21ème Lettre
p. 159-166
Texte intégral
1Toulouse le 9 août 1788
2Monseigneur
3nous cessâmes de côtoyer la mer à Rimini et nous passâmes par des villes assez grandes et peuplées. Nous vîmes partout des portiques en assez grand nombre et des rues assez larges. Il y a quelques jolis morceaux à voir dans les églises, mais nous n’y donnâmes presque pas de tems. On n’a guère le courage de s’arrêter dans les petites villes lorsqu’on a vu la beauté des grandes ; ainsi nous ne fîmes que traverser Cesène, Forlì, et Imola. Nous passâmes sous l’arc de triomphe élevé dans [S.] Archangelo à la mémoire du Pape Ganganelli1 qui l’a illustrée par sa naissance. Nous venions de passer devant la maison du Pape régnant2, nous nous1 proposions de voir des choses plus intéressantes dans la patrie de l’illustre Lambertini3. En nous en approchant nous commençâmes à voir des enfilades de portiques. Le cardinal d’York4 fut une des premières personnes que nous y rencontrâmes. Il paraissait convalescent et venoit de respirer en pleine campagne.
4Nous entrâmes à Boulogne sans qu’on nous fît des questions à la porte, comme il est de coutume. Je prévins les gardes, je dis que nous allions alla missione5. On me prit pour un Italien. Pour ne pas me déceler, je ne demandai point le chemin, mais, la carte à la main, je dirigeoi notre guide. Nous arrivâmes devant la maison de notre congrégation aussi facilement que si nous l’avions toujours fréquentée. Le supérieur6 de cette maison avoit été autrefois député en France. Il nous accueillit bien ; il nous dit qu’on chômoit la fête de St Mathieu, qu’on ne nous fairoit rien voir, qu’il falloit séjourner et que le seul Institut exigeoit un jour. Je lui répondis que nous verrions tout le sacré et le profane que nous pourrions voir, que je serais toujours fort content. Je le fus en effet beaucoup. La cathédrale et l’église de Boulogne sont belles ; celles [sic] des Dominicains7 me parut la plus agréable. Elle est vaste ; elle a deux très grandes chapelles en regard très riches. L’une possède les dépouilles de Saint Dominique, et je crois que l’autre est du Rosaire. Entre les arceaux et l’architrave qui fait le tour de l’église, il y a une longue suite de tableaux dont les sujets sont tous pris de l’histoire de cette maison. Pour faire le nombre qu’on désiroit on y a mis certaines visites de Pape, la réception d’un prieur dans un corps de chevalerie, les statuts de Boulogne rédigés par un Dominicain etc. Je vis que chacun veut faire parade de ce qui flatte sa petite vanité. Les frères prêcheurs auraient eu des choses plus saintes sans sortir de leur ordre ; mais ce n’étoit pas arrivé à Boulogne.
5Après avoir vu plusieurs églises nous allâmes nous présenter à l’Institut8. Nous fûmes servis comme je Pavois désiré. Un commis très honnête et très instruit qui savoit bien le françois nous fit parcourir cet édifice aussi curieux que vaste. Nous n’avons en France rien de si complet. On y trouve tout ce que les arts peuvent former et tout ce dont le goût peut faire une collection. Nous entrâmes dans une salle où sont placés les portraits des illustres bolonois. Celui du Pape Benoît XIV y mérite un rang distingué tant à cause de sa place, de son mérite, que de ses bienfaits9. Les bibliothèques10 sont divisées pour les différentes sciences ; le cabinet d’histoire naturelle est dans des salles séparées ; mais tout est si bien classé, si bien assorti, si bien varié qu’on ne fait pas attention que l’œil n’a pas la vue de la totalité.
6Il y a des salles de dessin pour chaque partie ; des cabinets de sculpture et de peinture, des attelliers [sic] de fortification et de navigation. Ceux-ci donnent une idée des chantiers de construction de différens ports maritimes ; ceux-là sont riches par leurs systèmes et agréables par la manière dont les plans sont dirigés. Les ouvrages du dehors sont exécutés en bois, de manière qu’on peut les lever facilement pour voir les travaux intérieurs qui se rajustent à merveille. Parmi tout ce que je vis, rien ne me frappa comme la salle d’anatomie. On a porté cette science à sa plus haute perfection. Depuis l’homme avec sa peau jusqu’au2 squelete, on voit peu à peu toutes les compositions. L’homme paroît d’abord sans peau, ensuite sans chair jusqu’à ce qu’on ne voye que les muscles, les nerfs3, [les] veines. Sur certains corps on a fait différentes ouvertures à l’estomac pour différentes opérations. Le tout est si parfaitement exécuté en cire qu’on n’a rien à désirer pour la couleur et le luisant même de certaines portions des entrailles.
7Les figures qui sont sur ces corps complettent l’idée de l’opération qu’on représente ; il en est avec une barbe d’un mois, de trois mois qui cadrent si bien avec le tout qu’il semble que c’est le créateur de l’homme qui ait fait sa ressemblance. On y voit aussi des pièces détachées dans le détail, qui réunies formeroient un corps humain. La théorie ne peut que gagner en suivant ces différents objets ; il en est encore de bien curieux dans ce genre unique peut-être, pour les accroissemens des fœtus. Les gens de l’art les vantent beaucoup. Je ne voulus pas les voir, la curiosité a ses bornes.
8On ne voit rien d’indécent dans l’intérieur des maisons, mais il semble que l’art et le grand jour justifient les infâmes statues qu’on remarque sur les places. Rien de plus indécent qu’un Neptune11 de 15 pieds élevé sur une fontaine et les quatre femmes immodestes qui sont au pied-destal dans une attitude voluptueuse. C’est une des beautés de Boulogne qu’on montre avec autant d’intérêt qu’un vieux palais gothique12, bâti autrefois pour servir de prison à un roi de Sardaigne, qui y vécut vingt-deux ans, monument assuré de la grandeur passée, qui fait voir que tout a une fin, et que les vainqueurs des rois qui avoient acheté leur liberté par leur sang, et qui l’avoient deffendue les armes à la main, ne laissent à leur postérité que le vain droit d’en mettre le nom dans leurs armes par une insuportable fanfaronnade.
9Je fus curieux de voir le jardin de botanique. En traversant une place qui m’avoit paru vuide un moment auparavant, je vis un Dominicain en chaire prêchant une foule de femmes assises, portant toutes sur la tête, selon l’usage du pais, des voiles de taffetas noir supportés par des échafaudages de fil de fer. L’auditoire étoit très modeste ; le prédicateur paroissoit avoir de l’onction. Je m’arrêtai quelque tems pour l’entendre et, faisant mon chemin, je fus acosté par un italien qui vouloit absolument parler françois. Il nous donna lieu de rire, comme les Italiens rient sans doute de nos expressions. Je n’ai point entendu d’anglais ni de suédois qui ait aussi peu senti notre langue. Il nous guida jusques au jardin, mais je n’y vis pas grand’chose ; ceux de nos villes capitales sont beaucoup plus beaux.
10J’avois formé le projet de passer par Reggio, Parme, Plaisance et Turin, il ne me falloit guère plus de huit jours ; mais je fus obligé d’allonger mon chemin, et de prendre la route de Venise. J’en avois quelque peine, mais il fallut céder. Je l’annonçai à mes compagnons de voyage qui ne s’y attendoient pas plus que moi. Ils furent satisfaits du contrecoup. Nous partîmes le lendemain4 de bon matin pour nous rendre le soir dans notre maison de Ferrare. Nous traversâmes une plaine immense qui n’étoit il y a quelques annés qu’un misérable marais impratiquable comme l’est tout ce qui aboutit à la mer du côté de Comacchio. On a si bien fait des levées, pratiqué des canaux, qu’on a maîtrisé les eaux, au point qu’au lieu de nuire prodigieusement aux récoltes, elles en facilitent maintenant l’exportation. On a planté et cultivé toutes les terres5, on en retire un très grand revenu. A moitié chemin de Boulogne à Ferrare, on a fait une très grosse auberge dans une ferme ingénieusement distribuée, elle est bâtie avec toute la commodité possible. Ce seroit le plus joli modèle pour une maison de campagne, dans laquelle on voudroit loger quatre familles séparées. Elles auroient la facilité de se communiquer quand elles voudroient. C’étoit un jour de jeûne. On n’y servit point absolument d’œufs. Nous y trouvâmes plusieurs étrangers qui venoient d’assister à la brillante musique qu’on avoit donnée à Mantoue pour la fille du Grand-Duc à l’occasion de son mariage13.
11Nous arrivâmes à Ferrare avant qu’on en fermât les portes. J’espérois y voir un de mes confrères que je connoissois, il se trouva absent. Je fus dédomagé par la rencontre de deux autres de mes confrères de Gênes. Nous étions singulièrement liés ensemble. Ce fut pour eux et pour moi une fête. Le supérieur se trouva cousin d’un consul genois qui réside dans ma patrie. Il nous donna les marques de la plus tendre joie : il voulut absolument que nous vissions Ferrare. Il nous fit conduire chez les François dont il étoit le directeur. C’étoient des frères de l’école chrétienne. Ils sont au nombre cinq ou six. Ils exercent leur zèle en italien avec beaucoup d’honneur.
12Ces chers frères n’avoient pas vu des François depuis longtemps. On ne voyage guère par Ferrare lorsqu’on veut aller à Venise. Ils me connoissoient de réputation, ils auroient voulu pouvoir nous retenir ; mais ne pouvant jouir de notre conversation, dans leur maison, ils nous conduisirent jusques à l’heure du dîner dans différens endroits. Cette ville nous parut grande : les rues sont aussi larges que celles du faux-bourg Saint-Antoine à Paris, toutes allignées, les bâtimens en sont bien tenus. La ville n’est presque pas peuplée, et la Chartreuse à proportion. Nous allâmes voir les pleureurs à la sépulture de Jésus-Christ. Ces figures sont frappantes, elles sont dans le genre de celles du Mont Valérien14, mais mieux exécutées. L’évêque porte le titre d’archevêque. C’est le cardinal Mattei615 qui occupe ce siège. Il prône très souvent, il confesse, il missionne, et vient souvent se recueillir dans7 notre maison.
13Je proposai à un de mes confrères de nous accompagner ; il l’accepta, nous nous mîmes en route. Après trois ou quatre mille[s] nous passâmes le Pô sur un pont volant. Je fus étonné de la manière prompte et sûre avec laquelle nous le passâmes. Ce pont étoit composé de deux grands batteaux8 séparés l’un de l’autre de trois à quatre pieds et supportant un plancher propre à mettre trois voitures toutes attellées, qui entrent et sortent avec la plus grande facilité. Ils sont attachés par un câble qui répond à son autre extrémité à un gros piquet planté au milieu de la rivière. Ce câble est supporté de douze toises en douze toises par d’autres piquets enchâssés dans des petits bateaux, de façon que le pont volant décrit un quart de cercle avec ces petits bateaux sur un axe commun. S’il n’étoit pas attaché, il suivroit le cours de la rivière qui est assez rapide ; mais la manière dont le câble est adapté lui donne le mouvement en demi-cercle9 pour aller d’un bord à l’autre, il ne faut que changer le crochet de côté. Cette manière de traverser les rivières et les fleuves est du plus grand usage sur le Pô, la Trebia10, le Tessin etc.
14Comme les milles étaient plus longs nous ne pûmes pas faire le chemin que nous avions projetté. Notre route n’étoit point marquée. Nous la demandions et surtout s’il y avoit des auberges. Nous trouvâmes vers le soleil couchant un jeune homme qui s’offrit de nous accompagner dans un bon gîte. Après que nous eûmes fait deux mille[s], il nous indiqua une maison qui avoit quelque apparence et nous laissa là. Nous appellâmes les gens de la maison. Ce fut ce jeune homme lui-même qui vint un moment après déguisé. Je ne le reconnus pas d’abord, nous entrâmes, ce fut la misère toute pure. A peine y eut-il quelque chose pour nos chevaux. On ne trouva rien pour nous. Je n’eus pas le courage d’aller voir la chambre qu’on nous destinoit. Il me fallut même passer la nuit dans ma voiture dans un endroit accessible à tous les voleurs. Je pris de bonne grâce mon parti. Heureusement, mon chien me suivoit, sa compagnie me rassura. Je prévins le jour afin de sortir au plutôt de ce misérable lieu. Nous partîmes pour nous rendre à Padoue en passant par Rovigo et une autre ville où nous fîmes halte pour dîner. Nous nous récupérâmes un peu, nous en avions grand besoin. Je vous prépare pour la prochaine fois, Monseigneur, mon arrivée et mon départ de Venise. En attendant, j’ai l’honneur d’être etc.
Notes de bas de page
1 Clemente XIV, pontefice dal 1769 al 1774; l’arco fu eretto, su disegno di Cosimo Morelli, nel 1772.
2 Pio VI era nato nel 1717 a Cesena.
3 Benedetto XIV, nato a Bologna nel 1675.
4 Henry Benedict Maria Clement Stuart (1725-1807), card. di York. Cfr. Cracas, 25 settembre 1787.
5 La casa della Missione di Bologna era sorta nel 1773 per un legato della contessa Flavia Domitilla Bentivoglio.
6 È il padre Francesco Raspi, superiore a Bologna dal 1778 al 1795, deputato all’Assemblea Generale della Congregazione a Parigi nel 1762 e nel 1774.
7 Il convento e la chiesa di S. Domenico si trovano nel quartiere di Porta Procola.
8 L’Istituto delle Scienze, sorto nel 1711. Fusosi successivamente con l’Accademia degli Inquieti, prese il nome di Accademia delle Scienze dell’Istituto.
9 Papa Benedetto XIV, già arcivescovo di Bologna, aveva donato all’Istituto delle Scienze libri, strumenti scientifici e oggetti di notevole pregio.
10 La biblioteca dell’Istituto costituì il nucleo originario dell’attuale Biblioteca Universitaria.
11 La celebre fontana di Tommaso Laurenti col Nettuno e figure in bronzo del Giambologna.
12 Il Palazzo del Re Enzo, detto anche Palazzo del Podestà, degli uditori della Rota, dei notari del foro rotale, fu in parte adibito a sede carceraria.
13 Antonio Clemente di Sassonia (ramo Albertino poi reale) sposò il 17 ottobre 1787 Maria Teresa d’Asburgo, figlia del granduca Pietro Leopoldo di Toscana.
14 Collina a Ovest di Parigi, sulla riva sinistra della Senna. Vi fu eretto un romitaggio; in seguito si elevarono una via Crucis e un calvario. Nel corso del Seicento divenne meta di pellegrinaggi.
15 Alessandro Mattei, arcivescovo di Ferrara dal 1777 al 1807.
Notes de fin
1 Ms. : nous aggiunto.
2 Ms. : jusqu’au corretto su jusqu’à la.
3 Ms. : muscles, les nerfs aggiunto.
4 d Ms. : le lendemain aggiunto.
5 Ms. : les terres ripetuto due volte e cancellato.
6 Ms. : Mathoei.
7 Ms. : dans corretto su à.
8 Ms. : batteaux corretto forse su tableaux.
9 Ms. : en demi aggiunto, cercle corretto su circulair.
10 Ms. : la Strebia corretto su altra parola.
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