Réflexions d’un historien sceptique
p. 137-146
Texte intégral
1C’est en octobre dernier qu’à Paestum, où nous nous étions rencontrés à l’occasion du 27e Congrès international d’études sur la Grande Grèce, j’ai proposé à Madame de la Genière, un peu par boutade je dois bien l’avouer, de vous présenter aujourd’hui quelques "réflexions d’un historien sceptique". Notre Collègue m’a pris au mot, ce qui après tout n’est pas fait pour me déplaire et explique le titre de ma communication. Ce préambule est nécessaire, car, prenant la parole en dernier lieu, je pourrais donner l’impression que certaines de mes remarques parfois un peu vives visent des Collègues ayant pris la parole avant moi. Il n’en est rien: mon texte était rédigé lorsque je suis arrivé à Lille.
2Ceux d’entre vous qui auraient eu l’occasion de lire certaines des études que j’ai publiées au cours des trente-cinq années écoulées auront pu constater que le doute constitue bien souvent un point de départ privilégié dans ma méthode de recherche. Toutefois, dans mon esprit, ce scepticisme ne se veut jamais négatif, jamais destructif. Bien au contraire, je le veux constructif, la motivation finale étant toujours la volonté de découvrir quelque possibilité de proposer des hypothèses de travail qui soient fondées sur des bases aussi stables que possible.
3Dans une lettre datée du 7 juillet dernier. Madame de la Genière me précisait que sous le titre abrégé en "Épeios et Philoctète en Italie", il convenait de comprendre que nous étudierions au cours de ces deux journées le problème de "la colonisation légendaire et les découvertes archéologiques".
4Les sources dont nous disposons pour étudier la période qui s’étend du submycénien au haut-archaïsme, en passant par les temps géométriques, sont d’une part des sources écrites et d’autre part des sources archéologiques.
5Les sources écrites, de caractère purement littéraire, sont en général assez récentes, voire tardives, certainement postérieures à l’époque à laquelle se répandit l’écriture alphabétique, vraisemblablement dans les années qui précédèrent 750 av. n. ère dans l’hypothèse la plus favorable. Seules les épopées homériques, dans la mesure où l’on admet qu’elles se soient transmises oralement avant d’être fixées par l’écriture au VIe siè- clecle, pourraient, dans leur forme primitive et originelle, nous faire remonter plus haut dans le temps.
6En ce qui concerne la documentation archéologique, il convient d’y distinguer les importations mycéniennes et surtout submycéniennes d’une part, les importations grecques d’époque archaïque d’autre part. Entre ces deux groupes d’importations, il subsiste un important hiatus, qui couvre au minimum deux siècles. Jadis, Jean Bérard1 estimait que ce hiatus recouvrait une longue période allant de la fin de l’époque mycénienne jusqu’au début du VIIIe siècle.
7Plus récemment, Francesco D’Andria, dans le catalogue de l’exposition "Otrante: archéologie d’une cité", exposition qui s’est tenue à Otrante en 1982, à Lecce en 1983, à Bruxelles en 1983 également, et ici même à Lille en 19842, a rappelé, à juste titre, que si, en Sicile et dans le monde étrusque, on n’a trouvé que quelques fragments de céramique grecque de la première moitié du VIIIe siècle, et que si, en Italie, la plupart des importations connues sont à dater de l’époque postérieure à la fondation de Pithékoussai, à Otrante, bien au contraire, on a trouvé des vases corinthiens datant des toutes premières années du VIIIe siècle, et pu constater que ces importations n’ont fait que s’intensifier durant tout le VIIIe siècle.
8Comme d’autre part les récentes fouilles, effectuées à Otrante sous la direction de Fr. D’Andria, ont fourni quelques fragments de céramique mycénienne (Bronze récent: mycénien III B-C) et de céramique submycénienne (Bronze final): submycénien, XIe- Xe siècles av. n. ère)3, j’ai pu montrer, dans la communication que j’ai présentée à Lecce en novembre 1986 dans le cadre du congrès "Salento: Porta d’Italia"4, que dans l’état actuel de nos connaissances, l’hiatus signalé jadis par Jean Bérard est certes encore toujours une réalité, mais que dans certaines régions privilégiées, comme celles d’Otrante ou de Vaste5, cet hiatus se réduit à la période allant de la fin du submycénien des XIe - Xe siècles au géométrique moyen II de la première moitié du VIIIe siècle 66.
9Je voudrais ici, avant même d’entrer dans le vif du sujet, ou, si vous préférez, afin d’y entrer d’une manière plus directe et plus incisive, faire une assez longue digression.
10Les médiévistes éventuellement présents dans cette salle voudront bien m’excuser si cette digression concerne une matière qu’ils connaissent beaucoup mieux que moi. Je crois cependant que l’exemple médiéval que je me propose de vous présenter est susceptible d’éclairer dans une certaine mesure la réaction qui est mienne face aux sources littéraires concernant la "colonisation" légendaire.
11La chronique médiévale qui a retenu mon attention est celle de Jacques de Guyse: Annales historiae illustrium principum Hannoniae (“Annales historiques des nobles princes du Hai-naut")7.
12Le sujet de ces "Annales" prend son élan dans l’histoire des Nerviens, dont le pays s’étendait, au sens le plus large, de la Lys et de l’Escaut jusqu’à la Meuse, avec comme centres particulièrement importants Bavay et Tournai.
13Jacques de Guyse, né à Mons en 1334, engagé dans l’ordre des Franciscains, docteur en théologie, professeur de théologie, de philosophie et de mathématiques, consacra l’essentiel de ses loisirs à l’histoire et aux Antiquités du Hainaut. Il mourut le 6 février 1399, et fut inhumé dans l’église du monastère de Valenciennes (église des Récollets) vis-à-vis de l’autel de la Sainte Vierge. Son tombeau, élevé par Nicolas de Guise (né à Mons vers 1550), le représente un livre à la main, avec l’inscription suivante: Chy gist maistre Jacques de Guyse, docteur et frère mineur, auteur des Chronicques de Hainau, qui trespassa l’an mil III C. nouante huict le sixiesme de février. Priez Dieu pour s’âme8.
14Il va sans dire que je n’envisage pas le moins du monde de vous lire les quinze volumes des Annales de Jacques de Guyse, ce qui serait d’ailleurs parfaitement inutile dans le cadre de la présente communication. Quelques citations vous permettront sans aucun doute de saisir immédiatement la raison profonde qui justifie cette digression. Toutes les citations sont empruntées au livre premier des Annales9.
15Chap. I (p. 181):
16"Ici commencent les Annales des illustres princes du Hainaut, Naissance et origine de Bavo. À l’époque où Laomédon, roi de Troie, fut tué par Hercule et Jason, c’est-à-dire au tems d’Abesan, ou plus exactement en Tan 2 de Ahialon de Zabulon, juge d’Israël (dont il est question
17au livre des Juges, chapitre XII); l’an du monde 2783, et l’an 824 depuis la naissance d’Abraham, premier patriarche, 330 ans après la sortie d’E-gipte, régnait dans la Phrigie le roi Bavo, né de la soeur légitime de la femme de Laomédon, mère de Priam; de sorte que Priam et Bavo étaient en-fans des deux soeurs”10.
18Chap. III (pp. 189-191):
19"Apparition de signes et de comètes à l’aide desquels Bavo prédit la ruine de Troie... Bavo... conclut de ses observations que c’était une comète de Jupiter malheureux, qu’elle présageait la mort des rois et des princes, des riches et des nobles, le bouleversement du monde, l’exaltation des pauvres, des guerres contre les Grecs et les barbares, le malheur des Troyens,...11
20Chap. VI (pp. 197-199):
21"Bavo annonce à Priam et aux autres princes la ruine de Troie.... Et après la mort d’Hector et de Troïle, fils de Priam, le roi Bavo rassemble les fils de ce prince qui restaient encore, ainsi que ceux de ses amis qui avaient survécu à tant de désastres, et leur révéla, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois auparavant, ce que ses sciences et ses connaissances diverses, les destins et les réponses des Dieux, lui avaient appris du sort qui était réservé aux deux partis. Puis, fesant approcher Énée, Anténor, Anchise, Polidamas, et les autres conseillers du roi, il leur annonce que l’issue de la guerre sera malheureuse, et les exhorte à s’unir pour engager Priam à traiter de la paix, attendu qu’il ne pouvait seul y faire consentir ce prince. Ils vont donc tous auprès de Priam, et le supplient de rendre Hélène, et de faire la paix avec les Grecs"12.
22Chap. VI (pp. 201-203):
23"Enfin, lorsque la ville eut été livrée par trahison, et pendant que les Grecs entraient dans Ilion, et qu’ils la livraient au pillage, la plus grande partie des habitants, voyant que leur ruine était inévitable, s’empressèrent d’accourir sous les drapeaux de Bavo, dans l’espérance d’y trouver sécurité et protection. Ce prince, considérant aussi que tout espoir de salut était perdu réunit toutes ses richesses, ainsi que... ; puis il fit sortir toutes ces choses de la ville par les portes qui avaient été confiées à sa garde, et, suivies d’un peuple innombrable, elles arrivèrent par son ordre sur les bords de la mer, où la flotte qu’il avait fait préparer l’attendait; alors Bavo et tous ceux qui s’étaient rendus auprès de lui... s’embarquèrent"13.
24Chap. VII (p. 203):
25"Bavo et ses Troyens abandonnent leur patrie, et arrivent dans le pays de Trèves. Les Troyens, sous la conduite de Bavo, s’échappent ainsi, à l’aide d’un vent favorable, des mains des Grecs, et, passant à Laodicée, et à travers à plusieurs îles, ils se dirigent à pleines voiles vers le couchant, à la recherche de ce qui leur avait été promis par Jupiter"14.
26Chap. VIII (p. 207):
27"Bavo et ses Troyens s’éloignent des côtes de la mer, et se rendent dans le pays qui porte aujourd’hui le nom de Hainaut"15.
28Chap. XII (p. 227):
29"Bavo se propose de bâtir une grande ville"16.
30Chap. XIX (p. 259):
31"Comme les Latins et les Romains aussi bien que les Belges tirent leur origine des Troyens,... (etc.)"17.
32Chap. XIII (pp. 231-233)
33“Tems certain de la fondation par Bavo de la ville de Belgis, d’où le nom de Belge fut donné au royaume et au peuple".
34"Afin de désigner un tems et une ère certaine, j’ai recours à l’Écriture-Sainte... et l’an 5 depuis la dernière destruction de la ville de Troie, Bavo, autrefois roi de Phrigie, cousin de Priam fils de Laomédon, jadis roi de Troie, jeta les premiers fondemens d’une ville très puissante, sur les confins de l’Europe, sur le mont de Bel, suivant la désignation des dieux et des sorts. Voici ce que rapporte Lucius de Tongres. Après que le roi Bavo eut soumis plusieurs nations à son empire, il bâtit une cité très-puissante, sur les confins de l’Europe, dans un lieu élevé, sur le mont de Bel, loin des marais et des rivières, dans le territoire des Trévirois, à trente mille pas de l’endroit où le Rhin trouble la mer. On la nomma d’abord Belis, puis Belgis, ensuite Octovie, et c’est d’elle que le royaume et le peuple belges tirent leur nom"18.
35Dans les chapitres XII à XV du Prologus in Annalibus Historiis illustrium principum Hannoniae19, Jacques de Guyse, après avoir écarté les hypothèses de ceux qui veulent identifier la ville de Belgis soit avec Trèves, soit avec Beauvais, démontre pourquoi selon lui, et certains de ses prédécesseurs (Lucius de Tongres et Hugues de Toul, par exemple), Belgis ne peut être identifiée qu’avec Bavay.
36Chap. XX (pp. 263-265):
37"Dans le tems qu’Ascagne régnait en Italie, Bavo Belginéus, grand-druide, fils de Bavo l’Ancien, roi des Belges, occupait encore le sacerdoce dans la ville de Belgis"20. [N. B. Ascagne, fils d’Enée, succéda à son père comme roi des La- tins].
38Chap. XXXIII (p. 319):
39“A Bavo Brunonius, nommé aussi Bavo-le-Brun [le cinquième roi des Belges], succéda Brunehulde son fils dans le gouvernement du sacerdoce de la ville et du royaume belges, lorsque Silvius Alba et Aegippus Silvius régnaient en Italie. Ce prince renouvela d’abord les lois des Troyens, et confirma celles que ses prédécesseurs avaient ajoutées"21.
40Je crois inutile de poursuivre plus avant cette lecture de citations des Annales de Jacques de Guyse. Vous avez compris que nous nous trouvons ici en présence d’un développement assez surprenant de la légende troyenne: les Belges, au sens ancien du terme, y compris donc les Nerviens et tous les peuples qui dans l’antiquité habitaient la Gaule belgique, sont des descendants des Troyens venus s’installer dans nos régions sous la conduite de Bavo roi de Phrygie, cousin germain de Priam roi de Troie, et donc neveu de Laomédon. C’est ce Bavo l’Ancien qui, arrivé dans nos régions, fonda, cinq ans après la destruction de Troie, la ville de Belgis, qui donna son nom au royaume et au peuple belges. Cette ville de Belgis, à laquelle le roi Bavo avait donné des lois troyennes, reçut beaucoup plus tard le nom de Bavay.
41Inutile, dans le cadre de la présente communication, d’étudier les sources de Jacques de Guyse, même si le sujet peut paraître intéressant, voire amusant. L’auteur cite d’ailleurs lui-même ses sources parmi lesquelles nous retrouvons cités pêle-mêle Aristote, Josèphe, saint Jérôme, Orose, Isidore de Séville, Lucius de Tongres et Hugues de Toul, deux auteurs inconnus par ailleurs, mais aussi Eusèbe de Césarée, qui semble lui avoir fourni la base de son système chronologique. Inutile également d’approfondir ici les recherches concernant une autre source souvent citée, le chanoine Henri de Tournai, attaché à la Cathédrale de Tournai (vers 1150), qui aurait été gratifié de visions par saint Éleuthère (Revelatio Eleutherii Tornacensis) et aurait écrit une histoire fabuleuse des origines antiques de Tournai (Liber de antiquitate urbis Tornacensis ex revelatione Henrici)22.
42Pour notre étude, les Annales de Jacques de Guyse ne représentent que l’une des nombreuses versions amplifiées et falsifiées de la légende troyenne, telles que les chroniqueurs du moyen âge en ont produit en assez grand nombre à une époque de ruptures dynastiques, princières ou seigneuriales, et alors qu’il ne restait aux usurpateurs et envahisseurs d’autres subterfuges pour s’insérer dans la tradition établie et justifier ainsi leur pouvoir. Les Annales de Jacques de Guyse ne sont donc pour nous qu’un excellent exemple parmi bien d’autres.
43Venons-en à l’essentiel. Voilà donc une version de la légende de Troie que Virgile n’a certainement jamais connue. Mais à son tour, la version de la légende troyenne que nous a transmise Virgile, était-elle connue des générations antérieures à celle du grand poète?
44On a depuis longtemps fait remarquer que certains personnages de l’Énéide n’appartiennent pas à la tradition troyenne, tel Aventinus (En., VII, 657), sorti de l’imagination du poète, ou Caeculus (En., VII, 681), fondateur de Préneste, tiré d’une vieille légende.
45Dans un article publié il y a près de quarante ans, j’ai montré que les modifications successives et les additions apportées à la légende troyenne de Ségeste avaient été inspirées, voire imposées, par l’évolution de l’histoire politique de la cité élyme23.
46A mon avis, nous avons affaire dans ces différents cas à des manipulations de la légende troyenne à des fins politiques, religieuses, sociales, économiques, voire plus simplement, dans certains cas, à des fins littéraires ou artistiques. Jacques de Guyse et les chroniqueurs médiévaux n’ont donc rien inventé. Le moyen âge n’a pas davantage manipulé la légende que ne l’avait fait l’antiquité, que ce soit pour des raisons avouables ou non. La périodisation de l’histoire est l’oeuvre des historiens et le continuum du déroulement de l’existence humaine n’en tient pas compte.
47En ce qui concerne l’Odyssée, Victor Bérard déjà montrait comment le désir d’honorer Chypre fit introduire dans l’édition chypriote de l’oeuvre un vers 302a dans le chant III24.
48Beaucoup plus récemment, notre Collègue Pierre Lévêque pouvait écrire à juste titre dans L’aventure grecque25 : "La longue histoire des épopées homériques continue par-delà "Homère". Elles se transmettent oralement jusqu’au VP siècle, où, notamment à Athènes sous les Pisistratides, elles seront enfin fixées par l’écriture. De nombreuses interpolations ont évidemment allongé le texte homérique, qui n’était souvent lui-même qu’un amalgame de morceaux antérieurs; la tâche de l’historien qui voudrait distinguer les stratifications successives n’est point aisée".
49Sans doute pourrions-nous faire mutatis mu-tandis - mais ceci n’est qu’une simple hypothèse de travail-des remarques de même genre à propos des Nostoi d’Eumélos de Corinthe et de ceux de Stésichore, mais ces œuvres sont malheureusement perdues. En tout cas, je ne puis faire miennes les conclusions auxquelles aboutit Gennaro d’Ippolito dans son article sur Le presunte testimonianze omeriche sulla Sicilia26. Je préfère pour ma part admettre que l’Odyssée nous fournit de précieux renseignements obtenus par des navigateurs grecs de la fin du géométrique ou du haut-archaïsme, et qui, enrobés de mystère épique, ont été incorporés dans l’épopée en fonction de la date des éditions successives, voire régionales.
50L’intérêt qu’on porte à l’étude de la manipulation des traditions anciennes n’est pas nouveau.
51Ainsi en 1966, j’avançais l’hypothèse de travail selon laquelle le déclin d’Argos et le brillant essor de Corinthe pourraient avoir montré aux descendants des premiers apoikoi de Syracuse qu’ils ne pouvaient qu’y gagner en faisant de leur cité originairement argienne une apoikia co- rinthiennerinthienne. Les recherches les plus récentes semblent effectivement indiquer qu’Argos n’était pas absente à Syracuse lors de l’installation des premiers apoikoi 2727.
52Dans un article publié en 1976, je montrais qu’il est possible d’expliquer certaines traditions de l’histoire archaïque de Locres Epizéphyrienne par la manipulation de l’histoire de cette cité à des fins purement politiques28.
53De son côté, dans une étude publiée dans MEFRA en 198529, Thierry Van Compernolle arrivait à la conclusion que la "colonisation" rhodienne de l’Apulie pourrait n’être qu’une invention tardive, sans doute d’époque hellénistique.
54Enfin, tout récemment, dans un article intitulé Du temps où Phorbas colonisait Eléonte. Mythologie et propagande cimonienne, Didier Viviers montrait qu’il y a vraisemblablement une trace de la propagande politique cimonienne dans la tradition concernant la colonisation athénienne d’’Eléonte30.
55Et pour terminer, est-il encore nécessaire de rappeler le merveilleux exemple de manipulation politique que nous rapporte Thucydide, livre V, chap. 11, à propos de l’éviction de l’Athénien Hagnon comme oeciste d’Amphipolis, et de son remplacement par le Spartiate Brasidas, en 422 av. n. ère.
56À examiner les choses de près, on en arrive à la conviction que les sources littéraires transmettant les légendes et les mythes sont souvent moins un témoin de l’époque qu’elles prétendent concerner qu’un témoin de l’époque qui les a vu s’élaborer, se développer, ou se corrompre.
57Et, pour en venir tout au fond de ma pensée, je me demande si Lycophron, au IIP siècle av. n. ère avec L’Alexandra d’une part, et Quintus de Smyrne, aux IIIe-IVe siècles de notre ère avec La suite d’Homère consacrée aux légendes qui se situent entre l’Iliade et les Nostoi d’autre part, n’avaient pas déjà fait, mutatis mutandis, exactement ce que fit notre chroniqueur médiéval Jacques de Guyse, c’est-à-dire adapter les légendes et les traditions aux nécessités qui étaient celles de leur temps, que ces nécessités fussent politiques, économiques, sociales, religieuses, littéraires ou artistiques.
58Le moment me semble venu d’évaluer, pour le thème qui constitue l’objet de nos recherches, l’apport de la documentation archéologique, qui depuis une bonne trentaine d’années se fait grâce à des fouilles toujours plus nombreuses et plus perfectionnées, de plus en plus riche et de plus en plus importante pour les problèmes que pose l’étude de la colonisation légendaire.
59Bien qu’elle soit d’une importance capitale pour notre connaissance des civilisations matérielles et artistiques, la documentation archéologique, sous quelque forme qu’elle se présente, ne possède en elle-même aucune signification précise pour la reconstruction "historique" du passé événementiel. C’est nous qui par les interprétationstions historiques que nous proposons pour les différents documents archéologiques donnons à ceux-ci un sens utile pour l’historien. Travail souvent difficile et périlleux, ce qui explique qu’on ait pu, bien des fois, donner des interprétations contradictoires de certains documents, ce qui explique aussi les interminables discussions à propos de l’identification de personnages, de mythes ou de faits. Le malheur veut, en effet, que pour les temps reculés nous ne disposions pas de sources écrites contemporaines qui soient d’authentiques documents, mais uniquement de traditions littéraires qui nous sont parvenues sous une forme récente, voire tardive. Même les trop rares inscriptions qui, à partir d’une certaine époque, accompagnent parfois les personnages représentés sont tributaires directement ou indirectement de traditions légendaires peut-être orales dans un tout premier temps, mais certainement littéraires dans leur transmission à travers les âges.
60Sans sources écrites, nous ne pourrions avancer aucun nom de région, de cité ou de peuple ancien, aucun nom de divinité ou de héros, aucun nom de personne, aucun récit de légende ou de mythe un tant soit peu structuré. Bref, nous en serions presque réduits au silence historique, ou bien, dans certains cas à nous contenter d’admirer la valeur artistique de l’œuvre parvenue jusqu’à nous, ou, dans des cas bien plus nombreux, à ne donner des documents qu’une description neutre, impersonnelle et vide de conte- nu significatif.
61Le titre de ma communication-peut-être un tant soit peu "provocateur", comme le disait hier Madame de la Genière-ne vise pas, comme je l’ai dit en prenant la parole, les communications que nous avons entendues hier et ce matin, même s’il est éventuellement possible de découvrir quelques dissonances entre les réflexions que je vous propose et ce qu’ont dit mes collègues, encore que je ne puisse écarter la très nette impression que ma position soit relativement proche, sur bien des points, de celle de Domenico Musti, d’Ettore Lepore ou de Pierre Lévêque31. En rédigeant mon texte, la semaine dernière, je songeais surtout à certaines études concernant l’époque dite légendaire (objet de notre colloque), études qui allient trop allègrement à mon avis les données des sources littéraires avec celles des documents archéologiques, et dont je ne puis ni admettre la méthode ni accepter les conclusions.
62Il serait pourtant erroné de déduire de ce que je viens de dire que mon attitude soit celle d’une abdication en face d’un impossible, bien au contraire. Mais je pense qu’on a fait trop de concessions aux traditions légendaires telles qu’elles nous ont été transmises, et qu’en interprétant la documentation archéologique au départ de cette confiance par trop absolue-parfois d’ailleurs grâce à un recours à une imagination débridée-on a créé un climat de cercle vicieux dans lequel le document archéologique s’interprète par la source écrite, et cette dernière par le document archéologique.
63Il conviendrait donc-et c’est l’une des conclusions que je soumets à vos réflexions-de décaper les traditions et les mythes concernant la légende troyenne et les Nostoi, afin d’en découvrir l’éventuel noyau historique, tout comme on décape certaines églises baroques pour découvrir sous les stucs et les autres remaniements récents qui masquent leur architecture primitive, celle, par exemple, d’une splendide église de style roman.
64À cette condition, que je crois nécessaire et suffisante, il sera possible, je pense, de faire progresser d’une manière assurée notre connaissance de l’époque qu’on appelle traditionnellement, depuis Jean Bérard, celle de la "précolonisation", ou, de préférence, de la colonisation légendaire.
65Alors, me direz-vous, deux “écoles” qui s’opposent? Non pas. Je dirais plutôt deux approches différentes d’un même problème, l’une enthousiaste et plus confiante, l’autre plus sceptique et plus réticente. Sans enthousiasme, on ne fait guère progresser les choses; le scepticisme et le doute sont nécessaires pour freiner certains débordements de l’imagination.
Notes de bas de page
1 J. Bérard, La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’antiquité, 2e éd., Paris, 1957, p. 497.
2 FR. D’andria, Otranto: archeologia di una città, Lecce, 1983; Otrante: archeologie d’une cité (trad, française de R. Van Compernolle), Bruxelles, 1983, p. 12.
3 R. Van Compernolle, Hydruntum (Otrante) et la pénétration grecque dans la Péninsule Sallentine, dans Rayonnement grec, Hommages Charles Delvoye, Bruxelles, 1982, pp. 103-112 (p. 106); M. BENZI, Frammenti micenei dai cantieri 4 e 5 di Otranto, dans Studi di antichità 4, Galatina, 1983 [1985], pp. 119-121.
4 R. Van Compernolle, Il Salento greco nell’epoca arcaica, alla luce dei nuovi scavi e delle vecchie fonti, dans Atti del Convegno internazionale "Salento, Porta d’Italia". Lecce, 27-30 novembre 1986, Galatina, 1989, pp. 137-155.
5 F. D’andria, Osservazioni sui materiali arcaici di Vaste, dans Studi di antichità 2, Galatina, 1981 [1983], pp. 109-122.
6 R. Van Compernolle, Hydruntum... (op. cit.), p. 1 10.
7 Cette chronique a été publiée en traduction française avec le texte latin en regard, et éditée simultanément à Paris chez Sautelet et Cie et à Bruxelles chez Arnold La-crosse, par le marquis de fortia d’urban (en 15 volumes, de 1826 a 1834).
8 De Fortia D’urban, op. cit., 1, 1826, pp. 2-7; J. Stecher, Guise (Jacques de), ou Guyse, dans Biographie nationale de Belgique, VII, 1884-1885, coll. 548-553.
9 L’édition utilisée est celle du Marquis de Fortia d’Urban, tome I, 1826. Dans le texte on trouvera la traduction française de 1826, qui, soulignons-le, n’est pas parfaite; les notes donnent le texte latin.
10 Chap. I. p. 180: Hic incipiunt annales historiae illustrium principum Hannoniae. De ortu et origine Bavo-nis. Tempore quo Laomedon, rex Trojae. ab Hercule et Tosone peremptus est, temporibus videlicet Abesan et specialiter Ahialon Zabulonitis judicis Israelis anno secundo (de quibus habetur in libro Judicum capitula XII°); anno videlicet ab initio mundi duo milita septingentesimo octo-gesimo tertio; anno a nativitate Abrahae, primi patriar-chae, octingentesimo vigesimo quarto: anno egressionis Aegypti trecentesimo trigesimo; regnabat in Phrygiâ rex Bavo, qui ex sorore legitimâ uxoris dicti Laomedontis, matris videlicet Priami, progenitus fuerat; ex duabus igi-tur sororibus Priamus et Bavo procreati sunt.
11 Chap. III, pp. 188-190: De signis et cometis apparenti bus, ex quibus Bavo praedixit destructionem Trojae... Bavo,.... judicavit quod cometa erat Jovis infortunati, et significabat mortem regum et principum, divitum et nobi-lium, mutationes veruni mundi, exaltationes pauperum, bella contra Graecos et barbaros, infortunium Trojano-rum
12 Chap. VI. pp. 196-198: Qualiter Bavo declaravit Priamo et aliis nobilibus Trojam fore destruendam... Hec-tore ac Troïlo, filiis Ρ riami, interfectis, re x Bavo residuum filiorum dicti Priami et amicorum congregans, iterato regivelavit ea quae per scientias diversas ac facta necnon et Deorum responsa, sentiebat super fati s utriusque partis, prout alias fecerat. Et postmodum accersitis Aeneâ, Antenore, Anchise, Polydamante caeterisque consiliariis regi is, indicat finem belli improsperam, et ut de pace tracta-rent exhortatur, quia Priamum solus flectere non valebat. Qui omnes ad Priamum accedentes, unanimiter supplicant ut Helena restituatur, et pax cum Argivi s habeatur.
13 Chap. VI, p. 200: Tandem cum civitas prodita fuis-set, Argivis Ilium introeuntibus, et diripientibus eum, major pars civitatis videns irremediabile excidium eorum, sub vexillo Bavonis pro securiori tutione concurrerunt. Considerans quod nullum posset adhiberi remedium, rea-dunatis omnibus bonis quae perprius congregaver at, et.... omnia per portas quas custodiebat extra civitatem translo-cavit cum innumerabili populo ad mare, ubi navigium, praeparavi jusserat. Haec in fortunia supportare non va-lentes, super naves conscenderunt
14 Chap. VII, p. 202: De recessuι Bavonis atque Tro-janorum a propria terra, et accessu ad terram Trebero-rum. Trojani igitur cum Barone a potestate Argivorum, se-cundis flantibus ventis. abscedunt; et pertranseuntes Lao-geciam atque insulas diverses, citissimis velis, versus occasum ad inquirendum quod Jupiter spoponderat.
15 Chap. VIII. p. 206: De recessuu Bavonis atque suorum Trojanorum a maritimis partibus, et eorum accessu ad territorium quod nunc dicitur Hannonia.
16 Chap. XII, p. 226: Quod Bavo proposuit civitatem fieri grandem.
17 Chap. XIII, pp. 230-232: De certo tempore quo fondala fuit civitas Belgis a Barone, a qua belgense regnum et Belgii dicti sunt. Ut tempus et aeras certas vaie am designare, ad sacram scripturam me diverto.... A trojanae civitatis ultimata per Argivos destructione, anno quinto: Bavo quondam rex Phrygiae, cognatus Priami filii Laomedontis, quondam regis Trojae, incoepit fundare civitatem potentissimam, in Europae finibus, supra montent Belis, juxta deorum atque sortium designationem. Lucius Tungrensis. Itaque re. x Bavo subjugaverat multam gentem imperio suo, et aedificavit civitatem potentissimam in fini-bus Europae, in eminenti loco, supra montem Belis, a pa-ludibus et fluminibus sequestrato, sub Trevirorum dominio, ad triginta milita passuum ubi Rhenus aequora perturbat; quant Belis. deinde Belgis, postmodum Octaviam contigit nominari; a qua regnum belgense et Belgii denominati sunt.
18 Op. cit., pp. 75-109.
19 Chap. XIX, p. 258: Et quia tant Latini, quam Romani, quam etiam Belgii, a Trojanis aequaliter exordium habuerunt.
20 Chap. XX, p. 262: Tempore quo regnabar Asca-nius in Italia, in Belgensi civitate, druidus magnus, Bavo Belgineus, filius Bavonis, prisci regis belgensis, sacerdoti ο adhuc fungebatur.
21 Chap. XXXIII, p. 318: Post Bavonem Brunonium, quem et Bruno dicebatur, successit filius ejus Brunehuldis in principatu sacerdotii civitatis ac regni belgensis, regnante in Italia Alba Silvio et Aegippo Silvio. Hic primo leges renovans Trojanorum, et quae praedecessores addi-derant confirmavit.
22 Sur le Chanoine Henri de Tournai, voir L. Devillers, Henri (Hugues), dans Biographie nationale de Belgique, IX, 1886-1887, coll. 182-183; L. Génicot et P. Tombeur, Index scriptorum operumque latino-belgicorum medii aevi. III 1, Bruxelles, 1977, pp. 60-65; III 2. Bruxelles, 1979. p. 292.
23 R. Van Compernolle, Ségeste et l’hellénisme. dans Phoibos, V, (= Mélanges Joseph Hombert), 1950- 1950-1951, pp. 183-228.
24 V. Bérard, L’Odyssée, I, 3e éd., Paris, 1939, p. 67. note au vers 302 a; cf. V. BÉRARD. Introduction à l’Odyssée, I, 2e éd., 1933, pp. 340-341.
25 P. Lévêque, L’aventure grecque, 2e éd.. Paris, 1969, p. 105.
26 Dans Φιλίας χάριν (= Misc. Eug. Manni), III, Roma, 1980, pp. 761-783.
27 R. Van Compernolle, Syracuse, colonie d’Argos?, dans Kôkalos, XII, 1966, pp. 75-101.
28 R. Van Compernolle, Le tradizioni sulla fondazione e sulla storia arcaica di Locri Epizefirî e la propaganda politica alla fine del V e nel IV secolo av. Cr., dans Annali Sc. Norm. Super. Pisa, S. III, VI, 1976, pp. 329-400. Voir également, du même auteur, Ajax et les Dioscu-res au secours des Locriens sur les rives de la Sagra (ca. 575-565 av. notre ère), dans Homm. à Marcel Renard (Coll. Latomus, 102), II, 1969, pp. 733-766; Griindung und fruhe Gesetzgebung von Lokroi Epizephyrioi, dans Xenia (Konstanz), H. 2.. 1982, pp. 21-39.
29 T. Van Compernolle, La colonisation rhodienne en Apulie: réalité historique ou légende, dans MEFRA. 97, 1985, pp. 35-45.
30 Dans La Parola del Passato, fasc. CCXXIV, 1985, pp. 338-348.
31 Voir supra, n. 25.
Auteur
Université de Bruxelles
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