L’utilisation de l’eau en Catalogne romaine : le cas de Iesso (Guissona)
p. 33-49
Texte intégral
1Le thème de l’utilisation de la force hydraulique et des machines à eau est particulièrement intéressant du fait des découvertes et des études qui se sont succédé ces dernières années et qui ont trouvé une importante stimulation dans les études réalisées sur ces terres de la Gallia Narbonensis, notamment celle des moulins de Barbegal (Leveau 1995 ; id. 1996).
2J’ai répondu à l’invitation de parler de la péninsule Ibérique et plus concrètement de la Catalogne. Je le ferai en partant de l’expérience de l’archéologie de la ville ancienne et de son territoire, bien évidement intéressés par un aspect aussi essentiel que l’utilisation de l’eau et ses conséquences.
3En Catalogne et dans la péninsule Ibérique, nous avons commencé à réaliser des recherches de terrain approfondies sur la problématique de l’utilisation de l’eau. Nous pouvons mentionner, par exemple, le livre de Lourdes Burés sur les structures hydrauliques dans la ville d’Empúries, ville qui tirait son eau surtout de ses nombreuses citernes, bien que l’on trouve mention dans les documents de quelques puits. Jusqu’à nos jours, dans la partie fouillée du gisement, sont mentionnés 67 citernes, dont 42 dans la Néapolis d’origine grecque, et 25 dans la ville romaine. Par contre, on ne parle que de 9 puits, tous situés dans la Néapolis1. Il semble que l’on doive en conclure qu’Empúries ne possédait pas d’aqueduc : on ne trouve aucune mention de restes de castellum aquae, pas plus que de tours secondaires ou de tuyaux en plomb pour la distribution. (Burés, 1998).
4Nous devons aussi rappeler une première tentative d’étude d’infrastructure hydraulique rurale, qui date de quelques années, réalisée dans la “campine” de Cordoue, en fait un premier catalogue des restes trouvés sur ce territoire (Lacort Navarro 1988).
5Parmi les vestiges sur lesquels nous devons travailler, il n’est pas facile de détecter des moulins mus par l’énergie hydraulique et encore moins si on ne les cherche pas consciencieusement. Mais nous pouvons espérer qu’après les études de ces dernières années, il sera possible d’en découvrir comme l’a fait à Conimbriga Jean-Pierre Brun qui a signalé le premier moulin hydraulique romain trouvé sur la péninsule Ibérique (Brun 1997). C’est ainsi que lors de sa dernière visite en Catalogne, Philippe Leveau a détecté les vestiges d’un possible moulin hydraulique dans la villa romaine d’Altafulla, sur le territoire de Tarraco. Il faudra étudier ces restes afin de confirmer et de documenter cette interprétation.
6À court terme, les études de territoire que l’on réalise dans différents endroits de Catalogne apporteront de nouvelles trouvailles de moulins mus par la force hydraulique et combleront ainsi le vide actuel.
La cité de Iesso
7J’ai pensé qu’il était intéressant de présenter à ce colloque les nouveautés que l’on a découvertes dans la gestion de l’eau grâce aux fouilles qui mettent à découvert les restes de la ville romaine de Iesso, située à l’intérieur de la Catalogne, là où, actuellement, s’élève le bourg de Guissona (fig. 1).
8Iesso est une ville qui a été fondée ex novo, à une date qui se situe autour de l’an 100 av. J. C. Elle est probablement contemporaine de la fondation, en Catalogne, d’autres villes romaines telles que Empúries, Baetulo ou Iluro sur la côte (Guitart, 1994 et 2006). La situation géographique de Iesso a été dictée par des raisons stratégiques. Elle se situe à proximité de la sortie de voies qui, du Roussillon, traversent les Pyrénées en suivant les rivières Têt et Sègre. L’existence de bonnes terres et l’abondance de l’eau durent contribuer au choix du site. Quant au statut juridique de la ville, nous savons par Pline que les habitants de Iesso jouissaient du ius Latii. Le périmètre urbain, que nous connaissons en certains points grâce aux restes d’une puissante muraille de trois mètres et demi de large et plus généralement par les vestiges archéologiques de la ville, montre que la ville s’étendait sur près de 20 hectares (fig. 2).
9La création, ces dernières années, d’un parc archéologique de près de 2 hectares qui englobe la partie nord de la ville romaine a permis d’entreprendre différentes fouilles en extension dans cette zone, elles-mêmes rendant possible l’établissement d’une documentation concernant plusieurs éléments urbains (Guitart, 1998 ; 2004 A et 2004 B) et (fig. 3 et 4) :
- un important segment de la muraille nord de la ville avec la porte qui donne accès au cardo maximus de la ville et à la tour de défense située tout près (fig. 5),
- des thermes publics qui sont encore sujets à des fouilles,
- les restes d’un quartier de maisons datant de l’époque républicaine tardive, sur le nivellement duquel se dressa, à l’époque du haut empire, une domus étendue, organisée autour d’un patio à colonnes,
- quelques tronçons de rues : du cardo maximus, d’un cardo minor et de l’intervallum.
- les vestiges d’une industrie vinicole datant de l’époque antique tardive, construite sur le nivellement d’un tronçon du cardo maximus et dont la date se situe à partir du dernier tiers du Ve siècle de notre ère.
10C’est dans ces fouilles du parc archéologique de Guissona que sont apparus d’importants vestiges hydrauliques.
Un puits équipé d’une pompe ?
11Concentrons-nous en premier lieu sur l’un des puits découverts dans la zone de maisons datant de l’époque républicaine tardive (Buxó, 2004). Les trois puits de cette zone ne sont pas contemporains mais correspondent à des phases successives de l’évolution de cette insula (fig. 6). Le puits numéro 1, cylindrique, mesure 1,20 m de diamètre ; il a été construit au début du IIe siècle de notre ère. Les matériaux qui apparaissent dans son comblement nous font penser à une date post quern de la seconde moitié du IIe siècle de notre ère quant à son nivellement. Le puits numéro 3, cylindrique mais à margelle carrée, est situé dans un angle du patio à colonnes de la domus seigneuriale et correspondrait à son dernier remodelage, qui date de la première moitié du IIe siècle de notre ère. Ce puits n’a pas été fouillé jusqu’au fond, mais aux niveaux supérieurs de son comblement sont apparues des céramiques du Ve siècle après J. C.
12Le puits numéro 2, qui nous intéresse présentement, est situé près du puits numéro 1, mais sa côte supérieure se situe à 1,25 mètres au dessous de ce dernier. Il est évident que lorsqu’on creusa le puits numéro 1, le puits numéro 2 était arasé et comblé depuis longtemps. On ne s’en souvenait probablement plus, ce qui expliquerait aussi la présence de deux puits si rapprochés.
13Le puits numéro 2 est de forme presque carrée (1,02 x 0,90 mètres). Il a été construit avec beaucoup de soins : jusqu’à 2,10 mètres de profondeur, il est revêtu d’un assemblage de petits carreaux carrés ou rectangulaires presque parfaits et bien fixés par un mortier à base de chaux (fig. 7). Les deux premières files sont particulièrement solides et composées de carreaux plus grands. À 1,10 m de profondeur, nous trouvons une rainure horizontale de 10 cm de largeur sur les quatre parois du puits. À partir de 2,10 mètres de profondeur, le puits est taillé dans le roc et tout de suite après, à partir de 2,50 mètres, il devient plus étroit jusqu’à présenter une espèce de bouche en forme de triangle aux côtés arqués dont le point le plus étroit se situe à 3,50 mètres de profondeur. Par la suite, le puits récupère sa largeur. À 4,75 mètres de profondeur, il y a une autre rainure horizontale de 10 cm de large, taillée dans le roc sur les quatre côtés du puits. À partir de là, le puits devient légèrement plus étroit jusqu’à une profondeur totale de 6,75 mètres (fig. 8).
14Quant à l’extérieur, les fouilles ont permis de découvrir une série de restes en connexion avec l’angle nord du puits (fig. 9). On doit les interpréter comme le point de départ d’une série de canalisations qui se dirigeaient vers plusieurs points du quartier de maisons. Il s’agissait probablement de tuyaux en plomb dont on n’a retrouvé que quelques minuscules fragments. Mais on peut suivre leur parcours à travers les tranchées et les pierres de protection de ces tuyaux grâce à la documentation obtenue à travers les fouilles.
15Il faut signaler que le puits se situe dans la partie interne de l’insula, dans un espace triangulaire qui se trouvait entre les maisons orientées dans le sens du cardo maximus et celles orientées dans le sens de la rue de l’intervallum de la fortification.
16Interrompons ici la description des vestiges. Comment faut-il les interpréter ? Il paraît clair que nous sommes en présence d’un puits surmonté d’une structure qui supportait un réservoir surélevé. Ce dernier permettrait à son tour la fourniture d’eau courante aux maisons ou aux fontaines du quartier. Cela implique que le puits devait être équipé d’un instrument qui permettait d’élever l’eau jusqu’au réservoir. Quel pouvait être cet instrument ? Est-il possible de le savoir à travers les documents archéologiques que nous possédons ?
17Au cours de notre réflexion, nous avons commencé à penser à une sorte de noria dont l’existence est connue dans le monde antique. Le type de puits fait évidemment écarter la roue hydraulique (la rota). Nous avons aussi envisagé la possibilité qu’il s’agisse de l’un des mécanismes appelé par Vitruve duplex ferrea catena qui, dans sa version simplifiée, peut être une chaîne a godets sur un mécanisme giratoire tel qu’une poulie ou un tour. On trouve des documents archéologiques parlant de ce genre de mécanisme depuis le IIe siècle av. J. C. Ils ont été largement utilisés à l’époque impériale surtout dans l’agriculture (Fernandez Casado 1983, p. 615-674 ; Nordon 1991, p. 61-80). Mais nous pensons qu’il ne peut pas s’agir là du système utilisé pour monter l’eau de notre puits car l’étranglement de ce dernier à la moitié de sa profondeur est incompatible avec ce type de mécanisme qui aurait besoin d’un espace large pour le parcours de la chaîne.
18Étant donné le type de puits et les comparaisons que l’on peut établir, nous en sommes arrivés à la conclusion que l’instrument qui servait à monter l’eau devait être une pompe foulante. Celle-ci appliquait un principe dont l’invention est attribuée à Ctésibios : « … de ctesibica machina quae in altitudinem aquam educit » selon une citation de Vitruve. Ce principe a donné naissance à différents modèles de machines, certaines mobiles, d’autres statiques, les unes fabriquées en bronze, d’autres en bois, d’autres encore combinant le bois, le plomb et le bronze. On les employait à plusieurs usages : pour pomper l’eau dans des vaisseaux, les mines, pour éteindre des incendies et, logiquement aussi, pour tirer l’eau des puits (Fernandez Casado 1983, p. 631-633 et 673).
19Les trouvailles faites il y a quelques années déjà à Mediolanum (Milan, Italie), interprétées et republiées récemment par Mariavittoria Antico, semblent très représentatives de la manière dont pouvait fonctionner le mécanisme élévateur du puits de Iesso (Antico Gallina 1997). Il s’agirait de pièces en bois dans lesquelles sont insérés deux tuyaux en plomb (fig. 10). On en conserve plusieurs fragments qui proviennent des fouilles de différents puits situés dans le quartier qui s’étendait à l’est du forum de cette ville. L’interprétation que l’on donne actuellement de ces pièces me semble convaincante : il s’agirait de morceaux de mécanismes de pompes hydrauliques de Ctésibios, des pompes à double piston, à action alternée, utilisées pour monter mécaniquement l’eau des puits. Bien que, comme toujours, les vestiges que l’on conserve sont très fragmentés, il semble clair que nous nous trouvons en présence de machines compactes, aux cylindres en plomb très proches l’un de l’autre et légèrement décentrés car, au centre de la pièce en bois, se trouverait l’orifice par lequel l’eau devait monter vers l’extérieur, poussée depuis les cylindres par les pistons qui seraient actionnés depuis le haut certainement par un système de manivelle que synchroniserait la compression alternée des deux pistons. Il faut mentionner l’hypothèse formulée selon laquelle les deux pistons pourraient eux aussi être en bois. Il s’agirait donc de machines construites en plomb et en bois, sans écarter la possibilité que d’autres éléments, les valves par exemple, puissent être en bronze et, en définitive, conçues pour être encastrées à l’intérieur du puits.
20D’autres exemples de machines de Ctésibios du même genre, dans lesquelles le bois combiné avec le plomb occupe un rôle fondamental, seraient la pompe trouvée à Calleva Atrebatum (Silchester, Angleterre) (fig. 11), construite d’une seule pièce de bois avec les mécanismes encastrés depuis le dessous, la pompe trouvée sur le territoire d’Augusta Treverorum (Trèves, Allemagne) (Fernandez Casado, 1983, p. 632) et surtout les exemplaires illustrés dans l’article récent de R. Stein (Stein, 2004).
21À ces exemples, il faut ajouter ceux que nous avons pu observer au cours de ce colloque et, plus spécialement, la pompe romaine de Lyon qui était matériellement présente et “présidait” les séances du colloque ainsi que le vaste répertoire magistralement sérié et documenté que Richard Stein a présenté lors de sa conférence consacrée aux pompes romaines en bois.
22Tout cela nous confirme dans notre conclusion selon laquelle le puits de Iesso devait être construit de manière adéquate pour qu’on puisse y encastrer l’une des ces pompes hydrauliques foulantes, une machine de Ctésibios. L’étranglement du puits, qui se situe environ à la moitié de sa profondeur, et les emboîtements sur les parois du puits, à environ 2 mètres au-dessus et en dessous de cette partie plus étroite, devaient servir à encastrer et à fixer solidement la machine à l’intérieur du puits, condition indispensable pour son bon fonctionnement.
23Étant donné que l’on n’a malheureusement conservé aucun fragment de la machine proprement dite — il est probable qu’elle ait été retirée pour la faire fonctionner autre part lorsque le puits n’a plus été utilisé —, nous ne pouvons pas donner de détails sur cette pompe. Nous ne savons pas si elle fonctionnait avec deux pistons ou un seul, pas plus que nous ne connaissons sa capacité et sa puissance d’extraction. Mais ce qui me paraît pratiquement indiscutable, c’est qu’il y avait là une pompe foulante, sous la forme d’une machine compacte installée de manière fixe dans le puits, probablement suspendue entre 3 et 4,5 mètres de profondeur par rapport à sa bouche et submergée par la nappe phréatique.
24On peut offrir un commentaire de cette machine en la comparant avec les exemplaires mentionnés : on pense que les pompes de Mediolanum pouvaient tirer un demi-litre d’eau par seconde. On calcule que la pompe de Silchester pompait un litre d’eau à chaque compression (Antico Gallina 1997, p. 77). Logiquement, la force qu’il fallait appliquer aux pistons dépendait de la hauteur à laquelle on voulait élever l’eau. Par conséquent, la machine s’avérait vraiment efficace et pratique dans le cas de puits peu profonds, avec un niveau phréatique élevé. C’est précisément le cas de Iesso qui bénéficiait de manière privilégiée d’une nappe aquifère souterraine qui s’étend sur quelques 200 km2 autour de Guissona.
25Cette réserve d’eau peut être définie comme une nappe aquifère multicouche car elle est composée d’une séquence rythmique de bancs calcaires et argileux, disposés sub-horizontalement. Cette formation calcaire capte les eaux de pluie qui tombent dans la zone de recharge-elle correspond à la zone d’Iborra, à 10 km à l’est de Guissona. Ces eaux s’infiltrent à l’intérieur des couches de roches perméables et se déplacent en un mouvement lent mais constant, suivant l’inclinaison des strates, en direction de Guissona. Il n’y en pas d’autre apport d’eau important à part celui-ci car les couches situées au-dessus des couches calcaires sont particulièrement imperméables et ne permettent pas l’entrée d’eau. Sur le schéma que nous présentons (Perez Mir 1994), nous montrons comment, lors de fortes pluies dans la zone de recharge, le niveau de l’eau monte de manière considérable et rapide en fonction de la pluie tombée. Il produit un premier jaillissement dans ce que l’on appelle le puits de Madern (Vicfred), à 5,5 km de Guissona qui peut occasionnellement se comporter comme une source artésienne. Par la suite, au fil des jours, les eaux souterraines poursuivent leur chemin vers Guissona et se concentrent au lieu-dit de la Font de l’Estany (fontaine de l’Étang), à 1,5 km de Guissona pour parvenir finalement à la Font de la Vila (fontaine de la ville) qui se trouvait à l’intérieur de la ville romaine et a dû être l’un des facteurs décisifs pour le choix de l’emplacement de sa fondation (fig. 12). Cette Font de la Vila se situe dans la zone la plus basse de la nappe aquifère et, dans les temps anciens, elle devait constituer une réserve d’eau inépuisable, peu profonde par rapport au niveau de la ville romaine qui, en fait, devait être située dans une sorte de petite oasis, au milieu d’une zone sèche (Perez Mir 1994 ; Barnolas, 1998).
26Quant à la chronologie du puits, nous avons la chance qu’elle ait été trouvée lors d’une fouille stratigraphique en extension. Elle permet d’établir une relation avec le quartier déjà mentionné de maisons de l’époque républicaine tardive qui occupait l’îlot qui donnait d’un côté sur le cardo maximus et, de l’autre, sur l’intervallum. Nous avons pu situer la construction de ce quartier dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., dans une fourchette chronologique qui irait de 85/80 av. J.-C, au milieu du Ier siècle avant notre ère. C’est dans cette période qu’il faut donc placer la construction du puits, l’installation de la pompe et le développement du réseau d’eau courante à partir du réservoir élevé installé au-dessus du puits. C’est-à-dire que si les déductions que nous proposons sont acceptables, il y aurait eu à Iesso une machine de Ctésibios à une date antérieure à la description de Vitruve et à celle des autres exemplaires dont nous avons constance actuellement, qui datent de la fin du Ier siècle de notre ère ou lui sont postérieurs.
27La chronologie du moment où l’on cessa d’utiliser ce puits, où l’on démonta la machine et où l’on combla le puits est aussi intéressante que sa date de construction. Nous pouvons situer ces actions à l’époque d’Auguste, les matériaux trouvés à l’intérieur du puits, datant tous de l’époque républicaine y compris 20 monnaies, ne laissent subsister aucun doute. Cela correspond à la transformation d’une partie du quartier, celui qui s’ouvrait sur l’intervallum, et à la construction de la première phase de ce qui, plus tard, sera la grande domus qui occupera une grande partie de l’insula.
28Il semble logique de penser que cette inutilisation du puits pourrait se justifier par un changement dans l’approvisionnement en eau courante de la ville, probablement lié à la construction d’un aqueduc qui irait chercher l’eau à la Font de l’Estany, déjà mentionnée, un puissant jaillissement d’eau situé à 1,5 km de la ville et à 39 mètres au-dessus des niveaux de notre insula à l’époque romaine. La proximité d’un château d’eau aurait enlevé tout sens à la relative lourde tâche qu’est le pompage manuel d’eau du puits.
Un réseau d’adduction d’eau en plomb
29Nous ne possédons actuellement aucune preuve archéologique de l’existence d’un aqueduc pas plus que de châteaux d’eau mais des tuyaux d’un diamètre notable, datables de l’époque impériale, ont été découverts en très bon état de conservation en d’autres points du gisement. Leur existence renforce notre conviction de l’existence de cet aqueduc. La construction de cet ouvrage daterait de l’époque d’Auguste, comme la période de comblement du puits le laisse penser, ou d’un moment qui n’est guère postérieur.
30Il convient d’examiner brièvement les tuyaux et surtout deux dispositifs hydrauliques particulièrement intéressants, eux aussi en plomb, mis au jour dans les fouilles de la zone des thermes publics et du cardo minor, encore en cours d’exécution (fig. 13). Deux tuyaux sont apparus ici, l’un dont on a découvert jusqu’à maintenant plus de 25 mètres et l’autre seulement 1,5 mètre (fig. 14).
31Commençons par ce dernier. Il est apparu au cours des fouilles stratigraphiques en profondeur que nous avons réalisées sur un segment du cardo minor2 (fig. 15). Il est situé au milieu de la rue dans le sens de la longueur. Si l’on suit la rue en direction sud, il doit se trouver dans un parfait état de conservation, par contre, vers le nord, il a été spolié depuis très longtemps. La tranchée qui servit à le mettre hors d’usage indique que le tuyau allait vers l’est et sortait certainement de la rue par une ruelle ou intervallum entre deux maisons, ruelle qui, par la suite, a été fermée par un portail. L’étude stratigraphique permet de dater l’installation de la tuyauterie dans la phase 4 de l’évolution de la rue, phase que l’on peut situer à l’époque de l’empereur Tibère. Son nivellement et, en partie, sa spoliation ou sa réutilisation s’est faite quelques années seulement après, au début de la phase 5 de la rue qui date du milieu du Ier siècle de notre ère, à l’époque des empereurs Claude et Néron. Ce tuyau, qui a un diamètre extérieur considérable – 8,10 cm –, passe au milieu de la rue et indique, sans aucun doute, qu’il existait un puissant réseau public de distribution d’eau. En toute logique, cela nous porte à le rapprocher de l’hypothétique aqueduc dont nous avons déjà parlé.
32Dans l’état actuel des fouilles, nous avons trouvé une longueur exceptionnelle, près de 25 mètres, de l’autre tuyau. Il avait une direction d’est en ouest, venait de la même ruelle que le tuyau dont nous avons précédemment parlé, traversait le cardo minor et entrait dans l’enceinte des thermes publics. Le tuyau de plomb mesure 5,5 cm de diamètre extérieur et dans la portion que nous en conservons, nous observons deux pièces singulières (fig. 16).
33L’une de ces pièces est située au milieu de la rue. Il s’agit d’un récipient en plomb en forme de cône tronqué de 35 cm de hauteur, 30 cm de diamètre à la base et 15 cm de largeur dans la partie supérieure. Une portion du tuyau débouchait dans ce récipient, une autre en sortait, dans le même alignement. Les tuyaux s’y emboîtaient à une hauteur de 9,10 cm par rapport à la base (fig. 17 et 18).
34L’autre pièce est située sur le même tuyau, à 21,73 mètres plus à l’ouest, dans l’enceinte des thermes publics. Elle possède la même forme que la pièce précédente, mais elle est un peu plus petite : 30 cm de hauteur, 24 cm de diamètre à la base et 12,5 de largeur dans la partie supérieure (fig. 19).
35Nous possédons des documents sur d’autres exemplaires de ce type de dispositif qui peuvent nous servir à établir une comparaison bien que nous ne sachions rien du contexte archéologique de la majorité d’entre eux. En tout cas, il semble évident que nous devons considérer ces pièces comme des purgeurs qui servaient aussi bien à éliminer les bulles d’air des tuyaux qu’à recueillir les sédiments que pouvait transporter l’eau. À propos de certaines pièces conservées, comme celle de la collection Gavarró (Igualada, Catalogne), on a émis l’hypothèse qu’un tube vertical y aurait été accouplé (fig. 20). Il atteignait certainement le niveau hydrostatique, servant ainsi à purger automatiquement l’air accumulé (Gonzalez Tascón 2002, p. 105-106 ; Aqua Romana 2004, p. 215 ; Gonzalez Tascón 2004, p. 169). Le fait que nous ayons trouvé cette pièce au milieu de la rue dément cette interprétation de fonctionnement, du moins quant à nos pièces. Il serait par contre nécessaire que la pièce porte un couvercle qui ferme hermétiquement et qui puisse être périodiquement ouvert pour purger l’air, retirer les sédiments qui se seraient déposés à l’intérieur et être à nouveau fermé. Aucune des pièces pour lesquelles nous possédons de la documentation n’a conservé de couvercle qui aurait pu être fabriqué dans un matériau organique tel que le bois, le cuir ou le liège3. Nous trouvons à Pompéi un exemplaire intéressant, qui ressemble au nôtre par la forme, mais avec la variante qu’il n’y a qu’un tube fixé au corps du récipient. La sortie de l’eau se ferait alors par un autre tube vertical encastré dans l’embouchure (Fassitelli, p. 5 et 54). Dans ce cas, le dispositif ferait seulement fonction de siphon et ne servirait probablement qu’à recueillir les impuretés de l’eau (fig. 21). Remarquons finalement que, pour certaines des pièces connues, l’emboîtement avec le tuyau se fait en un point plus élevé que celui des pièces de Iesso. Nous pourrions penser que dans ces cas-là la purge d’impuretés l’emportait sur la purge de l’air et que c’était l’inverse qui se produisait dans le cas de Iesso, sûrement en fonction de la qualité de l’eau et des caractéristiques du réseau.
36Quant à la chronologie de l’époque d’installation de cette tuyauterie, l’étude stratigraphique nous permet d’établir une relation avec les phases 5 et 6 de l’évolution de la rue et avec la troisième phase de remodelage des thermes publics et d’attribuer une date dans les dernières années du Ier siècle apr. J.-C. ou la première moitié du IIe siècle apr. J.-C. Nous espérons que les fouilles en cours nous permettront de préciser encore un peu plus cette datation.
37En conclusion, chaque ville devant s’adapter aux conditions de son environnement, Iesso tirait un profit remarquable des possibilités de sa nappe aquifère contrairement à Empúries, ville des citernes. Remarquons, pour terminer, l’énorme importance qu’a eu l’eau dans la fondation et la consolidation d’une ville comme Iesso et comment, dès les premières années de son développement et dans des moments aussi difficiles que ceux qu’a vécus l’Hispanie citérieure pendant la première moitié du Ier siècle de notre ère, les Romains lui apportèrent les connaissances techniques les plus avancées afin de consolider ce point fort de leur présence sur ces terres de l’intérieur de la Catalogne actuelle, terres qui possédaient une valeur stratégique incontestable dans la conjoncture historique et militaire de l’époque.
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Talamo 1987 : TALAMO E., USAI C., Pompa in bronzo dell’Antiquarium comunale. Note relative al restauroe al sistema de funzionamento. Bollettino dei musei comunali di Roma, 1, 1987, p. 117-122.
Notes de bas de page
1 On a récemment trouvé un puits dans la ville romaine lié aux thermes publics datant du haut empire où l’on effectue actuellement des fouilles. Il s’agit d’un puits très profond, contrairement à ceux de la Néapolis qui n’atteignent que 9 ou 10 mètres.
2 Un travail de doctorat de Núria Romani, en cours de réalisation a l’Universtitat Autonoma de Barcelona, recueille exhaustivement l’information de cette fouille.
3 Je prends note et je remercie de l’observation que l’on m’a adressée lors de la discussion qui a suivi ma communication. En effet, il est possible que ces pièces aient eu comme fonction d’amortir le coup d’arrêt de la tuyauterie et qu’elles aient été simplement couvertes par une plaque d’un poids déterminé qui se relevait automatiquement au moment où se produisaient des tensions de pression à l’intérieur de la tuyauterie.
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