FLEURY Ph., La mécanique de Vitruve. Caen, 1993.
Garçon 1997 : GARÇON A. -F., À propos du complexe technique minéro-métallurgique armoricain. Mines, carrières et sociétés dans l’histoire de l’Ouest de la France, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest (Anjou, Maine, Touraine), 104, 3, 1997, p. 23-38.
Gossé 1942 : GOSSÉ G., Las minas y el arte minero de Espana en la antiguedad, Ampurias, 4, 1942, p. 43-68.
Maiuri 1931 : MAIURI Α., Pozzie condutture d’acqua nell’antica città di Pompei ; Scoperta di un pozzo pres-so la Porta Vesuvio. NSA, 7, 1931, p. 546-576.
Menassa 1975 : MENASSA L., LAFERRIERE P., La Saqia, technique et vocabulaire de la roue à eau égyptienne. Paris, 1975.
10.3138/9781487577926 :Moritz 1958 : MORITZ L. Α., Grain mills and flour in Cassical Antiquity. Oxford, 1958.
Morvillez 2005 : MORVILLEZ E., CHEVALIER P., MARDESIC J., PENDER B., TOPIC M., CAUSEVIC M., "La noria découverte près de "l’oratoire A" dans le quartier épiscopal de Salone (mission archéologique franco-croate de Salone). In : Aquam in altum exprimere, les machines d’élévation dans l’Antiquité, actes de la journée d’études tenue à Bordeaux le 13 mars 2003 (dir. A. Bouet). Bordeaux, 2005, p. 153-169.
Oleson 1984 : OLESON J. P., Greek and Roman mechanical water-lifting devices : the history of a technology. Toronto-Buffalo-London, 1984.
Oleson 1987 : OLESON J. P., The Spring House Complex, In : The Roman port and fishery of Cosa. A center of Ancient trade (dir. A. M. McCann). Princeton, 1987, p. 98-128.
Oleson 1996 : OLESON J. P., Water-lifting devices at Herculaneum and Pompei in the context of Roman technology, In : Cura Aquarum in Campania, Proceeding of the ninth International Congress of the History of water management and hydraulic Engeneering in the Mediterranean regions (ed. N. De Haan et G. C. M. Jansen), 1996, p. 67-78.
Picard 1990 : PICARD G. -Ch., Mosaïques et société dans l’Afrique romaine, les mosaïques d’El Alia (Tunisie), In : L’Afrique dans l’occident romain Ier s.après-IVe s. p. C.). Actes du colloque organisé par l’Ecole française de Rome sous le patronage de l’Institut national d’archéologie et d’art de Tunisie (Rome, 3-5 décembre 1987). Rome, 1990, p. 3-14.
Poirier 2003 : POIRIER Ph. (avec la collaboration de A. Ali), Approvisionnement et économie du bois dans le quartier des thermes, In : A. Bouet (dir.), Thermae Gallicae, Les thermes de Barzan (Charente-Maritime) et les thermes des provinces gauloises. Bordeaux, Ausonius (suppl. Aquitania 11, Ausonius Mémoires 10), 2003, p. 523-537.
10.2307/40000871 :Ricciardi 1996 : RICCIARDI A. M., La civiltà dell’acqua in Ostia Antica. Roma, 1996.
10.2307/40000709 :Schioler 1973 : SCHIOLER T., Roman and Islamic water lifting wheels. Odense, 1973.
Venit 1988 : VENIT M. S., The painted tomb from Wardian and the decoration of alexandrian tombs. JARCE, 25, 1988, p. 71-91.
Venit 1989 : VENIT M. S., The painted tomb from Wardian and the antiquity of the saqiya in Egypt. JARCE, 26, 1989, p. 219-222.
Notes de bas de page
1 Cette étude a été réalisée dans le cadre d’une thèse portant sur « Les machines d’élévation dans le monde romain, du IIe s. av. J. -C. au VIe s de n. è. », sous la direction de F. Tassaux (Ausonius-Bordeaux III). Elle est le fruit de nombreuses collaborations. La fouille de la machine du puits de Barzan et son étude n’auraient pu se faire sans Alain Bouet et le sujet va nous conduire à évoquer quelques considérations qui sont le résultat de nombreux échanges avec J. -L. Bordes. Enfin, la restitution de ce système, actuellement en cours, est rendue possible grâce au concours de R. Vergnieux et de la plateforme technologique 3D Ausonius Archéovision. Que toutes les personnes qui ont accepté de relire cet article trouvent ici l’expression de nos remerciements.
2 Les machines des thermes du Forum et de la Maison de la Reine d’Angleterre à Pompéi n’ont pas été retenues ici, la restitution de leur système de transmission étant problématique.
3 Pour rendre plus intelligibles les descriptions, nous parlerons de la "tête" pour la partie la plus large et la partie centrale et du tenon pour le reste.
4 Nous tenons à remercier J. -P. Brun qui nous a fourni cette information.
5 Nous remercions ici vivement A. -F. Garçon pour ses remarques faisant suite à notre présentation orale.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les bois sacrés
Actes du Colloque International (Naples 1989)
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
1993
Énergie hydraulique et machines élévatrices d'eau dans l'Antiquité
Jean-Pierre Brun et Jean-Luc Fiches (dir.)
2007
Euboica
L'Eubea e la presenza euboica in Calcidica e in Occidente
Bruno D'Agostino et Michel Bats (dir.)
1998
La vannerie dans l'Antiquité romaine
Les ateliers de vanniers et les vanneries de Pompéi, Herculanum et Oplontis
Magali Cullin-Mingaud
2010
Le ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des début de la République jusqu'au Haut Empire
Centre Jean Bérard (dir.)
1994
Sanctuaires et sources
Les sources documentaires et leurs limites dans la description des lieux de culte
Olivier de Cazanove et John Scheid (dir.)
2003
Héra. Images, espaces, cultes
Actes du Colloque International du Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Lille III et de l’Association P.R.A.C. Lille, 29-30 novembre 1993
Juliette de La Genière (dir.)
1997
Colloque « Velia et les Phocéens en Occident ». La céramique exposée
Ginette Di Vita Évrard (dir.)
1971