15ème Lettre
p. 120-127
Texte intégral
1Toulouse le 31 mai 1788
2Monseigneur,
3on ne voit pas seulement à Rome des gens de toutes les nations mais1 encore des collèges pour former des missionnaires1 p[ou]r toutes les contrées du monde connu. On distingue ceux qui les habitent par des uniformes dont la couleur est toute opposée. Les uns sont tous blancs, d’autres noirs, d’autres bleus, d’autres tous rouges, d’autres rouges et noirs. On nomme leurs étudians Collegiats au lieu de séminaristes, soit parce que le nom de séminariste ne désigne2 qu’une jeune plante qu’on cultive encore dans la pépinière, soit parce que le nom de collège signifie chez les Italiens l’assemblée la plus respectable, Collège des apôtres, Collège des cardinaux. Tous ces étudians sont en soutane et en cimarre. Ils sont de la plus grande régularité. J’ai visité les deux Collèges qui méritent le plus de considération, le Collège Romain2 et celui de la Propagande. J’aurois pu parrourir le premier avec autant d’exa[c]titude que le second, parce que j’avois l’occasion d’être tous les jours avec le premier secrétaire du cardinal protecteur ; mais je me contentai de jetter un coup d’œil sur les bâtimens et de me réserver pour la partie des études.
4Je voulus assister aux thèses qu’ont [sic] soutient dans le Collège Romain3. Je me rendis de bonne heure afin d’y avoir une place ; j’y vis un très grand cercle de docteurs de différens ordres. Le Cardinal Protecteur le présida4. On distribua à la compagnie des cayers in 4° qui contenoient une préface, une longue chaîne de propositions mises en thésè et le corps des preuves sans qu’elles fussent suivies d’aucun raisonnement. Le soutenant lut toute sa préface, il fut argumenté par un docteur de la Sapience avec beaucoup de méthode, de force et de clarté sur les différens degrés de béatitude dans le ciel. J’avois quel que peine à les entendre, car ils parlent le latin à l’italienne. Je conclus de cette séance que la théologie des écoles romaines ne s’attache point aux mots, qu’elle va droit aux choses et qu’on y sait faire un très bon usage de la Logique. Je me serois rendu au Collège de la Sapience [fig. 15] si j’avois pu y voir pendant mon séjour autre chose que des murailles.
5Le Collège de la Propagande5 est digne de Rome, il suffirait seul pour rendre une ville célèbre. C’est lui qui entretient les moyens de la catholicité, dont l’Église se glorifie, il prépare des ministres à Jésus-Christ pour tous les lieux où sa religion est persécutée. On y veille sur tous les prêtres qui sont répandus tant dans les païs infideles que chez les schismatiques et les hérétiques ; ainsi ses détails sont immenses et ses travaux sont d’un prix infini. Onze à douze millions de pauvres chrétiens, qui ne peuvent point jouir de l’exercice public de notre religion, font partie de la sollicitude de la Congrégation de la Propagande, et tous ceux qui ne connoissent pas Jésus-Christ, ou qui le connoissent mal, l’objet de leurs désirs. Ils portent leurs vœux au-delà des mers, au-delà des tropiques.
6Pour y réussir, ils enseignent toute sorte de langues. Lorsque le roi de Suède6 visita ce précieux dépôt d’éducation, il fut témoin d’un exercice dans lequel on parla en 48 langues ou dialectes. Cette maison se suffit à elle-même pour l’impression des livres7 qui lui sont nécessaires. Elle a dans son enceinte tous les caractères des signes connus par lesquels les hommes connus expriment leurs pensées par écrit. J’avois été assez heureux pour faire connoissance avec le très aimable secrétaire8 de cette maison. Ce seul homme donnerait à quiconque aurait le bonheur de le voir la plus grande idée de sa nation. Il me fit voir la bibliothèque9 et tout ce qu’elle a de curieux. J’y remarquai les livres chinois de Confucius. On a traduit leurs titres en latin. L’un d’eux porte De immortalitate animae. On me présenta des édits de l’empereur chinois en faveur de la religion chrétienne et des passeports ; ils sont imprimés sur du taffetas jaune des jades3 en peu de mots et de très gros caractères.
7La direction de ce collège demande sans doute de grands talens et une piété consommée, puisqu’il faut y former des hommes qui n’aient d’autre vue que la gloire de Dieu. Il faut leur inculquer qu’ils doivent faire triompher la foi par leurs sueurs, leurs larmes, leur doctrine et leur sang ; il faut qu’ils soient propres à former des saints au milieu des plus grands obstacles, et que pour lutter contre tous les revers on leur communique toute la vigueur et la simplicité évangélique. Il faut leur donner du courage sans leur parler d’applaudissemens et d’honneurs, de prieuré et d’abbaye. Il faut instruire les uns, encourager les autres, arrêter et éclairer le zèle, quoiqu’on soit à des distances très considérables. Ainsi le secrétaire chargé de présider, au-dedans et au-dehors doit être un homme accompli. Quelle science ! Quelle prudence ! Quel zèle ne lui faut-il pas !
8Si tous les chrétiens ne sont pas appelés à cette maison ils doivent au moins en désirer fortement la prospérité. Les fraix immenses qu’elle doit faire exigent des contributions. Il faut des secours proportionnés à ses besoins, l’industrie de la cour de Rome en ménage quelques-uns dans les pénitences pécuniaires qu’elle impose. Elle fait deux biens à la fois. Ceux qui exagèrent4 les dépenses qu’on y fait, ceux qui crient contre ce gouffre qui absorbe une quantité de leurs richesses devraient faire attention que Rome n’est qu’un dépôt duquel on fait passer d’immenses aumônes pour les besoins les plus pressans. Nos richesses sont-elles toutes pour nous ? Peut-on en faire un emploi plus utile que d’en nourrir des hommes apostoliques et de soulager des peuples qui sont des confesseurs continuels de notre foi ? L’argent ne seroit-il donc bien employé que lorsqu’on le prodigue pour le faste et la vanité, et doit-il être regretté lorsqu’on le consacre à la gloire de la religion ?
9M.r le secrétaire de la Propagande eut la bonté de me faire conduire chez Monseigneur l’archevêque de Durazzo10 afin que je pusse assister à l’ordination qu’il devoit faire dans le rit grec par extra-tempora. J’assistai deux jours de fête à l’ordination d’un Malabare, d’un Russe, et [d’]un autre ecclésiastique du rit grec. Excepté la fin qu’on se propose dans la cérémonie, et la substance du sacrifice, tout est absolument différent de nos ordinations. L’évêque porte une grande robe d’étoffe de soie comme les anciennes tuniques orientales. Celle que je vis étoit d’un gros damas à fond rouge, à grande[s] fleurs nuancées ; par-dessus il avoit une étole large de demi-pied, à un seul bout dans le bas ; en bandoulière étoit un cordon de gauche à droite qui portoit par un angle un carton de la grandeur d’une bourse de corporal, couvert de la représentation de St Michel. On l’appelle scutum. Le vêtement de dessus ressembloit à une dalmatique, son pallium, dont les croix étoient rouges, est huit fois plus volumineux que ceux de nos évêques françois ; au lieu de mitre il a une espèce de bonet doré, dans la forme de celui avec lequel on représente Charlemagne. Le prêtre assistant avoit une grande chasuble jaune, relevée sur les bras comme on les portoit dans la primitive église. Les soudiacres étoient vêtus d’une aube de soie blanche et d’une ceinture large, sur laquelle étoit écrit5 trois fois le mot agios. Elle leur servit d’étole lorsqu’ils furent ordonnés diacres.
10On consacra en pain levé, la communion fut faite peu de tems après. Le prêtre se communia après l’évêque. On donna une bénédiction avec le calice après la communion et le prêtre consomma le reste des espèces.
11Lorsque les ordinans se présentent pour le diaconat ils chantent et l’évêque leur répond. Celui-ci se tient au coin de l’autel du côté de l’évangile. L’ordinant forme une diagonale avec lui ; ensuite il se prosterne devant l’autel, il le touche avec sa tête, il revient un moment après, il prend en main une espèce d’éventail composé de grandes plumes de paon etc. Si j’avois cru devoir rendre compte de toute la cérémonie à Votre Grandeur, je l’aurois écrite pour ne pas l’oublier. La bénédiction que le Pontife donna me parut remarquable. Il avoit les poignets croisés l’un sur l’autre, il tenoit d’une main un cierge à trois branches et de l’autre un à deux et ce fut dans cette attitude qu’il fit cette cérémonie. J’en imaginai la raison. Il vouloit montrer la Trinité des personnes contre Arius et la distin[c]tion des deux natures contre Eutychès.
12Les Grecs et les Arabes sont vêtus à l’autel en chasuble qui n’est pas échancrée. Les Maronites, les Syriaques, les Grecs et les Arméniens ont des chasubles qui ressemblent à nos chapes. Le manipule semble une fausse manche. Les Arméniens ont de plus que les autres un collaire qui n’est autre chose qu’un carton de deux pouces de large sur un pied de long (il est assorti aux ornemens), au bout duquel est un amict. Le collaire monte presque jusques à la tonsure. Les prêtres6 se présentent à l’autel avec un bonnet de la couleur de l’ornement. Ils le gardent sur la tête pendant une partie de la cérémonie, il est extrêmement bombé. La Propagande a des prêtres de tous ces rits et certains d’entre eux servent la messe dans plusieurs langues.
13Ces Asiatiques sont tous vêtus en habit long ; la plupart portent la barbe ; les évêques sont en violet, la majeure partie des prêtres est en noir ; quelques-uns en couleur bien foncée. Ils parlent tous italien, il en est même qui savent le latin et qui, pour des justes raisons sont passés d’un rit à l’autre avec l’approbation du souverain Pontife. L’évêque ordinant avoit été du rit latin. Il avoit tellement souffert de la part de l’évêque schismatique que le pape l’avoit rappellé à Rome pour faire les ordinations du rit grec.
14Les Chinois que la Congrégation de la Propagande fait élever en Europe ne peuvent pas soutenir l’air de Rome, on les envoie à Naples. Ce climat est beaucoup plus proportionné à leur tempérament. Les voyages qu’il faut que ces ecclésiastiques fassent pour aller et venir, soit de la Chine à Rome soit de Rome à la Chine, ceux de tous les Missionnaires, causent des dépenses très considérables. Il est des missionnaires qui ne coûtent rien à former comme sont les Capucins, les Carmes déchaussés et les Franciscains, parmi lesquels il s’en trouve toujours quelques-uns de bonne volonté qui se décident après leurs études à porter ou entretenir la foi dans les pais infidelles. Il y a des sociétés spécialement sous les ordres de la Propagande, telles que sont le séminaire des missions étrangères11 et plus spécialement les Batistins712 établis à Rome, et peut-être dans certaines contrées d’Italie, mais ces ressources ne peuvent pas suffire. Il faut à plusieurs Missions des naturels du pais.
15Il seroit à souhaiter que la Propagande qui nous emploie de concert avec le Ministère dans les Missions de la Chine, de l’Inde et du Levant eût l’attention de ne confier la conduite des séminaires qu’à des directeurs qui entendent bien la langue des personnes qu’elles enseignent. Faute de cela il est impossible qu’on réussise [sic] ; par exemple, si cette respectable congrégation avoit quelque établissement parmi nous, pourroit-elle envoyer des gens qui connussent à peine la langue françoise ? C’est dans cette langue qu’il faut instruire, confesser etc. C’est donc une sage précaution de former pour un pais des gens qui aient apris la langue de bonne heure.
16Je remarquai dans les différentes cérémonies que les ornemens ne sont pas faits tout à fait comme les nôtres. Les orfrois des chapes en Italie vont d’un bout à l’autre de la chape et le chaperon est cousu au-dessous de l’orfroi. Les chasubles ont une croix par devant et n’en ont pas sur le derrière. Les Italiens sont exacts à porter des bonnets quarrés très applatis, ils n’ont que trois cornes et une houpe qui n’est pas plus grosse que le pouce. La calotte a six pointes et les bonnets quarrés font tellement partie de la régularité qu’on se formalise beaucoup dans les séminaires lorsqu’on a la tonsure découverte et qu’on va même jusques dans le réctoire porter aux étrangers un bonnet quarré, s’ils ont négligé de le prendre dans leur chambre. Cela m’arriva et j’ai fait attention que dans toutes nos maisons j’ai trouvé en arrivant un bonnet quarré avec le linge qu’on me destinoit.
17Vous voyez, Monseigneur, que, s’il est des ecclésiastiques peu exacts à Rome, leurs manières sont contredites par les séminaires, contre lesquels on ne prescrit pas, lorsqu’ils s’attachent à l’esprit de l’Église et à la décence de leur état. J’ai l’honneur d’être etc.
Notes de bas de page
1 Cfr. AA.VV., Roma centro di vita religiosa e missionaria, Bologna 1966 ; P. Chiocchetta, Il secolo XVIII nella luce della prospettiva missionaria, in S.C. de Propaganda Fide. Memoria rerum, vol. II, 1700-1815, Roma-Friburgo-Vienna 1973 ; J. Ruischaert, Le istituzioni universitarie pontificie, in Il Vaticano e Roma cristiana, Roma 1975, pp. 485-493.
2 Cfr. E. Rinaldi, La fondazione del Collegio Romano, Arezzo 1914 ; R. Garcia Villolada, Storia del Collegio Romano, Roma 1964.
3 Il Collegio Romano, anche dopo la soppressione della Compagnia di Gesù, continuò la sua attività di centro culturale. Cfr. J. C. Cordara, Memoria sulla soppressione della Compagnia di Gesù, Roma 1774 ; A. G. De Saint-Priest, Histoire de la chute des Jésuites au XVIIIe siècle, Paris 1844.
4 Col Breve « Commendatissimam » (24 novembre 1773) era stato dato l’incarico del governo del Collegio Romano a tre cardinali : M. Antonio Colonna per la parte spirituale, Andrea Corsini per quella economica e Francesco Saverio Zelada, a cui l’Eyrard si riferisce, per gli studi. Cfr. supra lettera VII, nota 8, p. 70.
5 Cfr. G. Antonazzi, Il Palazzo di Propaganda, Roma 1979.
6 Si riferisce alla visita fatta da Gustavo III di Svezia il 10 gennaio 1784. Cfr. Acta. Diario di Propaganda dell’anno 1808-1814, vol. 175, ff. 188-189 ; Moroni, op. cit., vol. 71, p. 275 ; C. Pietrangeli, Gustavo III di Svezia a Roma, in Capitolium, 1961, 10, pp. 15-21 ; 12, pp. 13-20.
7 Dal 1626 al 1907 la Congregazione de Propaganda Fide dispose di una propria stamperia poliglotta.
8 Il segretario era Stefano Borgia, dal 1771 al 1789.
9 Il primo nucleo, che risale al 1643, si formò con libri del Collegio greco o gregoriano. In breve la biblioteca divenne così importante che il papa Alessandro VII emanò un breve per la sua salvaguardia.
10 L’arcivescovo di Durazzo era in quel tempo Ioannes Chrysostomus Clugny al. de Ianne O.F.M. Conv. (1723-1795).
11 La Società per le Missioni Estere di Parigi fu riconosciuta dal re di Francia il 7 settembre 1663 e dalla Santa Sede, per mezzo del legato pontificio, a Parigi, il 10 agosto 1664. Per mezzo di essa la Congregazione di Propaganda assumeva la direzione suprema dell’attività missionaria.
12 Congregazione di sacerdoti secolari missionari, sotto la protezione di s. Giovanni Battista, alle dipendenze della Congregazione di Propaganda. Fu approvata col breve di Benedetto XIV del 2 settembre 1755 e si estinse verso la fine del secolo. Congregazione di sacerdoti secolari missionari, sotto la protezione di s. Giovanni Battista, alle dipendenze della Congregazione di Propaganda. Fu approvata col breve di Benedetto XIV del 2 settembre 1755 e si estinse verso la fine del secolo.
Notes de fin
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