14ème Lettre
p. 114-120
Texte intégral
1Toulouse le 18 mai 1788
2Monseigneur,
3je suis encore à Rome et je ne puis m’empêcher de vous parler encore des choses sacrées. Votre Grandeur aime trop ce qui appartient à l’Église pour que je me taise sur un objet qui intéresse la religion. Je me sens déjà dans l’enthousiasme, pénétré de l’idée que je vais vous peindre ; un seul mot renferme mon idée : la ville de Rome est un paradis continuel pour ceux qui veulent y nourrir leur piété. On y loue sans cesse Dieu ; on ne s’y contente pas d’un seul jour de fête lorsqu’on veut célébrer quelque saint dans son église. Ce sont des triduums, des octaves, des neuvaines préparatoires, toujours avec la plus grande solemnité. Trois cent[s] églises ont non seulement leurs fêtes communes avec toute la Chrétienté, mais encore celle de leur institut, et la ville de Rome, par une surabondance inapréciable, a constamment l’oraison de quarante heures1 dans deux églises. Elles sont toutes fréquentées ; ceux qui n’en ont ni le goût ni le tems n’y font pas un vuide sensible, et ceux qui n’ont pas de dévotion n’y viennent pas faire perdre le respect et le recueillement. Les Romains ne sont pas les seuls qui se rendent assidûment dans les temples. Toutes les nations y viennent comme dans leur patrie commune. Là paroissent non seulement les peuples des royaumes catholiques, comme les Allemands et les François, les Espagnols et les Portugais, mais ceux même des païs qui ont secoué le joug de l’Eglise, comme les Anglois, les Hollandois, les Suédois et les Prussiens ; que dis-je, l’Europe n’est pas la seule qui fournisse dans Rome des adorateurs au vrai Dieu ; les trois autres parties du monde contribuent à lui donner des habitans de toutes les contrées et de toutes les langues. On y vient aboutir comme au centre commun. Presque tous n’ont qu’une même langue pour louer Dieu, et si quelques temples ont leur rit particulier, ils sont la preuve du catholicisme romain, non pas les marques de la singularité de ces Églises.
4On y voit bien des Juifs, mais ils ne sont pas répandus parmi les fidelles. Ils sont à l’église ce que sont les étendarts pris sur les ennemis qui, sans changer de forme physique, deviennent des preuves de la victoire de celui qui les possède. On y voit des protestans, mais ils se cachent et cherchent à paraître catholiques2 parce qu’ils sentent que cet attribut est nécessaire à l’Église et qu’on ne peut l’obtenir que lorsqu’on est uni à l’Église de Rome. Là les incrédules désirent des suffrages et des prosélites mais, forcés à paraître muets, ils laissent leur dogme à part et lors même qu’ils ne s’occupent qu’à des curiosités, ils sont agités par des remords qui les préparent à faire l’apologie de la religion qu’ils vouloient pouvoir dédaigner. Là des libertins comme des loups ravissans méditent le moment de surprendre de timides brebis, mais ils sont souvent arrêtés ou par les loix, ou par la vigilance, ou par la bonne éducation de ceux qu’ils veulent attaquer.
5On a pour la Sainte Vierge une dévotion qui se montre partout. Il n’y a point de boutique qui n’ait quelqu’une de ses images peintes sur toile3. Elle est ordinairement placée dans le fond avec une lampe au-dessous toujours allumée. Plusieurs seigneurs se font gloire d’entretenir un luminaire auprès des statues de leur voisinage. La décoration de plusieurs niches consacrées à la mère de Dieu est de très beau marbre blanc, si grandes et si bien travaillées qu’elles feraient un superbe rétable dans nos églises. On célèbre ses fêtes4 avec la plus grande pompe ; on dresse même dans les rues des orchestres, dans lesquels on exécute d’excellente musique pendant la nuit. Il est des solemnités dans lesquelles plusieurs rues sont ornées de damas cramoisi, de tableaux et des cierges. On chante devant plusieurs des images qu’on accompagne de tous ces ornemens, des antiennes que l’Église a consacrées à l’honneur de Marie.
6Plusieurs personnes d’un même quartier se réunissent après les travaux de la journée pour chanter ensemble les litanies de la Ste Vierge. On la nomme avec respect, on lui fait des vœux, des offrandes, on visite ses chapelles, on fait plusieurs processions en son honneur, toujours avec un air de dévotion qui enchante.
7On vit non seulement à Rome dans la douce espérance du ciel mieux que partout ailleurs, mais encore on y reçoit de tout le monde chrétien des nouvelles édifiantes. Tout ce qui peut intéresser la religion y vient comme de la première main. Chaque contrée contribue à son tour à y renouveller des prodiges opérés par des héros chrétiens qui retracent les vertus des premiers tems. Les sages précautions qu’on y prend pour ne pas se tromper dans le culte ne permettent à la vérité de se faire jour que lorsqu’elle se montre en évidence. Notre siècle, la lie des siècles, qui ne nous donne presque que des scandales, propose même en détail les vertus de toutes les conditions et de tous les lieux. J’ignore le nombre des morts en faveur desquels on a demandé le jugement de Rome. Mais je scais que depuis 1700 jusqu’à présent on a donné son suffrage à 174 causes de béatification ou de canonisation. On exige même des procédures préparatoires qui soient bien claires, avant que la congrégation des rits commence son travail. On ne juge qu’après des faits autentiques, comme on le voit dans la cause de Benoît-Joseph5. La diligence de son ponant, la facilité des preuves, le cri général n’ont rien acéléré. On ne manque pas des sommes nécessaires pour les procédures, mais on veut porter la prudence à son plus haut degré.
8C’est donc à Rome qu’on décerne les honneurs suprêmes, les générations ne passent pas sans que ces cérémonies aient été plusieurs fois répétées. Lorsqu’elles arrivent, on est aussi jaloux de solemniser les jours auxquels on fait la mémoire du triomphe des saints qu’on a porté de précautions pour savoir s’ils étoient dignes de ces honneurs. Lorsque j’arrivai, les Minimes de l’église de St François de Paule6 faisoient pour la troisième fois la fête de deux saints de leur ordre7. Toute leur maison étoient [sic] illuminée avec beaucoup de goût. Ce fut le premier spectacle que nous vîmes à Rome. On exécuta très bien un feu d’artifice vers les dix heures du soir. Tout le peuple y accourut ; mais nous n’eûmes pas besoin de sortir de notre maison parce que nous l’avions en face. On glose beaucoup dans le monde sur les dépenses énormes qu’il faut faire avant de parvenir à faire solemniser pour la première fois la fête d’un saint. On ne fait pas attention que comme personne n’est obligé à faire ces fortes dépenses, personne aussi ne doit faire la guerre à ses dépens. S’il y a beaucoup de gens employés à l’effet d’une béatification et d’une canonisation, c’est parce qu’il faut que les procédures portent une conviction à laquelle personne ne puisse se refuser. Si les solemnités ne peuvent point se faire sans fraix, pourquoi veut-on se plaindre de la dépense ? La pompe ne conviendra-t-elle pas autant pour célébrer les amis de Dieu que pour faire honneur à des envoyés d’un prince qui viennent gouverner quelque empire en son nom ? Les dépenses ne seront-elles donc légitimes et dignes de leur sujet que lorsqu’elles seront consacrées à des objets terrestres ? Ne plaignons pas les dépenses que nous faisons pour honorer la personne de nos princes dans celles de leurs envoyés. Ils sont leur image mais ne soyons pas moins libéraux lorsqu’il faut honorer ceux que Dieu veut honorer.
9Si l’on voyait le nombre de personnes qui sont employées, les écritures qu’il faut faire, le tems qu’il faut mettre, on porterait un jugement bien différent. Promoteurs, sous-promoteurs, assistans, notaires, scribes, traducteurs, réviseurs, secrétaires, substituts-procureurs, avocats, médecins, imprimeurs, domestiques, ouvriers, tous ces hommes ne peuvent point travailler sans honoraires. Les fêtes qu’on fait célébrer ne peuvent point être gratuites. Il convient bien que l’Église, la première maîtresse du monde et que les officiers de la cour pontificale aient dans ces circonstances quelque honorifique et que la propagande puisse, à l’occasion de ces fêtes, faire passer des secours dans les pays infidelles. Tout est taxé par Benoît XIV depuis le 14 april 17418. On exige du notaire même un serment dont voici la teneur : Ego N Notarius ab hac Sacra congregatione in causis ad eam pertinentibus specialiter deputatus tactis sacris sanctis evangeliis, juro et promitto, me fideliter exequuturum officium mihi constitutum omnino observaturum sub poena perjurii, privationis officii ipso facto incurrenda, ac restitutionis omnium contra, vel citra1 dictam taxam habitorum, aut acceptorum aliisque poenis ipsius sacrae congregationis arbitrio imponendis. La précaution de ce Pontife va jusqu’à compter le nombre des lignes, des lettres et des caractère[s] qu’on doit employer dans les imprimeries et le prix que chaque feuillet doit être payé. Ces sommes sont si modiques qu’un homme sage ne peut pas se récrier, d’ailleurs s’il y a le moindre doute sur la conduite de ceux qui doivent recevoir les sommes convenables on a la liberté de recourir à la congrégation des rits : si sentisse gravato, sia lecito ricorrere alla sacra congregazione de’riti, che provvederà.
10On trouve partout un accès facile lorsqu’on est à Rome : chacun peut rencontrer quelqu’un qui l’entende, un prêtre même qui le dirige. Il y a des établissemens tous composés d’étrangers. Les François y possèdent, outre l’église de St Louis2, celle des Minimes de la Trinité des Monts et des Piquepus à la place de Notre Dame du Peuple. Les Portugais y ont des Récollets, les Milanois des Augustins, et l’église de Saint Charles ; les Allemands la maison de St Etienne ; tous jusques aux Maronites9 et aux Arméniens10 ont leur église. J’ai assisté dans deux jours à des messes célébrées en sept langues différentes : latin, grec, syriaque, arabe, arménien, éthiopien et maronite. Les étrangers n’y trouvent pas seulement de quoi pourvoir3 aux besoins de l’âme, ils y reçoivent encore les secours pour le corps dans des fondations de leur langue. L’allemand peut aller à l’hôpital de Sainte Marie dell’Anima, le françois à St Louis, l’espagnol à St Jacques, Langlois à St Thomas, l’hongrois à St Pierre, le suédois à Ste Brigitte, le flamand à St Jean et St André, les gênois à St Jean-Baptiste près du Tibre, et si quelqu’un de ces endroits leur manquent, le superbe hôpital du St Esprit, près le Vatican, leur offre des ressources.
11Il y a toutes sortes de religieux dont une partie est destinée à la contemplation, d’autres gouvernent des cures dans Rome même, d’autres sont chargés de l’enseignement, d’autres s’appliquent aux différentes œuvres de piété qui demandent du zèle. Plusieurs dirigent des congrégations. Dans ce tems de relâchement, il faut ce secours dans une ville pour faire le bien. Les parroisses suffiroient sans doute, mais les pasteurs ne suffisent point à leur travail et lorsqu’ils ont une foule de paroissiens exacts aux offices de ces congrégations, ils se félicitent d’avoir dans leur district autant de modèles par leur assiduité à leur église. Il en est de Rome comme de partout ailleurs.
12Il y a dans plusieurs de ces communautés des personnages intéressans et certaines pièces assez rares. Les Capucins offrent pour leur portion la vue de leur cimetière qui est une enfilade de cinq chapelles quarrées à peu près de seize à dix-huit pieds11. Elles sont bâties sous l’église et leur rez-de-chaussée est au niveau d’un grand préau duquel4 elles prennent jour. On a composé5 des massifs des débris de la forme humaine, dans lesquels on a pratiqué sans chaux et sans ciment de grandes niches. Les têtes et les ossemens sont si bien adaptés ensemble que l’ouvrage [e]n est assez solide. Dans ces niches sont des corps de Capucins tout vêtus. Le devant d’autel, le rétable, les chandeliers et les lampes sont faits d’ossemens de morts, les ornemens du plafond forment différentes figures en lozange, la[c]s d’amour, ellipses et cycloïdes, par le moyen de plusieurs nerfs qu’on a symétrisé. Lorsque le pape vit l’arsenal de Vienne il dit à l’empereur qu’il étoit fait comme le cimetière des Capucins. Joseph II en convint lorsqu’il fut à Rome. Il fut étonné de la justesse de la comparaison et plus surpris encore lorsqu’il apprit que c’étoit l’ouvrage d’un criminel réfugié qui s’étoit occupé seulement pendant trois mois avec un Capucin. J’ai l’honneur d’être etc.
Notes de bas de page
1 La pratica delle «quaranta ore» fu istituita nella seconda metà del Cin quecento per iniziativa di s. Filippo Neri.
2 Cfr. Giuntella, op. cit., p. 84.
3 Cfr. M. Dejonghe, Roma santuario mariano, Bologna 1970, p. 162 sgg.
4 Cfr. Dejonghe, op. cit., pp. 147-148.
5 Cfr. supra, lettera 13, nota 7, p. 108
6 I Minimi avevano la loro sede nel convento adiacente alla chiesa di S. Francesco di Paola, sulla piazza omonima.
7 Il beato Nicola Saggio da Longobardi (località vicino a Cosenza) e il beato Gaspare de Bono, spagnolo della Congregazione dei Minimi, furono beatificati da Pio VI appunto nell’anno 1787. Cfr. Il Cracas cit., alla data 1° settembre 1788, in cui si descrivono i festeggiamenti per l’occasione.
8 Cfr. in Leges et instituta Caerimonialia Benedicti decimiquarti …, Romae 1741 : Constitutio Pontificia super approbatione, et usu praesentis Caeremonialis PRO Archieopiscopis sive Episcopis, ac Praesidibus, et Vice-Legatis (pp. v-viii).
9 La chiesa dei Maroniti era l’Oratorio di S. Antonio Abate nei pressi di S. Pietro in Vincoli. Cfr. L. Sfeir, L’ordre libanais, Roma 1974, pp. 56-60.
10 S. Biagio degli Armeni, o della Pagnotta (dall’antico uso di distribuire una pagnotta ai fedeli il giorno della festa del Santo) tuttora officiata dal clero armeno.
11 Si tratta dela chiesa di S. Maria della Concezione. Fu eretta intorno al 1626 da Antonio Casoni.
Notes de fin
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